Ramzy Baroud, The Palestine Chronicle, 24/11/2021
Lors d'un récent événement à New York, le président de l'Association de la presse étrangère, Ian Williams, a déclaré, devant un public enthousiaste, qu'il était temps de "récupérer le récit sur la Palestine".
Cette expression - "récupérer le récit" [reclaim the narrative] - est relativement nouvelle dans le discours palestinien. Il y a quelques années, le concept, sans parler de sa mise en œuvre, était tout à fait étranger : la foule proisraélienne refusait, et refuse toujours, de reconnaître que les Palestiniens, leur histoire et leur discours politique ont de l'importance ; certains membres du mouvement pro-palestinien reléguaient les voix palestiniennes comme si elles étaient tout simplement incapables d'articuler un récit cohérent.
Les militants palestiniens de Cheikh Jarrah Mohammed et Mouna El Kurd. (Photo : via Twitter)
Pendant de nombreuses années, avec d'autres intellectuels palestiniens, j'ai lutté contre la mauvaise représentation et la marginalisation de la Palestine et des Palestiniens, non seulement par Israël et ses alliés dans les médias grand public, mais aussi contre l'élitisme qui existait au sein du mouvement palestinien lui-même.
Entendre Williams prononcer ces mots était assez satisfaisant. Le contexte dans lequel ces mots ont été prononcés était plus important. L'événement, intitulé « Distant Voice No More ? Giving Rise to a New Generation of Palestinian Journalists », était organisé par la nouvelle et dynamique organisation Palestine Deep Dive (PDD) et co-organisé par l'Association de la presse étrangère. L'idée derrière la création de PDD est de remettre en question le récit commun qui imprègne les médias capitalistes sur la Palestine et Israël depuis des décennies. Cette nouvelle organisation a accompli un travail impressionnant en un laps de temps relativement court.
Parmi les participants figurait la star internationale du rock Roger Waters qui, au fil des ans, est devenu une icône du mouvement de solidarité internationale avec la Palestine, de la même manière que ses chansons, dont "Another Brick in the Wall", ont symbolisé le soutien mondial au mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud.
Lors du même événement, le professeur de Columbia et célèbre intellectuel et auteur palestinien, Rashid Khalidi, a lancé son livre, "The Hundred Years' War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917-2017". Il a parlé de l'histoire de la Palestine et de l'importance des expériences personnelles dans le discours palestinien. Son discours s'adressait principalement à son public cible - les jeunes intellectuels et militants palestiniens.
De jeunes Palestiniens étaient au centre de toute la discussion, comme Mohammed El-Kurd, frère de Mouna, qui continuent tous deux à mener la résistance populaire contre le nettoyage ethnique du quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est occupée.
En fait, la prise de conscience de l'importance du récit palestinien est en cours depuis des années. Avant d'examiner la raison de ce changement de position, nous devons nous rappeler pourquoi les Palestiniens ont été expulsés de leur propre histoire et de leur réalité politique en premier lieu.
Historiquement, le récit palestinien a été totalement nié, car le peuple palestinien, pour reprendre les termes de l'ancienne Première ministre israélien Golda Meir, "n'existait pas". Lorsqu'un peuple n'existe pas, son histoire disparaît également, sa culture est effacée et, par extension, ses aspirations politiques deviennent sans objet. Seul Israël existait - et comptait - dans les cercles politiques et universitaires occidentaux.
Cependant, lorsque les Palestiniens ont commencé à s'inscrire dans la conscience mondiale comme un peuple ayant une revendication légitime de liberté, ils n'ont pas été immédiatement dotés de tous les droits et du respect que méritait une nation à la culture aussi enracinée, à l'histoire aussi impressionnante et au courage aussi inégalé. Ils étaient encore relégués, assignés au rôle du "terroriste" et, parfois, de la victime infortunée. Cette dernière notion, en particulier, a influencé la manière dont de nombreux historiens sympathisants ont écrit sur la Palestine, corrompant même la perception de nombreux militants authentiques, qui estimaient qu'eux, et non les Palestiniens, étaient plus à même de démanteler la propagande sioniste israélienne. Selon ce raisonnement, les Palestiniens ne peuvent jouer que le rôle de spectateur, en fournissant des flots ininterrompus de photos, de vidéos et de chiffres tragiques illustrant leur victimisation.
Bien sûr, il y a eu des exceptions. Des voix palestiniennes puissantes telles que le regretté Edward Said, Hisham Sharabi, Ghada Karmi, et Khalidi lui-même, ont insisté sur la centralité de la Palestine dans le discours palestinien.
Dans les grands médias occidentaux, les Palestiniens ont eux aussi fait des apparitions occasionnelles, mais uniquement dans des limites acceptables et dans un langage restrictif. Les responsables de l'Autorité palestinienne, surnommés "modérés", représentaient le bon Palestinien pour les téléspectateurs de CNN et les lecteurs du New York Times. Tous les autres étaient considérés comme des terroristes, des radicaux et des extrémistes et, par conséquent, complètement ignorés - même si, manifestement, ils étaient beaucoup plus proches des véritables aspirations des Palestiniens, surtout si on les compare aux élites corrompues de l'AP.
Même ces quelques élus ont fini par être éliminés de la scène, notamment sous l'administration Trump et, encore maintenant, sous l'administration Joe Biden. Tant qu'il n'y a pas de "processus de paix" à proprement parler, le Palestinien symbolique de l'AP ne présente aucun intérêt pour le gouvernement usaméricain et, par conséquent, pour les médias usaméricains.
Pourtant, le changement en direction d’une véritable représentation intellectuelle et médiatique palestinienne est réel. Il a lieu, non pas grâce à la bienveillance des médias capitalistes ou à un quelconque réveil moral des politiciens, mais grâce au peuple palestinien lui-même. Alors que les factions palestiniennes continuent de se battre pour leurs intérêts politiques, une nouvelle génération d'intellectuels palestiniens, inspirée par l'unité du peuple palestinien, est en train de naître. Pour ces intellectuels, ni les factions, ni les idéologies, ni les privilèges politiques ne doivent être prioritaires par rapport aux droits du peuple palestinien, non seulement dans les Territoires occupés depuis 1967, mais dans toute la Palestine historique et dans le monde entier.
Les événements bouleversants qui ont eu lieu en Palestine en mai dernier ne doivent pas être considérés comme une nouvelle guerre israélienne et un nouveau "cycle de violence". Ils ont représenté un changement de paradigme dans l'histoire de la Palestine, où les Palestiniens sont apparus moins factieux et plus unifiés que jamais auparavant. Cette unité se retrouve également dans un nouveau discours politique défendu par les intellectuels palestiniens du monde entier.
Le fait que nous parlions maintenant franchement de la nécessité de "récupérer le récit sur la Palestine" et que nous ne soyons pas accueillis par des regards confus mais par des applaudissements tonitruants en dit long sur le changement de paradigme en cours. Il incombe désormais aux jeunes militant·es palestinien·nes de prendre la barre et de communiquer véritablement le message du peuple palestinien, qui continue à se battre pour la liberté et la justice.
Il ne s'agit pas d'un simple exercice intellectuel. Sans ces intellectuels palestiniens authentiques et engagés, les priorités du monde continueront à graviter autour des priorités israéliennes, des intérêts usaméricains et de leur langage frauduleux sur la "paix", la "sécurité" et autres. Ce récit trompeur doit être entièrement retiré de la discussion sur la Palestine.
En effet, pour que la Palestine soit libre, pour que le peuple palestinien obtienne tous ses droits et pour que le droit de retour des réfugiés palestiniens soit honoré, l'histoire de la Palestine doit être racontée par les Palestinien·nes eux·elles-mêmes.
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