المقالات بلغتها الأصلية Originaux Originals Originales

12/12/2023

JUAN GABRIEL VÁSQUEZ
Éloge des invisibles

Juan Gabriel Vásquez, El País, 7/12/2023

 Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Écrivain colombien. Bio-bibliographie

La traduction élargit notre perception de l’être humain, de ce qu’il dit, pense et ressent, et de l’influence de la langue sur le monde.


DIEGO MIR

 

Le 14 novembre dernier, l’Institut Reine Sofia de New York m’a invité à faire, pendant quelques minutes, ce que je ferais volontiers pendant des heures : parler de traduction et de traducteurs. Il s’agissait de la cérémonie de remise d’un prix que l’institut organise avec la complicité d’autres institutions et qui récompense la meilleure traduction de l’espagnol vers l’anglais aux USA Cette fois-ci, le prix a été décerné à la traductrice Charlotte Whittle, qui a traduit en anglais El infinito en un junco [L’infini dans un roseau, trad. Anne Plantagenet], le beau livre d’Irene Vallejo qui parle, parmi mille choses différentes (et toutes intéressantes), de l’importance historique de la traduction. J’ai toujours cru à la pertinence et même à la nécessité de toutes les manifestations auxquelles nous pouvons penser pour déclarer publiquement notre gratitude aux traducteurs, et je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que tous - et toutes, puisque les femmes sont majoritaires dans cette profession - sont les auteur·es d’une bonne partie de ce que nous disons quand nous disons : je suis humain·e.

Je commencerai par une déclaration de principe : si nous lisons et écrivons de la littérature, je crois que c’est à cause d’un sentiment d’insatisfaction. Nous ne sommes pas satisfaits de la vie qui nous a été donnée ; nous nous rebellons contre le fait qu’il n’y a qu’une seule vie, dans le sens où nous n’en avons pas d’autre après celle-ci, mais aussi contre le fait d’être confinés à une seule identité, à une seule place dans le monde, à un seul point de vue à partir duquel nous regarderons le monde jusqu’à notre mort. C’est frustrant parce que nous voulons toujours vivre et en savoir plus : nous voulons avoir d’autres vies. La littérature est un remède (imparfait, mais nous n’en avons pas d’autre pour l’instant) à ces carences ; or, la traduction pousse ce privilège un peu plus loin, et nous donne accès à des vies encore plus différentes, encore plus lointaines, ou comble le fossé qui nous sépare de ces vies lointaines. C’est pourquoi je peux dire que ma vision du monde, ma moralité, ma compréhension de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains ont été façonnées par Homère et Tolstoï, par Aristote et Tchekhov, même si je ne parle pas un mot de grec ou de russe. J’ai souvent dit que sans traduction, je ne pourrais pas parler de ma réalité colombienne, car j’ai besoin pour cela de deux mots qui ont été traduits du grec : politicien et idiot. Vous voyez, la traduction enrichit notre compréhension de la vie.

Pendant plusieurs années, j’ai gagné ma vie en tant que traducteur, et j’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de meilleure école pour un apprenti écrivain que la traduction littéraire. L’équation est très simple : on apprend à écrire en lisant, et les traducteurs sont les meilleurs lecteurs du monde. Un bon traducteur comprend tous les effets ; comme un bon imitateur, il peut faire toutes les voix. Un bon traducteur reconnaît également tous les raccourcis, tous les pièges, toutes les astuces bon marché, ce qui, pour l’écrivain traduit, est un encouragement inestimable (il m’est arrivé plus d’une fois de travailler sur une phrase en pensant à ses traducteurs : pour la rendre meilleure ou plus claire, ou qu’elle ne soit pas paresseuse ou complaisante : pour qu’elle soit à la hauteur de leur métier et de leur talent). Enfin, les traducteurs sont les meilleurs détecteurs d’erreurs. Leurs courriels me font paniquer, car ils sont la preuve tangible que, quel que soit le nombre de fois qu’un manuscrit est corrigé, il y a toujours une erreur qui ne deviendra visible - au grand désespoir de l’auteur - que lorsque le livre sera déjà publié et en cours de traduction. Mais Borges avait l’habitude de dire que sa première lecture de Don Quichotte avait été en anglais, et que plus tard, lorsqu’il avait lu l’original en espagnol, il avait pensé qu’il s’agissait d’une traduction médiocre. Je ne sais pas pourquoi, mais cette anecdote me réconforte.

Le prix Reine Sofia, comme il est appelé dans le pays où il est décerné, récompense, comme je l’ai dit, une traduction de l’espagnol vers l’anglais. Personne ne peut être plus conscient de l’importance de la traduction qu’un romancier latino-américain, car notre roman est né, au moins en partie, grâce à certaines découvertes traduites. García Márquez n’aurait pas écrit le sien s’il n’avait pas découvert La métamorphose de Kafka, ou cette étrange annonce du réalisme magique qu’est Orlando de Virginia Woolf, ou Faulkner et Hemingway et Albert Camus : tous des livres qu’il a lus en traduction (et beaucoup publiés par la grande Victoria Ocampo, dont il faudrait parler plus en détail dans un autre article). La même chose peut être dite dans le sens inverse : sans la traduction de Cent ans de solitude par Gregory Rabassa, ou les traductions de Borges par Norman Di Giovanni, toute une génération de romanciers usaméricains serait difficile à imaginer : je pense à Toni Morrison et à John Barth. Mais aussi beaucoup d’autres : The Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides est un roman admirable qui serait inconcevable sans Chronique d’une mort annoncée.

Je veux dire que la traduction est, parmi beaucoup d’autres choses, un antidote possible à la fermeture d’esprit et à la xénophobie de l’esprit. La traduction élargit notre perception de ce que sont les êtres humains, de ce qu’ils disent, pensent et ressentent, mais aussi de ce que la langue fait au monde. Gregory Rabassa dit que le principe d’incertitude d’Heisenberg s’applique à la traduction : « Chaque fois que nous appelons une pierre une pierre », écrit-il, « nous l’avons en quelque sorte transformée en quelque chose d’autre qu’une pierre ou un Stein ». Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais ce fait me semble tout à fait magique. Il y a de nombreuses années, j’en ai parlé avec Javier Marías, l’un des plus grands romanciers-traducteurs de notre langue - responsable de Tristram Shandy lorsqu’il avait une vingtaine d’années, puis des œuvres de Conrad et d’Isak Dinesen - et Marías m’a dit que la chose la plus mystérieuse à propos de la traduction est le simple fait que nous l’acceptions. Comment un texte peut-il rester le même après avoir perdu ce qui l’a rendu possible, à savoir la langue ? Comment ceux d’entre nous qui ne connaissent pas l’allemand peuvent-ils avoir l’impression d’avoir lu W.G. Sebald ou Thomas Bernhard, alors que pas un seul mot du texte traduit n’est le fruit de la décision de l’auteur ? Nous lisons en sachant que les mots sont de Miguel Sáenz, et pourtant nous pensons : j’ai lu Bernhard, j’ai lu Sebald, j’ai lu Joseph Roth.

Cela a un corollaire : les bonnes traductions font disparaître le traducteur ; les mauvaises traductions le rendent visible. Le lieu commun que nous répétons sans l’examiner est peut-être vrai, et les bons traducteurs sont invisibles dans le travail. Mais d’un autre côté, je crois, et avec toute ma conviction, qu’ils devraient être très visibles, autant que possible, dans notre société de lecteurs. Ou de citoyens, oui, car c’est aussi cela que les traductions créent indirectement, leur présence dans nos sociétés ou notre contact soutenu avec elles. C’est donc vrai : les noms des traducteurs devraient figurer sur la couverture des livres. Et c’est vrai : ils devraient être mieux payés. Et c’est vrai : l’industrie, cette industrie de l’édition qui dépend d’eux, devrait commencer dès maintenant à les protéger contre les assauts incontrôlés de ce que nous appelons l’intelligence artificielle, qui pourrait bien être le plus grand pas en arrière que nous, les humains, ayons jamais fait. Et nous, lecteurs de littérature, devrions remercier ces personnages invisibles, en leur disant de temps en temps que nous les voyons, que nous les reconnaissons, que nous les apprécions.


Statue à Grenade de  Yehuda ben Saul ibn Tibbon (Grenade 1120-Lunel 1190), le “patriarche des traducteurs”, qui traduisit de nombreuses œuvres arabes vers l’hébreu

 

 

08/12/2023

ROSA LLORENS
Un détail mineur, roman d’Adania Shibli : destruction et résistance de la Palestine

Rosa Llorens, 8/12/2023

Le 23 novembre dernier, Le Point titrait : « Le viol, arme de guerre du Hamas », employant ce procédé permanent des sionistes, l’inversion des charges. Le livre d’Adania Shibli vient donc à point : il a fait parler de lui à l’occasion de la Foire du Livre de Francfort, lorsque les responsables ont décidé d’annuler (ou suspendre sine die) son prix à la suite de l’opération palestinienne du 7 octobre ; ils ont voulu, disent-ils, condamner cette attaque et rendre plus audible la voix des auteurs israéliens (comme si elle risquait d’être étouffée !). Le sujet du livre était en effet brûlant : le massacre de chameliers bédouins et de leurs quelques bêtes, et le viol et l’assassinat d’une jeune fille, dans le désert du Néguev, en 1949, par un détachement militaire israélien.

Adania Shibli

Le récit est divisé en deux parties : la première suit, dans sa routine quotidienne, le commandant de ce détachement qui a pour  mission de contrôler la zone, occupée à la suite de la première guerre entre pays arabes et Israël, et d’en éliminer les Arabes qui s’y infiltreraient – ce qui se traduit par un massacre d’habitants traditionnels de la région, décrit de façon elliptique, puis, célébré par le commandant comme un haut fait d’armes : haranguant ses troupes, il expose une synthèse d’idéologie sioniste que l’auteur nous livre sans commentaires : le devoir des soldats est de combattre et chasser les « infiltrés » bédouins, incapables de mettre en valeur la région, pour permettre au peuple juif « en exil » de rentrer dans sa « patrie », et d’en faire une région florissante et « civilisée » ; il va jusqu’à accuser les chameaux de détruire la végétation du pays : « Nous ne devons pas laisser le Néguev ainsi : un désert pelé et ingrat, en proie aux nuisances des Arabes et de leurs bêtes ».

Dans la deuxième partie, 75 ans après, une jeune femme, qui, comme le commandant, n’a pas de nom, et que j’appellerai l’enquêtrice, raconte à la première personne sa découverte, grâce à un article dans le journal Haaretz, de cet « incident », et sa décision de se rendre sur les lieux, pour essayer de retrouver des indices, des témoignages, lui permettant de donner la version de la victime. Son récit se présente donc comme une sorte de nouvelle policière ; mais, comme elle doit enquêter d’abord dans un centre d’archives israélien, dans le Nord, à Jaffa, puis dans le Sud, dans le Néguev, ce sera aussi un road movie, et un véritable périple, qui nous donnera une idée des obstacles que les Palestiniens doivent affronter au quotidien, du fait du système élaboré par la bureaucratie militaire israélienne.  Israël est divisé en quatre zones, et les Palestiniens ne peuvent accéder qu’à certaines, voire seulement à leur zone d’habitation, en fonction de la couleur de la carte d’identité dont ils sont titulaires. En outre, chaque trajet est un voyage de découverte, car l’extension des murs, des zones militaires, des colonies transforme sans cesse le paysage, et rend les Palestiniens étrangers à leur propre pays. Cette destruction du pays est rendue manifeste par la superposition des deux cartes que l’enquêtrice consulte au cours de ses déplacements : une carte touristique israélienne, et une carte de la Palestine d’avant 1948 ; entre les deux, des dizaines, des centaines de villages et de chemins ont été anéantis.

Pourtant, à mesure que le récit avance, l’enquêtrice voit revivre le passé : elle retrouve le lieu du massacre de 1949, et celui du camp où la jeune Bédouine a été détenue et violée. On peut croire qu’elle va en quelque sorte lui redonner vie, et lui rendre justice ; toute une série de sensations et objets qui reviennent en écho de la première partie (aboiements de chiens, tuyau d’arrosage, odeur d’essence…) nous donnent en effet l’impression qu’elle remet ses pas dans ceux de la victime ; en fait, la solidarité entre les deux femmes ira beaucoup plus loin : au lieu d’être conjuré, le passé ne fera que se répéter.

Les deux parties semblaient s’opposer, en fait, c’est toujours la même catastrophe qui se répète (l’enquêtrice côtoie même Rafah bombardée, au Sud de la Bande de Gaza, avant de s’éloigner et de l’abandonner au « sort qui l’attend »). Le « détail mineur » du titre, c’est le fait que l’assassinat de la jeune fille se produit un 13 août, jour de naissance de l’enquêtrice ; mais on découvrira que c’est loin de n’être qu’une coïncidence : en fait, le viol de la jeune Bédouine n’a pas cessé de se reproduire jusqu’à nos jours, c’est le viol de la Palestine, comme nous l’annonçait la belle illustration de la page de titre, une anamorphose où on peut voir soit une carte de la Palestine, soit un visage féminin flouté.

Le problème posé à l’auteure, comme aux autres écrivains et cinéastes qui traitent de la situation des Palestiniens, c’est que l’excès de souffrances et d’injustices risque d’aboutir à décourager, abattre le lecteur. Les romanciers sud-américains des années 50-70 ont mis au point, pour décrire les horreurs des dictatures sanglantes et sadiques mises en place par les USA, le système du réalisme magique, qui obtenait une distanciation par une exagération épique. Les artistes qui parlent de la Palestine arrivent à la même distanciation par un procédé contraire : le choix d’un style sobre et objectif : c’est ainsi qu’A. Shibli se réfère constamment au drame comme à un « incident », ou que le viol n’est suggéré qu’à travers les grincement d’un sommier (c’est ainsi aussi que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, décrivait les drames et les difficultés du camp en filmant des schémas de l’évolution obligée des déplacements de ses habitants à mesure qu’il était bloqué par les Israéliens).

 Mais les notations apparemment anodines qui parsèment le récit, et qui se répètent en leitmotive, s’avèrent en fait symboliques (comme le chancre du commandant qui, comme Israël, s’étend inexorablement), lui donnant, malgré sa sobriété, de la profondeur, et l’imprégnant d’une angoisse que le lecteur partage avec la protagoniste. C’est la beauté et la force de ce style à la fois très simple et ciselé qui apporte, en plus de l’émotion, une catharsis, et un espoir.

ISBN : 978-2-330-14209-4
Livre papier : 16.00€
Ebook : 11,99€

 

07/12/2023

ROSA LLORENS
Joséphine, combien de divisions ?
Napoléon, de Ridley Scott ou la mystification des biopics

Rosa Llorens, 7/12/2023

 A lire les critiques sur le Napoléon de Ridley Scott, il semble qu’on n’ait d’autre choix que d’aimer ce blockbuster ou d’apparaître comme un franchouillard admirateur de Napoléon.  Les commentateurs français regrettent alors que le film ne mette pas assez en valeur le génie militaire de l’Empereur, et les aspects positifs de sa politique intérieure – ici intervient la tarte à la crème du Code Civil. On saisit bien là le rôle des médias : quand ils ne portent pas aux nues ou ne dénigrent pas carrément un film, ils posent en tout cas pour nous les limites de la réflexion.

Bien sûr, il y a une autre position possible : dénigrer le film et haïr Bonaparte.

Quel est l’atout de cet énième film sur Napoléon ? Le rôle attribué à Joséphine, qui serait l’explication de toute la vie publique et des entreprises guerrières de Bonaparte. D’abord, ce n’est pas une idée très originale : il suffit de consulter Wikipédia pour trouver une quinzaine de films centrés sur Joséphine, parmi eux Joséphine, l’atout irrésistible de Napoléon, téléfilm tourné pour Secrets d’Histoire - Stéphane Bern, inspirateur de Ridley Scott ? L’idée centrale de Napoléon est en effet d’une puérilité confondante : après deux siècles d’historiographie sérieuse, sinon « scientifique », on en est encore à chercher l’explication des grands événements de l’Histoire dans la vie sentimentale des « grands hommes » ? 

Napoléon Bonaparte observant à la dérobée Joséphine et Madame de Fontenay, alias Teresa Cabarrús, alias Madame Tallien, dansant nues devant Paul Barras. Caricature de James Gillray, Londres, 1797

Certes, on peut mettre en avant le rôle de public relations de Joséphine, sa place dans les salons des Merveilleuses du Directoire et du Consulat, en concurrence avec Madame Tallien et Juliette Récamier, entre autres.  Mais alors, il faudrait s’intéresser aux hommes dont ces salons diffusaient les mots d’ordre, Tallien, Barras, Cambacérès ; il faudrait faire, non pas un portrait, mais le tableau de tous ces requins qui émergent après Thermidor, ceux dont le mérite essentiel était d’avoir « survécu », tel Talleyrand, à la Révolution, grâce à leur absence de convictions politiques ; car ils ne voyaient dans les événements que des occasions de s’enrichir par leurs spéculations. La période qui voit l’ascension de Bonaparte est le règne des affairistes, de ce qu’on a appelé en Russie, dans les années 90, les oligarques. Ce qu’il faudrait faire entendre, derrière les minauderies des Joséphine, ce sont les arrangements entre banquiers et fournisseurs aux armées, pour procurer de l’argent aux ambitieux qui devaient remettre de l’ordre dans le pays, cet ordre social et politique nécessaire aux affaires. C’est ainsi qu’une vingtaine, réduite plus tard à une dizaine de banquiers, fonde en 1799 le groupe des Négociants réunis (rien qu’au nom, on sent la magouille !), dont le fournisseur aux armées Ouvrard sera un élément permanent, reconstituant ainsi les Fermiers Généraux de l’Ancien Régime.

Au lieu d’insipides « Barbie et Ken sous l’Empire » (formule heureuse du Figaro Magazine), ce dont on aurait besoin, c’est de films comme Mille millions de dollars, de 1982, avec Patrick Dewaere et Mel Ferrer, où Verneuil montrait comment les entreprises USaméricaines avaient continué à collaborer avec les entreprises nazies pour la production guerrière. La bêtise des biopics apparaît de façon magistrale quand on relit l’immense Guerre et Paix, où Tolstoï s’attache à ridiculiser la croyance des historiens (et, ajouterait-on aujourd’hui, des réalisateurs) dans le rôle prépondérant des décisions des « grands hommes », des héros – croyance particulièrement grotesque quand on parle d’un individu aussi vaniteux, arrogant, grossier, criminel et borné (oui, borné, car quelqu’un qui manque de tout sentiment humain ne peut que manquer aussi d’intelligence) que Napoléon.

Arrivons donc au glorieux Napoléon, que tout bon Français se devrait d’idolâtrer.

Inutile de s’attarder sur la question classique : dans quel sens Napoléon a-t-il achevé la Révolution (l’a-t-il portée à son terme ou liquidée) ? Issu d’une famille aristocratique déclassée, Napoléon n’a eu de cesse d’affubler tous les membres de sa famille de titres ronflants (roi, vice-roi, grand-duc, prince…) afin de constituer une nouvelle dynastie (les Bonaparte après les Bourbon). Passons à son œuvre intérieure : les tentatives pour unifier les lois françaises remontent à Louis XIV (ce dont Voltaire, dans son ouvrage historique Le siècle de Louis XIV, le félicite). Elles reprirent à la fin de l’Ancien Régime et, pendant la Révolution, des Comités furent constamment occupés à la rédaction d’un Code Civil ; Cambacérès en fut le principal maître d’œuvre, et il continua à l’être sous le Directoire et finalement l’Empire. La seule contribution de Napoléon est de lui avoir donné son nom en 1804. Quand bien même il l’aurait entièrement rédigé, en en dictant les articles à 20 secrétaires simultanément, y aurait-il lieu de lui en faire un mérite ?

Le Code Civil n’a rien de novateur, encore moins de progressiste, c’est le code de lois dont on avait besoin pour reprendre tranquillement les affaires après quinze ans de désordres ; les féministes devraient le vouer aux gémonies, puisqu’il fait de la femme une éternelle mineure, qui passe de l’autorité paternelle à l’autorité maritale (c’est là un terrible recul, au Moyen Âge, les femmes avaient davantage de droits) ; il n’y est pas question des droits des Noirs, l’esclavage ayant été officiellement rétabli en 1802 (c’est là qu’on pourrait parler de Joséphine, fille de planteurs martiniquais possédant 200 esclaves) ; enfin, tout pouvoir est donné aux  patrons (mais il en était déjà ainsi depuis 1791 et les Lois Le Chapelier de sinistre mémoire) dans leurs rapports avec les ouvriers, à qui il est interdit de se concerter entre eux. En général, le Code Civil supprime tout type de propriété non individuel : c’est le triomphe de la propriété bourgeoise.

Mais le prestige de Napoléon vient essentiellement de ses entreprises militaires : ainsi, en octobre 1795 (Vendémiaire), il fait tirer au canon sur des insurgés royalistes : quel courage, quelle ingéniosité stratégique ! Plus tard, en 1799, il prendra l’habitude (il y reviendra en 1812, lors de la retraite de Russie) d’abandonner ses troupes, les laissant dans les conditions les plus catastrophiques. Avant cette fuite, il avait étendu ses opérations à la Palestine et la Syrie, se livrant à de terribles exactions et massacres (à Jaffa, 4000 prisonniers sont fusillés ou décapités : Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, décrit ce carnage.) La cruauté*, la lâcheté, l’égoïsme narcissique ou l’irresponsabilité de Bonaparte-Napoléon ne font pas de doute.

 Mais il reste son génie stratégique ! Ironie du sort, Saint Jean d’Acre fut victorieusement défendu contre lui par son ex-condisciple à l’Ecole Militaire et collègue artilleur, le colonel émigré Antoine de Phélippeaux ; et, Dans Guerre et Paix, Tolstoï prend un plaisir tout particulier à démythifier le génie de Napoléon : il démontre que les batailles ne se déroulent jamais comme on les décrit, après coup, dans les rapports des officiers : ainsi, à Borodino, dernière bataille avant la fatidique entrée à Moscou, aucun des ordres de Napoléon ( pas plus que de Koutouzov du reste, mais Koutouzov ne se prenait pas pour un génie) n’a été exécuté, la bataille se déroulant dans une confusion, pourrait-on dire, quantique (les unités qu’on veut déplacer n’étant plus au même endroit quand l’ordre arrive). Et, pendant l’occupation de Moscou, puis la débâcle, Tolstoï montre que Napoléon prend les décisions les plus catastrophiques possible. De façon générale, les théoriciens trouvent toujours des raisons pour qualifier de géniaux les dispositifs les plus stupides : pourvu qu’ils aboutissent à la victoire, on ne les contredira pas ; mais que les revers arrivent, toutes les fautes apparaissent. Tolstoï ne croit pas au génie militaire et aux dispositifs savants des théoriciens (Die erste Kolonne marchiert…, s’amuse-t-il à parodier) mais à la motivation d’un peuple qui mène une guerre de survie et de libération.

200 millions de dollars pour nous faire croire que l’épopée napoléonienne est avant tout un beau roman d’amour (un spectateur qui réagit dans Allociné ou Sens critique attribue à Napoléon cette recommandation à Joséphine : « Ne te lave pas, j’arrive », - même si on l’a toujours connue comme adressée par Henri IV à Gabrielle d’Estrées).  Comment lutter contre cette politique de crétinisation du public ? On peut certes regarder chez soi le Napoléon de Bondartchouk de 1970, ou Adieu Bonaparte (1985) de Youssef Chahine, où Patrice Chéreau nous offre une interprétation hilarante de Bonaparte dansant avec conviction à la mode arabe (on peut bien parler d’une danse du ventre) devant des dignitaires égyptiens ; mais rien à voir avec la force de frappe publicitaire des plates-formes USaméricaines.

*Je ne résiste pas à l’envie de recopier ce spécimen de prose et de tartufferie bonapartiste, trouvé dans Wikipédia : La « commission militaire » (conseil de guerre) chargée de juger de juger l’assassin (kurde) de Kléber en 1800 « a cru devoir, dans l’application de la peine, suivre les usages de l’Égypte : elle a condamné l’assassin à être empalé après avoir eu la main droite brûlée » (lettre publiée dans Le Moniteur du 6 septembre 1800).

 

03/12/2023

The West and Israel's crimes in Gaza! Der Westen und Israels Verbrechen in Gaza! غرب و جنایت اسراییل در غزه

             

Der Westen und Israels Verbrechen in Gaza!

 Mostafa Ghahremani

 03.12.2023

Seit dem Ende des Waffenstillstands wurden allein in den letzten 24 Stunden 700 Zivilisten in Gaza durch den ununterbrochenen Angriff der Armee des israelischen Besatzungsregimes getötet.

Wo ist der grosse Philosoph Jürgen Habermas? Wird er dieses Mal wenigstens vom Massaker Israels sprechen?

Ist das die Legitimität und die moralische Autorität des Westens und sein Respekt vor den universellen Menschenrechten, die er tagtäglich schulmeisternd in die Welt hinausposaunt.

Betrachten die Europäer diese neuen "Verdammten der Erde" in Gaza überhaupt als  unsere Mitmenschen, als unsere Brüder und Schwester?

Warum werden sie dann auf einmal so still und wortkarg?

Für mich besteht kein Zweifel mehr daran, dass das europäische Wertesystem im Kern immer noch diskriminierend ist und auf den Werten der Apartheid basiert.

Das vom Westen geduldete Verbrechen und der Völkermord in Gaza ist eine Wahrheit, die sie weder reinwaschen noch verbergen können. Oder sollte der Krieg in Gaza als ein Beginn der „zweiten Kreuzzüge“ bezeichnet werden?

 

The West and Israel's crimes in Gaza!

 Mostafa Ghahremani

3/12/2023

 

Since the end of the ceasefire, 700 civilians in Gaza have been killed in the last 24 hours alone by the continuous onslaught of the Israeli occupation regime's army.

Where is the great philosopher Jürgen Habermas? Will he at least talk about Israel's massacre this time?

Is this the legitimacy and moral authority of the West and its respect for the universal human rights that it preaches to the world every day?

Do Europeans even consider these new "Wretched of the Earth" in Gaza to be our fellow human beings, our brothers and sisters?

Then why do they suddenly become so quiet and taciturn?

There is no longer any doubt in my mind that the European value system is still fundamentally discriminatory and based on the values of apartheid. The crime and genocide tolerated by the West in Gaza is a truth that they cannot whitewash or hide.

Or should the war in Gaza be described as a beginning of the “Second Crusades”?

 

غرب و جنایت اسراییل در غزه!

 مصطفی قهرمانی

   3 دسامبر 2023

 

پس از پایان آتش‌بس تنها در ۲۴ ساعت گذشته ۷۰۰ نفر غیرنظامی در غزه بر اثر تهاجم بی‌وقفه ارتش رژیم اشغال‌گر اسرائیل کشته شده‌اند.

کجاست جناب یورگن هابرماس که این‌بار لااقل از کشتار اسرائیل نیز بگوید. این است مشروعیت و اقتدار اخلاقی غربی و احترامش به حقوق‌ جهان‌شمول بشر که آنها هر روز آن‌را با تبختر برای جهانیان تبلیغ می‌کنند.

آیا اروپایی‌ها مردم بی‌پناه غزه را اصلاً در زمره ابنا بشر می‌دانند؟ پس چرا آنها اين‌گونه دچار خفقان شده‌اند. برای من دیگر جای هیچ شکی باقی نمانده است  که نظام ارزشی اروپایی هنوز در هسته‌ مرکزی خود به‌غایت تبعیض گرا و مبتنی بر ارزش‌های آپارتایدگونه می‌باشد.

جنایت و نسل‌کشی‌ در غزه حقیقتی است که آنها آن را نه دیگر می‌توانند سفید شویی کنند و نه کتمان.

جنگ غزه را بایستی آغاز دیگری برای "جنگ های صلیبی دوم" بنامیم.

 

 

 

 

 

 

Paris, 5 décembre 2023 : rencontre avec Antonio Beltrán Hernández et les éditions The Glocal Workshop


 

28/11/2023

SAMAN MUDUNKOTUWAGE
Le Sri Lanka, une proie pour tous les requins

 Saman Mudunkotuwage, 25/11/2023
L’auteur est un exilé srilankais vivant en France

Le conflit entre les puissances internationales et régionales dans l’océan Indien s'intensifie depuis le Sommet du G20 qui s’est tenu en septembre dernier, organisé par le Premier ministre indien Narendra Modi.

Deux mois après cette réunion, où le grand absent était la Chine, l’ United States International Development Finance Corporation (DFC) , une agence du gouvernement fédéral américain, a injecté 550 millions de dollars au profit du Groupe ADANI, une société multinationale indienne qui a déjà investi 700 millions de dollars dans le développement d’une partie du port de Colombo, en dépit de l'opposition et des protestations des syndicats et des dockers.

De ce fait, les médias occidentaux posent la question de savoir si les Américains et les Indiens n’auraient pas passé un accord pour s’opposer l'expansion chinoise dans l'île de Ceylan, au vu de sa situation stratégique dans l’océan Indien.


Namal Amarasinghe

Au lendemain de cet investissement, la Banque mondiale a également accordé à ce pays un crédit de 150 millions de dollars, au prétexte de sauver l’épargne et la stabilité financière du pays.

Ce conflit d'intérêt entre les impérialistes et les puissances régionales concernant Ceylan et sa situation stratégique n'est pas une nouveauté :

- Le 25 mars 1802, le traité d'Amiens, signé entre le Royaume-Uni d’une part et la France napoléonienne, l’Espagne et la République Batave (ex-Provinces-unies, futurs Pays-Bas) d’autre part, aurait dû confier l'île à la France. Mais les Britanniques ont finalement gardé cette clef de l’accès à l’océan Indien.

- La République batave, installée en maître à Colombo, a refusé de remettre le pays aux Britanniques, en dépit de la lettre envoyée par son chancelier en exil à Londres après la guerre de l'ensemble de monarchies européennes contre la France révolutionnaire. En attaquent les possessions hollandaises avec le soutien de l'armée cinghalaise, les Britanniques ont donc pris le contrôle de ces territoires et ports maritimes.

Cela démontre parfaitement l'intérêt militaire que représente Ceylan (devenu Sri Lanka), avec ses rades naturelles similaires à celles de la presqu'île de Crimée ou de Djibouti, aux yeux des pays impérialistes. Aujourd’hui, ce pays est partagé entre les pays impérialistes et la Chine.

Lors de la visite-éclair du président français en juillet dernier, certains médias et experts de cette région ont également évoqué cette question. La DFC a indiqué que son prêt de 550 millions de dollars ne modifiait pas la dette de 55 milliards de dollars due par le Sri Lanka à divers bailleurs de fonds, mais que « ce prêt améliorerait la situation de nos alliés dans la région ».

Tiens donc ! Cette phrase nous rappelle l’histoire d'un autre carnage et de la déclaration cynique de la secrétaire d'État américaine, Condoleeza Rice, après le tsunami de 2004 : « Le tsunami représente pour nous une opportunité merveilleuse ». A chaque fois que ce peuple lutte pour sa survie, son malheur représenterait une merveilleuse opportunité d'améliorer la situation des impérialistes ? Rien que ça !

Tous les experts économiques, sans exception, indiquent que l'économie du Sri Lanka s’est effondrée en raison de son rapprochement avec les valeurs néo-libérales propagées par les néoclassiques de l'école des Chicago Boys. L'ouverture à l'importation massive, la réduction de ses exportations de 80%, et le blocage de toutes les interventions de l’État dans le domaine économique sont des facteurs majeurs du désastre politique et social dans ce pays.

Force est de constater que l'économie sri-lankaise est fondée sur trois secteurs prépondérants, à savoir le textile, le tourisme et les fonds des diasporas. Dès lors que ces trois secteurs entrent en crise, le Sri Lanka est à chaque fois confronté à des difficultés sans précédent. Après l'épidémie de coronavirus en 2020, 25% de la population du pays souffrent d’extrême pauvreté, selon un rapport du 23 septembre 2023. La dette extérieure atteint 55 milliards de dollars.

Aragalaya/The Struggle [La lutte], le raz-de-marée de révolte qui a déferlé sur le Sri Lanka de mars à juillet 2022, a conduit à la fuite du président Gotabaya Rajapaksa et à la démission de tous les membres de sa famille installés à des postes-clé, mais son remplacement par Ranil Wickremesinghe n’a rien changé.

Le peuple et la jeunesse se sont révoltés contre le régime en 2022, mais avant qu’ils aient pu atteindre leurs objectifs, la situation prérévolutionnaire a été confisquée par le système en place avec l'aide du FMI et autres bailleurs du fonds. Le 20 octobre 2023, le FMI a bloqué l’octroi d’un prêt de 333 millions de dollars, en accusant le pouvoir de Colombo de n’avoir pas assez collaboré avec le programme d'austérité proposé par cet organisme. La classe ouvrière s’oppose à tous les programmes de privatisation des ressources naturelles du pays, telles que l'eau, les terres, les assurances, la distribution d'énergie, les compagnies aériennes ou le patrimoine culturel, etc. Voilà la vraie raison du retard dans ce versement. Quant au régime en place, il a reporté toutes les élections municipales et provinciales sous prétexte d’un manque d'argent. Le Président par intérim a déclaré à l'Assemblée nationale que la montée du communisme est à l'origine de ce report. Ils veulent retarder ces élections pour gagner du temps, croyant que les impérialistes finiront par se porter à leur chevet ou que la crise mondiale va se terminer.

La question de l’octroi de ces 555 millions de dollars est une démonstration parfaite de la façon dont l’impérialisme intervient pour sauver ce système pourri, contre l'instauration d'un pouvoir soutenu par le peuple sur la base de la démocratie directe, exigée par les luttes et l'occupation par la jeunesse du Parc Galle Face Green à Colombo en 2022. Face à l’endettement du pays d’une part et aux exigences de la jeunesse et du peuple d’autre part, la classe capitaliste sri-lankaise s'apprête à accepter n'importe quelles concessions suggérées par les impérialistes et les puissances régionales pour sauvegarder son système corrompu.

La guerre d'Ukraine-Russie et d'Israël-Palestine va provoquer une nouvelle montée des taux d'intérêts et l'inflation mondiale va à nouveau toucher de plein fouet les trois ressources économiques du Sri Lanka - textile, tourisme et transferts de fonds des membres de la diaspora qui travaillent majoritairement dans les pays du Golfe et au Machreq. La crise qui se développe au Bangladesh est un bon exemple pour comprendre le désarroi de la classe ouvrière du textile dans la région et le reste du monde. De ce fait, l'injection de dollars par les impérialismes et leurs institutions financières en contrepartie d’occupations militaires et d’acquisitions économiques ne calmeront pas la résistance de la classe ouvrière et du peuple qui se battent pour leur propre émancipation.

Aragalaye Smarakaya’, le Monument à la Lutte, connu sous le nom The Slipper (la tong), une œuvre de l’artiste Salinda Roshan installée sur l’emplacement du Gotagogama, le Village Gotabaya Dégage !, est fortement symbolique : elle montre une tong écrasant un bidon de gaz lacrymogène.