03/06/2024

ARTURO ALEJANDRO MUÑOZ
Une nuit de terreur, de pipi et de serments (frontière Brésil-Uruguay, 1969)
De l’Institut pédagogique du Chili démocratique au Brésil de la dictature

Arturo Alejandro Muñoz, Politika, 30/5/2024
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ma pire expérience, mon plus horrible cauchemar... J’ai été sauvé par un miracle. Je pleure encore lorsque je me souviens de ces jours tragiques, brisé par ma propre irresponsabilité et mon ignorance naïve de ce à quoi ressemblait réellement une dictature et de comment elle agissait. En 1973, j’allais le découvrir à nouveau, au Chili.

Au début de l’année 1969, je suis arrivé à l’USP (Université de São Paulo) en tant qu’étudiant libre pour participer au cours de troisième cycle "Histoire économique de l’Amérique latine au XXe siècle", dispensé par l'alors réputé Institut pédagogique de l’Université du Chili.

Le centre étudiant de l'Institut Pédagogique en 1970
Photo Fernando Velo

 

 On m’a attribué une chambre dans le pavillon des internes étrangers de l’immense université de São Paulo, que je partageais avec Juan Carlos, un Argentin, et Ricardo, un Philippin. Nous sommes devenus de très bons amis et avons formé le groupe des "trois mousquetaires", même si le "Che" étudiait la médecine et l’Asiatique l’ingénierie.

 

Par ailleurs, des amis qui vivaient à São Paulo m’avaient trouvé un emploi d’assistant d’un patron gringo (en fait, c’était un fils de Suédois né à Memphis, USA) - Mister Johan Erickson - dans une entreprise laitière, ce qui m’a permis, quelques mois plus tard, de quitter l’internat de l’USP et de louer un petit appartement meublé sur l’avenue São Joao, en plus d’acheter - évidemment - une Coccinelle Volkswagen bleue de 64.


 

Je n’ai pas vu mes anciens colocs très souvent, je ne les ai rencontrés qu’occasionnellement dans l’immense Resto U central de l’université, échangeant des mots bon enfant et nous donnant une accolade ou une poignée de main, avant que chacun d’entre nous suive le chemin particulier que ses responsabilités académiques lui indiquaient.

 

Cinq mois plus tard, j’ai terminé mes études de troisième cycle, mais je ne suis pas retourné au Chili en raison de la vie confortable que m’offrait São Paulo, oubliant de poursuivre ma dernière année d’études à l’Institut pédagogique. Mes tripes, à ce moment-là, ont recommandé à mon corps de rester plus longtemps au Brésil.

 

Ricardo - le Philippin - était un fanatique du “Che” Guevara et personne ne pouvait dire du mal du révolutionnaire argentin sans recevoir une avalanche d’arguments et de considérations historico-sociologiques, qui s’échappaient de ses lèvres avec un débit de mitrailleuse.

 

Il était convaincu - comme moi - que les considérations développées par le désormais mythique guérillero constituaient, à elles seules, un héritage politique pour l’Amérique latine qui devait être repris par tous les hommes bien nés de cette partie de la planète.

 

Depuis deux mois, l’Asiatique exprimait son désir irrépressible de lire le Journal de Bolivie* du Che publié au Chili par la revue Punto Final et distribué dans tout le territoire démocratique. Mais au Brésil, c’était plus qu’interdit. Être surpris avec le fameux Journal revenait à se mettre volontairement le dos au mur.

 

 

 

Jusqu’à ce jour, je n’ai pas pu m’expliquer pourquoi j’ai eu la fichue idée de commander un numéro de la revue Punto Final au Chili, sachant qu’elle était publiée, ni plus ni moins, par le Mouvement de la gauche révolutionnaire - le MIR -, un fait qui n’avait pas échappé aux sbires du gouvernement militaire brésilien.

 

Peut-être était-ce l’habitude de défier l’autorité - très typique des étudiants chiliens de ces années-là - ou, peut-être, la confiance en ma bonne étoile. Mais le fait est que j’ai commis une bêtise indigne d’un professionnel mûr, intelligent et prudent parce que, peut-être, je n’avais pas ces trois qualités.

 

Mon cousin Javier, qui est aujourd’hui un banquier prospère basé en Australie, a envoyé le petit magazine de Santiago par avion, en le mêlant à d’autres livres et publications diverses. J’ai récupéré le colis dans les bureaux de VARIG au centre-ville et je me suis rendu directement au dortoir de Ricardo et Juan Carlos à l’internat de l’USP. Ne trouvant ni l’un ni l’autre, j’ai décidé de laisser la publication (dans un emballage cadeau) sous l’oreiller du lit du Philippin, avec une carte que j’y avais écrite pour lui souhaiter un joyeux vingt-sixième anniversaire.

 

J’étais sûr que ce cadeau émouvrait l’Asiatique jusqu’aux larmes, et je ne me suis pas trompé.

 

Je suis convaincu que les vicissitudes du destin sont prévues longtemps à l’avance par la main d’un être très puissant, qui guide nos pas et ouvre la voie - ou l’embrouille, c’est selon - pour que nous avancions vers le but qui nous a été assigné et non pas vers un autre lieu qui serait en dehors des considérations divines.

 

J’ai laissé le magazine Punto Final dans la chambre de Ricardo vers 14 heures, un vendredi après-midi. Je me suis ensuite rendu dans le bureau de Mister Erickson pour effectuer mon travail de routine, tout en réfléchissant à la manière dont j’allais passer le reste du temps qu’il me restait de ce week-end, puisque deux jours plus tôt, j’avais terminé mon travail d’étudiant diplômé à l’USP.

 

À la laiterie, j’ai été surpris par les propos de mon patron, qui m’a informé qu’il prendrait des vacances à partir du lundi suivant et que sa femme avait tout prévu pour un séjour de trente-cinq jours à Memphis, sa ville natale.

 

Le gringo, poli comme à son habitude, m’a remis un chèque juteux auquel il a joint quelques billets de sa poche personnelle.

 

« Revenez dans ce bureau dans quarante jours », m’a-t-il dit avec un sourire affable, « vous méritez aussi quelques semaines de congé ».

 

Nous nous sommes embrassés avec une joie civilisée et nous nous sommes dit au revoir sans plus attendre.

 

Le soir même, j’ai dit à un bon ami, Ademir Texeira, que j’avais plus d’un mois pour paresser à ma guise.

 

« Tu as toujours dit que ton plus grand désir était de parcourir le fleuve Amazone. Maintenant que tu as du temps et de l’argent, pourquoi ne pas te rendre à Manaus et réaliser ton rêve ? »

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je lui ai laissé les clés de mon appartement et de la Volkswagen, après avoir acheté un billet d’avion pour la lointaine ville du caoutchouc. Le vol a décollé de l’aéroport de Congonhas à sept heures le lendemain matin, samedi.

 

J’ai passé plus de quatre semaines à Manaus, à faire connaissance avec les délices de l’Amazonie... un sujet qui fait l’objet d’une autre chronique, d’ailleurs. Pour ce qui est de cette histoire, une fois mon séjour dans ces lieux sublimes terminé, j’ai dû utiliser différents types de transport pour retourner dans la ville industrielle de São Paulo. J’ai pris l’avion jusqu’à Brasilia et de là, le bus jusqu’à Rio de Janeiro.

 

Je n’avais plus le temps de tergiverser et de m’amuser, alors à Rio j’ai dû monter dans le premier moyen de transport à ma disposition : le train de nuit pour São Paulo, en classe économique, entouré de Noirs bruyants et dans un wagon sans lumière. Aucun contrôleur ne m’a demandé mes billets, car il était très rare qu’un blanc (ou un demi-blanc, comme le soussigné) s’aventure dans ces wagons.

 

Heureusement, j’ai la peau foncée et j’ai pu passer ni vu ni connu au milieu de ces “s” turbulents. Pour couronner le tout, une femme noire aux lèvres épaisses m’a confié ses deux “crianças” (enfants), qui ont dormi à mes côtés pendant tout le voyage, tandis que la femme guinchait dans le couloir au rythme de la samba chantée par des vieux marrants au visage buriné, munis de boîtes d’allumettes et d’un harmonica. La nuit a été une fête continue, une véritable “escola do samba” qui n’a pas cessé son rythme enjoué tout au long du voyage. À l’aube, la fatigue a fait tomber dans le sommeil la vieille batucada et la maman des “crianças pretinhas” [bambins cuivrés], qui n’avaient même pas eu l’idée de se réveiller au milieu du chahut musical.

 

Entretemps, je me suis juré que je ne ferais plus jamais un tel voyage. Par voie terrestre et sans argent.

 

Ah, ne jurez jamais en vain, car la main de Dieu est plus longue que l’espérance.

 

À la gare, j’ai pris un taxi et je me suis dirigé vers la maison de mon ami Ademir, où se trouvaient ma Volkswagen et les clés de l’appartement.

 

Peur

 

Dès que j’ai franchi la porte du jardin, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose de grave, car Doña Severa, la mère d’Ademir, m’a regardé comme si elle avait vu apparaître un fantôme. Elle m’a entraîné sans vergogne dans la maison et m’a fait entrer dans l’une des pièces du fond, tandis qu’elle fermait la porte et tirait les rideaux des fenêtres. Puis elle a porté les mains à sa bouche et s’est mise à sangloter.

 

Je l’ai regardée avec le meilleur visage stupide que je pouvais avoir dans cette situation.

 

« Vous devez fuir le pays », a-t-elle à voix haute, en continuant à pleurer.

 

Une fois remise de son étonnement initial, elle m’a raconté ce qui s’était passé pendant mon absence. Et c’était vraiment terrible et déchirant.

 

Mon ami Ricardo, le Philippin, avait été arrêté par les gorilles de la “Sécurité” à São Paulo. La police me cherchait dans toute la ville. On m’accusait d’être un “agitateur étranger et un marxiste avoué”. Mes jours étaient comptés.

 

Doña Severa m’a raconté les événements qui se sont déroulés l’après-midi même où j’ai laissé sous l’oreiller de Ricardo le numéro de Punto Final qui publiait, dans son intégralité, le fameux Journal du Che que le Philippin voulait lire comme s’il s’agissait de la Bible de tous les révolutionnaires.

Un étudiant est arrêté lors d'une marche sur l'Avenida Ipiranga, dans le centre de São Paulo (SP), en 1968.

De manière inattendue, et pour la première fois cette année-là, la police universitaire a effectué une descente de routine dans les pavillons des internes à huit heures du soir.

 

Ils ont trouvé le Journal du Che reposant sur le pyjama de Ricardo, à côté de ma carte de vœux.

En 1968, l'armée a saisi des livres et du matériel contestataire dans les sièges universitaires de Rio de Janeiro. Les noms des étudiants concernés ont été transmis aux services d'information et de répression de la dictature pour enquête et arrestation. Archives nationales brésiliennes, Correio da Manhã

Une opération combinée de la police et de la “Sécurité” a été immédiatement lancée pour traquer Ricardo et Juan Carlos, l’Argentin. Tous deux se trouvaient dans la bibliothèque de l’USP.

 

Ils ont été emmenés dans le sous-sol d’un immeuble près de Guarulhos, où ils ont été “interrogés” avec la férocité et la folie que permettaient les techniques utilisées pour la torture.

Caricature d'Augusto Bandeira, Correio da Manhã, novembre 1964

 

Le lendemain matin - j’avais atterri à ce moment-là à Manaus - ils se sont lancés sur mes traces et ont fouillé mon appartement, le trouvant vide et avec des signes clairs indiquant mon voyage vers un endroit que, par ailleurs, les agents ne connaissaient pas.

 

Ils se sont ensuite rendus à l’entreprise laitière où je travaillais en tant qu’assistant du gringo qui se trouvait également hors du Brésil à l’époque ; Ricardo, dans la salle d’“interrogatoire”, avait mentionné qu’il s’agissait de mon lieu de travail. Bien entendu, ils ne m’ont pas trouvé là non plus.

 

Mais la chasse avait commencé, car mes deux amis, comme seul moyen d’alléger l’ordalie de la torture et des coups, m’ont fait porter la responsabilité de cet acte (« introduction de matériel terroriste dans le pays »), qui était considéré comme « hautement illégal » par la dictature brésilienne.

 

Les aéroports ont été bloqués pour moi cet après-midi-là, et mon nom est apparu très fugitivement dans un journal télévisé.

Prise de fonction du président Costa e Silva le 15 mars 1967

 

 

Effrayé, Ademir a caché ma Volkswagen dans l’arrière-cour de la fabrique de boutons de Gaspar, un neveu de Dona Severa, qui était un partisan déclaré de la droite et participait à des groupes d’analyse politique de partisans déclarés du dictateur Costa e Silva. Personne ne m’a cherché là, et Gaspar a été informé immédiatement par Ademir de la situation, et son entrepreneur de cousin a accepté l’affaire avec courage et solidarité.

 

« Tu dois quitter le Brésil tout de suite », a insisté Dona Severa. » S’ils t’attrapent ici, tu es un homme mort ».


 Caricature de novembre 1968 sur le début des activités de l'Escadron de la mort à São Paulo. Publiée par le journal Correio da Manhã, elle suggère (à juste titre) une coopération entre l'Escadron de la mort (E.M.) et les groupes terroristes Comando de Caça aos Comunistas (C.C.C.) et Movimento Anticomunista (M.A.C.) Archives nationales

 

 

La fuite

 

Ademir est venu me chercher dans l’après-midi et m’a emmené chez Gaspar, caché sur le siège arrière de sa voiture. Je me sentais comme un juif fuyant les SS à Hanovre, sans un sou en poche et empêché d’aller retirer de l’argent à la banque. J’étais à la merci de la volonté de mes amis, dont les visages exprimaient l’inquiétude que seule la peur peut susciter.

 

Gaspar m’a hébergé dans une petite pièce qu’il utilisait pour stocker des outils et du bric-à-brac, le coin le plus obscur de sa maison.

 

À onze heures du soir, ils m’ont fait sortir de la cachette pour me transporter dans un endroit plus sûr. Par l’intermédiaire d’un autre ami, Magrela, qui travaillait à l’APSA (Aerolíneas Peruanas) où il avait atteint le poste de chef du comptoir de la compagnie aérienne à l’aéroport de Congonhas, ils ont réussi à entrer en contact avec le consulat chilien de São Paulo.

 

Le satané consul ne s’est pas intéressé à mon problème et a choisi de laisser l’affaire entre les mains des autorités locales, arguant qu’il s’agissait d’une affaire purement policière.

 

J’ai juré de ne jamais voter pour un candidat démocrate-chrétien au Chili. Le gouvernement d’Eduardo Frei Montalva lésinait sur son soutien à un moment où ma vie était réellement en danger.

 

Ademir et Gaspar m’ont déposé au premier étage de l’immeuble où vivait Pascual, un Espagnol qui occupait le poste de secrétaire administratif au consulat.

 

Cet Espagnol avait sa propre histoire, pleine de dangers passés et de batailles sempiternelles, mais surtout, il connaissait de première main le goût de la défaite et de la fuite, car dans son pays natal, il avait été poursuivi par des éléments carlistes combattant dans la guerre civile aux côtés de Francisco Franco, qui voulaient sa peau.

 

Il avait pu s’échapper par miracle, franchissant la frontière au milieu des Pyrénées. De France, il était passé en Argentine. Pascual avait alors 23 ans. Il avait travaillé dans le port de La Boca comme docker, puis comme répartiteur et obtint enfin le poste d’auxiliaire de service à l’ambassade du Chili à Buenos Aires. Des années de travail acharné et d’études nocturnes lui avaient permis d’accéder au poste de secrétaire.

 

Il avait été détaché au consulat du Chili à São Paulo sept mois auparavant.

 

Heureusement, il voyageait sur APSA, desservie par Magrela lui-même. Ils étaient donc amis.

 

Pascual était célibataire, vivait seul et avait un statut diplomatique. Lui et sa famille bénéficiaient de l’immunité.

 

Je lui ai raconté en détail les événements tragiques et il était prêt à m’aider à quitter le Brésil. Il a parlé en mal des gouvernements sud-américains, les décrivant comme des “arriérés cravatés”. Il a eu une phrase qui m’a fait une forte impression :

« Les fils de l’Espagne n’ont pas été capables d’abandonner leur penchant pour les parades, le garrot et le maître. Regarde le Chili. Ton peuple a toujours été une colonie. D’abord des Incas et de leur empire, puis de l’Espagne et de son roi, puis des oligarques anglais et maintenant des Yankees. Votre pays doit une révolution à son histoire ».

 

Le gars était sympa, et éclairé, en plus. Je devrais ajouter “extrêmement solidaire”, car il s’est occupé de structurer mon évasion étape par étape, en recherchant des horaires et des correspondances de bus pour l’Uruguay. Il a également réussi (je ne sais pas comment) à retirer de l’argent de mon compte bancaire au moyen d’un simple document que j’ai signé dans son appartement.

 

Enfin, un jeudi après-midi, Pascual avait tout préparé. Il avait travaillé dans le dos du consul, mettant en péril un avenir professionnel sûr et confortable, mais il l’avait fait parce que quelqu’un devait le faire.


 

« Tu voyageras par la route, cette nuit même, sur la ligne Pluma jusqu’à Porto Alegre. Là, tu prendras le bus uruguayen de la compagnie Onda qui va à Montevideo. Ils te cherchent dans les aéroports, pas dans les gares routières. Tu passeras la frontière uruguayenne à Chuy, vers minuit après-demain. Tu connais Chuy ? »

 

J’ai acquiescé avec un vague goût de mort possible dans mes muqueuses buccales.

 

Je m’étais rendu dans ce petit village accueillant quelques mois auparavant, lors d’un voyage rapide du côté uruguayen pour revalider ma “Carteira 19”, une sorte de visa que les Brésiliens exigent des étrangers. Je me suis souvenu avec une certaine précision de la vie étrange qui y régnait. Une large rue poussiéreuse séparait l’Uruguay du Brésil. Des boutiques avec des enseignes en espagnol et en portugais bordaient chaque trottoir. Les gens passaient “d’un pays à l’autre” librement, car les deux bureaux de douane se trouvaient à la périphérie de la ville, à l’entrée nord et à l’entrée sud. C’était Chuy. Un ruban sur la pampa, une irruption de couleur dans le vaste paysage plat, un point minuscule au loin.

 

« Eh bien, ça m’évitera de devoir te faire des dessins sur papier », a dit Pascual, ajoutant du mystère à ses paroles suivantes. « Le bus arrivera directement au sud de Chuy, en contournant la ville et en s’arrêtant à vingt mètres de la douane uruguayenne, devant un poste militaire brésilien. Les passagers seront assoupis, l’assistant du chauffeur descendra du car pour que les militaires vérifient et tamponnent la liste avec les noms des voyageurs. Le bus se dirigera immédiatement vers le territoire uruguayen, se garant à la douane où les procédures d’entrée sont plus longues ».

 

Il a fait une pause qui m’annonçait l’arrivée du danger. Il m’a saisi le bras et s’est lancé sur le toboggan d’avertissement qui m’a donné la chair de poule.

 

« Si les militaires ordonnent d’allumer les lumières intérieures du bus et demandent aux passagers de débarquer, ça signifie... »

 

« Oui ? », ai-je demandé affolé.

 

« Qu’ils vont t’arrêter... »  Il me regardait avec un grand sérieux, essayant de connaître le degré de panique que ma lâcheté était capable d’atteindre ; bien que je tremblasse comme un flan, Pascual a continué à m’entraîner pour cet éventuel moment de danger.

 

« Ne fais rien de stupide. Ils n’ont pas ta photo, j’en suis sûr, alors tu peux te fondre dans la masse des passagers. Sors du bus avec un calme absolu et marche lentement vers le poste militaire. Arrête-toi à environ quatre mètres de l’entrée et laisse d’autres personnes entrer. Fais l’idiot. Allume une cigarette ... tu fumes, non ? .... Eh bien, savoure, ou fais semblant de savourer, le goût du tabac et l’air de la nuit ».

 

« Je saisis », ai-je balbutié, « mais, à un moment donné, ils m’obligeront à entrer ».

 

« ça, non. Dès que tu verras les soldats faire de leur mieux pour aider les passagers à entrer dans ce bureau, cours... »

 

« Je cours ? Où ? », ai-je gémi.

 

« Vers la douane uruguayenne, qui se trouve à vingt mètres de là, en ligne droite. Cours comme un fou. Ta vie est en jeu, mon garçon. Dès que tu arrives chez les Uruguayens, demande l’asile politique ».

 

« Ils me le donneront ? » Mon corps tout entier semblait trembler d’effroi.

 

« Tout de suite, putain, tout de suite ».


 

Nuit de fuite et de honte

 

Le voyage vers Porto Alegre a été un cauchemar. Je ne bougeais pas d’un poil et je transpirais comme un gros homme dans un hammam. Chaque fois que le Pluma s’arrêtait quelque part, mes sphincters menaçaient de se relâcher.

 

J’ai fait un transbordement rapide vers le bus Onda et j’ai pris le premier siège près de la porte. Je ne me souviens même pas du visage du passager à côté de moi. J’étais épuisé par les dix-huit heures de voyage depuis São Paulo, et il me restait encore dix-huit heures pour atteindre la frontière.

 

Je crois que je me suis endormi brièvement.

 

Nous sommes arrivés à Chuy à une heure et demie du matin. La ville dormait sous une impressionnante voûte étoilée.

 


 

L’autocar s’est arrêté devant la barrière du poste brésilien. Trois soldats s’approchent de nous. L’assistant du chauffeur leur parle et entre dans le hangar qui sert de bureau. Je transpirais comme un cheval de trait. J’avais envie d’uriner et des vagues de dégoût remontaient dans mon œsophage et dans ma gorge. J’ai pensé au Chili. J’avais la nostalgie de ma rue et de mes parents, tout en maudissant le Che d’avoir écrit un putain de journal de campagne.

 

L’assistant est revenu à vive allure, sans la liste. Il a allumé les lumières et, en tapant des mains, a ordonné à tous les passagers de descendre du bus.

 

J’avais été découvert !!!

 

Je suis descendu en tremblant de panique au milieu des passagers qui protestaient bruyamment d’être obligés de se mettre à découvert dans le froid de la nuit. J’ai laissé sept ou huit d’entre eux entrer dans le poste, encadrés par les militaires.

 

Je me suis arrêté et j’ai allumé une cigarette. Mes mains dansaient dans l’obscurité.

 

Les lumières de la douane uruguayenne étaient clairement visibles à un pâté de maisons. Un pâté de maisons. Cent mètres. « Ils vont me farcir de balles », ai-je gémi intérieurement.

 

L’un des soldats s’est approché rapidement de moi et a fixé son regard sur mes mains. Il m’a attrapé par l’épaule et m’a tiré jusqu’à l’endroit où il y avait de la lumière. J’ai fait dans mon froc.

 

“O senhor tem un cigarro pra’ gente ?” [Vous avez une cigarette, Monsieur ?]

 

Je lui ai passé le paquet de Minister sans vraiment m’en rendre compte, automatiquement. L’homme en uniforme m’a remercié en s’inclinant profondément ; il a placé son fusil sur son épaule et a entamé une conversation sans importance, tandis que j’écoutais un reportage sportif diffusé par la radio que les gardes uruguayens avaient allumée à plein volume dans le bureau des douanes.

 

Je ne suis pas entré dans le poste brésilien car le soldat m’a gardé à côté de lui en train de parler. Je voyais l’assistant du chauffeur monter et descendre du bus avec un seau, des chiffons, un balai et des feuilles de papier journal.

 

Je sentais ma propre urine. J’étais terrifié, attendant d’entendre l’ordre d’arrestation et de recevoir une avalanche de coups et d’insultes.

 

J’ai pensé à Ricardo et Juan Carlos, nus sur le gril, résistant à la mort qui voyageait à l’intérieur d’un câble électrique. Aurais-je pu supporter une telle torture ?

 

« Tous les passagers doivent remonter dans le bus », a crié le chauffeur. « Nous sommes très en retard ».

 

Les gens montaient à bord du car avec un calme qui mettait mes nerfs à vif à rude épreuve. J’ai dit au revoir au soldat et j’ai couru vers le bus. Je me suis assie sur ma propre honte et j’ai enfoui mon visage dans mes mains pour sangloter en silence.

 

Pourquoi nous a-t-on ordonné de descendre du car et nous a-t-on permis de repartir sans problème ?

 

Une petite fille de cinq ou six ans ayant vomi à l’arrière du bus, l’assistant du chauffeur a profité de l’arrêt au poste brésilien pour faire le ménage pendant qu’ils tamponnaient la liste des passagers.

 

Et je m’étais pissé dessus pour rien !!!!

 

L’humidité de ma peur empestant l’ammoniaque, j’ai récupéré ma valise et demandé aux Uruguayens la permission de me doucher dans les toilettes accessibles au public.


 

Baigné, rasé et habillé de vêtements propres, je suis sorti respirer l’air de liberté du Chuy oriental. Je me suis approché de la cabine pour parler aux gardes, à qui j’ai demandé, avec le meilleur visage innocent possible, quel était le match de football retransmis à ce moment-là.

 

« C’est la rediffusion du match entre Peñarol et Flamengo », a dit l’un d’eux, se consolant de quelque chose que je ne pouvais pas comprendre. Ils ont joué hier après-midi, à Rio de Janeiro. Peñarol a fait danser les noirs, ils ont gagné par 3 à 0. Nous avons augmenté le volume pour que nos collègues d’enface souffrent un peu ».

 

J’ai ri avec ces hommes à l’allure robuste et à la moustache épaisse. C’était magnifique de se sentir entier et libre.

 

Vive l’Uruguay, vive Artigas, vive Peñarol !!!!

 

Cinq jours plus tard, valise à la main, je sonnais à la porte de la maison de mes parents, au milieu de l’avenue Vicuña Mackenna, à Santiago du Chili.

 

NdT
*Le (vrai) journal de Bolivie [la CIA en avait publié une version trafiquée] a été publié simultanément en espagnol à Cuba, en italien par Feltrinelli, en allemand par Trikont, en anglais par Ocean Press et en français par François Maspéro en juillet 1968. Réédité par La Découverte en 1995 et par Au Diable Vauvert en 2022.
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Arturo Alejandro Muñoz (Curicó, Chili, 1945)
Professeur d’histoire et travailleur social formé à l’université du Chili.
Écrivain et chroniqueur

Auteur entre autres de “Señor concejal”, “El honor de un cobarde”, “La casa Roschauffen”, “Con los ojos de mi padre”, “Los hombres de la Cimitarra” et “Tres hilos para una aguja”.

Il a été membre du Commandement national des travailleurs (CNT) en 1983-1985 dans la lutte contre la dictature militaire.

Il vit actuellement à Coltauco, dans la région d’O’Higgins. @artamumu