المقالات بلغتها الأصلية Originaux Originals Originales

26/08/2025

YOSSI MELMAN/DAN RAVIV
Israël a secrètement recruté des dissidents iraniens pour attaquer leur pays de l’intérieur

Yossi Melman et Dan Raviv, ProPublica, 7/8/2025
Traduit par Tlaxcala

Yossi Melman est commentateur spécialisé dans les questions relatives aux services de renseignement israéliens et réalisateur de documentaires.
Dan Raviv est un ancien correspondant de CBS et animateur du podcast “The Mossad Files”. Ils sont les coauteurs de “Spies Against Armageddon: Inside Israel’s Secret Wars” (Les espions contre l’Armageddon : dans les coulisses des guerres secrètes d’Israël).

Faits saillants du rapport

1.                  Opérations secrètes : des commandos recrutés par le Mossad, les services secrets israéliens, en Iran et dans les pays voisins ont détruit les défenses aériennes iraniennes dans les premières heures d’une attaque menée en juin.

2.                 Collecte de renseignements : des agents israéliens ont identifié les chambres où dormaient les scientifiques nucléaires iraniens, ce qui a permis de mener des frappes aériennes précises.

3.                 Cyber-intox: Israël a envoyé un faux message convoquant les hauts responsables militaires iraniens à une réunion fantôme dans un bunker qui a ensuite été bombardé par des avions israéliens.

Emad Hajjaj
 

Au petit matin du 13 juin, un commando dirigé par un jeune Iranien, S.T., s’est mis en position à la périphérie de Téhéran. La cible était une batterie antiaérienne, faisant partie du réseau de radars et de missiles mis en place pour protéger la capitale et ses installations militaires contre les attaques aériennes.

À travers tout le pays, des équipes de commandos formés par Israël et recrutés en Iran et dans les pays voisins se préparaient à attaquer les défenses iraniennes de l’intérieur.

Selon leurs responsables, leurs motivations étaient à la fois personnelles et politiques. Certains cherchaient à se venger d’un régime répressif et clérical qui avait imposé des restrictions strictes à l’expression politique et à la vie quotidienne. D’autres étaient attirés par l’argent, la promesse de soins médicaux pour les membres de leur famille ou la possibilité de faire des études supérieures à l’étranger.

L’attaque avait été planifiée pendant plus d’un an par le Mossad, les services secrets israéliens. Neuf mois plus tôt, l’agence d’espionnage avait stupéfié le monde entier par ses prouesses techniques, en exécutant un complot ourdi en 2014 par son directeur de l’époque, Tamir Pardo, qui avait paralysé le Hezbollah en faisant exploser simultanément des milliers de bipeurs. Selon le Hezbollah, les explosions ont tué 30 combattants et 12 civils, dont deux enfants, et blessé plus de 3 500 personnes.

À 3 heures du matin, le 13 juin, S.T. et une légion étrangère composée d’environ 70 commandos ont ouvert le feu à l’aide de drones et de missiles sur une liste soigneusement sélectionnée de batteries antiaériennes et de lanceurs de missiles balistiques. (Ses supérieurs au Mossad ne nous ont communiqué que ses initiales.) Le lendemain, un autre groupe composé d’Iraniens et d’autres personnes recrutées dans la région a lancé une deuxième vague d’attaques à l’intérieur de l’Iran.

Au cours d’entretiens approfondis, dix responsables actuels et anciens des services de renseignement israéliens ont décrit les raids commando et ont révélé une multitude de détails jusqu’alors inconnus sur les efforts secrets déployés depuis des décennies par leur pays pour empêcher l’Iran de se doter de la bombe atomique. Ils ont demandé à rester anonymes afin de pouvoir s’exprimer librement.

Les responsables ont déclaré que les attaques commando avaient joué un rôle crucial dans les frappes aériennes de juin, permettant à l’armée de l’air israélienne de mener vague après vague de bombardements sans perdre un seul avion. Grâce aux renseignements recueillis par les agents du Mossad sur le terrain, les avions de combat israéliens ont pilonné les installations nucléaires, détruit environ la moitié des 3 000 missiles balistiques iraniens et 80 % de leurs lanceurs, et tiré des missiles sur les chambres à coucher des scientifiques nucléaires et des commandants militaires iraniens.

Comme ils l’avaient fait avec les bipeurs au Liban, les espions israéliens ont tiré parti de leur capacité à pénétrer les systèmes de communication de leurs adversaires. Au début de l’attaque aérienne, les cyberguerriers israéliens ont envoyé un faux message aux hauts responsables militaires iraniens, les attirant vers une réunion fantôme dans un bunker souterrain qui a ensuite été détruit par une frappe de précision. Vingt personnes ont été tuées, dont trois chefs d’état-major.

La carte stratégique de la région a été radicalement redessinée depuis les attentats du 7 octobre 2023, au cours desquels le Hamas a tué plus de 1 200 Israéliens et pris 251 otages. L’attention du public, en particulier ces dernières semaines, s’est concentrée sur les représailles d’Israël contre Gaza, qui ont causé des dizaines de milliers de morts et une famine croissante, condamnée par la communauté internationale.

La guerre secrète entre Israël et l’Iran a beaucoup moins attiré l’attention du public, mais elle a également joué un rôle important dans l’évolution de l’équilibre des pouvoirs dans la région.

En 2018, des agents formés par Israël ont fait irruption dans un entrepôt non surveillé à Téhéran. et ont utilisé des découpeurs plasma à haute température pour forcer les coffres-forts contenant des dessins, des données, des disques informatiques et des carnets de planification. Le matériel, pesant plus de 1 000 livres, a été chargé dans deux camions et transporté vers l’Azerbaïdjan voisin. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a présenté le matériel lors d’une conférence de presse à Tel-Aviv et a déclaré qu’il prouvait que l’Iran avait menti au sujet de ses intentions nucléaires.

Deux ans plus tard, le Mossad a tué l’un des meilleurs physiciens iraniens, en utilisant la reconnaissance faciale améliorée par l’intelligence artificielle pour diriger une mitrailleuse télécommandée garée sur le bord d’une route près de sa maison de campagne.

Selon les planificateurs israéliens, avant les frappes aériennes de juin, ils ont demandé à des chauffeurs routiers inconscients de leur rôle de faire passer clandestinement en Iran des tonnes de « matériel métallique », c’est-à-dire les pièces détachées des armes utilisées par les commandos.

Les responsables israéliens ont déclaré que ces opérations reflétaient un changement fondamental dans l’approche du Mossad, amorcé il y a environ 15 ans. Les agents en Iran qui ont forcé les coffres-forts, installé les mitrailleuses, détruit les défenses aériennes et surveillé les appartements des scientifiques n’étaient pas israéliens. Tous étaient soit iraniens, soit citoyens de pays tiers, selon des hauts responsables israéliens ayant une connaissance directe des opérations. Pendant des années, ces missions en Iran ont été l’apanage exclusif des agents de terrain israéliens. Mais les responsables ont déclaré que l’impopularité croissante du régime iranien a rendu beaucoup plus facile le recrutement d’agents.

S.T. était l’un d’entre eux. Selon les autorités israéliennes, il a grandi dans une famille ouvrière d’une petite ville près de Téhéran. Il s’était inscrit à l’université et menait une vie d’étudiant apparemment ordinaire, lorsque lui et plusieurs de ses camarades de classe ont été arrêtés par la redoutable milice iranienne Basij et emmenés dans un centre de détention où ils ont été torturés à l’aide de décharges électriques et sauvagement battus.

S.T. et ses amis ont finalement été libérés, mais cette expérience l’a rendu furieux et assoiffé de vengeance. Peu après, un parent vivant à l’étranger a donné son nom à un espion israélien dont le travail consistait à identifier les Iraniens mécontents. Des messages ont été échangés via une application téléphonique cryptée, et S.T. a accepté un voyage gratuit dans un pays voisin.

Un agent du Mossad l’a invité à travailler comme agent secret contre l’Iran. Il a accepté, demandant seulement qu’Israël s’engage à prendre soin de sa famille si quelque chose tournait mal. (L’Iran exécute sommairement toute personne surprise en train d’espionner pour le compte d’un pays étranger, en particulier Israël.)

Il a été formé pendant des mois hors d’Iran par des spécialistes israéliens en armement. Juste avant le début de l’attaque, lui et sa petite équipe sont retournés dans le pays pour jouer leur rôle dans l’une des opérations militaires les plus importantes et les plus complexes de l’histoire d’Israël.

 

Les origines d’une guerre secrète

Le Mossad a fait de l’Iran sa priorité absolue en 1993, après que les Israéliens et les Palestiniens eurent signé les accords d’Oslo sur la pelouse de la Maison Blanche, mettant apparemment fin à des décennies de conflit.

Israël entretenait depuis longtemps des relations complexes avec l’Iran. Pendant des décennies, il a maintenu une alliance stratégique avec le shah d’Iran. Mais l’ayatollah Ruhollah Khomeini et les islamistes qui ont renversé le monarque en 1979 ont qualifié l’État juif de « tumeur cancéreuse » qui devait être excisée du Moyen-Orient.

La stratégie d’Israël consiste en fait à protéger son monopole nucléaire dans la région. Il ne reconnaît pas publiquement son arsenal, estimé à plus de 90 ogives. L’armée de l’air israélienne a détruit le réacteur nucléaire irakien en 1981 et un réacteur syrien en construction en 2007.

Après le raid aérien en Irak, le Premier ministre israélien Menahem Begin a déclaré que son pays avait le droit d’empêcher ses voisins de fabriquer leur propre bombe. « Nous ne pouvons pas permettre un deuxième Holocauste », a-t-il déclaré.

Quelques années plus tard, l’Iran a commencé à mener des recherches sur les armes nucléaires, en s’appuyant sur l’expertise d’un ingénieur pakistanais, Abdul Qadeer Khan, qui avait autrefois travaillé pour une entreprise néerlandaise produisant de l’uranium enrichi.


Abdul Qadeer Khan

Shabtai Shavit, directeur du Mossad dont le mandat a pris fin en 1996, a déclaré qu’Israël était au courant des déplacements de Khan dans la région, mais n’avait pas initialement détecté son rôle crucial dans le programme iranien. « Nous n’avons pas pleinement compris ses intentions », nous a confié Shavit lors d’une interview avant son décès en 2023. « Si nous l’avions su, j’aurais ordonné à mes combattants de le tuer. Je pense que cela aurait pu changer le cours de l’histoire. »

Selon les inspecteurs nucléaires des Nations Unies, les Iraniens ont utilisé les plans fournis par Khan pour commencer à construire les centrifugeuses nécessaires à l’enrichissement de l’uranium qu’ils ont acheté au Pakistan, en Chine et en Afrique du Sud.

En 2000, le successeur de Shavit a élaboré des plans pour que l’unité des missions spéciales du Mossad, connue sous le nom de Kidon (qui signifie « baïonnette » en hébreu), assassine Khan alors qu’il était en visite dans ce qu’un responsable a décrit comme « un pays d’Asie du Sud-Est ». La mission a été suspendue lorsque le président pakistanais, le général Pervez Musharraf, a déclaré au président Bill Clinton qu’il allait mettre un frein aux activités internationales de Khan.

Cette promesse n’a pas été tenue.

La même année, le Mossad a découvert que les Iraniens construisaient une usine d’enrichissement secrète près de Natanz, une ville située à environ 320 km au sud de Téhéran. L’agence d’espionnage a informé un groupe dissident iranien, qui a rendu cette information publique deux ans plus tard.

Des vétérans du Mossad ont déclaré que des agents — probablement des Israéliens se faisant passer pour des Européens installant ou entretenant des équipements — se promenaient dans Natanz avec des chaussures à double semelle qui collectaient des échantillons de poussière et de terre. Des tests ont finalement révélé que les centrifugeuses de fabrication iranienne enrichissaient l’uranium bien au-delà du niveau de 5 % nécessaire pour une centrale nucléaire. (Les isotopes médicaux utilisent de l’uranium enrichi à 20 % ; les bombes ont besoin de 90 %.)

En 2001, Israël a élu comme Premier ministre le général Ariel Sharon, célèbre pour sa fermeté belliqueuse. L’année suivante, Sharon a nommé l’un de ses généraux préférés, Meir Dagan, à la tête du Mossad. Tous deux avaient la réputation de repousser les limites et de défier les normes.

Dagan, qui a dirigé le Mossad de 2002 à 2011, a décidé de faire de l’arrêt du programme nucléaire iranien l’objectif principal de l’agence d’espionnage.

La photo du grand-père de Meir Dagan

Tout comme Begin, qui était né en Pologne, Dagan était hanté par l’Holocauste. Les chefs des services de renseignement étrangers se souviennent avoir visité son bureau et avoir vu sur le mur une photographie montrant des soldats nazis brutalisant le grand-père de Dagan. Expliquant la signification de cette photo lors d’un rassemblement anti-Netanyahou en 2015, il a déclaré : « J’ai juré que cela ne se reproduirait plus jamais. J’espère et je crois avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour tenir cette promesse. »

Sous la direction de Dagan, le Mossad a organisé toute une série d’opérations secrètes visant à ralentir le programme iranien. Des agents israéliens ont commencé à assassiner des scientifiques nucléaires iraniens, envoyant des agents à moto pour attacher de petites bombes à des voitures dans la circulation.

L’art du recrutement

Dagan était fier de la capacité croissante du Mossad à recruter des Iraniens et d’autres personnes pour mener des opérations secrètes en Iran.

L’une des clés du succès de l’agence d’espionnage réside dans la composition ethnique de l’Iran. Des responsables israéliens ont souligné dans des interviews qu’environ 40 % de la population du pays, qui compte 90 millions d’habitants, est composée de minorités ethniques : Arabes, Azéris, Baloutches, Kurdes et autres.

Peu avant sa mort en 2016, Dagan nous a confié que « le meilleur vivier pour recruter des agents en Iran réside dans la mosaïque ethnique et humaine du pays. Beaucoup d’entre eux s’opposent au régime. Certains le détestent même. »

Des responsables actuels et anciens ont déclaré que Dagan avait préconisé le recours à des agents d’origine étrangère. Au début de ses efforts pour infiltrer l’Iran, l’agence de renseignement s’était principalement appuyée sur des Israéliens, connus des membres du Mossad sous le nom de « bleu et blanc », en référence aux couleurs du drapeau israélien.

Sous la direction de Dagan, les dirigeants du Mossad en sont venus à croire qu’ils pouvaient trouver des agents très efficaces en Iran ou parmi les exilés iraniens et d’autres personnes vivant dans l’un des sept pays qui le bordent.

Des responsables actuels et anciens ont déclaré que les recrues se répartissaient en deux catégories. Certaines s’orientaient vers le domaine de l’espionnage traditionnel, recueillant des renseignements et les transmettant à leur responsable. D’autres se montraient disposées à mener des opérations violentes, notamment des attaques contre des scientifiques nucléaires.

Compte tenu du risque d’exécution sommaire, il n’est pas surprenant que beaucoup aient eu des doutes au départ.

« Convaincre quelqu’un de trahir son pays n’est pas une mince affaire », a déclaré un ancien officier supérieur du Mossad qui supervisait les unités chargées des agents étrangers. « C’est un processus d’érosion progressive. Vous commencez par une demande mineure, une tâche insignifiante. Puis une autre. Ce sont des essais. S’ils s’en acquittent bien, vous leur confiez une tâche plus importante, plus significative. Et s’ils refusent, eh bien, à ce moment-là, vous disposez d’un moyen de pression : les menaces, voire le chantage. »

Les chefs des services secrets, dit-il, essaient d’éviter les menaces ou la coercition. « Il vaut mieux les guider vers un endroit où ils agissent de leur plein gré, où ils font eux-mêmes le premier pas », explique l’ancien officier.

L’élément le plus important est la confiance. « Votre agent doit vous être loyal et émotionnellement attaché à vous. Tout comme un soldat qui charge malgré le danger, faisant confiance à ses camarades, il en va de même pour les agents. Il part en mission parce qu’il fait confiance à son supérieur et éprouve un profond sentiment de responsabilité envers lui. »

La plupart des personnes qui ont accepté de travailler pour Israël s’attendaient à être rémunérées pour les risques qu’elles prenaient. Mais selon les responsables actuels et anciens, la motivation première des personnes qui acceptent d’espionner leur propre pays est souvent plus primitive.

« La récompense financière est bien sûr importante », a déclaré l’ancien agent du Mossad. « Mais les gens sont également motivés par des émotions : la haine, l’amour, la dépendance, la vengeance. Cependant, il est toujours utile que les motivations se la recrue soient soutenues par un avantage tangible : pas nécessairement un paiement direct, mais une aide indirecte. »

C’est ainsi que S.T. a été recruté.

Ses responsables ont déclaré qu’il était rongé par la haine envers le régime et ce que lui avait fait subir la milice Basij. Mais ce qui l’a finalement poussé à coopérer, c’est l’offre du Mossad d’organiser pour un membre de sa famille un traitement médical indisponible en Iran.

Depuis des décennies, les soins médicaux constituent l’une des méthodes de recrutement favorites du Mossad. Les services de renseignement israéliens entretiennent des liens avec des médecins et des cliniques dans plusieurs pays, et l’organisation d’opérations chirurgicales et de diverses thérapies a également été utilisée pour infiltrer des groupes extrémistes palestiniens. Cette méthode a été encore plus utilisée dans les approches auprès des Iraniens, dans l’espoir de les persuader d’aider Israël.

Le Mossad utilise également Internet pour recruter des agents, en créant des sites ouèbe et en publiant des messages sur les réseaux sociaux destinés aux Iraniens, proposant leur aide aux personnes atteintes de maladies mortelles telles que le cancer. Ces messages comprennent des numéros de téléphone ou des options de contact cryptées.

Les services secrets israéliens peuvent mobiliser leur réseau international pour trouver des médecins ou des cliniques de confiance, qui ne poseront pas trop de questions. Le Mossad paie généralement les factures directement et discrètement.

Une autre incitation utilisée pour attirer les espions potentiels est l’accès à l’enseignement supérieur dans un pays étranger. Forts de leurs années de recherche et d’expérience, les recruteurs du Mossad savent que les Iraniens aspirent à accéder à un enseignement de qualité. Même le régime religieux fondamentaliste de l’actuel guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, encourage la poursuite d’études supérieures. Cela rend particulièrement attrayante l’offre d’une place dans une université occidentale ou dans un internat pour adolescents.

Une fois qu’un candidat est identifié, le Mossad organise une première rencontre dans un lieu accessible, souvent dans des pays voisins tels que la Turquie, l’Arménie ou l’Azerbaïdjan, où les Iraniens peuvent entrer relativement facilement. D’autres options incluent des destinations en Asie du Sud-Est comme la Thaïlande et l’Inde, qui permettent aux citoyens iraniens de demander en ligne des visas d’affaires, médicaux ou touristiques.

Les candidats sont soumis à une série d’entretiens et d’évaluations psychologiques. Des psychologues observent leur comportement, souvent derrière des miroirs sans tain. Ils remplissent des questionnaires détaillés sur leur histoire personnelle, y compris des détails intimes sur leur vie familiale, et sont interrogés par un examinateur polygraphe.

Les agents sont régulièrement soumis à de nouveaux tests après avoir commencé à travailler sur le terrain. Chaque action, qu’elle soit mineure ou majeure, est suivie d’un nouveau test au détecteur de mensonges afin de confirmer leur loyauté continue.

Ils reçoivent une formation approfondie et sont étroitement supervisés. Afin de ne pas éveiller les soupçons, on leur indique comment s’habiller, où acheter leurs vêtements, quelles voitures conduire, et même comment, quand et où déposer l’argent qu’ils reçoivent.

La relation entre l’agent et son responsable est cruciale, comme l’explique un ancien agent du Mossad qui « dirigeait » des agents. Dans de nombreux cas, le responsable est à la fois confesseur, baby-sitter, psychologue, mentor spirituel et membre de la famille de substitution.

L’objectif est de créer un lien si fort que l’agent se sente en sécurité et soutenu, suffisamment à l’aise pour partager même ses secrets les plus intimes, y compris ses relations sexuelles.

Toute information concernant l’agent peut être précieuse pour le Mossad, qu’il s’agisse d’un signal d’alerte indiquant une vulnérabilité potentielle face à la police secrète iranienne ou d’un autre aspect de la vie de l’agent que les responsables peuvent exploiter. Parmi les questions clés : qui fait partie du cercle social de la personne ? Peut-elle utiliser cette relation au profit du Mossad ?

Les agents chargés d’assassiner des scientifiques nucléaires dans la rue ont reçu une formation approfondie de la part des agents du Mossad. Ils ont appris à conduire des motos et à tirer sur leurs cibles à bout portant ou à placer des explosifs sur leurs véhicules.

L’objectif était à la fois de priver le programme iranien de son expertise et de dissuader les scientifiques prometteurs de travailler sur les armes nucléaires. Entre 2010 et 2012, les Israéliens ont tué au moins quatre scientifiques et en ont manqué un autre de peu.

Les opérations étaient gérées par des Israéliens, jusque dans les moindres détails, souvent depuis des pays voisins ou directement depuis le quartier général du Mossad au nord de Tel Aviv, et parfois par des agents des services secrets israéliens qui entraient brièvement en Iran.

Opération “Réveil du Lion”

Au fil des ans, le Mossad et l’armée israélienne ont élaboré à plusieurs reprises des plans visant à mettre fin au programme nucléaire iranien en bombardant ses installations clés. Les dirigeants politiques israéliens ont toujours reculé sous la pression des présidents usaméricains qui craignaient qu’une attaque ne déclenche une guerre régionale, déstabilisant ainsi le Moyen-Orient. Le Hezbollah, représentant de l’Iran au Liban, avait stocké des dizaines de milliers de missiles, suffisamment pour submerger les défenses aériennes israéliennes et frapper ses plus grandes villes.

Ces calculs ont radicalement changé au cours de l’année écoulée.

En avril et octobre 2024, l’Iran a tiré des missiles et des drones directement sur Israël. Presque tous ont été abattus avec l’aide des USA et de leurs alliés. L’armée de l’air israélienne a riposté par des frappes aériennes qui ont détruit une grande partie des défenses aériennes iraniennes.

L’armée israélienne avait commencé à planifier une campagne de bombardements contre l’Iran à la mi-2024, qu’elle espérait voir aboutir dans un délai d’un an. Avec la victoire de Donald Trump aux élections de novembre et la neutralisation du Hezbollah, les responsables israéliens ont vu une opportunité se présenter.

Les pilotes israéliens formés aux USA survolaient secrètement l’Iran depuis 2016, apprenant à connaître le terrain et explorant différentes routes afin de minimiser les risques d’être détectés.

Une cible nucléaire en Iran était toutefois considérée comme si redoutable que l’armée de l’air israélienne n’avait aucun plan pour la détruire. Les Iraniens avaient construit une usine d’enrichissement d’uranium à Fordo et l’avaient enfouie à l’intérieur d’une montagne, à près de 90 mètres sous la surface. L’Iran a tenté de garder Fordo secret, mais le Mossad et les services de renseignement usaméricains et britanniques ont réussi à suivre les mouvements à l’intérieur et à l’extérieur de la montagne. Le président Barack Obama a révélé son existence en 2009, et les inspecteurs des Nations unies qui ont visité le site peu après ont découvert que l’Iran prévoyait d’installer jusqu’à 3 000 centrifugeuses très sophistiquées pour enrichir l’uranium.

Seuls les USA disposaient d’une bombe suffisamment puissante pour percer une montagne : la GBU-57 Massive Ordnance Penetrator, la plus grande bombe conventionnelle au monde, connue sous le nom de « bunker buster ».

Les stratèges militaires israéliens ont donc élaboré un plan d’opération terrestre très risqué, dont les détails sont révélés ici pour la première fois. Selon ce plan, des commandos d’élite devaient être introduits clandestinement sur le site de Fordo sans être détectés. Ils devaient ensuite prendre d’assaut le bâtiment, profitant de l’effet de surprise. Une fois à l’intérieur, leur mission consistait à faire exploser les centrifugeuses, à s’emparer de l’uranium enrichi de l’Iran et à s’échapper.

Le nouveau chef du Mossad était sceptique. David Barnea, connu sous le nom de Dadi, avait longtemps milité en faveur d’actions agressives contre l’Iran. Il avait supervisé l’attaque à la mitrailleuse télécommandée en 2020, juste avant d’être promu à la tête de l’organisation. Pourtant, il estimait que les plans d’une attaque commando contre Fordo étaient beaucoup trop risqués. Barnea craignait que certains des meilleurs soldats et espions israéliens ne soient tués ou pris en otage, un cauchemar pour les Israéliens déjà profondément affectés par le calvaire des otages israéliens détenus par le Hamas à Gaza depuis l’attaque du 7 octobre 2023.

Barnea et d’autres responsables israéliens en sont venus à croire que l’administration Trump pourrait se joindre à une attaque israélienne contre l’Iran, avec des avions de combat usaméricains larguant m  massivement des « bunker busters » sur Fordo. Trump avait déclaré à plusieurs reprises et publiquement qu’il ne permettrait pas à l’Iran d’obtenir la bombe nucléaire.

Pour préparer ce qui allait être baptisé « Opération “Réveil du Lion”, le Mossad et les services de renseignement militaire, Aman, ont intensifié leur surveillance des chefs militaires et des équipes nucléaires iraniens. Plusieurs des planificateurs de l’opération ont déclaré que Barnea avait considérablement élargi la division Tzomet, ou Junction, du Mossad, qui recrute et forme des agents non israéliens. Il a été décidé de confier à cette légion étrangère l’équipement le plus sophistiqué d’Israël pour les opérations paramilitaires et les communications. Les couvertures de chaque agent, appelées « légendes », ont été vérifiées et revérifiées afin de détecter toute incohérence.

Les efforts d’espionnage du Mossad ont été facilités par un facteur géographique. L’Iran est bordé par l’Irak, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Pakistan, le Turkménistan et l’Afghanistan. La contrebande fait partie intégrante du mode de vie dans cette région, où des milliers de personnes gagnent leur vie en transportant de la drogue, du carburant et des appareils électroniques à travers les frontières à dos d’âne, de chameau, en voiture ou en camion.

Le Mossad avait noué des contacts avec des passeurs — et souvent avec les agences de renseignement gouvernementales — dans les sept pays.

« Il est relativement facile d’acheminer du matériel à l’intérieur et à l’extérieur du pays », a déclaré un Israélien qui a travaillé avec le Mossad dans le domaine de la logistique, « et le Mossad a également eu recours à des sociétés écrans qui expédiaient légalement des caisses et des conteneurs par voie maritime et par camion, en passant légalement les postes-frontières ».

Le matériel a été livré à des « agents infrastructurels », des agents du Mossad en Iran qui stockent le matériel jusqu’à ce qu’il soit nécessaire. Des vétérans du Mossad ont déclaré que le matériel pouvait être caché dans des refuges pendant des années, mis à jour à mesure que la technologie évolue ou que des travaux de maintenance sont nécessaires.

Les responsables ont déclaré que le Mossad avait formé pendant environ cinq mois les agents non israéliens qui devaient attaquer des cibles iraniennes. Certains ont été amenés en Israël, où des maquettes avaient été construites pour permettre des exercices pratiques. D’autres ont répété leurs missions dans des pays tiers où ils ont rencontré des experts israéliens.

Il y avait deux groupes de commandos, chacun composé de 14 équipes de quatre à six membres. Certains vivaient déjà en Iran. D’autres étaient des exilés opposés au régime qui s’étaient introduits dans le pays à la veille de l’attaque.

Chacun avait ses instructions, mais ils étaient également en contact avec les planificateurs israéliens qui pouvaient modifier ou mettre à jour le plan d’attaque. La plupart des équipes avaient pour mission de frapper les défenses aériennes iraniennes à partir d’une liste de cibles fournie par l’armée de l’air israélienne.

Le Mossad avait attribué des noms de code à chacune des équipes et à leurs missions, qui étaient basés sur des combinaisons de notes de musique.

Dans la nuit du 12 juin, les équipes ont pris position comme prévu. Les Israéliens chargés des opérations secrètes ont ordonné aux agents de ne laisser que peu ou pas d’équipement derrière eux. (Les médias iraniens ont rapporté après l’attaque que les infiltrés avaient manqué leurs cibles et s’étaient enfuis sans leur équipement ; les responsables israéliens ont déclaré que les Iraniens n’avaient trouvé que des composants insignifiants, équivalents à des emballages de chewing-gum.)

« Cent pour cent des batteries antiaériennes repérées par l’armée de l’air pour le Mossad ont été détruites », a déclaré un haut responsable des services de renseignement israéliens. La plupart se trouvaient près de Téhéran, dans des zones où l’armée de l’air israélienne n’avait jamais opéré auparavant.

Au cours des premières heures de la guerre, l’une des équipes de commandos a frappé un lanceur de missiles balistiques iranien. Les analystes israéliens estiment que cette mission a eu un impact disproportionné, poussant l’Iran à retarder sa riposte contre Israël par crainte que d’autres lanceurs de missiles ne soient vulnérables à des attaques depuis l’intérieur du pays.

Les responsables ont souligné que la logistique militaire du plan était l’œuvre d’Aman et de l’armée de l’air israélienne, qui a frappé plus d’un millier de cibles au cours des 11 jours de frappes aériennes. Mais les responsables s’accordent à dire que le Mossad a fourni des renseignements essentiels pour un aspect de “Réveil du Lion” : les assassinats de hauts commandants iraniens et de scientifiques nucléaires.

Le Mossad a compilé des informations détaillées sur les habitudes et les déplacements de 11 scientifiques nucléaires iraniens. Les dossiers indiquaient même l’emplacement des chambres à coucher dans les maisons de ces hommes. Le matin du 13 juin, des avions de combat de l’armée de l’air israélienne ont tiré des missiles air-sol sur ces coordonnées, tuant les 11 hommes.

Après un certain délai, l’Iran a riposté par une salve de missiles. La plupart ont été interceptés, mais ceux qui ont atteint leur cible ont causé des dégâts considérables. Israël a fait état de 30 morts parmi les civils et a estimé le coût de la reconstruction à 12 milliards de dollars. Les médias d’État iraniens ont évalué le nombre de morts dans leur pays à plus de 600.

La question de savoir dans quelle mesure les efforts nucléaires de l’Iran ont été retardés reste controversée. Trump a insisté sur le fait que les frappes aériennes usaméricaines sur Fordo, Natanz et Ispahan ont « anéanti » le programme iranien. Les analystes des services de renseignement israéliens et usaméricains se sont montrés plus réservés.

« Cette guerre les a considérablement retardés », a déclaré l’ancien chef de l’Aman, le général Tamir Hayman. « L’Iran n’est plus un État seuil nucléaire, comme il l’était à la veille de la guerre. Il pourrait retrouver ce statut dans un ou deux ans au plus tôt, à condition que le Guide suprême décide de se lancer dans la fabrication d’une bombe. »

Hayman, qui dirige aujourd’hui l’Institut d’études sur la sécurité nationale en Israël, a déclaré qu’il était possible que cette attaque ait l’effet inverse de celui escompté, si l’Iran se montrait encore plus déterminé à construire une bombe capable de dissuader de futures attaques israéliennes.

L’homme qui a dirigé l’opération clandestine contre l’Iran

David Barnea, directeur du Mossad, a dirigé les efforts d’Israël pour recruter des dissidents iraniens afin d’attaquer le pays de l’intérieur. Voici ce qu’il faut savoir à son sujet.

Yossi Melman et Dan Raviv, ProPublica, 7/8/2025
Traduit par Tlaxcala

David Barnea, directeur du Mossad à l’origine de certains des succès les plus remarquables de son histoire, n’avait jamais eu l’intention de devenir agent de renseignement. Jeune homme, il a été chef d’équipe dans l’unité commando la plus élitiste de l’armée israélienne, puis est venu à New York pour étudier en vue d’une carrière dans les affaires.

 
Après avoir obtenu une maîtrise en finance à l’université Pace, il a travaillé dans une banque d’investissement israélienne, puis dans une société de courtage, faisant ainsi ses premiers pas vers une carrière où le plus grand danger était un changement inattendu sur les marchés financiers mondiaux.

Le monde de Barnea a été bouleversé en novembre 1995 lorsqu’un extrémiste de droite israélien a assassiné le Premier ministre Yitzhak Rabin lors d’un rassemblement pour la paix. Rabin avait signé les accords d’Oslo en 1993 avec Yasser Arafat, le leader de l’Organisation de libération de la Palestine, et faisait pression pour une solution à deux États au conflit qui opposait depuis des décennies les Arabes et les Juifs.

« L’assassinat de Rabin l’a bouleversé, comme beaucoup d’autres Israéliens », se souvient David Meidan, un ancien agent du Mossad à la retraite considéré comme le mentor de Barnea. Il explique que cet assassinat a poussé Barnea, alors âgé de 30 ans, à tout remettre en question et à chercher « un sens à sa vie ». Un ami lui a suggéré de postuler au Mossad et, après avoir passé les tests physiques et psychologiques requis, il a été accepté dans le programme de formation de l’agence.

Barnea s’est révélé doué pour repérer, recruter et diriger des agents qui travailleraient pour le Mossad dans des pays hostiles à Israël. Un an après avoir rejoint l’agence d’espionnage, il est devenu agent de terrain dans sa division Tzomet, ou Junction.

Meidan a déclaré que Barnea possédait les qualités essentielles pour réussir dans ce rôle : « l’intelligence émotionnelle et l’empathie ». Il a notamment été affecté pendant plusieurs années dans une capitale européenne, où ses collègues du Mossad ont déclaré qu’il s’était révélé charmant, concentré et déterminé.

Ces dernières qualités étaient évidentes dès son plus jeune âge. Barnea est né à Ashkelon, en Israël, en 1965. Son père, Yosef Brunner, a quitté l’Allemagne hitlérienne en 1933 pour la Palestine sous domination britannique et a finalement servi comme lieutenant-colonel dans les premières années des Forces de défense israéliennes.

À 14 ans, les parents de Barnea l’ont inscrit dans un internat militaire. Il est devenu un fanatique de fitness et continue de courir ou de faire du vélo dès qu’il en a l’occasion. Lorsqu’il a dû effectuer son service militaire obligatoire, Barnea a obtenu une place très convoitée au sein du Sayeret Matkal, une unité commando d’élite fréquemment envoyée au-delà des frontières d’Israël pour recueillir des renseignements ou mener des attaques secrètes ou des sabotages.

Dans les années 1990, lorsqu’il a commencé sa carrière d’espion, le Mossad se concentrait principalement sur le terrorisme palestinien. Barnea, qui parle arabe, s’est révélé doué pour diriger des agents au sein et autour de l’OLP et d’autres organisations.

Il a gravi les échelons et faisait partie de la direction du Mossad lorsque celui-ci a décidé de faire de la collecte de renseignements sur l’Iran sa priorité absolue en 2002. Ce changement reflétait l’inquiétude croissante suscitée par le programme nucléaire secret de l’Iran et ses liens avec de puissants mandataires régionaux tels que le Hezbollah.

En 2019, Barnea a été nommé directeur adjoint du Mossad et chef de sa direction des opérations. Au sein de l’agence, il s’est distingué comme un partisan des opérations agressives visant les scientifiques iraniens, les sites nucléaires et l’arsenal croissant de missiles iraniens pouvant atteindre Israël.


Fakhrizadeh

En novembre 2020, Barnea a supervisé l’opération qui a conduit à l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, physicien et général du Corps des gardiens de la révolution islamique, responsable des aspects militaires du programme nucléaire iranien. Après des mois de surveillance par des agents non israéliens, le Mossad a pu déterminer les habitudes de déplacement de Fakhrizadeh. Un plan a été élaboré pour garer une camionnette Nissan sur le bord de la route et installer une mitrailleuse unique télécommandée sur sa plate-forme. L’arme était équipée d’une caméra sophistiquée et d’un logiciel d’intelligence artificielle qui identifierait Fakhrizadeh et ne tirerait que sur lui.

L’opération était contrôlée depuis le quartier général du Mossad, au nord de Tel-Aviv, où Barnea était rejoint dans le centre de commandement par son supérieur, le directeur de l’agence Yossi Cohen. Ils ont pu voir la voiture du physicien nucléaire s’approcher, puis la mitrailleuse a ouvert le feu, touchant Fakhrizadeh à plusieurs reprises tout en épargnant sa femme, qui était assise à côté de lui.

Sept mois plus tard, Barnea a été nommé à la tête du Mossad par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Il est le 13e homme à occuper ce poste.

Au cours des années qui ont suivi, Barnea s’est appuyé sur les atouts de l’opération Fakhrizadeh pour recruter des dizaines d’agents non israéliens pour des opérations en Iran. Ces agents ont joué un rôle crucial dans les frappes aériennes de juin contre le programme nucléaire iranien, en identifiant l’emplacement des domiciles des scientifiques nucléaires et en neutralisant les défenses aériennes iraniennes.

Un collègue haut placé au Mossad, Haim Tomer, a déclaré que Barnea n’était peut-être pas aussi « stratégique, charismatique ou flamboyant » que certains de ses prédécesseurs, mais qu’il avait prouvé qu’il était un « opérateur de premier plan ».

Parmi les succès du Mossad sous la direction de Barnea, on peut citer les bipeurs explosifs qui ont décimé le Hezbollah, l’assassinat de scientifiques nucléaires iraniens et d’un dirigeant politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, en visite à Téhéran, ainsi que les raids commando qui ont détruit les défenses aériennes iraniennes et permis à Israël de frapper les installations nucléaires sans perdre un seul avion.

Ces missions représentent un revirement remarquable pour les Israéliens de la communauté du renseignement, dont beaucoup estimaient avoir failli à leur devoir envers la nation après l’attaque du 7 octobre 2023, au cours de laquelle le Hamas a tué plus de 1 200 Israéliens et en a kidnappé 251. Ce sentiment de honte était présent dans toutes les agences, même celles comme le Mossad qui n’étaient pas principalement chargées de surveiller le Hamas.

Les directeurs du Mossad ont généralement un mandat de cinq ans, et Barnea, ou Dadi comme l’appellent ses collaborateurs, pourrait donc être remplacé d’ici le milieu de l’année 2026 ; mais son mandat pourrait être prolongé en reconnaissance de ses succès.

« Ce sont des jours historiques pour le peuple d’Israël », a déclaré Barnea lors d’une réunion d’agents au siège du Mossad après la brève guerre de juin, où il a évoqué sa coopération étroite avec la CIA. « La menace iranienne, qui met en danger notre sécurité depuis des décennies, a été considérablement contrariée grâce à la coopération extraordinaire entre les Forces de défense israéliennes, qui ont mené la campagne, et le Mossad, qui a opéré à leurs côtés, avec le soutien de notre allié, les USA. »

 

Transcription traduite en français de l'entretien 

EMMA LUCIA LLANO
Les médias occidentaux ont fabriqué un consensus autour du meurtre de journalistes palestiniens par Israël

 Emma Lucia Llano, FAIR, 22/8/2025
Traduit par Tlaxcala

 Image : Lyna Al Tabal

L’assassinat ciblé par Israël de six membres des médias palestiniens dans la bande de Gaza le 10 août a provoqué une onde de choc dans la communauté journalistique. Bien que l’assassinat de journalistes ait été un outil commun du gouvernement israélien pour la suppression des informations provenant de Gaza, la perte d’Anas al-Sharif, journaliste à Al Jazeera, a été particulièrement douloureuse.

Beaucoup d’entre nous ont été émus par le reportage poignant d’al-Sharif, en le regardant enlever son gilet de presse, soulagé lorsqu’un cessez-le-feu a été annoncé (19/01/2025), jusqu’à voir un al-Sharif languissant rendre compte de la famine (21/7/2025) alors que les gens s’évanouissaient autour de lui. « Continue, Anas, ne t’arrête pas », dit une voix hors caméra. Tu es notre voix. »


Dans son dernier reportage pour Al Jazeera (10/8/2025), le journaliste Anas al-Sharif a rapporté : « Au cours des deux dernières heures, l’agression israélienne sur la ville de Gaza s’est intensifiée. »
 

Trois des victimes étaient des collègues d’Al-Sharif à Al Jazeera, l’un des rares médias à avoir pu maintenir ses journalistes à Gaza malgré le blocus israélien. Alors que des millions de personnes à travers le monde pleuraient non seulement al-Sharif, mais aussi ses collègues Mohammed Qreiqeh, Mohammed Noufal et Ibrahim Zaher, ainsi que les pigistes Moamen Aliwa et Mohammad al-Khaldi, nous étions également très préoccupés par le vide créé par leurs meurtres dans la couverture médiatique sur le terrain du génocide.

Les médias traditionnels ont toutefois utilisé les meurtres de ces journalistes courageux comme une occasion de continuer à répéter les mêmes arguments sionistes qui ont contribué à fabriquer le consentement pour leurs assassinats. FAIR a examiné la couverture initiale de ces assassinats par 15 médias différents : le New York Times, le Los Angeles Times, le Washington Post, le Wall Street Journal, le Financial Times, ABC, CBS, NBC, CNN, Fox, BBC, Politico, Newsweek, Associated Press et Reuters.

Nous avons constaté qu’ils se concentraient principalement sur le discours israélien, tentaient de délégitimer les sources propalestiniennes et ne parvenaient pas à replacer les meurtres dans le contexte plus large du génocide.


 Donner la priorité au prétexte d’Israël

Tous les articles mentionnaient l’allégation d’Israël selon laquelle al-Sharif était un membre du Hamas se faisant passer pour un journaliste, une affirmation que le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), l’Association de la presse étrangère et l’Organisation des Nations Unies ont toutes été jugées sans fondement.

Fox News (11/8/2025) a été le plus loin dans son adhésion au discours « terroriste » d’Israël.

 Quatre des 15 articles (New York Times, 11/8/2025; NBC, 10/8/2025; Fox, 11/8/2025; Wall Street Journal, 11/8/2025) ont mentionné ces allégations dans leur titre ou leur sous-titre. « Israël tue des journalistes d’Al Jazeera lors d’une frappe aérienne, affirmant que l’un d’eux travaillait pour le Hamas », titrait NBC, avec en sous-titre la calomnie israélienne selon laquelle al-Sharif « se faisait passer pour un journaliste ». Fox a proposé « Israël affirme que le journaliste d’Al Jazeera tué dans un raid aérien était le chef d’une « cellule terroriste » du Hamas ».

Le titre original de Reuters(11/8/2025) était « Israël tue un journaliste d’Al Jazeera qu’il qualifie de chef du Hamas », avant d’être modifié en « Une frappe israélienne tue des journalistes d’Al Jazeera à Gaza ».

Al-Sharif avait été pris pour cible et calomnié par les Forces de défense israéliennes pendant des mois avant son assassinat, et avait rédigé une déclaration en prévision de son assassinat. « Si ces mots vous parviennent, sachez qu’Israël a réussi à me tuer et à faire taire ma voix », a-t-il écrit. Il a demandé au monde entier de continuer à se battre pour la justice en Palestine : « N’oubliez pas Gaza. »

Six des articles (ABC, 11//8/2025; BBC, 11/8 /2025; New York Times, 11/8/2025; NBC,10/8/2025; Fox, 11/8/2025; Wall Street Journal, 11/8/2025) ont complètement omis toute référence ou citation de la dernière déclaration d’al-Sharif. Parmi ces six articles, le New York Times, la BBC, NBC et Fox ont inclus des citations de représentants du gouvernement israélien, choisissant de manière déconcertante de donner la priorité aux voix des assassins d’al-Sharif plutôt qu’à la sienne.

Le New York Times (10/8/2025) a donné au gouvernement israélien toute latitude pour salir la réputation d’un des journalistes qu’il venait d’assassiner, affirmant qu’il était « le chef d’une cellule terroriste » et « responsable d’avoir encouragé les attaques à la roquette contre des civils israéliens ».

Les articles du Wall Street Journal et du New York Times ont consacré la plus grande partie de leur espace à promouvoir le prétexte avancé par Israël pour justifier ces assassinats. Anat Peled, du WS Journal, a consacré les trois premiers paragraphes de son article à détailler la prétendue affiliation d’al-Sharif au Hamas. Ephrat Livni, du Times, a également consacré trois paragraphes à ces fausses allégations, ne laissant qu’un seul paragraphe à la réfutation d’Al Jazeera et du CPJ.

Tous les articles sauf ceux du New York Times (25/10/2008) et Fox (25/11/2008) ont cité le nombre historiquement élevé de journalistes palestiniens tués depuis le 7 octobre 2023. Le bilan s’élève actuellement à192, selon le CPJ [entretemps, il est monté à 219, NdT]. Cependant, seuls quatre articles (ABC, 11/8/2025; CNN, 10/8/2025; Politico,11/8/2025 ; Wall Street Journal, 11/8/2025) ont désigné Israël comme le principal responsable de ces meurtres. Plus généralement, l’agence AP (11/8/2025) a écrit qu’« au moins 192 journalistes ont été tués depuis le début de la guerre d’Israël à Gaza », sans mentionner l’identité de ces journalistes ni celle de leurs assassins.

Six (ABC, BBC, Newsweek, Fox,CBS, Wall Street Journal, LA Times) des 15 articles ne mentionnaient pas le Premier ministre Benjamin Netanyahu, et aucun ne mentionnait le mandat d’arrêt  de la Cour pénale internationale contre lui pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, notamment pour meurtre et pour avoir intentionnellement dirigé des attaques contre une population civile.

Il est important de noter que seuls deux articles (Wall Street Journal,11/8/2025; Washington Post, 11/8/2025) ont même souligné le fait que les cinq autres journalistes tués n’avaient pas été accusés d’appartenir au Hamas. En omettant cette information, les autres médias ont accepté et relayé auprès de leur public la prémisse israélienne selon laquelle il est légitime de tuer un nombre indéfini de passants pour atteindre un membre présumé du Hamas.


Décrivant l’attaque du 7 octobre 2023 comme contexte du meurtre de journalistes, NBC (10/8/2025) précisait que « bon nombre des cibles de ces attaques étaient des civils, notamment des personnes assistant à un festival de musique ». En revanche, les Palestiniens tués par la suite par Israël étaient simplement décrits comme « des personnes [...] dans l’enclave contrôlée par le Hamas ».

 Qualificatifs inutiles

Une pratique courante des médias occidentaux consiste à utiliser des qualificatifs inutiles pour délégitimer les informations provenant de sources palestiniennes. La couverture de l’assassinat d’al-Sharif n’a pas fait exception à la règle.

La BBC (11/8/2025) a écrit : « Selon le ministère de la Santé du territoire, dirigé par le Hamas, plus de 61 000 personnes ont été tuées à Gaza depuis le début de l’opération militaire israélienne. » Les médias occidentaux ont pris l’initiative de renommer le ministère de la Santé de Gaza (GHM) afin de semer le doute sur l’ampleur des atrocités commises par Israël. Ils mentionnent rarement qu’une étude publiée dans The Lancet (8 février 2025) a constaté que le nombre de morts pourrait être de 40 % plus élevé que ce que rapporte le GHM. Le New York Times (10/8/2025) et Reuters (11/8/2025) a également utilisé l’expression « dirigé par le Hamas » pour décrire les personnalités du gouvernement de Gaza.

Ces médias ont également fait preuve d’un parti pris évident dans leur manière de caractériser les victimes. Le New York Times(10/8/2025), lorsqu’il a rendu compte du nombre de victimes à Gaza, a écrit que le GHM ne « fait pas de distinction entre civils et combattants ». Plus tard, le Times a rendu compte des décès israéliens, sans faire de distinction entre les civils et les combattants.

Cela implique que certains décès palestiniens pourraient être considérés comme moins importants, voire justifiés, en raison du statut potentiel de « combattant » des victimes. Les décès israéliens, quant à eux, sont simplement comptabilisés comme des êtres humains. Le Washington Post (11/8/2025) a fait preuve du même double standard dans ses reportages.

NBC (10/8/2025) a écrit : « La plupart des cibles des attaques [du 7 octobre] étaient des civils, notamment des personnes assistant à un festival de musique. » Lorsqu’elle a rendu compte des décès palestiniens, NBC n’a pas mentionné que plus de la moitié des personnes tuées par les  attaques israéliennes ont été des femmes, des enfants et des personnes âgées. Une enquête plus récente a révélé que les civils représentent 83 % des décès, selon les propres données de l’armée israélienne. Le rapport ne décrit pas non plus ce que faisaient les victimes palestiniennes au moment où elles ont été tuées, comme par exemple le fait que près de 1 400 qui ont été abattus alors qu’ils cherchaient de l’aide.

Outre les arguments habituels, huit des quinze articles jettent le doute sur Al Jazeera en mentionnant à plusieurs reprises qu’elle appartient au gouvernement qatari. (Le Qatar, tout comme Israël, fait partie des vingt pays officiellement désignés comme «allié majeur non membre de l’OTAN» par les USA.) Trois des articles (New York Times,10/8/2025; Wall Street Journal,11/8/2025; LA Times,11/8/2025) mentionnent les relations conflictuelles entre le gouvernement israélien et Al Jazeera, le New York Times et le WS Journal consacrant plusieurs paragraphes aux liens présumés de la chaîne avec le Hamas comme base présumée du conflit, plutôt qu’à la couverture critique des actions israéliennes par Al Jazeera.

Fausses équivalences

Le titre original de Reuters (11/8/2025) était rédigé du point de vue des assassins d’al-Sharif.

Seuls trois articles utilisent le mot « famine » (Financial Times, 10/8/2025; CNN,10/8/2025; Newsweek,10/8/2025), et seul le Financial Times mentionne ce mot en dehors des guillemets. Reuters (25/11/2008) et le Wall Street Journal (11/8/2025) ont qualifié la situation respectivement de « crise alimentaire » et de « crise humanitaire qui a poussé de nombreux Palestiniens vers la famine ».

Les médias continuent de répandre l’idée que ce soi-disant conflit a commencé il y a moins de deux ans, comme lorsque NBC (10/8/2025) a écrit : « Israël a lancé l’offensive à Gaza, visant le Hamas, après les attentats terroristes perpétrés par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023. »

Bien que le nombre de victimes ait considérablement augmenté après l’opération du 7 octobre, la violence israélienne à l’encontre des Palestiniens remonte à bien avant cette date. Lors de la fondation de l’État, comme l’ont soigneusement expliqué de nombreux historiens. Au cours des décennies qui ont précédé l’opération du Hamas, le groupe israélien de défense des droits humains B’tselem compte plus de 10 000 Palestiniens tués par les forces israéliennes entre septembre 2000 et septembre 2023, dont la plupart étaient des non-combattants, parmi lesquels plus de 2 400 enfants de moins de 18 ans. (Au cours de la même période, environ 1 300 Israéliens, civils et militaires, ont été tués par des Palestiniens.)

Le Financial Times (10/8/2025) a décrit le génocide en cours comme ayant été « déclenché » par les attentats du 7 octobre, comme si l’opération « Al-Aqsa Flood » était un acte de violence aléatoire sans rapport avec le système d’apartheid qu’Israël impose aux Palestiniens. La BBC (1/8/2025) a décrit la violence israélienne comme une « réponse à l’attaque menée par le Hamas », effaçant complètement l’histoire de l’occupation et du nettoyage ethnique des Palestiniens par Israël, qui précède de loin l’existence du Hamas. Le fait d’occulter ce type de contexte explique en partie pourquoi Israël assassine systématiquement des journalistes palestiniens, dont al-Sharif et ses collègues.

 

25/08/2025

LYNA AL TABAL
La grande Amérique... sans armes ni munitions

Lyna Al-Tabal, Rai Al Youm, 15/8/2025
Traduit par Tlaxcala

Il est un pays qui se proclame première puissance militaire mondiale, un empire qui se targue d’invincibilité, comme si la force seule suffisait … Ainsi débute l’histoire, quelque part dans une contrée lointaine, sur un autre continent… Un pays à peine né, sans mythes fondateurs, bâti sur les cendres de peuples exterminés, et qui a planté son drapeau sur un continent volé. Tout son héritage se résume à un hamburger dégoulinant de graisse et à ce mirage qu’on appelle le rêve américain, scintillant encore dans l’esprit de quelques-uns.

 

Cet article ne disséquera pas la civilisation usaméricaine, ni les guerres où elle a jeté ses fils comme chair à canon, ni les océans de sang qu’elle a versé en traversant les continents, ni la mondialisation qui a avalé les âmes et les cultures. Non… Ici, il sera question d’un drame dérisoire : Cet article traite de l’épuisement des munitions usaméricaines. [1]

Les usines qui jadis vomissaient le fer et la mort sur les champs de bataille du monde entier ne sont plus que des chaînes poussives, traînant leur ennui comme si elles assemblaient des étagères IKEA à prix cassé.

Cette impuissance dévoile l’une des plus grandes humiliations de l’histoire militaire usaméricaine.

Que manque-t-il dans les entrailles du Pentagone ? Presque tout : drones, missiles, obus. L’Ukraine, à elle seule, dévore en quelques semaines ce que l’Amérique fabrique péniblement en une année entière. [2].

Et Israël, quant à lui, ouvre grande sa bouche sur ces mêmes stocks. Ce mois-ci, le Pentagone a suspendu la livraison de missiles Patriot, de missiles de précision et d’obus de mortier... Non, ce n’est pas la conscience des USA qui s’est éveillée, mais leurs réserves qui s’assèchent. Elles ne regorgent plus de munitions… seulement du sang de ceux qu’ils ont bombardés au nom de la démocratie. [3].

Après le 7 octobre, l’USAmérique s’est empressée de voler au secours d’Israël : des millions de dollars injectés dans des cargaisons de missiles, des porte-avions déployés en Méditerranée, des systèmes de défense activés et une pluie de missiles guidés dont on tait le nombre. Tout cela pour défendre les intérêts usaméricains et rejouer la fable de la supériorité militaire. Mais la vérité est moins glorieuse : ces livraisons partent d’entrepôts qui sonnent creux, car le Pentagone lui-même est en manque de munitions. [4].

Les USA, cette puissance qui jurait pouvoir mener deux guerres de front, peinent aujourd’hui à tenir un seul champ d’usure. Quelques attaques des Houthis suffisent à vider leurs silos, chaque missile de défense tiré coûtant l’équivalent d’une école en Californie… et il faudra des mois pour en fabriquer un autre — à supposer qu’ils y parviennent.[5].

La campagne en mer Rouge, engloutissant 1,5 milliard de dollars, a achevé de saigner les stocks : 125 missiles Tomahawk expédiés, 155 missiles Standard tirés, et sept drones Reaper abattus par les Houthis [6].

Pourtant, les Houthis ne sont qu’une résistance artisanale face à la véritable ombre qui plane : la Chine. Ah, la Chine… Dans une guerre ouverte, l’Amérique ne tiendrait pas plus d’une semaine. Oui, sept jours, et ses arsenaux seraient vides [7].

Les missiles de croisière antinavires (LRASM) constituent la pièce maîtresse pour contenir la flotte chinoise. Or, le Pentagone n’en détient qu’environ 200 aujourd’hui, alors qu’il en faudrait entre 800 et 1 200 pour espérer dissuader – ou repousser – une invasion chinoise de Taïwan [8].

Certes, les USA ont su inonder les océans de navires militaires et commerciaux pendant la Seconde Guerre mondiale… puis ils les ont bradés après la victoire et fermé leurs chantiers. Résultat : aujourd’hui, la première puissance mondiale fabrique péniblement cinq navires commerciaux transocéaniques, pendant que la Chine en aligne 1 794. Oui, cinq contre mille sept cent quatre-vingt-quatorze. Superpuissance, vraiment ? [9]

Les rares navires militaires que les USA parviennent encore à produire coûtent une fortune. Exemple frappant : la marine a englouti 22,5 milliards de dollars pour trois destroyers de classe Zumwalt… avant d’annuler le programme. Pourquoi ? Parce que le canon à bord était jugé trop cher. Oui, même pour l’Amérique, il y a des limites au délire [10].


Projet de bouclier antimissile des États-Unis d'Amérique, par Etta Hulme, 2000

Les USA ne peuvent-ils pas remplacer leurs armes ? Oui… mais pas avec la rapidité nécessaire. Ils admettent eux-mêmes leur incapacité à suivre la cadence si jamais ils devaient affronter un adversaire de force équivalente [11]. Même dans le domaine naval, la dégringolade est flagrante : en 1987, la marine usaméricaine comptait près de 600 navires. Aujourd’hui ? À peine 300. Pendant ce temps, la capacité de construction navale de la Chine est… 230 fois supérieure. Imaginez le tableau. [12]. La Chine est aujourd’hui une puissance maritime à part entière, dotée de la plus grande flotte navale du monde, tandis que les USA exhibent leurs porte-avions géants, coûteux à l’excès… mais presque sans munitions.

Pire encore : la marine usaméricaine admet elle-même que la production des missiles intercepteurs SM-6 — capables d’abattre des missiles de croisière, balistiques, voire hypersoniques — est frappée du même déficit que la fabrication des projectiles de 155 mm.

Les USA visent désormais une production de 100 000 obus par mois, mais n’en fabriquent encore que 40 000, contre 14 000 il y a deux ans. Le goulot d’étranglement n’est pas seulement industriel : il est chimique. Le TNT, indispensable à ces armes, est importé… du Canada. Pour produire 100 000 obus, il faudrait des tonnes de cette matière.

Sur les 40 000 obus fabriqués, 18 000 dorment dans des entrepôts, inutilisables faute d’explosif. Le Pentagone promet la construction de nouvelles usines, mais le temps joue contre lui : tout avance à une lenteur mortelle si la guerre éclate demain  [13].

Pendant ce temps, la Chine emprunte le chemin inverse : elle grossit son arsenal d’armes, de navires et de porte-avions à un rythme cinq à six fois supérieur à celui des USA, et les fabrique de plus en plus chez elle [14].

Oui, l’USAmérique reste, sur le papier, la première puissance militaire… mais à quoi sert une arme sans munitions ? Comme l’a si bien résumé Mackenzie Eaglen : « C’est un miracle que l’armée américaine possède encore quelque chose qui puisse exploser. » [15].

Comment en est-on arrivé là ?

Les USA ont bâti une puissance militaire titanesque… Un empire qui a englouti des milliards de dollars dans des systèmes d’armement démesurés : avions de combat, missiles guidés, porte-avions, pendant que les stocks de munitions s’évaporaient.

Le budget colossal de la défense usaméricaine — près de 850 milliards de dollars par an — consacre à peine 17 % à l’armement. Le reste ? 22 % pour les salaires des militaires, et la plus grande part, 39 %, pour l’entretien et les opérations [16].

L’arsenal usaméricain déborde d’armes de luxe : des missiles Tomahawk à 2 millions de dollars l’unité, des intercepteurs à 28 millions pièce, et des F-35 à 100 millions chacun.



À court de munitions, par Taylor Jones

Mais la guerre en Ukraine a mis en lumière un paradoxe cruel : dans une guerre d’usure, la quantité écrase la qualité. Kiev tient encore grâce à une stratégie pragmatique : des drones bon marché, lancés par essaims, qui frappent sans ruiner leur armée. Une idée simple… et diablement efficace [17]. Une approche qui heurte de plein fouet la mentalité du Pentagone, obsédé par la sophistication technologique. Et même s’il décidait de changer de cap aujourd’hui, il se heurterait à la lourdeur bureaucratique et à des programmes d’armement qui exigent quinze ans de développement avant de voir le jour [18]... En temps de guerre, quinze ans, c’est déjà la fin.

Cher lecteur, suspendez un instant votre lecture. Ouvrez YouTube… Écoutez Jeffrey Sachs éreinter la politique usaméricaine, ou Douglas Macgregor disséquer les armes et la capacité de l’institution militaire à en assumer le coût. Puis revenez, et dites-moi franchement : est-ce vraiment un arsenal formidable ?

L’administration usaméricaine prétend avoir trouvé des solutions. En réalité, ce sont des mines déguisées. Parmi elles : introduire des technologies commerciales et assouplir les spécifications techniques pour accélérer la production. Une mesure qui, certes, pourrait hâter les cadences… mais au prix d’une autre menace : celle de sacrifier la performance sur le champ de bataille [19].

Autre “solution” ? Construire des usines aux USA et au Canada… Une idée brillante, en effet — surtout pour une guerre qui débutera en 2040 [20]... Troisième “remède miracle” : signer des accords de production conjointe avec des alliés dits “fiables”. Problème : le temps nécessaire à leur conclusion suffirait pour voir deux guerres éclater… et se terminer.

Comment, dans ces conditions, l’USAmérique peut-elle rassurer le monde sur sa puissance, quand elle n’arrive même pas à s’assurer elle-même que ses stocks d’armes ne s’évaporeront pas avant le premier coup de feu ?

Trump sait qu’un affrontement avec la Russie ou la Chine ne lui laissera qu’un joujou : l’arme nucléaire. Tout le reste, c’est du décor. Alors ce sommet Trump-Poutine, en Alaska ? Un piège, poli, nappé de vodka et de sourires. Pendant ce temps, les Russes avancent en Ukraine. L’OTAN rôde, cherche le flanc tendre de Moscou, du côté de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. Trump rêve de pousser Poutine dans un coin : “Cède-moi des territoires.” Mais comment le vainqueur cède-t-il ses trophées ?

Poutine n’est pas idiot. Il connaît la suite du scénario : céder, c’est se tirer une balle dans le Kremlin. La guerre nucléaire ? Même lui sait qu’on n’en sort pas vivant. Alors il fouille ses poches : une troisième voie. Un pot-de-vin géopolitique. Une licence pour des terres rares ? Le monde en solde, édition spéciale. Est-ce possible ? Peut-être. Mais Poutine ne lâchera rien. Et Trump, lui, n’a rien à offrir.

Pendant ce temps, l’Europe compte les chaises. France, Allemagne : fantômes. Quant à Zelensky, on lui a imposé la guerre, on lui imposera la paix. Le sommet ressemble à une salle des ventes : Washington qui braille, prêt à acheter une trêve à crédit, juste le temps de remplir ses rayons… avant que la Chine ne frappe à la porte de Taïwan.

Que va-t-il se passer en Alaska ? Pas une épopée. Juste un marchandage. Peut-être que Trump comprendra enfin qu’on peut “gagner” une guerre en la refilant à d’autres. L’Europe, hébétée, se jettera dans les bras de l’OTAN comme une veuve dans les bras du croque-mort. Et Trump ? Il gardera sa carte : l’Atlantique. À jouer plus tard. Quand Pékin viendra réclamer Taïwan.

Quant aux missiles et à la technologie des Russes et des Chinois, ils hantent les couloirs du Pentagone comme un spectre obstiné. Mais n’allons pas plus loin : c’est une autre histoire, digne d’un autre article — celui des illusions de la dissuasion et du cauchemar qui pèse sur un empire persuadé de son invincibilité.

 

Notes

[1]  Bryant Harris, US seeks to ramp up munitions production for Ukraine, Israel, Defense News, oct. 31, 2023

[2] Benjamin Parker, US Military Aid to Ukraine, , Foreign Policy,  March 13,  2024

[3]  Bryant Harris, Defense News.

[4] Bradley Bowman  & Mark Montgomery, America’s arsenal is in need of life support, Defense News, Oct. 12, 2022.

[5] Business Insider, Houthi attacks exposed US Navy ammo supply shortfalls. Déclarations de l'amiral James Kelby devant la commission des crédits de la Chambre des représentants, le 15 mai 2025.

[6] AP News, US Red Sea operations costs, June 20, 2024.

[7]  Center for a New American Security, Dangerous Straits: Wargaming a Future Conflict over Taiwan, 2023.

[8] Bradley Bowman & Mark Montgomery, Defense News.

[9 The Pentagon’s missing missiles, The Week, July 28, 2025.

[10] The Week.

[11] W. Beaver, America Must Remedy Its Dangerous Lack of Munitions, Heritage Foundation, 2023.

[12] AP News, Dwarfed by China in shipbuilding, 2024.

[13] Sam Skove, US Army plans to ramp up artillery production for Ukraine, Newsweek ,  Feb. 7,  2024.

[14] Bryant Harris & Noah Robertson, Soaring US munitions demand strains support for Israel, Ukraine, Defense News, Taiwan,  Apr. 30,  2024 .

[15] Defense News, Oct. 12, 2022.

[16] The Pentagon’s missing missiles, The Week, July 28, 2025

[17] Benjamin Parker, US Military Aid to Ukraine, Foreign Policy, March 13, 2024.

[18]  Stacie Pettyjohn & Hannah Dennis, The Pentagon Isn’t Buying Enough Ammo, Foreign Policy, May 21 ,  2024

[19] Defense News, Apr.30,  2024 .

[20] The Week, July 28, 2025.