المقالات بلغتها الأصلية Originaux Originals Originales

09/07/2023

GIANFRANCO LACCONE
Environnement et marché

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 6/7/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

La théorie économique propose la notion de “défaillance du marché” pour les interventions impossibles à mettre en œuvre par le biais de l'échange marchand, classées en trois catégories : difficulté à trouver un accord potentiellement mutuellement bénéfique entre les parties ; absence de contrôle total sur les biens et les ressources et sur la manière de les utiliser ; manque, incomplétude ou coût excessif de l'information nécessaire à l'échange. Dans chacun de ces cas, il serait difficile pour l'État d'intervenir car, au fil du temps, les positions de propriété sont mobiles entre les particuliers et l'État et les intérêts en matière de protection de l'environnement se déplacent non seulement entre les groupes sociaux d'un même secteur de production, mais aussi entre les différents secteurs de production et les divers groupes sociaux qui y opèrent.

 

 

L'analyse des événements imputables au changement climatique a permis d'identifier des déficiences institutionnelles au niveau global du système “capitaliste de marché” existant, au point que l'économiste Maurizio Franzini écrivait déjà en 2009 : « Notre système est singulièrement dépourvu d'institutions capables de traiter le problème de la prise de décision rationnelle en présence d'événements catastrophiques potentiels [ …]. Il manque également d'institutions capables d'aborder systématiquement le problème de l'équité intergénérationnelle et d'institutions capables de concevoir et d'assurer une répartition équitable des coûts et des bénéfices mondiaux, un problème auquel nous devrons de plus en plus faire face et qui n'est pas seulement pertinent du point de vue de l'équité »[1].

 

Il ne s'agit pas seulement de trouver des outils “techniques” adéquats ou des systèmes de communication et d'information opportuns et capillaires, mais aussi d'inclure les actions relatives à l'environnement dans l'intervention de toutes les administrations (publiques ou privées, centrales ou décentralisées) qui agissent selon une logique moins étroite que celle résultant de la “défaillance du marché” et offrent des solutions moins limitées que celles qui en découlent.

 

Un cas emblématique peut être celui du paiement de redevances pour l'utilisation de certaines zones ou pour la possession de ce que l'on appelle les “droits de pollution”, dont l'insuffisance et l'inadéquation ont été constatées dans presque tous les cas de pollutions à grande échelle à ce jour.

 

Une théorie différente des défaillances du marché ne peut être dérivée que d'une théorie du marché et d'un système de valeurs différents de ceux qui prévalent actuellement, dans lesquels le marché est toujours le centre indépendant de la vie sociale d'une communauté ou d'un État.

 

En 1992, dans une situation moins dégradée que la situation actuelle, le chef du Corps forestier italien de l'époque écrivait : « Nous avons vécu les inondations du Polesine, de Florence, de la Calabre, de la Valteline et de la Ligurie, nous avons suivi la loi 183 et nous avons compris que la question du sol est une question que l'on aborde pour libérer la conscience de la responsabilité. Il n'y a pas d'engagement constant, il n'y a pas de véritable culture de la défense des sols en termes préventifs. Il y a la culture de la réparation des dommages ». [2]

 

Et le groupe responsable de la recherche d'ajouter : « Une chose est la prévention, une autre est la restauration, encore une autre est la reconstruction. […] D'après les recherches effectuées, le patrimoine des travaux réalisés dans le passé dans les bassins de montagne se trouve dans un état de conservation assez satisfaisant, confirmant la qualité de l'exécution, mais pour garantir l'efficacité à l'avenir également, il est nécessaire de mettre en œuvre de toute urgence une action d'entretien soignée et continue, afin d'obtenir, dans les zones d'intervention, le maximum d'effets environnementaux grâce à un travail prudent de rétablissement du milieu naturel»[3].

 

Ces résultats auraient pu être utilisés pour mettre en place des travaux de conservation, même minimes, mais cela n'a pas été le cas. Pourquoi ? Des considérations amènent à penser qu'il ne s'agit pas nécessairement ou uniquement de mauvaise volonté ou de malversation, mais d'un mode de pensée incapable de hiérarchiser les problèmes à moyen et long terme dans l'action.

 

C'est l'idéologie du marché, du profit immédiat et du privilège de l'action à bas prix qui rend difficile la réalisation d'interventions pour la protection de l'environnement ; cet éloignement est plus facile si l'on n'est pas directement concerné et si la responsabilité des interventions est dispersée entre diverses institutions ou même déléguée à l'initiative de particuliers, comme dans le cas de la restauration et de la protection de petits ouvrages ruraux.

 

Si le problème est de réagir aux stimuli du marché, les évaluations à moyen et long terme se limitent aux facteurs ayant une valeur marchande élevée ou capables d'attirer des capitaux à long terme, et la protection de l'environnement ne semble pas appartenir à cette sphère de valeurs.

 

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les preuves scientifiques sont systématiquement sous-estimées, voire ignorées. C'est ce qui s'est passé avec l'affaire de la “vache folle”, dont la propagation de la maladie, qui s'est produite pour des causes qui n'avaient rien de naturel, a été facilitée par la remise en cause délibérée des techniques d'élevage, de sélection des aliments ou de transformation industrielle, et enfin par la réduction des moyens (notamment humains) alloués au système de contrôle à tous les stades.

 

Certains événements liés à l'économie et au marché démontrent qu'il ne s'agit pas d'un problème d'information. On dit que les crises de marché sont générées par une mauvaise information et de fortes asymétries, mais en octobre 1987, lors de la crise de la bourse de New York connue sous le nom de “lundi noir”, on a découvert (plus tard) que les autorités de politique monétaire concernées avaient d'une certaine manière prévu et anticipé la crise.

 

L'exemple des marchés financiers, bien qu'éloigné des problèmes de la protection de l'environnement, ainsi que les cas précédents, montrent l'écart entre les choix concrets des opérateurs et les résultats obtenus par les recherches scientifiques ; mieux que les autres, ce dernier cas montre également la distance entre les cas concrets et ceux prévus théoriquement, soulignant la nécessité de passer à l'analyse des catégories qui guident nos comportements dans les activités sociales et économiques, comportements qui se révèlent être tout sauf rationnels, malgré les déclarations de principe.

 

S'il est vrai que l'économie guide nos comportements même dans des secteurs éloignés de son champ d'action, elle présente des déséquilibres évidents, en particulier pour les évaluations qui devraient guider les comportements à moyen et long terme. Il faut donc trouver ailleurs des catégories, des paramètres, des valeurs capables d'agir efficacement là où “le marché et sa main invisible” ont aujourd'hui échoué et où l'État ne peut pas nécessairement ou exclusivement agir.

 

Comment réussir à mettre en œuvre cette intervention et par quels moyens, c'est la tâche d'une théorie renouvelée du “fait économique”, qui ne soit pas indépendante du “fait social”, mais fonctionnelle à celui-ci et connectée à un système de relations adapté aux besoins de l'époque.

 

Notes

[1]M. Franzini (2009), La crise économique, l'économie “verte” et le changement climatique. Réflexions sur les institutions du capitalisme, “Quaderni di rassegna sindacale”, n° 10, p.161

[2] Ministère des ressources agricoles, alimentaires et forestières, Fondation Sir Walter Becker (1992), Indagine sulle opere di sistemazione idraulico-forestale, p.9

[3] Ministère des ressources agricoles, alimentaires et forestières, (1992), op. cit. p.16

 

MOUIN RABBANI
L’attaque contre Jénine fait partie d’un programme d’accélération de la colonisation de la Cisjordanie, débouchant sur son annexion

 Mouin Rabbani, Jadaliyya, 4/7/2023
Traduit par
Alain Marshal

Mouin Rabbani est un analyste néerlando-palestinien du Moyen-Orient spécialisé dans le conflit israélo-arabe et les affaires palestiniennes. Basé à Amman, en Jordanie, il a été analyste principal pour l’International Crisis Group, responsable des affaires politiques au bureau de l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, directeur pour la Palestine du Palestine American Research Center, directeur de projet pour l’Association des municipalités néerlandaises, bénévole et rédacteur en chef pour Al Haq. Rabbani est actuellement chercheur principal à l’Institut d’études palestiniennes, co-rédacteur en chef de Jadaliyya et rédacteur en chef adjoint du Middle East Report.  @MouinRabbani

Le dernier assaut d’Israël contre le camp de réfugiés de Jénine, le plus important depuis l’invasion de 2002 qui avait détruit une grande partie du camp, a été conçu pour atteindre un certain nombre d’objectifs militaires et politiques. Considérés ensemble, ils visent à rendre la Cisjordanie sûre pour l’intensification de la colonisation israélienne et, à terme, l’annexion formelle.

Un bulldozer militaire israélien nivelle des routes et détruit le centre du camp de réfugiés de Jenine lors d’un raid sur le camp près de la ville de Jenine en Cisjordanie, le 3 juillet 2023. Photo : Nasser Ishtayeh/Sopa Images via Zuma Press Wire/Apa Images

 Comme les précédentes opérations israéliennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, celle-ci est susceptible de dégrader considérablement l’infrastructure organisationnelle palestinienne et, ce faisant, d’infliger délibérément un coût énorme à sa population civile. Pourtant, le succès au niveau stratégique restera flou et insaisissable : il y a peu de raisons de croire qu’Israël réussira aujourd’hui là où il a échoué non seulement en 2002, mais à plusieurs reprises au cours des années qui ont suivi. En effet, l’attaque effective d’Israël, et la réalité qui se déchaîne contre un adversaire palestinien qui s’est enhardi et sophistiqué, démontrent la nature passagère de ses succès antérieurs.

Dans le même temps, la faiblesse d’un mouvement national palestinien en proie à la fragmentation et à la désintégration l’empêche de traduire les échecs d’Israël en avancées. La doctrine de l’ « unité des arènes », proclamée à maintes reprises, reste jusqu’à présent un slogan plutôt qu’un accord de défense collective et, au début de l’année, elle ne s’est pas concrétisée, même dans la bande de Gaza, lorsqu’Israël a assassiné un certain nombre de cadres supérieurs du Jihad Islamique et que le Hamas s’est abstenu de s’impliquer directement dans le processus. La campagne israélienne visant à transformer les Palestiniens d’un peuple unifié en une simple présence démographique politiquement insignifiante se poursuit donc.

Il est tentant de considérer l’invasion israélienne de Jénine comme un produit de la composition et de l’agenda extrémistes du gouvernement israélien actuel. Pourtant, les plans opérationnels correspondants ont été formulés il y a un an sous ses prédécesseurs Bennett-Lapid, ce qui prouve que la politique israélienne à l’égard des Palestiniens est avant tout caractérisée par la continuité et mise en œuvre par des institutions plutôt que par des caprices individuels.

Le catalyseur de cette opération a été l’évolution du paysage de la résistance palestinienne dans le nord de la Cisjordanie. N’étant plus dominés par les factions ou les initiatives individuelles, de nouveaux groupes tels que la Tanière des Lions à Naplouse, recrutés dans toutes les couches de la société et libérés des calculs politiciens des dirigeants établis, ont commencé à lancer des attaques régulières et croissantes contre l’armée d’occupation et les colons israéliens. Leurs activités leur ont valu non seulement une reconnaissance populaire, mais ont également inspiré l’émergence d’autres groupes militants locaux, tels que les Brigades (ou Bataillon) de Jénine. Au fil du temps, ces formations ont à la fois tissé des liens entre elles et avec des groupes paramilitaires affiliés à des organisations établies. 

Agissant en étroite collaboration avec Israël, l’[In]Autorité palestinienne ([I]AP) a intensément œuvré à éradiquer ces groupes. Mais, complètement émasculées par Israël et jamais déployées pour défendre les Palestiniens contre les raids nocturnes de l’armée israélienne ou les pogroms des colons, les forces de sécurité de l’[I]AP n’avaient ni la légitimité, ni l’assentiment de la population, ni souvent la motivation pour accomplir cette tâche. En 2004-2005, le refus catégorique d’Israël de coordonner son redéploiement à Gaza avec l’[I]AP a réduit cette dernière à l’insignifiance politique et a contribué à jeter les bases de la prise de pouvoir ultérieure du Hamas. En Cisjordanie, sa détermination à réduire l’[I]AP à un sous-traitant de l’occupation, associée à l’incapacité du chef de l’[I]AP, Mahmoud Abbas, à dépasser le rôle de collabo obéissant, a eu un impact similaire sur le sort de ceux qui donnaient la priorité à la défense armée de leur peuple.

Alors que les militants palestiniens menaient des attaques de plus en plus audacieuses en réponse aux empiètements incessants d’Israël sur leurs terres et leurs vies, Israël a mené une série d’incursions de plus en plus violentes dans les centres de population palestiniens pour les éliminer. Les forces d’occupation ne faisaient que rarement des prisonniers et tuaient régulièrement et sans discrimination des civils non combattants, tout en infligeant des destructions considérables.

Plusieurs facteurs ont conduit Israël à mettre en œuvre ses plans pour une démonstration de force massive à Jénine. Non seulement ses efforts intensifs dans la ville et son camp de réfugiés avaient rencontré beaucoup moins de succès qu’à Naplouse, mais les Brigades de Jénine et d’autres montraient des signes de sophistication croissante. Plus récemment, en juin de cette année, elles ont installé des bombes en bordure de route nouvellement conçues contre une unité israélienne qui avait envahi le camp de réfugiés de Jénine et immobilisé sept véhicules blindés israéliens, blessant au moins sept soldats. L’unité est restée bloquée pendant des heures et n’a pu être secourue que lorsque des hélicoptères Apache fournis par les USA ont lancé les premières frappes aériennes sur la Cisjordanie depuis deux décennies. Quelques jours plus tard, quatre Israéliens ont été abattus près de Ramallah par deux hommes armés affiliés au Hamas, en représailles au meurtre de sept Palestiniens et à la blessure d’une centaine d’autres lors du raid sur Jénine.

En Israël, la « dissuasion » a un statut sacré, et son application pratique – maintenir les Arabes à leur place – est une obsession depuis l’arrivée des premiers colons sionistes en Palestine à la fin du XIXe siècle. Sa désintégration visible en temps réel représentait un défi politique de taille pour le Premier ministre Benyamin Netanyahou : l’incapacité à assurer la sécurité du projet colonial israélien ne se traduirait pas seulement par un retournement décisif contre lui d’une population israélienne déjà en colère contre son programme législatif autocratique, mais aussi par l’implosion de sa coalition gouvernementale, sans laquelle sa capacité à échapper à une condamnation pour divers actes de corruption s’évaporerait. 

Le maintien de la dissuasion est également important pour les fascistes installés dans son cabinet, tels que le ministre des finances Bezalel Smotrich et le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir. Eux-mêmes des colons fanatiques de Cisjordanie qui réclament sans cesse plus de sang palestinien, ils ont de plus en plus de mal à rejeter la responsabilité de la « détérioration de la situation sécuritaire » sur les Palestiniens ou les autres Israéliens. Compte tenu de leur rôle de premier plan au sein du gouvernement, leur démagogie n’a qu’une portée limitée et est de moins en moins payante.

La politique israélienne à l’égard du peuple palestinien est généralement le fruit d’un consensus institutionnel et d’une planification méticuleuse. Pourtant, à cette occasion, il est tout à fait possible que des considérations partisanes aient joué un rôle et que Netanyahou ait considéré l’assaut contre Jénine en partie comme un apaisement politique pour les partenaires de la coalition opposés à sa récente volonté de reporter certains éléments de son programme autocratique.

Quoi qu’il en soit, l’assaut contre Jénine fait en fin de compte partie intégrante d’un programme politique plus large, qui consiste à rendre la Cisjordanie sûre pour l’accélération rapide de la colonisation israélienne, conduisant finalement à une annexion formelle. Pour ce faire, Israël doit écraser non seulement la résistance des Palestiniens, mais aussi leurs aspirations nationales. Comme l’a formulé Netanyahou fin juin devant la commission des affaires étrangères et de la défense de son parlement, « Nous devons éliminer leurs aspirations à un État ». Ben-Gvir l’a exprimé ainsi : « La terre d’Israël doit être colonisée et.... une opération militaire doit être lancée. Démolissez les bâtiments, éliminez les terroristes. Pas un ou deux, mais des dizaines et des centaines, et même des milliers si nécessaire ». Dans le langage israélien, en particulier dans des cercles comme celui de Ben-Gvir, « terroriste » est un raccourci pour désigner le Palestinien, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme ou d’un enfant, d’un civil ou d’un combattant.

La dernière invasion de Jénine a suivi un schéma prévisible. Des destructions énormes et délibérées, des tirs aveugles, l’utilisation de civils non-combattants comme boucliers humains, l’obstruction délibérée aux soins médicaux pour les blessés, le bombardement intensif d’un hôpital avec des gaz lacrymogènes et le déplacement forcé d’au moins 3 000 habitants. Cette opération a été menée par un millier de soldats d’élite, soutenus par quelque 150 chars et véhicules blindés et par une force aérienne.

Reste à savoir s’il s’agit d’un coup de massue qui sera suivi d’une série de raids moins importants, ou de la première étape d’une offensive plus vaste qui s’étendra à d’autres régions de Cisjordanie et potentiellement à la bande de Gaza. Quoi qu’il arrive, Israël proclamera sa victoire et affirmera qu’il a exécuté l’opération exactement comme prévu et sans le moindre accroc.

Ce que l’on peut d’ores et déjà confirmer, c’est qu’une fois de plus, il existe une forte divergence entre la communauté internationale et l’Occident. En tête de ce dernier, les USA, qui se sont empressés de proclamer qu’ils considéraient l’invasion par Israël d’un camp de réfugiés étrangers comme un acte de légitime défense qu’ils soutenaient pleinement, et de dénoncer comme « terroristes » ceux qui défendaient leur camp en ripostant à des tirs de soldats armés en uniforme. À Londres, le gouvernement et l’opposition ont réagi de manière unifiée aux derniers crimes d’Israël en adoptant une loi parlementaire qui rend illégal le boycott d’Israël ou de ses colonies illégales par les autorités locales. À Bruxelles, l’Union européenne est probablement en train de débattre des dernières touches d’une déclaration exprimant sa profonde inquiétude avant de commander une nouvelle enquête sur les manuels scolaires palestiniens [pour s’assurer qu’ils ne véhiculent pas d’idées de « haine » contre les Juifs – NdT].

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, n’est pas moins lâche. Avec le style d’un petit fonctionnaire du département d’État, il a une fois de plus ondulé à travers une série de platitudes pour éviter de condamner Israël pour des actions qu’il dénonce instantanément si elles sont commises ailleurs. Il convient de rappeler qu’à son poste précédent, M. Guterres a exercé deux mandats successifs en tant que Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés et qu’il ne cesse de faire référence à cette décennie de sa carrière, au point que c’en est barbant. Pourtant, face au bombardement aérien d’un camp de réfugiés densément peuplé et au déplacement forcé de milliers de ses habitants, il n’a apparemment rien vu qui mérite d’être dénoncé.

 Osama Hajjaj

GIDEON LEVY
Comment oses-tu clamer que tu te bats pour la démocratie, Ehud Barak ?

Gideon Levy, Haaretz, 9/7/2023
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

L’ancien premier ministre Ehud Barak pense qu’Israël traverse “la crise la plus grave de son histoire”.

Il y a quelques jours, il s’est de nouveau fendu d’ un article incisif dans Haaretz, cette fois-ci particulièrement dramatique, avec plus de points d’exclamation qu’à l’accoutumée. « Israël ne sera pas transformé en dictature ! », « Nous ne nous rendrons jamais ! », « Nous ne céderons jamais ! », « Cette protestation sera couronnée de succès ! »

Depuis le début de la protestation, Barak est devenu un combattant de la liberté sous stéroïdes. On ne peut qu’être impressionné par sa détermination et lui accorder le respect qui lui est dû.

L’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak participe à une manifestation contre le coup d’État judiciaire dans le nord d’Israël, le mois dernier. Photo : Fadi Amun

En même temps, on ne peut que se demander comment il peut faire cela, comment il ose. Comment un homme d’État et un militaire israélien avec son palmarès, ancien chef d’état-major de Tsahal, premier ministre et ministre de la défense, peut-il parler autant de la démocratie sans rien y comprendre ?

Comment Barak ose-t-il parler de démocratie tout en fermant les yeux non seulement sur la réalité manifestement antidémocratique de l’arrière-cour du pays, mais aussi sur le fait flagrant qu’il a participé à sa formation, pas moins et peut-être plus que la droite ? Un homme d’État israélien comme Barak ne peut pas parler de démocratie tant qu’il parle de démocratie pour les Juifs uniquement, et c’est la seule chose dont Barak parle.

Il y a exactement 25 ans, quelques mois avant qu’il ne soit élu premier ministre, j’ai demandé à Barak lors d’une interview télévisée : « Si vous étiez né Palestinien, comment votre vie se serait-elle déroulée ? Que seriez-vous devenu ? » Il a courageusement donné la seule vraie réponse possible : « Je suppose que si j’avais eu l’âge requis, à un moment donné, j’aurais rejoint l’une des organisations terroristes ». Je l’ai admiré pour sa réponse et pour les conclusions qu’il en tirait.

Dix ans plus tard, le même Barak, en tant que ministre de la défense, a commandé l’opération “Plomb durci”, l’assaut israélien le plus barbare contre la bande de Gaza, qui a fait 1 385 morts parmi les Palestiniens, dont plus de la moitié étaient des personnes sans défense, parmi lesquelles 318 enfants, 109 femmes et 248 agents de la circulation. Cette attaque barbare a constitué un autre sommet de la tyrannie militaire d’Israël sur le peuple palestinien. C’est Barak l’a menée, il ne faut pas l’oublier.

Ehud Barak, alors ministre de la Défense, et Benny Gantz, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, sur une base militaire à la frontière entre Israël et Gaza, dans le sud d’Israël, le dimanche 8 mai 2011. Photo: : Eliyahu Hershkovitz

Mais au-delà de ses mains tachées de sang - elles sont communes à tous les militaires et à leurs donneurs d’ordre - et après l’échec de ses tentatives de trouver une solution politique au conflit, dans lesquelles il a offert aux Palestiniens des conditions bien inférieures à celles fixées par les résolutions des institutions internationales, l’ancien ministre de la défense du gouvernement de Benjamin Netanyahou est devenu l’une des figures de proue du mouvement de protestation de 2023. Il s’agit d’un nouveau chapitre de la glorieuse carrière de Barak, qui lui vaut aujourd’hui beaucoup d’honneurs et de reconnaissance.

Mais Barak est aussi l’un des plus grands meneurs en bateau de ce mouvement. Son identification temporaire avec les jeunes Palestiniens qui luttent contre la tyrannie militaire nommée Israël a été oubliée depuis longtemps, et il travaille maintenant, avec une détermination partagée par la droite et la gauche, à faire disparaître la question, à la nier et à l’étouffer.

Le fait qu’il n’y ait pas de démocratie tant que cette tyrannie perdurera a depuis longtemps été balayé de la conscience d’Israël. Barak et ses semblables en sont la cause. Ils ont créé la fausse image qui permet aux gens de descendre dans la rue avec pathos, en se battant pour la démocratie pour un seul peuple et en se sentant si bien, dans un pays où deux nations de taille égale vivent dans un état d’apartheid.

On lit Barak avec incrédulité. Une démocratie parfaite est sur le point d’être détruite par Netanyahou et ses associés. Un régime de liberté et d’égalité qui a tant caractérisé Israël est sur le point d’être brisé par les méchants de droite. Une dictature se profile à l’horizon. Barak conclut : « C’est le combat le plus important auquel nous ayons jamais participé ». Voici une autre phrase directe et honnête du soldat le plus décoré d’Israël : C’est en effet le combat le plus important auquel tu aies jamais pris part.

Tu as fui la lutte vraiment décisive, bande de lâches, et vous continuez à le faire. Vous n’avez ni le courage ni l’intégrité nécessaires pour entreprendre le combat décisif. Au lieu de cela, vous essayez d’occulter cette lutte avec les manifestations hebdomadaires de la rue Kaplan, en la fuyant tous ensemble, gauche et droite confondues.

Si tu étais né Palestinien, Ehud Barak, est-ce que tu serais allé rue Kaplan ? Est-ce que tu aurais placé un espoir quelconque dans ces manifs ?

Carlos Latuff, 2010

 

AMEER MAKHOUL
Les raisons de l’échec de l’offensive israélienne contre Jénine

Ameer Makhoul, Middle East Eye, 7/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les événements sur le terrain ont prouvé que la résistance palestinienne avait anticipé l’invasion israélienne et la manière de l’affronter dans le cadre d’une bataille entre deux parties inégales.

Une bannière portant un slogan de solidarité avec le camp de réfugiés de Jénine et des photos de combattants est suspendue autour d’une fontaine dans le complexe de la mosquée Al Aqsa à Jérusalem pendant la prière du vendredi, le 7 juillet 2023 (AFP)

Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, s’est vanté que l’offensive contre Jénine avait “pleinement atteint” ses objectifs, affirmant que lorsque les combattants palestiniens reviendraient dans le camp de réfugiés, ils “ne le reconnaîtraient pas en raison de la gravité de l’attaque.

« La plupart d’entre eux ont quitté leur lieu de résidence, et ceux qui sont restés se sont cachés dans des endroits où ils étaient protégés par la population civile, comme les hôpitaux. C’est quelque chose qui indique plus que tout la lâcheté et le manque de courage qu’ils ont essayé de démontrer à l’extérieur », a déclaré Gallant.

La réaction de l’armée israélienne, en revanche, a été plus sérieuse. Elle a exprimé une réelle inquiétude quant à l’extension de la résistance et des tactiques palestiniennes - y compris l’utilisation d’engins explosifs - à diverses zones de la Cisjordanie occupée.

Gallant semble s’adresser au public israélien pour se promouvoir et accroître son influence politique en dissimulant l’échec de son offensive plutôt qu’en présentant une image honnête de ses résultats.

“Triomphe palestinien”

Cherchant à remonter le moral des Israéliens, Gallant s’est vanté que les combattants palestiniens avaient fui pendant l’attaque. Mais on peut aussi dire que l’armée israélienne - considérée comme l’une des plus avancées au monde et équipée de son aviation, de ses satellites, de ses forces d’élite et de sa technologie militaire de pointe - n’a pas réussi à avancer jusqu’au centre du camp de réfugiés de Jénine.

Au lieu de marcher, les soldats rampaient au sol pour éviter d’être pris pour cible. Lors de leur retrait du camp, il s’agissait plutôt d’une retraite en véhicules blindés et en véhicules de transport de troupes.

Les célébrations de la victoire des habitants du camp et des combattants après le retrait de l’armée israélienne ont été plus impressionnantes. Il s’agit de réfugiés dont les familles et les grands-parents ont été expulsés de Haïfa et de ses environs lors de la Nakba en 1948, et qui ont été récemment déplacés de leurs maisons que l’armée a saisies pour les utiliser comme boucliers et casernes militaires après les avoir détruites.

Alors que le déplacement a touché un tiers de la population du camp, cette scène populaire et spontanée de célébration illustre le triomphe palestinien.

Mais pourquoi le ministre israélien de la Guerre a-t-il utilisé le terme de “fuyards” pour désigner les résistants, dont le nombre ne dépasse pas quelques dizaines et qui ne possèdent aucune arme létale, alors que les médias militaires et civils israéliens les présentent comme une armée régulière dotée d’un arsenal militaire et d’un état-major ?

La réponse à cette question réside dans les objectifs de l’attaque contre Jénine, qui, comme l’ont indiqué les médias israéliens avant l’attaque, visait à transformer le camp de Jénine en un “cimetière pour terroristes”. Ron Ben-Yishai, analyste militaire israélien pour Ynet, a soulignéla “déception de l’armée face au faible nombre de morts” parmi les combattants palestiniens.

Steve Bell, The Guardian

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et Gallant considèrent le camp de Jénine comme la “capitale du terrorisme, tandis que l’agence israélienne de sécurité, le Shin Bet, a déclaré que l’objectif était d’éliminer l’“infrastructure terroriste” et les “capacités de combat avancées, y compris le développement de capacités rudimentaires de lancement de roquettes”.

Cependant, le directeur général de l’Institut pour les études de sécurité nationale et ancien chef de la division du renseignement militaire, le général Tamir Hayman, a estimé que la résistance “vit dans le cœur des Palestiniens” et n’a pas de capitale, et qu’elle ne peut donc pas être éliminée en prenant d’assaut le camp de Jénine.

Hayman a ajouté qu’Israël n’avait “que l’option militaire sans aucun horizon politique”.

Une nouvelle Nakba

Si nous considérons qu’il s’agit là de l’objectif central du gouvernement israélien, il n’a finalement pas réussi à l’atteindre. La résistance n’a pas été éliminée, pas plus que ses capacités ou les connaissances accumulées dans l’art du combat et de la confrontation.

Au contraire, les événements sur le terrain ont prouvé que la résistance avait anticipé l’invasion de l’armée d’occupation, surveillé ses mouvements et déterminé comment, où et quand l’affronter dans le cadre d’une bataille entre deux parties inégales. Les Palestiniens ont tenu bon face à l’arsenal de guerre israélien.

Un autre objectif israélien était de cibler la base populaire palestinienne, c’est-à-dire le peuple palestinien dans son ensemble et les résidents du camp en particulier, en les considérant comme faisant partie de l’“infrastructure terroriste”.

C’est la principale raison pour laquelle les civils ont été pris pour cible, les infrastructures ont été complètement détruites, l’eau, l’électricité et les services de communication ont été coupés, et 5 000 personnes ont été forcées de quitter leur maison, ce qui a rappelé aux Palestiniens la Nakba.

La destruction de biens, en revanche, leur rappelle les attaques menées par des bandes de colons, qui ont notamment incendié des villages et détruit des biens à Huwwara, Turmus Ayya, Um Safa et Masafer Yatta.

Les objectifs de ces diverses opérations sont intégrés et interdépendants. Ils sont alignés sur l’idéologie sioniste religieuse dominante qui donne la priorité à un “projet de résolution” pour les Palestiniens - en d’autres termes, au nettoyage ethnique - et à l’annexion plutôt qu’à l’occupation.

Cette idéologie vise à créer une situation où les Palestiniens ont intérêt à quitter leur patrie. Ce projet a été formulé par le ministre de la Sécurité, Betzalel Smotrich, qui est également le chef du parti Sionisme religieux et le responsable de la gestion des affaires et de la colonisation en Cisjordanie occupée.

L’occupation a cherché à étouffer la conscience des Palestiniens, à terroriser la population par des destructions massives et des expulsions, et à leur faire payer le prix d’avoir été l’incubateur populaire de la résistance.

Prélude à une autre vaste offensive sur la région nord de la Cisjordanie, dont Naplouse, l’objectif politique central de l’offensive contre Jénine est une reconfiguration démographique du nord de la Cisjordanie par l’installation de colons. Cette offensive intervient après l’annulation par le parlement israélien, en mars 2023, de la loi de 2005 sur le désengagement, qui prévoyait le retrait d’Israël de la bande de Gaza et des régions du nord de la Cisjordanie, et après le rétablissement de la colonie illégale de Homesh.

L’objectif est de construire des dizaines d’avant-postes dans la région, de la judaïser et de l’annexer conformément aux accords de coalition.

Politique d’annexion

Pour l’occupation, la réalisation de cet objectif passe par l’élimination de la résistance dans cette zone et la marginalisation du rôle de l’[In]Autorité palestinienne, d’autant plus que la résistance vise l’armée et les colons israéliens. Les colons israéliens ne déménageront pas pour vivre dans cette zone à moins que l’État ne leur assure la sécurité et la tranquillité, ce qui se fera aux dépens des Palestiniens.

Cela signifierait l’échec du projet de judaïsation et de colonisation du nord de la Cisjordanie, et un échec temporaire, au moins, du projet d’annexion, auquel les Palestiniens résisteront.

 Ce projet était initialement marginal dans la politique israélienne, mais il a pris de l’importance après que l’ancien président Donald Trump l’a approuvé, et suite à la montée en puissance du sionisme religieux, qui a une influence significative sur la politique israélienne et une forte conviction idéologique.

Cela pourrait conférer au projet d’annexion un poids politique alors que certains de ses aspects sont mis en œuvre sur le terrain dans les territoires palestiniens, dans le cadre de ce que l’on appelle l’annexion de facto, sans l’annoncer officiellement.

Les résultats de l’attaque contre Jénine ont été décevants pour ceux qui s’accrochaient au projet d’annexion.

 Par une décision politique, l’armée israélienne a cherché à procéder à une expulsion massive des réfugiés palestiniens du camp, ce qui montre que la mentalité du déplacement et de la Nakba est toujours profondément ancrée dans le régime israélien. Il y a des gens qui la soutiennent et plaident pour sa mise en œuvre.

Cependant, les Palestiniens ont réagi en retournant chez eux immédiatement après le retrait des forces d’occupation, tandis qu’une partie importante de la population a refusé de quitter son domicile malgré les menaces des soldats israéliens.

La mentalité de la Nakba et du déplacement n’a pas changé, mais la mentalité des Palestiniens, elle, a changé. Ils ne veulent pas quitter leurs maisons, leurs villes ou leurs terres. Ils insistent pour rester chez eux, quelle que soit la gravité de l’occupation ou de l’agression.

Pour les forces israéliennes, en particulier lors des opérations militaires, les Palestiniens sont des ennemis où qu’ils se trouvent et doivent être pris pour cible en tant que tels.

Sur le plan politique, Netanyahou a réussi sur deux points importants. Sur le plan intérieur, il a obtenu le soutien des chefs de l’opposition parlementaire concernant l’attaque et la décision du gouvernement. Il a également bénéficié du soutien unanime du consensus national sioniste, y compris de l’opposition populaire, qui n’a pas pris position contre l’agression, tandis que les grandes manifestations qui ont balayé le pays “pour la démocratie” ont ignoré l’opération.

Sur le plan international, Netanyahou a reçu un soutien sans équivoque de la part de l’administration Biden, ainsi que de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, qui ont soutenu “le droit d’Israël à protéger ses citoyens” et condamné “le terrorisme palestinien”.

Selon les sondages, la popularité de Netanyahou a augmenté, d’autant plus que la société et les médias israéliens ne se soucient pas du nombre de victimes palestiniennes ni de l’ampleur des destructions. Ils se concentrent principalement et uniquement sur les pertes israéliennes.

La situation palestinienne fait l’objet d’une agression israélienne permanente dont les méthodes peuvent changer, mais dont l’essence persistera toujours.

La classe politique au pouvoir n’a aucune perspective de solution juste ni même de gestion efficace de l’occupation et du conflit. Elle s’appuie principalement sur la force militaire pour faire face aux crises ou les reporter. Mais en réalité, chaque agression provoque l’inverse des buts recherchés.

La résistance sortira de la récente offensive plus déterminée, plus expérimentée et avec un soutien populaire plus large.

Israël cherchera à provoquer des dissensions internes aux Palestiniens, notamment entre les deux principales factions politiques, le Fatah et le Hamas, afin d’atteindre ses objectifs militaires par l’intermédiaire des Palestiniens. C’est actuellement le scénario le plus dangereux.

L’agression d’Israël n’a pas changé les règles du jeu, mais a plutôt renforcé la politique israélienne persistante. L’armée d’occupation s’est peut-être retirée du camp de Jénine, mais sa prochaine offensive n’est qu’une question de temps, et le compte à rebours a déjà commencé.

La protection des Palestiniens est donc une nécessité urgente et doit devenir une priorité absolue.


Saad Hajo

08/07/2023

OMER BENJAKOB
Les chasseurs de têtes et l’argent US recrutent à prix d’or des pirates israéliens pour la cyberguerre

Omer Benjakob est journaliste spécialisé dans la désinformation et la cybernétique pour Haaretz. Il a fait partie du consortium de journalisme d'investigation Project Pegasus et s'intéresse à l'intersection entre la technologie et la politique. Il écrit également sur Wikipédia. Benjakob est né à New York et a grandi à Tel Aviv. Il est titulaire d'une licence en sciences politiques et en philosophie, a obtenu une maîtrise en philosophie des sciences et est chargé de recherche au Learning Planet Institute à Paris. @omerbenj

 

Defense Prime, qui a recruté au moins quatre pirates informatiques israéliens, n’est que le dernier exemple en date des entreprises usaméricaines et européennes qui se lancent dans le cyberjeu offensif, alors qu’Israël met au pas le groupe NSO et ses semblables


L’offre d’emploi a été publiée il y a environ deux mois en hébreu sur la page LinkedIn du principal chasseur de têtes de hackers israéliens. Le poste : chercheur senior en vulnérabilités - terme industriel désignant un pirate informatique capable de trouver des failles dans les mécanismes de défense de différents systèmes technologiques. Lieu : Espagne. Employeur : Une nouvelle “startup israélo-américaine” qui opère actuellement “sous les radars”, comme l’indique l’annonce.

Le salaire, Haaretz l’a confirmé, est le double de celui versé par les entreprises israéliennes actives sur le marché déjà lucratif de la cybernétique offensive. Les candidats qui obtiennent le poste bénéficient également d’un déménagement entièrement financé pour eux et leur famille d’Israël à Barcelone.

L’annonce ne mentionne aucun nom, mais Haaretz peut confirmer que l’entreprise qui se cache derrière est Defense Prime, une nouvelle cyber-entreprise fondée par des Israéliens expatriés aux USA. Elle est enregistrée aux USA et ses opérations naissantes sont menées dans le cadre de la législation et de la réglementation usaméricaines - tout en essayant d’inciter les Israéliens à abandonner leur travail dans des entreprises telles que NSO et à choisir de travailler aux USA, ou du moins avec les USA.

Haaretz a appris qu’au cours des derniers mois, au moins quatre pirates informatiques chevronnés ont quitté leur emploi en Israël, dans des entreprises appartenant à des Israéliens ou même dans l’establishment de la défense israélienne pour rejoindre la nouvelle entreprise. Deux de ces chercheurs chevronnés ont en fait quitté deux entreprises locales de cyber-armes, qui ont également perdu un expert en sécurité des opérations qui a récemment rejoint Defense Prime. L’un des autres pirates informatiques chevronnés vient d’une entreprise israélienne de Singapour, et un autre a été recruté au sein d’un organisme de défense israélien. Selon l’une des nombreuses sources qui ont parlé à Haaretz pour cet article, le chercheur était considéré comme un grand talent et son départ vers la nouvelle entreprise est considéré comme un coup dur potentiel pour les capacités cybernétiques de l’État israélien.

Il ne s’agit pas seulement de talents : selon des sources, l’entreprise a également discuté de la possibilité d’acheter des actifs de Quadream, une entreprise israélienne de cyberoffensive qui a récemment fermé ses portes. Il s’agit de la dernière d’une série d’entreprises similaires qui ont cessé leurs activités après la crise dans ce domaine controversé, aujourd’hui au cœur d’une crise entre Israël et les USA, et leurs institutions de défense respectives. Contrairement à l’embauche de pirates informatiques, la vente de toute technologie provenant d’une entreprise comme Qaudream, spécialisée dans le piratage des iPhones, nécessite l’autorisation du ministère israélien de la défense.


L’école militaire de formation à la cyberguerre Ashalim, située au CyberSpark de Beer Sheva (inauguré en 2014), forme de 500 à 600 cyberguerriers par an, destinés à l’exercice de tâches dans tous les secteurs de l’armée israélienne et dans le secteur privé en Israël et dans le monde. Ce cyber-campus a servi de modèle au Cyber Campus de La Défense à Paris, voulu par Emmanuel Macron et inauguré en 2022


Crise des logiciels espions

Il n’est pas le seul : au cours des deux dernières années, depuis que la crise entre Israël et les USA a éclaté à la suite d’une série de révélations concernant l’utilisation abusive du logiciel espion Pegasus de NSO, des dizaines de pirates informatiques israéliens et d’autres personnes employées dans le domaine de la cybernétique offensive ont quitté le pays pour travailler à l’étranger. Certains sont partis travailler pour d’autres Israéliens qui opéraient déjà en dehors du pays et de ses mécanismes de contrôle. D’autres rejoignent des entreprises étrangères basées en Europe ou aux USA - des entreprises qui, selon certaines sources, bénéficient également du soutien de leurs services de renseignement locaux non israéliens. Elles notent l’augmentation du nombre de sociétés italiennes et espagnoles en particulier, mais il s’agit surtout de sociétés soutenues par l’establishment de la défense et la communauté du renseignement usaméricains.

Defense Prime n’est que la plus récente et la plus bruyante de ce que les sources disent être une nouvelle génération de cyber-entreprises non-israéliennes actuellement en pleine ascension et prenant une part du talent et de la part de marché de leurs concurrents israéliens. Selon des sources et une enquête menée par Haaretz, l’entreprise rejoint une liste croissante d’entreprises nouvelles ou existantes qui ont considérablement développé leurs activités au cours des deux dernières années, parallèlement aux tentatives visant à contrôler l’industrie cybernétique israélienne et à mettre un terme à la prolifération des logiciels d’espionnage commerciaux.

En Europe, des sources indiquent que des entreprises existantes comme Memento Labs ou Data Flow en Italie, Interrupt Labs au Royaume-Uni et Varistone en Espagne se sont développées au cours des 18 derniers mois, également avec l’aide de talents israéliens. Il existe également de nouvelles entreprises, en particulier aux USA, qui sont apparues parallèlement à la pression exercée par les USA sur Israël dans le sillage de l’affaire du NSO.

Eqlipse, très présent sur les médias sociaux, ne rate pas une occasion de faire sa pub : concerts, marathons, célébrations patriotiques en tous genres


Eqlipse Technologies, par exemple, a été créée l’année dernière pour offrir ce qu’elle appelle des capacités de cyberveille et de renseignement d’origine électromagnétique (“SIGINT”) à spectre complet pour des “clients clés en matière de sécurité nationale au sein du ministère de la défense et de la communauté du renseignement”, selon un communiqué de presse d’Arlington Capital, qui soutient l’entreprise. L’expression “spectre cybernétique complet” est un euphémisme utilisé dans l’industrie pour désigner les capacités défensives et offensives. Malgré son jeune âge, Eqlipse emploie déjà plus de 600 personnes et réalise un chiffre d’affaires annuel de 200 millions de dollars.

Une autre entreprise, Siege Technologies, également usaméricaine, a été créée en 2019 mais a intensifié ses activités au cours des deux dernières années. Elle se concentre exclusivement sur « la fourniture de capacités cybernétiques offensives et défensives essentielles au gouvernement américain », selon son site web.

Selon certaines sources, ces entreprises et leurs annonces publiques - rares dans le monde secret du renseignement cybernétique - s’inscrivent dans une tendance plus large : Les entreprises et les invesisseurs usaméricains pensent que, parallèlement à la critique publique de la cyber-offensive, l’establishment de la défense usaméricaine et la Maison Blanche sont intéressés par le développement de leur propre industrie - et sont prêts à payer pour cela.

Le chouchou de Netanyahou

Le marché cybernétique offensif d’Israël, qui était autrefois la coqueluche du Premier ministre Benjamin Netanyahu et de l’establishment de la défense israélienne, traverse la pire crise qu’il ait connue depuis sa création, d’après certaines sources.

Après des années de “cyber-diplomatie” - une politique menée par Netanyahou dans le cadre de laquelle Israël utilise la vente de cyber-armes pour réchauffer les relations diplomatiques avec des pays qui lui sont historiquement hostiles - Israël a fait volte-face. Selon certaines sources, il est loin le temps où le ministère de la Défense autorisait la vente de logiciels espions de qualité militaire à des pays comme le Rwanda ou l’Arabie saoudite.

La raison : l’enquête Projet Pegasus, à laquelle Haaretz a également participé, a révélé l’utilisation abusive du logiciel espion par les États clients de NSO dans le monde entier, ainsi que la révélation que l’Ouganda a utilisé le logiciel espion pour pirater les téléphones des fonctionnaires du département d’État usaméricain en Afrique. Cette dernière affaire a provoqué une crise diplomatique entre Washington et Jérusalem, la Maison Blanche exhortant Israël à restreindre ses cyber-entreprises. La décision d’ajouter NSO et Candiru, une autre cyber-entreprise israélienne, à une liste noire du ministère usaméricain du commerce a indiqué à Israël que les USAméricains étaient sérieux.

Israël a réagi en inversant sa politique. Il a communiqué aux médias une liste tronquée des pays auxquels les entreprises de cybernétique peuvent désormais vendre leurs produits, liste qui ne comprend pratiquement plus que des États occidentaux.

Selon certaines sources, toutes les petites entreprises qui se sont développées dans l’ombre de NSO et qui vendaient des logiciels espions à des pays non occidentaux ont perdu leur capacité à faire des affaires presque du jour au lendemain. Au cours des 18 derniers mois, la plupart des entreprises n’ont pas pu obtenir de licence pour conclure ne serait-ce qu’un seul nouveau contrat ; dans certains cas, les contrats existants ont également été annulés.

En réaction, de plus en plus d’entreprises ont commencé à fermer leurs portes ou à se retirer du marché offensif, se concentrant plutôt sur des formes moins intrusives de surveillance “passive”, qui ne sont pas réglementées de manière aussi stricte. Cognyte a par exemple fermé Ace Labs, sa filiale spécialisée dans le piratage téléphonique. Bien que les leaders du marché, NSO et Paragon - qui se concentre presque exclusivement sur les marchés occidentaux et a réussi à garder sa réputation intacte - poursuivent leurs activités, ils sont également en difficulté. D’autres, comme Nemesis, Wintego, Kela, Magen et Quadream, ont complètement cessé leurs activités, selon certaines sources, ou ont au moins déclaré qu’elles les avaient arrêtées et transférées à l’étranger ou qu’elles les avaient rebaptisées.

Des sources industrielles de haut niveau ont passé l’année dernière à avertir que la nouvelle politique israélienne d’apaisement avec les USAméricains se retournerait contre eux. Elles affirment que la perte de talents et les dommages causés à l’industrie nuiront également à l’establishment de la défense israélienne et pourraient même faire perdre à Israël son avantage dans le cyberespace militaire. Sans la capacité de retenir les meilleurs talents en Israël, ces pirates ne seront plus disponibles pour servir dans des unités comme la 8200 - où ceux qui travaillent à l’étranger ne peuvent pas toujours revenir pour le service de réserve en raison de préoccupations liées au secret.

« Lorsque ces personnes travaillent à l’étranger, elles ne sont pas seulement en dehors de l’écosystème israélien, mais aussi dans un nouvel écosystème, et ces pays en profitent », explique une source industrielle. « Cela ne fait pas qu’affaiblir Israël, cela rend aussi les Européens et les Américains - et qui sait d’autres - plus forts ».

Selon des sources industrielles, la pression usaméricaine sur Israël n’est pas seulement le résultat de préoccupations en matière de droits humains, mais fait également partie de ce qu’elles considèrent comme une politique plus large visant à affaiblir l’industrie cybernétique d’Israël et à renforcer celle des USA à ses dépens. À titre d’exemple, ils citent la tentative de L3Harris, un géant usaméricain de la défense technologique, d’acheter NSO après qu’il a été placé sur la liste noire. L’opération n’a pas abouti en raison des objections des responsables israéliens, mais elle a bénéficié du soutien de l’establishment usaméricain de la défense et devait permettre à NSO d’être retiré de la liste noire, a-t-on laissé entendre à l’époque.

Des rapports ont également révélé que les organismes de défense usaméricains avaient eux-mêmes acheté une version de Pegasus, allant jusqu’à l’offrir à Djibouti dans le cadre du soutien US à ce pays. Le décret de la Maison Blanche interdisant aux organismes usaméricains d’utiliser des logiciels espions tels que Pegasus, ont noté les experts à l’époque, était formulé de manière à permettre aux USA de continuer à produire, à vendre et même à utiliser ces technologies eux-mêmes.

Complexe militaro-industriel cybernétique

En fait, L3Harris fait partie d’une poignée d’entreprises de défense usaméricaines qui disposent de leurs propres unités cybernétiques offensives, et des sources affirment qu’il s’agit là de la véritable toile de fond de la montée en puissance d’entreprises telles que Defense Prime.

Les origines de Defense Prime remontent à un fonds de capital-risque usaméricain et aux deux entrepreneurs israéliens - dont l’un est un ancien de l’appareil de défense israélien. Le fonds lui-même n’est pas lié à la nouvelle entreprise, mais cette dernière est née d’une tentative antérieure du fonds d’entrer sur le marché de la cybernétique, avec le soutien d’une liste de hauts responsables des services de renseignement et de la défense. Ces derniers allaient de l’ancien chef de la National Security Agency, Keith Alexander, un général quatre étoiles à la retraite, à des responsables de l’unité de renseignement militaire israélienne 8200 et du Mossad, ainsi que des services de renseignement allemands. Comme indiqué, le fonds n’est pas impliqué dans la nouvelle entreprise, et on ne sait pas combien de ces fonctionnaires, s’il y en a, ont quitté la société de capital-risque et se sont impliqués dans le projet.

Dans le même temps, des entreprises telles que L3Harris et Raytheon, comme l’a constaté Haaretz, recrutent activement pour des postes aux capacités clairement offensives. Qu’il s’agisse de “chercheurs en exploitation de failles” ou d’experts en recherche ou en criminalistique sur iOs ou Android, les travailleurs sont recherchés par les entreprises de défense usaméricaines, qui ont toutes deux conclu des contrats avec des organismes officiels US pour différentes formes de cybercriminalité. Il en va de même pour General Dynamics, l’une des cinq plus grandes entreprises de défense usaméricaines.

CACI, une autre entreprise usaméricaine spécialisée dans la sécurité intérieure et les drones, se targue également de “capacités cybernétiques offensives contre les plateformes adverses”. L’entreprise est actuellement à la recherche d’une personne ayant des compétences en « criminalistique informatique / criminalistique d’appareils mobiles... analyse et méthodologies d’intrusion par rétro-ingénierie, analyse des renseignements et évaluation des vulnérabilités ». Leidos et une autre société appelée ManTech sont également de plus en plus actives dans ce domaine, selon des sources et des offres d’emploi. Ensemble, ces entreprises permettent à l’USAmérique de bénéficier d’une cyberindustrie militaire en plein essor.

L’entreprise italienne Data Flow est un bon exemple de cette tendance. Elle s’occupe directement des exploitations de failles (et non des logiciels espions) et a récemment décidé d’ouvrir une boutique aux USA, signe de la nouvelle centralité du marché usaméricain. L’entreprise, qui, selon son site ouèbe, recrute actuellement un chercheur en exploitation de failles pour iPhone et Android, compte également un Israélien senior qui a quitté un poste similaire dans une entreprise israélienne l’année dernière.

Ce n’est pas la première fois que de grosses sommes d’argent tentent d’attirer les talents israéliens. Toutefois, selon certaines sources, lorsque la société Dark Matter, soutenue par les Émirats arabes unis, a tenté d’attirer des pirates informatiques israéliens et usaméricains en leur offrant des salaires mirobolants (jusqu’à 1 million de dollars par an, selon les rumeurs), les établissements de défense usaméricains et israéliens ont pu tirer la sonnette d’alarme. Lorsque des entreprises usaméricaines et européennes font de même, Israël est impuissant. En effet, pendant des années, Israël a évité d’appliquer ses lois sur les exportations de défense aux personnes et aux capacités techniques, se contentant de réglementer la vente de technologies défensives ou militaires.

« Nous ne sommes pas en Corée du Nord, vous ne pouvez pas dire aux gens où ils doivent vivre et avec qui ils doivent travailler », déclare un haut fonctionnaire du secteur qui a perdu du personnel au cours des derniers mois. « Si quelqu’un préfère vivre et travailler à Washington ou en Espagne, c’est son droit ».

Les sources des différentes entreprises indiquent qu’avec la crise - et le climat politique en Israël qui pousse de nombreux Israéliens à envisager de quitter le pays - elles ont du mal à retenir les talents. Outre la menace usaméricaine, elles notent également que les entreprises israéliennes qui opèrent depuis longtemps en dehors d’Israël en récoltent également les fruits, et pas seulement en termes de talents.

À titre d’exemple, ils citent la société Intellexa, détenue et dirigée par deux anciens hauts responsables des services de renseignement israéliens, qui a été impliquée dans une série de controverses au cours de l’année écoulée. Elle a remporté un certain nombre de contrats lucratifs que des entreprises israéliennes ont été contraintes de refuser pour des raisons de réglementation et de respect des droits humains. Ils notent également l’existence de deux nouvelles cyber-entreprises à Singapour, liées à Rami Ben Efraim, ancien haut commandant de l’armée de l’air israélienne, qui a été attaché militaire dans ce pays d’Asie du Sud-Est et qui travaille désormais dans le secteur privé.

« Israël et les entreprises israéliennes ont toujours pu concurrencer celles qui essayaient d’opérer dans le dos du ministère israélien de la Défense et en dehors de son champ de compétence réglementaire », a déclaré une source. « Mais c’était à l’époque où l’industrie locale était vivante et dynamique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui ».

Defense Prime et le ministère de la Défense israélien, sollicités, n’ont pas répondu à cet article.


Seth - Hacker Rat, par TheLivingShadow