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29/12/2023

JEFFREY D. SACHS
La politique étrangère usaméricaine est une escroquerie fondée sur la corruption

Jeffrey D. Sachs (bio), Common Dreams, 26/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les 1 500 milliards de dollars de dépenses militaires annuelles sont l'arnaque qui continue à alimenter le  complexe militaro-industriel et les initiés de Washington, alors même qu'elle appauvrit et met en danger l'USAmérique et le monde.

À première vue, la politique étrangère des USA semble totalement irrationnelle. Les USA s'engagent dans une guerre désastreuse après l'autre - Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Ukraine et Gaza. Ces derniers jours, les USA se sont retrouvés globalement isolés dans leur soutien aux actions génocidaires d'Israël contre les Palestiniens, votant contre une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU pour un cessez-le-feu à Gaza, soutenue par 153 pays représentant 89 % de la population mondiale, et à laquelle s'opposaient seulement les USA et 9 petits pays représentant moins de 1 % de la population mondiale.

« Plus vous marchez, plus nous gagnons », par Party9999999

 Au cours des 20 dernières années, tous les grands objectifs de la politique étrangère usaméricaine ont échoué. Les talibans sont revenus au pouvoir après 20 ans d'occupation usaméricaine de l'Afghanistan. L'Irak de l'après-Saddam est devenu dépendant de l'Iran. Le président syrien Bachar el-Assad est resté au pouvoir malgré les efforts de la CIA pour le renverser. La Libye a sombré dans une longue guerre civile après le renversement de Mouammar Kadhafi par une mission de l'OTAN dirigée par les USA. L'Ukraine a été ratiboisée sur le champ de bataille par la Russie en 2023 après que les USA ont secrètement sabordé un accord de paix entre la Russie et l'Ukraine en 2022.

Pour comprendre l'escroquerie de la politique étrangère, il suffit d'imaginer le gouvernement fédéral actuel comme un racket à plusieurs divisions contrôlé par les plus offrants.

Malgré ces débâcles remarquables et coûteuses, les unes après les autres, les mêmes personnages sont restés à la tête de la politique étrangère usaméricaine pendant des décennies, notamment Joe Biden, Victoria Nuland, Jake Sullivan, Chuck Schumer, Mitch McConnell et Hillary Clinton.

Qu'est-ce qui se passe ?

Pour résoudre l'énigme, il faut reconnaître que la politique étrangère usaméricaine n'a rien à voir avec les intérêts du peuple usaméricain. Il s'agit plutôt des intérêts des initiés de Washington, qui courent après les contributions aux campagnes électorales et les emplois lucratifs pour eux-mêmes, leur personnel et les membres de leur famille. En un mot, la politique étrangère usaméricaine a été piratée par les grandes fortunes.

En conséquence, le peuple usaméricain est largement perdant. Les guerres ratées depuis 2000 lui ont coûté environ 5 000 milliards de dollars en dépenses directes, soit environ 40 000 dollars par ménage. Environ 2 000 milliards de dollars supplémentaires seront dépensés au cours des prochaines décennies pour les soins aux anciens combattants. Au-delà des coûts directement supportés par les USAméricains, nous devrions également reconnaître les coûts terriblement élevés supportés à l'étranger, en millions de vies perdues et en milliers de milliards de dollars de destruction des biens et de la nature dans les zones de guerre.

Le cerveau du complexe militaro-industriel , par EspenSchei

Les coûts continuent de s'accumuler. En 2024, les dépenses liées à l'armée usaméricaine s'élèveront à environ 1 500 milliards de dollars, soit environ 12 000 dollars par ménage, si l'on ajoute les dépenses directes du Pentagone, les budgets de la CIA et d'autres agences de renseignement, le budget de la Veteran's Administration, le programme d'armes nucléaires du ministère de l'Énergie, l'“aide étrangère” militaire du département d'État (par exemple à Israël) et d'autres lignes budgétaires liées à la sécurité. Des centaines de milliards de dollars sont gaspillés dans des guerres inutiles, des bases militaires à l'étranger et une accumulation d'armes tout à fait superflue qui rapproche le monde de la troisième guerre mondiale.

Pourtant, décrire ces coûts gargantuesques, c'est aussi expliquer la “rationalité” tordue de la politique étrangère usaméricaine. Les 1 500 milliards de dollars de dépenses militaires sont l'arnaque qui continue à alimenter le complexe militaro-industriel et les initiés de Washington, alors même qu'elle appauvrit et met en danger l'USAmérique et le monde.

Pour comprendre l'arnaque de la politique étrangère, il suffit de considérer le gouvernement fédéral actuel comme un racket à plusieurs divisions contrôlé par les plus offrants. La division Wall Street est gérée par le Trésor. La division de l'industrie de la santé est gérée par le ministère de la santé et des services sociaux. La division du pétrole et du charbon est gérée par les départements de l'énergie et de l'intérieur. Enfin, la division de la politique étrangère est gérée par la Maison Blanche, le Pentagone et la CIA.

Chaque division utilise le pouvoir public à des fins privées par le biais de délits d'initiés, financés par les contributions des entreprises aux campagnes électorales et les dépenses de lobbying. Il est intéressant de noter que la division de l'industrie de la santé rivalise avec la division de la politique étrangère en tant que remarquable escroquerie financière. En 2022, les dépenses de santé des USA s'élevaient à la somme stupéfiante de 4 500 milliards de dollars, soit environ 36 000 dollars par ménage, ce qui représente de loin les coûts de santé les plus élevés au monde, alors que l'USAmérique se classe au 40e rang mondial en termes d'espérance de vie. Une politique de santé ratée se traduit par de très grosses sommes d'argent pour l'industrie de la santé, tout comme une politique étrangère ratée se traduit par des méga-revenus pour le complexe militaro-industriel.

Plus il y a de guerres, plus il y a d'affaires

La division de la politique étrangère est dirigée par une petite coterie secrète et très soudée, comprenant les hauts responsables de la Maison Blanche, de la CIA, du département d'État, du Pentagone, des commissions des services armés de la Chambre et du Sénat, et des principales entreprises militaires, notamment Boeing, Lockheed Martin, General Dynamics, Northrop Grumman et RTX (Raytheon). Il y a peut-être un millier de personnes clés impliquées dans la définition de la politique. L'intérêt public ne joue qu'un rôle limité.

Les principaux responsables de la politique étrangère gèrent les opérations de 800 bases militaires usaméricaines à l'étranger, des centaines de milliards de dollars de contrats militaires et les opérations de guerre où l'équipement est déployé. Plus il y a de guerres, plus il y a d'affaires. La privatisation de la politique étrangère a été considérablement amplifiée par la privatisation de la guerre elle-même, car de plus en plus de fonctions militaires “essentielles” sont confiées aux fabricants d'armes et à des sous-traitants tels que Haliburton, Booz Allen Hamilton et CACI.

Outre les centaines de milliards de dollars de contrats militaires, les opérations de l'armée et de la CIA ont d'importantes retombées commerciales. Avec des bases militaires dans 80 pays à travers le monde et des opérations de la CIA dans de nombreux autres, les USA jouent un rôle important, bien que le plus souvent secret, dans la détermination des dirigeants de ces pays, et donc dans les politiques qui façonnent les accords lucratifs concernant les minerais, les hydrocarbures, les oléoducs et les terres agricoles et forestières. Les USA ont cherché à renverser au moins 80 gouvernements depuis 1947, généralement sous la houlette de la CIA, par le biais de coups d'État, d'assassinats, d'insurrections, de troubles civils, de manipulations d'élections, de sanctions économiques et de guerres ouvertes. (Pour une superbe étude des opérations de changement de régime menées par les USA entre 1947 et 1989, voir l'ouvrage de Lindsey O'Rourke intitulé Covert Regime Change, 2018).

Outre les intérêts commerciaux, il y a bien sûr des idéologues qui croient vraiment au droit de l'USAmérique à diriger le monde. La famille Kagan, tous des bellicistes enragés, est le cas le plus célèbre, bien que ses intérêts financiers soient également profondément liés à l'industrie de la guerre. La question de l'idéologie est bien celle-là. Les idéologues se sont trompés dans presque tous les cas et auraient depuis longtemps perdu leur chaire d'orateur à Washington s'ils n'avaient pas été utiles en tant que bellicistes. Qu'ils le veuillent ou non, ils servent d'interprètes rémunérés au complexe militaro-industriel.

Il y a un inconvénient persistant à cette escroquerie commerciale permanente. En théorie, la politique étrangère est menée dans l'intérêt du peuple usaméricain, alors que c'est le contraire qui est vrai. (Une contradiction similaire s'applique bien sûr aux soins de santé hors de prix, au renflouement de Wall Street par le gouvernement, aux avantages de l'industrie pétrolière et à d'autres escroqueries). Le peuple usaméricain soutient rarement les machinations de la politique étrangère usaméricaine lorsqu'il lui arrive d’entendre la vérité. Les guerres usaméricaines ne sont pas menées à la demande du peuple, mais par des décisions venues d'en haut. Des mesures spéciales sont nécessaires pour tenir le peuple à l'écart de la prise de décision.

La première de ces mesures est une propagande implacable. George Orwell l'a bien compris dans 1984, lorsque “le Parti” a soudainement changé d'ennemi étranger, passant de l'Eurasie à l'Estasie, sans un mot d'explication. Les USA font essentiellement la même chose. Qui est le plus grand ennemi des USA ? Faites votre choix, selon la saison. Saddam Hussein, les talibans, Hugo Chavez, Bachar el-Assad, ISIS, Al-Qaïda, Kadhafi, Vladimir Poutine, le Hamas, ont tous joué le rôle d'“Hitler” dans la propagande usaméricaine. Le porte-parole de la Maison Blanche, John Kirby, diffuse cette propagande avec un sourire en coin, indiquant qu'il sait lui aussi que ce qu'il dit est ridicule, bien que légèrement divertissant.

La propagande est amplifiée par les groupes de réflexion de Washington qui vivent des dons des entreprises militaires et parfois des gouvernements étrangers qui font partie des opérations d'escroquerie des USA. Pensez au Conseil de l'Atlantique, au CSIS et, bien sûr, au très populaire Institut pour l'étude de la guerre, qui vous est offert par les principaux entrepreneurs militaires.

La seconde consiste à dissimuler les coûts des opérations de politique étrangère. Dans les années 1960, le gouvernement uaméricain a commis l'erreur de forcer le peuple usaméricain à supporter les coûts du complexe militaro-industriel en enrôlant des jeunes pour combattre au Viêt Nam et en augmentant les impôts pour payer la guerre. L'opinion publique s'y est opposée.

À partir des années 1970, le gouvernement s'est montré beaucoup plus habile. Il a mis fin à l'appel sous les drapeaux et a fait du service militaire un travail à louer plutôt qu'un service public, en s'appuyant sur les dépenses du Pentagone pour recruter des soldats issus des couches économiques inférieures. Il a également abandonné l'idée désuète selon laquelle les dépenses publiques devraient être financées par l'impôt et a, au contraire, réorienté le budget militaire vers les dépenses déficitaires, ce qui le protège de l'opposition populaire qui se déclencherait s'il était financé par l'impôt.

Il a également poussé des États clients tels que l'Ukraine à mener les guerres usaméricaines sur le terrain, afin qu'aucune dépouille usaméricaine ne vienne gâcher la machine de propagande des USA. Il va sans dire que les maîtres de guerre USaméricains tels que Sullivan, Blinken, Nuland, Schumer et McConnell restent à des milliers de kilomètres de la ligne de front. La mort est réservée aux Ukrainiens. Le sénateur Richard Blumenthal (Démocrate-Connecticut) a défendu l'aide militaire usaméricaine à l'Ukraine comme étant de l'argent bien dépensé parce que « sans qu'une seule femme ou un seul homme du service américain n'ait été blessé ou perdu», sans qu'il lui vienne à l'esprit d'épargner les vies des Ukrainiens, qui sont morts par centaines de milliers dans une guerre provoquée par les USA au sujet de l'élargissement de l'OTAN.

Ce système repose sur la subordination totale du Congrès usaméricain aux affaires de guerre, afin d'éviter toute remise en question des budgets démesurés du Pentagone et des guerres lancées par le pouvoir exécutif. La subordination du Congrès fonctionne comme suit. Premièrement, le contrôle de la guerre et de la paix par le Congrès est largement confié aux commissions des services armés de la Chambre et du Sénat, qui définissent en grande partie la politique générale du Congrès (et le budget du Pentagone). Deuxièmement, l'industrie militaire (Boeing, Raytheon et autres) finance les campagnes des membres des commissions des services armés des deux partis. Les industries militaires dépensent également des sommes considérables en lobbying afin d'offrir des salaires lucratifs aux membres du Congrès qui partent à la retraite, à leur personnel et à leur famille, soit directement dans les entreprises militaires, soit dans les cabinets de lobbying de Washington.

Le peuple usaméricain a pour tâche urgente de réformer une politique étrangère tellement défaillante, corrompue et trompeuse qu'elle enterre le gouvernement sous les dettes tout en rapprochant le monde de l'Armageddon nucléaire.

Le piratage de la politique étrangère du Congrès n'est pas seulement le fait du complexe militaro-industriel usaméricain. Le lobby israélien est depuis longtemps passé maître dans l'art d'acheter le Congrès. La complicité des USA avec l'État d'apartheid israélien et les crimes de guerre à Gaza n'a aucun sens pour la sécurité nationale et la diplomatie usaméricaines, sans parler de la décence humaine. Ce sont les fruits des investissements du lobby israélien qui ont atteint 30 millions de dollars en contributions de campagne en 2022, et qui dépasseront largement ce montant en 2024.

Lorsque le Congrès se réunira à nouveau en janvier, Biden, Kirby, Sullivan, Blinken, Nuland, Schumer, McConnell, Blumenthal et leurs semblables nous diront que nous devons absolument financer la guerre perdue, cruelle et trompeuse en Ukraine et le massacre et le nettoyage ethnique en cours à Gaza, de peur que nous, l'Europe et le monde libre, et peut-être le système solaire lui-même, ne succombent à l'ours russe, aux mollahs iraniens et au parti communiste chinois. Les pourvoyeurs de désastres en matière de politique étrangère ne sont pas irrationnels dans leurs discours alarmistes. Ils sont trompeurs et extraordinairement avides, poursuivant des intérêts étroits au détriment de ceux du peuple usaméricain.

Le peuple usaméricain a pour tâche urgente de réformer une politique étrangère qui est tellement brisée, corrompue et trompeuse qu'elle ensevelit le gouvernement sous les dettes tout en rapprochant le monde de l'Armageddon nucléaire. Cette refonte devrait commencer en 2024 par le rejet de tout financement supplémentaire pour la désastreuse guerre d'Ukraine et les crimes de guerre d'Israël à Gaza. Le rétablissement de la paix et la diplomatie, et non les dépenses militaires, sont la voie à suivre pour que la politique étrangère des USA soit conforme à l'intérêt public.

 

27/12/2023

Arundhati Roy : “Notre pays a perdu son sens moral”
“Pour le bien de l’humanité tout entière, arrêtez ce massacre”

Arundhati Roy, Frontline/The Hindu, 15/12/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Discours d’acceptation d’Arundhati Roy lors de la cérémonie de remise du prix P. Govinda Pillai qui s’est tenue à Thiruvananthapuram le 13 décembre 2023

Je vous remercie de m’accorder cet honneur au nom de P. Govinda Pillai, l’un des plus éminents théoriciens marxistes du Kerala. Et merci d’avoir demandé à N. Ram d’être la personne qui honore cette occasion. Je sais qu’il a remporté ce prix l’année dernière, mais il partage à bien des égards l’honneur de celui-ci avec moi. En 1998, en tant que rédacteur en chef de Frontline - avec Vinod Mehta, rédacteur en chef d’Outlook - il a publié mon premier essai politique, "The End of Imagination", sur les essais nucléaires de l’Inde. Pendant des années, il a publié mon travail, et le fait qu’il y ait un éditeur comme lui - précis, incisif, mais sans crainte - m’a donné la confiance nécessaire pour devenir l’écrivaine que je suis.

Je ne vais pas parler de la disparition de la presse libre en Inde. Nous tous qui sommes réunis ici savons tout cela. Je ne vais pas non plus parler de ce qui est arrivé à toutes les institutions qui sont censées jouer le rôle de freins et de contrepoids dans le fonctionnement de notre démocratie. Je fais cela depuis 20 ans et je suis sûre que vous tous ici présents connaissez mon point de vue.

En venant du nord de l’Inde au Kerala, ou dans presque tous les États du sud, je me sens tour à tour rassurée et angoissée par le fait que l’effroi avec lequel beaucoup d’entre nous, au nord, vivent chaque jour semble bien loin lorsque je suis ici. Mais ce n’est pas aussi loin que nous l’imaginons. Si le régime actuel revient au pouvoir l’année prochaine, en 2026, l’exercice de délimitation des circonscriptions électorales risque de priver tout le sud de l’Inde de son pouvoir en réduisant le nombre de députés que nous envoyons au Parlement. La délimitation n’est pas la seule menace à laquelle nous sommes confrontés. Le fédéralisme, qui est l’élément vital de notre pays diversifié, est également menacé. Alors que le gouvernement central s’octroie des pouvoirs considérables, nous assistons au spectacle désolant de ministres en chef fièrement élus dans des États gouvernés par l’opposition [au gouvernement central du BJP, NdT], qui doivent littéralement mendier pour obtenir la part de fonds publics qui revient à leur État. Le dernier coup porté au fédéralisme est le récent arrêt de la Cour suprême confirmant l’annulation de la section 370 qui conférait à l’État du Jammu-et-Cachemire un statut semi-autonome. Ce n’est pas le seul État de l’Inde à bénéficier d’un statut spécial. C’est une grave erreur de penser que cet arrêt ne concerne que le Cachemire. Il affecte la structure fondamentale de notre politique.

Mais aujourd’hui, je veux parler de quelque chose de plus urgent. Notre pays a perdu son sens moral. Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques. Alors que les richesses sont concentrées dans un nombre de plus en plus restreint de mains, le fait de jeter des miettes aux pauvres permet d’obtenir le soutien des pouvoirs qui les appauvrissent encore davantage.

“Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques” : Arundhati Roy | Photo : Mayank Austen Soofi

L’énigme la plus déconcertante de notre époque est que, partout dans le monde, les gens semblent voter pour se déresponsabiliser. Ils le font sur la base des informations qu’ils reçoivent. Quelle est la nature de ces informations et qui les contrôle, tel est le cadeau empoisonné du monde moderne. Celui qui contrôle la technologie contrôle le monde. Mais finalement, je crois que les gens ne peuvent pas être contrôlés et qu’ils ne le seront pas. Je crois qu’une nouvelle génération se révoltera. Il y aura une révolution. Désolée, je reformule. Il y aura des révolutions. Au pluriel.

J’ai dit que notre pays avait perdu son sens moral. Dans le monde entier, des millions de personnes - juives, musulmanes, chrétiennes, hindoues, communistes, athées, agnostiques - défilent pour demander un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Mais les rues de notre pays, qui fut un jour un véritable ami des peuples colonisés, un véritable ami de la Palestine, qui a vu  autrefois des millions de personnes défiler également, sont silencieuses aujourd’hui. La plupart de nos écrivains et intellectuels publics, tous sauf quelques-uns, sont également silencieux. Quelle terrible honte ! Et quelle triste démonstration d’un manque de clairvoyance. Alors que nous assistons au démantèlement systématique des structures de notre démocratie et à l’enfermement de notre pays d’une incroyable diversité dans l’idée fallacieuse et étroite d’un nationalisme à taille unique, ceux qui se disent intellectuels devraient au moins savoir que notre pays pourrait lui aussi exploser.

Si nous ne disons rien sur le massacre éhonté des Palestiniens par Israël, alors même qu’il est retransmis en direct dans les recoins les plus intimes de notre vie personnelle, nous en sommes complices. Quelque chose dans notre morale sera altéré à jamais. Allons-nous rester les bras croisés pendant que des maisons, des hôpitaux, des camps de réfugiés, des écoles, des universités, des archives sont bombardés, qu’un million de personnes sont déplacées et que des enfants morts sont retirés des décombres ? Les frontières de Gaza sont scellées. Les gens n’ont nulle part où aller. Ils n’ont ni abri, ni nourriture, ni eau. Selon les Nations unies, plus de la moitié de la population est affamée. Et les bombardements se poursuivent sans relâche. Allons-nous une fois de plus assister à la déshumanisation de tout un peuple au point que son anéantissement n’a plus d’importance ?

Le projet de déshumanisation des Palestiniens n’a pas commencé avec Benyamin Netanyahou et son équipe - il a commencé il y a des décennies.

 

N. Ram, directeur de The Hindu Group Publishing Private Limited, remettant le troisième P. Govinda Pillai Memorial National Award à Arundhati Roy à Thiruvananthapuram le 13 décembre | Photo : MAHINSHA S

En 2002, à l’occasion du premier anniversaire du 11 septembre 2001, j’ai donné une conférence intitulée "Come September" aux USA, dans laquelle j’ai évoqué d’autres anniversaires du 11 septembre : le coup d’État de 1973, soutenu par la CIA, contre le président Salvador Allende au Chili à cette date fatidique, puis le discours prononcé le 11 septembre 1990 par George W. Bush père, alors président des USA, devant une session conjointe du Congrès, annonçant la décision de son gouvernement d’entrer en guerre contre l’Irak. J’ai ensuite parlé de la Palestine. Je vais lire cette section et vous verrez que si je ne vous avais pas dit qu’elle avait été écrite il y a 21 ans, vous penseriez qu’elle date d’aujourd’hui.

  • Le 11 septembre a également une résonance tragique au Moyen-Orient. Le 11 septembre 1922, ignorant l’indignation des Arabes, le gouvernement britannique a proclamé un mandat en Palestine, dans le prolongement de la déclaration Balfour de 1917 que la Grande-Bretagne impériale avait publiée, avec son armée massée aux portes de Gaza. La déclaration Balfour promettait aux sionistes européens un foyer national pour le peuple juif. (À l’époque, l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais était libre d’arracher et de léguer des patries nationales comme un petit caïd de cour de récréation distribue des billes). Avec quelle insouciance le pouvoir impérial a pratiqué la vivisection sur d’anciennes civilisations. La Palestine et le Cachemire sont les cadeaux de la Grande-Bretagne impériale au monde moderne. Tous deux sont des lignes de fracture dans les conflits internationaux qui font rage aujourd’hui.
  • En 1937, Winston Churchill a déclaré à propos des Palestiniens, je cite : « Je ne suis pas d’accord pour dire que le chien dans une mangeoire a le droit final à la mangeoire, même s’il y est couché depuis très longtemps. Je ne reconnais pas ce droit. Je n’admets pas, par exemple, qu’un grand tort ait été fait aux Indiens rouges d’Amérique ou aux Noirs d’Australie. Je n’admets pas qu’un tort ait été fait à ces peuples du fait qu’une race plus forte, une race de niveau supérieur, une race plus sage sur le plan mondial, pour le dire ainsi, est arrivée et a pris leur place ». Cette déclaration a donné le ton à l’attitude de l’État israélien à l’égard des Palestiniens. En 1969, le Premier ministre israélien Golda Meir a déclaré : « Les Palestiniens n’existent pas ». Son successeur, le Premier ministre Levi Eschol, a déclaré : « Que sont les Palestiniens ? Lorsque je suis arrivé ici (en Palestine), il y avait 250 000 non-Juifs, principalement des Arabes et des Bédouins. C’était un désert, plus que sous-développé. Rien. ». Le Premier ministre Menahem Begin a qualifié les Palestiniens de « bêtes à deux pattes ». Le Premier ministre Yitzhak Shamir les a qualifiés de « sauterelles » qui pouvaient être écrasées Ce sont là des mots de chefs d’État, pas celui des gens ordinaires.

C’est ainsi qu’est né le terrible mythe de la terre sans peuple pour un peuple sans terre.

  • En 1947, l’ONU a officiellement partitionné la Palestine et attribué 55 % des terres palestiniennes aux sionistes. En l’espace d’un an, ils en ont conquis 76 %. Le 14 mai 1948, l’État d’Israël a été déclaré. Quelques minutes après la déclaration, les USA reconnaissent Israël. La Cisjordanie est annexée par la Jordanie. La bande de Gaza passe sous contrôle militaire égyptien et la Palestine cesse officiellement d’exister, sauf dans l’esprit et le cœur des centaines de milliers de Palestiniens devenus des réfugiés. En 1967, Israël a occupé la Cisjordanie et la bande de Gaza. Au fil des décennies, il y a eu des soulèvements, des guerres, des intifadas. Des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie. Des accords et des traités ont été signés. Des cessez-le-feu ont été déclarés et violés. Mais l’effusion de sang ne s’arrête pas. La Palestine est toujours illégalement occupée. Ses habitants vivent dans des conditions inhumaines, dans des bantoustans virtuels, où ils sont soumis à des punitions collectives, à des couvre-feux 24 heures sur 24, où ils sont humiliés et brutalisés quotidiennement. Ils ne savent jamais quand leurs maisons seront démolies, quand leurs enfants seront abattus, quand leurs arbres précieux seront coupés, quand leurs routes seront fermées, quand ils seront autorisés à se rendre au marché pour acheter de la nourriture et des médicaments. Et quand ils ne le pourront pas. Ils vivent sans aucun semblant de dignité. Avec peu d’espoir en vue. Ils n’ont aucun contrôle sur leurs terres, leur sécurité, leurs déplacements, leurs communications, leur approvisionnement en eau. C’est pourquoi, lorsque des accords sont signés et que des mots comme “autonomie” et même “statut d’État” sont évoqués, il convient toujours de se poser la question : Quel type d’autonomie ? Quelle sorte d’État ? Quels seront les droits de ses citoyens ? De jeunes Palestiniens incapables de maîtriser leur colère se transforment en bombes humaines et hantent les rues et les lieux publics d’Israël, se faisant exploser, tuant des gens ordinaires, semant la terreur dans la vie quotidienne et finissant par renforcer la suspicion et la haine réciproque des deux sociétés. Chaque attentat à la bombe donne lieu à des représailles impitoyables et à des souffrances encore plus grandes pour le peuple palestinien. Mais l’attentat suicide est un acte de désespoir individuel, pas une tactique révolutionnaire. Bien que les attaques palestiniennes sèment la terreur parmi les citoyens israéliens, elles fournissent une couverture parfaite pour les incursions quotidiennes du gouvernement israélien en territoire palestinien, l’excuse parfaite pour un colonialisme à l’ancienne, du XIXe siècle, déguisé en “guerre” du XXIe siècle. Le plus fidèle allié politique et militaire d’Israël sont et ont toujours été les USA.
  • Le gouvernement usaméricain a bloqué, avec Israël, presque toutes les résolutions de l’ONU visant à trouver une solution pacifique et équitable au conflit. Il a soutenu presque toutes les guerres menées par Israël. Lorsqu’Israël attaque la Palestine, ce sont des missiles usaméricains qui s’abattent sur les maisons palestiniennes. Et chaque année, Israël reçoit plusieurs milliards de dollars des USA - l’argent des contribuables.

Aujourd’hui, chaque bombe larguée par Israël sur la population civile, chaque char d’assaut et chaque balle porte le nom des USA. Rien de tout cela n’arriverait si les USA ne le soutenaient pas sans réserve. Nous avons tous vu ce qui s’est passé lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies du 8 décembre, lorsque 13 États membres ont voté en faveur d’un cessez-le-feu et que les USA ont voté contre. La vidéo troublante de l’ambassadeur adjoint des USA, un Noir, levant la main pour opposer son veto à la résolution est gravée dans nos mémoires. Certains commentateurs amers sur les médias sociaux ont parlé d’impérialisme intersectionnel.

Si on lit entre les lignes du jargon bureaucratique, les USA semblent dire : « Terminez le travail. Mais faites-le gentiment ».

  • Quelles leçons devrions-nous tirer de ce conflit tragique ? Est-il vraiment impossible pour un peuple juif qui a lui-même souffert si cruellement - plus cruellement peut-être que tout autre peuple dans l’histoire - de comprendre la vulnérabilité et le désir ardent de ceux qu’il a déplacés ? La souffrance extrême engendre-t-elle toujours la cruauté ? Quel espoir cela laisse-t-il à l’humanité ? Qu’adviendra-t-il du peuple palestinien en cas de victoire ? Lorsqu’une nation sans État finira par proclamer un État, de quel type d’État s’agira-t-il ? Quelles horreurs seront perpétrées sous son drapeau ? Est-ce pour un État séparé que nous devons nous battre ou pour le droit à une vie de liberté et de dignité pour tous, indépendamment de leur appartenance ethnique ou de leur religion ? La Palestine était autrefois un rempart laïque au Moyen-Orient. Mais aujourd’hui, l’OLP, faible, non démocratique, corrompue de l’avis de tous, mais non sectaire, perd du terrain face au Hamas, qui embrasse une idéologie ouvertement sectaire et se bat au nom de l’islam. Pour citer leur manifeste : « Nous serons ses soldats et le bois de son feu, qui brûlera les ennemis ». Le monde est appelé à condamner les kamikazes. Mais pouvons-nous ignorer le long chemin qu’ils ont parcouru avant d’arriver à cette destination ? Du 11 septembre 1922 au 11 septembre 2002, 80 ans, c’est une longue période pour faire la guerre. Le monde peut-il donner un conseil au peuple palestinien ? Celui-ci devrait-il suivre la suggestion de Golda Meir et faire un réel effort pour ne pas exister ?

L’idée de l’effacement, de l’anéantissement des Palestiniens est clairement exprimée par les responsables politiques et militaires israéliens. Un avocat usaméricain qui a porté plainte contre l’administration Biden pour son « incapacité à prévenir un génocid » » - ce qui est également un crime - a déclaré qu’il était rare que l’intention génocidaire soit aussi clairement et publiquement exprimée. Une fois cet objectif atteint, le plan consistera peut-être à créer des musées présentant la culture et l’artisanat palestiniens, des restaurants servant des plats ethniques palestiniens, voire un spectacle son et lumière montrant l’animation du vieux Gaza - dans le nouveau port de Gaza, à la tête du projet de canal Ben Gourion, qui est censé rivaliser avec le canal de Suez. Des contrats de forage en mer auraient déjà été signés.

Il y a 21 ans, lorsque j’ai présenté « Come September » au Nouveau-Mexique, il régnait aux USA une sorte d’omertà autour de la Palestine. Ceux qui en parlaient en payaient le prix fort. Aujourd’hui, les jeunes sont dans la rue, menés par des juifs et des Palestiniens, et s’insurgent contre les agissements de leur gouvernement, le gouvernement usaméricain. Les universités, y compris les campus les plus élitistes, sont en ébullition. Le capitalisme agit rapidement pour les fermer. Les donateurs menacent de ne pas verser de fonds, décidant ainsi de ce que les étudiants usaméricains peuvent ou ne peuvent pas dire, et de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas penser. Une attaque en règle contre les principes fondamentaux de ce que l’on appelle l’éducation libérale. Finis le post-colonialisme, le multiculturalisme, le droit international, les conventions de Genève, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il n’y a plus de prétention à la liberté d’expression ou à la moralité publique. Une “guerre” qui, selon les juristes et les spécialistes du droit international, répond à tous les critères juridiques d’un génocide est en train de se dérouler, dans laquelle les auteurs se sont présentés comme des victimes, les colonisateurs qui dirigent un État d’apartheid se sont présentés comme des opprimés. Aux USA, remettre cela en question, c’est être accusé d’antisémitisme, même si ceux qui le remettent en question sont eux-mêmes juifs. C’est hallucinant. Même Israël - où des citoyens israéliens dissidents comme Gideon Levy sont les critiques les plus compétents et les plus incisifs des actions israéliennes - ne contrôle pas la parole comme le font les USA (bien que cela change rapidement aussi). Aux USA, parler d’Intifada, de soulèvement, de résistance - dans ce cas contre le génocide, contre votre propre effacement - est considéré comme un appel au génocide des Juifs. La seule chose morale que les civils palestiniens peuvent apparemment faire est de mourir. La seule chose légale que le reste d’entre nous peut faire est de les regarder mourir. Et de garder le silence. Sinon, nous risquons de perdre nos bourses d’études, nos subventions, nos frais de scolarité et nos moyens de subsistance.

 

Un enfant palestinien attend de recevoir de la nourriture préparée par une cuisine caritative, alors que la guerre d’Israël se poursuit, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 14 décembre 2023. Photo  SALEH SALEM

Après le 11 septembre, la guerre contre le terrorisme menée par les USA a permis aux régimes du monde entier de démanteler les droits civils et de mettre en place un appareil de surveillance complexe et invasif dans lequel nos gouvernements savent tout de nous et nous ne savons rien d’eux. De même, sous l’égide du nouveau maccarthysme usaméricain, des choses monstrueuses se développeront et prospéreront dans tous les pays du monde. Dans notre pays, bien sûr, cela a commencé il y a des années. Mais si nous ne nous prononçons pas, elles prendront de l’ampleur et nous balayeront tous. La nouvelle d’hier est que l’université Jawaharlal Nehru de Delhi, qui figurait autrefois parmi les meilleures universités indiennes, a publié de nouvelles règles de conduite pour les étudiants. Une amende de 20 000 roupies est prévue pour tout étudiant qui organise un dharna [sit-in, NdT] ou une grève de la faim. Et 10 000 roupies pour les “slogans anti-nationaux”. Il n’y a pas encore de liste de ces slogans, mais nous pouvons être raisonnablement sûrs que l’appel au génocide et au nettoyage ethnique des musulmans n’en fera pas partie. Ainsi, la bataille en Palestine est aussi la nôtre.

Ce qui reste à dire doit être dit, répété, clairement.

L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le siège de Gaza sont des crimes contre l’humanité. Les USA et les autres pays qui financent l’occupation sont parties prenantes de ce crime. L’horreur à laquelle nous assistons actuellement, le massacre inadmissible de civils par le Hamas et par Israël, sont une conséquence du siège et de l’occupation.

Aucun commentaire sur la cruauté, aucune condamnation des excès commis par l’une ou l’autre partie - et aucune fausse équivalence sur l’ampleur de ces atrocités - ne mènera à une solution.

C’est l’occupation qui engendre cette monstruosité. Elle fait violence à la fois aux auteurs et aux victimes. Les victimes sont mortes. Les auteurs devront vivre avec ce qu’ils ont fait. Il en sera de même pour leurs enfants. Pendant des générations.

La solution ne peut être militariste. Elle ne peut être que politique et permettre aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre ensemble ou côte à côte dans la dignité, avec des droits égaux. Le monde doit intervenir. L’occupation doit cesser. Les Palestiniens doivent avoir une patrie viable. Et les réfugiés palestiniens doivent avoir le droit de rentrer chez eux.

Sinon, l’architecture morale du libéralisme occidental cessera d’exister. Elle a toujours été hypocrite, nous le savons. Mais même cela constituait une sorte d’abri. Cet abri est en train de disparaître sous nos yeux.

Alors, s’il vous plaît, pour le bien de la Palestine et d’Israël, pour le bien des vivants et au nom des morts, pour le bien des otages détenus par le Hamas et des Palestiniens dans les prisons israéliennes, pour le bien de l’humanité tout entière, arrêtez ce massacre.

Je vous remercie encore une fois de m’avoir choisi pour cet honneur. Je vous remercie également pour les 3 lakhs [= 3 500 €] qui accompagnent ce prix. Cette somme, je ne la garderai pas pour moi. Elle servira à aider des militants et des journalistes qui continuent à se battre au prix d’énormes sacrifices.

 

 

 

GIDEON LEVY
Quand Israël tourmente les otages qu’il détient

Gideon Levy, Haaretz, 23/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Chaque dimanche et chaque mardi, des gardiens israéliens entrent dans les cellules des prisonniers palestiniens, les entravent et les frappent à coups de matraque.


Prison d’Ofer. Ammar Awad/REUTERS

C’est leur fête hebdomadaire, selon des prisonniers libérés. Quatre prisonniers sont morts depuis le début de la guerre, le 7 octobre, presque certainement sous les coups. Dix-neuf gardiens ayant participé à ces séances de détraqués font l’objet d’une enquête, soupçonnés d’avoir causé la mort d’un prisonnier.

Des centaines de Palestiniens détenus dans la bande de Gaza ont été ligotés et ont eu les yeux bandés 24 heures sur 24, et ont également été brutalement battus. Certains, peut-être même la plupart, n’ont aucun lien avec le Hamas. Certains d’entre eux - personne n’a pris la peine d’indiquer combien - sont morts en captivité à la base de Sde Teiman.

Quelque 4 000 travailleurs gazaouis arrêtés en Israël le 7 octobre alors qu’ils n’avaient rien fait de mal sont également détenus dans des conditions inhumaines. Au moins deux d’entre eux sont morts. Et l’on a déjà beaucoup écrit sur le déshabillage des détenus et les photos humiliantes.

Dans cette terrible compétition sur l’ampleur du mal, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des perdants. Mais il est impossible de parler jour et nuit des atrocités commises par le Hamas - les auteurs rivalisent entre eux pour inventer les termes les plus désobligeants pour l’organisation - tout en ignorant complètement le mal commis par Israël.

Il n’y a pas non plus de gagnants, seulement des perdants, dans la compétition sur la quantité de sang versé et la manière dont il est versé. Mais il est impossible d’ignorer l’horrible quantité de sang qui a été versée dans la bande de Gaza. Ce week-end, quelque 400 personnes ont été tuées en deux jours, dont une majorité d’enfants. Samedi, j’ai vu les photos du week-end prises à Al-Bureij et Nuseirat, y compris des enfants mourant sur le sol de l’hôpital Al-Aqsa à Deir al-Balah, et elles sont horribles.

Le refus d’Israël d’augmenter la quantité d’aide humanitaire autorisée à entrer dans Gaza, au mépris d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies, témoigne également d’une politique du mal.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, les voix du mal en Israël ont relevé la barre des propositions sataniques. Le journaliste Zvi Yehezkeli est favorable à l’assassinat de 100 000 habitants de Gaza lors d’une première frappe. Le général de division (de réserve) Giora Eiland a changé d’avis et est passé de la proposition de répandre des maladies à Gaza à celle d’affamer ses habitants.

Même le nouveau prince charmant de la gauche, Yair Golan, qui gagne actuellement 12 sièges à la Knesset dans les sondages auprès de personnes qui se considèrent comme les beaux Israéliens, a déclaré aux GazaouSi dans une interview au quotidien Yedioth Ahronoth : 3En ce qui nous concerne, vous pouvez mourir de faim. C’est tout à fait légitime3.

Pourtant, après tout cela, nous considérons le Hamas comme le seul monstre de la région, son chef comme le seul psychotique et seule la façon dont il retient des Israéliens en otages est inhumaine. Il est impossible de ne pas être horrifié à l’idée du sort de nos otages, en particulier les malades et les personnes âgées. Mais il est également impossible de ne pas être horrifié par le sort des Palestiniens que nous maintenons entravés et les yeux bandés depuis des semaines et des mois.

Israël n’a pas le droit de fixer des normes pour le mal alors que ses mains sont également souillées par l’abjection. Oublions les massacres, la famine et les déplacements massifs de population. Notre traitement des prisonniers palestiniens aurait dû particulièrement déranger les Israéliens, ne serait-ce qu’en raison du danger que cela représente pour les Israéliens détenus par le Hamas. Que pensera un membre du Hamas qui détient un otage israélien lorsqu’il apprendra que ses camarades sont entravés et battus sans relâche ?

Nous pouvons conclure avec prudence qu’au moins certains des Israéliens détenus par le Hamas sont mieux traités que les Palestiniens détenus par Israël. Lorsque les otages libérés Chen et Agam Goldstein ont raconté vendredi soir à Channel 12 News comment ils étaient traités par le Hamas et comment leurs ravisseurs les protégeaient avec leurs propres corps pendant les frappes aériennes israéliennes, ils ont été vivement attaqués sur les médias sociaux. Comment osent-ils dire la vérité ?

Le Hamas a perpétré une attaque barbare le 7 octobre. Il a tué et kidnappé sans distinction. Il n’y a pas de mots pour décrire sa brutalité, y compris lorsqu’il a pris en otage des dizaines de personnes âgées, de malades et d’enfants pendant des mois dans des conditions insoutenables.

Mais est-il pour autant légitime que nous agissions de la même manière ? Oublions la morale. La brutalité d’Israël dans la guerre et dans ses prisons contribuera-t-elle à faire avancer ses objectifs ? Le Hamas libérera-t-il ses otages plus rapidement si Israël maltraite les Palestiniens qu’il retient en otages ?

 

24/12/2023

HAARETZ
Arrêter le massacre à Gaza

Éditorial du Haaretz, 24/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT

Le texte ci-dessous illustre tristement l’état de déliquescence dans lequel les faiseurs d’opinion « libéraux » israéliens se trouvent, qui n’osent pas remettre en cause la légitimité même de la “guerre totale”* déclenchée par Netanyahou et Gallant, se contentant de réclamer une “guerre partielle cibléé” contre les “seuls terroristes”. Même l’ancien Premier ministre Ehud Olmert va plus loin, dans une tribune publiée par le même Haaretz le 22 décembre ; « C’est l’heure de la décision : ou bien un cessez-le-feu maintenant avec des otages vivants, ou bien une cessation forcée [par nos alliés, USA , Angleterre, France et Allemagne] des hostilités avec des otages morts. »-FG

Une distinction plus nette doit être faite entre frapper les terroristes du Hamas et porter atteinte à des civils non impliqués, d’autant plus que 129 otages israéliens sont détenus à Gaza.

Mustapha Boutadjine, 2014

Le nombre de Palestiniens tués dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre le 7 octobre s’élève désormais à environ 20 000, selon les données publiées jeudi par le ministère de la Santé de Gaza (contrôlé par le Hamas) [28 000 selon l’Observatoire Euro-Med des Droits Humains, NdT].

Cela représente environ 1 % de la population de Gaza. Et ce chiffre ne tient pas compte des nombreuses personnes portées disparues et que l’on pense enterrées sous les décombres des bâtiments détruits.

Selon le ministère de la santé de Gaza, plus des deux tiers des victimes sont des femmes et des enfants. Même si ces chiffres sont imprécis, Israël n’a pas présenté de chiffres contraires. L’establishment de la défense estime qu’environ un tiers des victimes sont des membres du Hamas. Cela représente un préjudice sans précédent pour des civils non impliqués.

Un rapport d’enquête publié le mois dernier par le New York Times a révélé que le nombre de civils tués à Gaza pendant la guerre actuelle augmentait plus rapidement que pendant les guerres usaméricaines en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Un nouveau rapport du même journal indique qu’au cours des six premières semaines de la guerre, Israël a largué au moins 200 fois des bombes d’une tonne sur le sud de Gaza, alors même que les forces de défense israéliennes et le gouvernement israélien avaient déclaré que le sud de la bande de Gaza était un espace sûr pour les civils.

Les FDI se sont efforcées d’exhorter les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud. Le porte-parole des FDI, Daniel Hagari, leur a répété à maintes reprises : « Allez vers le sud ». Mais le rapport du New York Times montre que le sud n’était pas vraiment sûr.

Les FDI - qui mènent actuellement des manœuvres terrestres dans le sud de la bande de Gaza, où il n’y a pas eu d’évacuation massive de la population - ont l’obligation de procéder aux ajustements nécessaires pour réduire les dommages causés aux civils non impliqués. Elles doivent également tenir compte de la situation humanitaire à Gaza : la faim, les maladies, les pénuries d’eau, de nourriture et de médicaments, le fait que les gens n’ont pas de maison où retourner et les infrastructures détruites.

Une distinction plus nette doit être faite entre frapper les terroristes du Hamas et s’en prendre à des civils non impliqués, d’autant plus que 129 otages israéliens sont détenus à Gaza.

Dans le même temps, Israël doit avancer sur la voie d’un accord pour la libération des otages et être prêt à payer en échange en jours supplémentaires de cessez-le-feu et en libération de prisonniers palestiniens.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la défense Yoav Gallant ont déclaré à plusieurs reprises que la pression militaire exercée sur le Hamas amènerait l’organisation à assouplir ses exigences et conduirait au retour des otages, mais la réalité n’a pas été à la hauteur de leurs espérances.

Jusqu’à présent, l’offensive massive en cours n’a produit aucun résultat en ce qui concerne les otages ; elle a seulement conduit à l’arrêt des pourparlers sur leur libération. Le rapatriement des otages est l’un des objectifs suprêmes de la guerre. Le gouvernement n’a pas le mandat d’abandonner les otages, que ce soit explicitement ou implicitement.

 

*« Totaler Krieg – Kürzester Krieg » = « guerre totale, guerre la plus courte » : le meeting nazi du 18 février 1943 au Palais des sports de Berlin, où Goebbels fit son fameux discours appelant à la “Guerre totale”

 

23/12/2023

INGA BRANDELL
La Terre Sainte n’est pas damnée

Inga Brandell, Svenska Dagbladet, 19/12/2023

Original: Det heliga landet är inte bortom räddning
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Inga Brandell est professeure émérite de Sciences politiques à l’université de Södertörn à Stockholm, en Suède. Bibliographie

Le conflit entre Israël et la Palestine ressemble de plus en plus à une tragédie grecque, avec sa spirale de confrontation vers une destruction mutuelle. Peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre de l’intervention des dieux dans les drames antiques - ou du voyage des paysans de Dalécarlie vers Jérusalem dans le roman classique de Selma Lagerlöf ?

Nuages de fumée après un bombardement israélien sur Gaza. Photo : Ariel Schalit/AP

Le monde entier assiste à une nouvelle tragédie. Une guerre asymétrique postmoderne avec à la fois des éléments d’intelligence artificielle et de barbarie. C’est autre chose que les paysans dalécarliens débarquant en Palestine au début des années 1880, dans la grande épopée de Selma Lagerlöf, Jérusalem [Jérusalem en Dalécarlie et Jérusalem en Terre Sainte], découvrirent : un pays “négligé”, où on utilisait, à leur grand étonnement, des outils archaïques pour cultiver la terre. Pourtant, depuis des siècles, la paix y régnait. Les Dalécarliens étaient venus voir la Terre sainte et marcher sur les pas de Jésus. Ils voulaient aussi faire le bien par leur comportement et être un exemple pour tous les chrétiens en proie à la discorde, en travaillant à la réconciliation entre eux.

Mais au cours du siècle dernier, avant et après la création d’Israël en 1948, de nombreuses vies ont été anéanties par les armes, la violence et les explosifs dans ce qui était la Palestine. La férocité et l’ampleur de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre, puis de l’assaut israélien sur Gaza, dépassent tout ce qui a précédé. La répression de la Grande Révolte Arabe par le Mandat britannique dans les années 1930, ou la perte de vies humaines, le déracinement et la fuite, dans la guerre de 1948 et dans les innombrables guerres et attaques qui ont suivi, n’ont rien à voir avec le nombre de morts depuis le 7 octobre.

Cela rappelle plutôt la chute de Jérusalem en 1099. La ville musulmane a été prise par les croisés chrétiens. Leurs propres récits et les sources musulmanes décrivent comment le sang a coulé dans les rues. Un siècle plus tard, les croisés ont été vaincus par les forces de Saladin et la Palestine a été incorporée aux royaumes musulmans, arabes puis turcs, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

Dans le récit de Selma Lagerlöf, on rencontre des Américains, des Allemands, des Russes, des Arméniens et des dames britanniques à Jérusalem. Les habitants qui apparaissent sont - comme il est dit - des Turcs, des Mahométans, des Juifs, des Bédouins et des Syriens, c’est-à-dire des Arabes chrétiens. Il en est de même, en 1922, lorsque la Société des Nations confie aux Britanniques le mandat sur la Palestine après la défaite ottomane lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, ni les Palestiniens ni les Israéliens n’existaient. Pour renforcer ses alliances, la Grande-Bretagne avait fait des promesses contradictoires sur le sort des provinces ottomanes : d’un côté, un royaume arabe, de l’autre, un “foyer national” pour les Juifs en Palestine.


 Marie Bonnevie dans le rôle de Gertrud dans l’adaptation cinématographique de Jérusalem de Selma Lagerlöf, réalisée par Bille August en 1996. Photo : SF

Ce qui était déjà en cours, mais qui n’apparaît pas dans la Jérusalem de Lagerlöf, c’est la question nationale. La Palestine sur laquelle la Grande-Bretagne a régné pendant quelques décennies est donc devenue une société de plus en plus divisée sur le plan “national” par les politiques du Mandat. Cependant, le contexte politique des forces opposées, celles qui allaient devenir les Israéliens et celles qui allient devenir les Palestiniens, différait considérablement.

Le sionisme, mouvement laïque juif créé pour donner un pays aux Juifs, a été fondé dans le sillage de l’affaire Dreyfus en France et des pogroms en Russie. Dans ses notions et dans sa réalité, le sionisme était imprégné de cette origine européenne.

Mais dans le monde arabophone, la question dominante était la poursuite de la colonisation. L’Égypte a obtenu son indépendance en 1919, mais l’influence de la Grande-Bretagne y est restée forte. À l’ouest, tous les pays arabes sont soumis à des puissances coloniales : au lieu d’un royaume arabe dans la région gouvernée par les Ottomans turcs, celle-ci est divisée en mandats gouvernés par les deux puissances européennes. Le pouvoir de mandat ne devait être exercé que jusqu’à ce que les peuples puissent exercer leur droit à l’autodétermination. Il n’est pas surprenant que les habitants aient continué à y voir une colonisation : de plus en plus de Juifs européens ont immigré en Palestine sous la protection du Mandat.

En 1947, alors que tous les pays sous mandat ont accédé à l’indépendance, à l’exception de la Palestine, la Grande-Bretagne abandonne et confie le problème aux Nations unies nouvellement créées. La situation en Europe est difficile, la politique nazie d’éradication totale de la population juive européenne est claire, tout comme les conditions innommables dans lesquelles elle a été mise en œuvre. Les réfugiés apatrides, les survivants juifs, ne veulent pas retourner dans les régions et les pays d’où ils viennent.

Après l’immigration sous le mandat britannique, les Juifs représentaient environ un tiers de la population totale de la Palestine, le reste étant principalement composé de musulmans, de chrétiens et d’“autres”, comme l’indiquent les statistiques de l’ONU. Aucune distinction n’a été faite dans le recensement entre les Juifs qui étaient déjà présents à l’époque de Selma Lagerlöf et qui parlaient l’arabe, peut-être le turc, et ceux qui étaient arrivés parlant des langues européennes.

À l’automne 1947, les travaux de l’ONU aboutissent à une résolution proposant la division de la Palestine en deux États. Selon leurs propres termes : un État juif et un État arabe. La proposition était accompagnée d’une carte montrant l’État arabe dans une belle couleur jaune et l’État juif en bleu. À l’Assemblée générale, la Suède, les USA, l’Union soviétique et la France se joignent à la majorité en faveur de la résolution. Les États arabes, qui souhaitaient que le territoire du mandat devienne un État indépendant, ont tous voté contre. La Grèce, la Turquie et Cuba ont également voté contre. Le Royaume-Uni s’est abstenu.

 

Le plan de partage des Nations unies pour la Palestine de 1947.

Six mois plus tard, le jour où les Britanniques évacuent leurs troupes, l’État d’Israël est proclamé. Lors de la demande d’adhésion à l’ONU, la Suède vote en faveur de ce pays, alors qu’une crise vient d’éclater à la suite de l’assassinat de Folke Bernadotte à Jérusalem.

Sans l’antisémitisme européen et le modèle européen d’État-nation, la création de l’État d’Israël ne peut être expliquée. Sans la colonisation le long de la Méditerranée et l’incorporation antérieure des pays arabes dans des empires musulmans multinationaux, on ne peut expliquer ni le nationalisme palestinien ni son écho dans le reste de la région. Lorsqu’une première résolution des Nations unies appelant à un “cessez-le-feu humanitaire” pendant la guerre actuelle a été adoptée par l’Assemblée générale le 26 octobre, la Suède s’est abstenue, tout comme l’Allemagne, tandis que la France et l’Espagne ont voté pour et l’Autriche contre. On peut y voir des considérations à la fois historiques et de politique intérieure.

Il ne fait aucun doute que le Hamas est anti-israélien et anti-juif. Mais c’est aussi une organisation idéologiquement anti-chrétienne, anti-athée et anti-polythéiste. Sayyid Qutb (1906-1966), le penseur égyptien qui influence encore les mouvements les plus radicaux de l’islam, avait une vision sombre du monde. Celui-ci est caractérisé par la corruption, le mercantilisme et la perte de toutes les vraies valeurs. La seule solution est de revenir à la parole révélée de Dieu et de combattre tous les faux musulmans, en particulier les dirigeants des pays musulmans, et tous ceux qui ne se soumettent pas à la vérité. Qutb ne prend pas position sur la manière de mener le combat - par la persuasion et la conversion ou par la force des armes.

C’est autre chose que l’antisémitisme européen qui, avec un noyau de croyances chrétiennes, a atteint son paroxysme lors de la fusion avec l’établissement “scientifique” moderne d’une hiérarchie des races. Bien sûr, l’antisémitisme européen a dépassé les frontières de l’Europe, comme lorsque les “Protocoles des Sages de Sion”, un faux produit par la police secrète tsariste, ont circulé en traductions arabes. Mais l’antisémitisme n’est pas né de ces sociétés.

Parallèlement, l’islam se perçoit fortement comme le successeur et l’héritier des religions juive et chrétienne. La rencontre avec le nationalisme palestinien laïc a conduit à l’arrêt, à la suite d’une décision centrale en 2006, des attentats suicides à la bombe lancés par le Hamas - bien que les tirs de roquettes sur Israël, qui constituent également une forme de terreur contre la population civile, se soient poursuivis. En 2017, après de longues discussions, le Hamas a également modifié sa charte, laissant entrevoir une reconnaissance des frontières de 1967, ce qui constitue un pas en avant vers la reconnaissance de l’État d’Israël.

 Toutes les aspirations à la réconciliation et à l’unité que portaient les paysans dalécarliens de Lagerlöf, ainsi que le droit au foyer et à la propriété que Folke Bernadotte défendait dans son rapport à l’ONU, ont disparu. Après Grozny, Alep et Mariupol, c’est au tour de Gaza, de Khan Younès et peut-être de Rafah d’être réduites en ruines. Une tragédie à grande échelle et aux effets incalculables.

Une tragédie également dans un sens plus précis, comme l’a souligné le spécialiste de la littérature William Marx dans le journal français Le Monde. Dans la Grèce antique, à une époque où la Méditerranée était en guerre permanente, le théâtre et la littérature se sont développés. Là, les spectateurs de l’Antigone de Sophocle pouvaient éprouver de l’empathie, comprendre et compatir à la fois avec Créon et son souci de maintenir les règles communes de l’État et l’exigence totalement opposée mais tout aussi irréfutable d’Antigone d’accomplir son premier devoir et sa première préoccupation : enterrer son frère assassiné.

Nous, les peuples du monde, regardons sur nos écrans les Israéliens et les Palestiniens souffrir et nous entendons le chœur, les commentateurs, expliquer et souligner. Nous pouvons penser que beaucoup de choses n’allaient pas dans le processus qui a conduit à la situation actuelle. Mais nous ne pouvons que comprendre et compatir aux positions incompatibles et également légitimes qui s’opposent : un foyer sûr pour les Juifs, l’indépendance pour les Palestiniens sur la terre où ils vivent, et le retour ou la compensation pour ceux qui en sont partis.

Dans le drame antique, la déesse Athéna pouvait à un moment donné intervenir et briser la spirale de l’affrontement permanent entre deux adversaires légitimes et moralement défendables sur la voie de la destruction mutuelle. La population de la Suède, qu’elle ait des liens forts ou faibles avec les religions basées à Jérusalem et tout l’imaginaire culturel qui les entoure, avec les Israéliens et avec les Palestiniens, a un avantage. La reconnaissance suédoise de la Palestine en 2014, jusqu’ici considérée comme un échec, peut nous permettre de rejoindre ceux qui cherchent un moyen de dépasser le conflit mutuellement destructeur. Non pas pour s’abstenir mais, comme Athéna, en toute connaissance et dans le respect des devoirs opposés, pour trouver une forme au-delà de la négation de l’un ou l’autre.