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18/05/2025

SHEREN FALAH SAAB
“Dépopulation”, “zone de mise à mort” et “seconde Nakba” : le ‘Lexique de la brutalité’ révèle la façon dont les Israéliens parlent de la guerre


Sheren Falah SaabHaaretz, 4/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Adam Raz et Assaf Bondy, auteurs du nouveau « Lexique de la brutalité », expliquent comment le langage façonne la conscience collective israélienne à propos des Palestiniens - pour le pire.

 

Une scène dans le centre de Gaza, en 2023. « Seconde Nakba » est l’une des phrases du livre. Photo Mohammed Salem/Reuters

Fatma Hussein Areib avait 11 ans lorsqu’elle a fait ses valises et quitté sa maison de Burayr, un village proche de Gaza qui a été pris par les soldats d’élite du Palmach pendant la guerre d’indépendance d’Israël. « Mes parents avaient très peur de la guerre et nous ont dit que nous devions partir », se rappelle-t-elle les moments qui ont changé sa vie à jamais. « J’ai pris la main de mon neveu et nous avons parcouru une grande distance à la recherche d’un endroit sûr ».

Au cours de cette marche de déplacement - Burayr se trouve à environ 18 kilomètres au nord-est de la bande de Gaza - la famille a atteint la ville de Majdal, où se trouve aujourd’hui la ville israélienne ressuscitée d’Ashkelon.

Majdal est tombée plus tard, et les Areib y ont passé quelques jours. Ils sont ensuite arrivés à Deir al-Balah, dans le centre de Gaza, avant de s’installer dans le camp de réfugiés de Shabura, à Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza. Plus tard, Fatma s’est mariée et a emménagé avec son mari dans le camp de réfugiés de Jabalya, au nord, où le couple a fondé une famille.

En octobre 2023, dans le cadre de la guerre qui a suivi l’attaque du Hamas, les habitants du nord de Gaza ont reçu l’ordre de quitter leurs maisons. À 86 ans, Fatma Hussein Areib a dû à nouveau faire ses valises, mais cette fois en fauteuil roulant. Avec sa famille, elle s’est installée à Rafah, où elle a passé environ sept mois.

En mai dernier, lorsque l’armée israélienne a envahi la région, la famille est retournée à Deir al-Balah. « Il y a des similitudes entre la Nakba de 1948 et ce qui se passe actuellement dans cette guerre », a-t-elle déclaré à l’agence de presse palestinienne Wafa après s’être installée à Rafah. « À l’époque, la soif, la faim et la recherche d’un endroit sûr étaient les principales préoccupations. Mais cette guerre est beaucoup plus dure aujourd’hui ; des familles entières ont été anéanties ».


Assaf Bondy, à gauche, et Adam Raz. Photo Moti Milrod

 Dans un nouveau livre en hébreu dont le titre peut être traduit par « Un lexique de la brutalité », Adam Raz et Assaf Bondy cherchent à contribuer au débat israélien sur la guerre à Gaza et ses horribles résultats.

 « Le lexique a été publié sous forme de livre, mais il est loin d’être complet - non seulement parce que d’autres entrées doivent être incluses, mais aussi parce que ces entrées ne sont pas de l’“histoire” mais un présent continu », écrivent Adam Raz et Assaf Bondy dans l’introduction. « Les entrées continuent d’évoluer sous la pluie d’obus et de missiles, tandis que la pile de corps à Gaza ne cesse de croître. La logique qui sous-tend la politique à l’origine de cette situation est toujours au pouvoir. »

Nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde. Le livre dénonce le langage qui a prévalu pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr.

    Assaf Bondy

Comme le disent les auteurs, alors que les mots perdent leur gravité morale, il est plus important que jamais d’observer comment le discours israélien façonne la conscience collective à propos des Palestiniens. Cette formation crée une réalité violente qui est directement liée à la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons pendant la guerre d’indépendance.

Selon Raz et Bondy, l’utilisation d’un langage militariste, agressif et violent ne minimise pas seulement l’humanité des Palestiniens, elle façonne la perception de la réalité et le comportement du public. Les analystes, les hommes politiques et d’autres personnes occupant des postes clés manipulent les mots et les phrases et, en fin de compte, contrôlent les pensées et le comportement des Israéliens.

Le Lexique de la brutalité de Raz et Bondy. Photo Lahav Halevy

 Une partie des objectifs de la guerre

 Il se pourrait que si l’histoire de Fatma Hussein Areib était rapportée dans les grands médias israéliens aujourd’hui, elle serait filtrée par des phrases neutres, cachant la tragédie. Nous verrions probablement le présentateur Dany Cushmaro interviewer des experts comme le général à la retraite Giora Eiland, qui expliquerait qu’« il n’y a pas de personnes non impliquées à Gaza » et que la seule solution est le « plan des généraux », qui préconise le blocage des approvisionnements alimentaires.

 L’analyste militaire Nir Dvori lirait « le commentaire du porte-parole de Tsahal », expliquant que les forces israéliennes ont pris le corridor Philadelphi à la frontière entre Gaza et l’Égypte, de sorte que des personnes comme Fatma ont dû être évacuées vers des « zones humanitaires ».

 Le ministre des finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich, insisterait probablement sur la nécessité d’une « dépopulation » et d’une « émigration volontaire », notant que cela fait partie des « objectifs de la guerre ». Pour lui, comme pour la plupart des invités des studios, Fatma et tous les habitants de Gaza représentent une « menace existentielle » et « Gaza doit être rasée » par des « bombardements stratégiques ».

 Dans « Un lexique de la brutalité », Raz et Bondy ont compilé environ 150 expressions, dont « aucune personne non impliquée à Gaza », « famine », « transfert » et « Nakba 2023 », qui ont émaillé le discours israélien pendant la guerre. On retrouve ces expressions dans le travail des journalistes, des chercheurs et des militants des droits humains.

« Zone de mise à mort ». La ville de Jabalya, dans le nord de la bande de Gaza, le mois dernier. Photo Omar Al-Qattaa/AFP

  « Nous voulions prendre ces phrases couramment utilisées, comme la chanson ‘Harbu Darbu’, et demander aux lecteurs de s’arrêter un instant pour voir ce que cette phrase signifie, et comment, en la normalisant, nous devenons une société brutale », explique Bondy, sociologue.

 « Nous n’ignorons pas les horreurs que le Hamas a perpétrées contre nous, Israéliens. Nous n’ignorons pas non plus les horreurs perpétrées par le Hamas contre les Palestiniens ».

6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent pour dire que c’est le cas cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression.

        Un lexique de la brutalité

 

« Mais nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde et authentique. Le livre dénonce le langage qui prévalait pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr ».

Le livre s’ouvre sur la phrase « 6:29 A.M. » - qui marque le début de l’assaut du Hamas à travers la région frontalière. Selon Bondy et Raz, « 6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent sur ce point cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression - 6 h 28. Toute action, en tout lieu et à tout moment, s’inscrit dans un contexte ».



« Zones humanitaires ». La bande de Gaza en juin 1949. Photo AP

 

Selon Raz, historien et chercheur à l’Institut Akevot pour la recherche sur le conflits israélo-palestinien, « la compréhension du contexte nous permet de comprendre pourquoi nous sommes arrivés à une réalité où des milliers de Palestiniens étaient prêts à perpétrer des horreurs contre des civils israéliens et des ressortissants étrangers ». Ce contexte joue également dans l’autre sens : pourquoi tant d’Israéliens étaient prêts à légitimer le bombardement et l’affamement de la population civile palestinienne, ainsi qu’une politique de puissance de feu sans entrave.

« La logique qui sous-tend les opérations militaires à Gaza et en Cisjordanie n’est pas née le 7 octobre. Il faut remonter au point de départ : 1948.    Israël a déporté des centaines de milliers de Palestiniens, détruit des villages, permis à la population de piller les biens de leurs anciens voisins, d’assécher les vergers et les champs, et de faire preuve d’une grande violence physique ».

Des expressions telles que « Seconde Nakba » et « Nakba 2023 » dans « Un lexique de la brutalité » traduisent la perception qu’ont les Palestiniens de la guerre, au milieu d’images de charniers à Gaza, de massacres et de cadavres jonchant les rues. Ces termes sont également utilisés par les Israéliens.

En novembre 2023, le ministre de l’agriculture Avi Dichter a été interrogé par Canal 12 sur la question de savoir si les images de personnes fuyant le nord de Gaza pouvaient être comparées à des images de la Nakba. Il a répondu : « Nous sommes en train de déclencher la Nakba de Gaza ». Lorsqu’on lui a demandé à nouveau s’il s’agissait d’une « Nakba de Gaza », il a répondu : « La Nakba de Gaza de 2023. C’est comme ça que ça finira ».



« Famine ». Khan Younès ce mois-ci. Photo : Abdel Kareem Hana/AP

En 2021, Raz a écrit sur le massacre de Deir Yassin en 1948 dans Haaretz, où, à l’aide de témoignages et de documents, il a dressé un tableau effrayant des meurtres perpétrés par les soldats israéliens pendant la guerre d’indépendance. Le dévoilement des procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948 a renforcé la prise de conscience que le gouvernement était conscient de ce qui se passait et que le massacre de Deir Yassin n’était pas inhabituel.

Aujourd’hui, des expressions du « Lexique » telles que « dépeuplement », « décombres », « émigration volontaire » et « Amalécites » - mentionnées dans le débat général israélien et par les hommes politiques - donnent aux Palestiniens une impression de déjà-vu. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a même déclaré le 29 octobre 2023 : « C’est notre deuxième guerre d’indépendance .... C’est la tâche de notre vie ; c’est aussi la tâche de ma vie ».

À Deir Yassin et Kafr Qasem, l’assassinat se faisait à bout portant. Aujourd’hui, un pilote largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde.

    Adam Raz

Comme l’explique Adam Raz, « les procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948, rendus publics après des décennies mais toujours pas dans leur intégralité, montrent qu’à côté de la prise de conscience par les décideurs des événements sur le terrain, tels que les expulsions et les actes de massacre et de pillage, certains d’entre eux ont également exprimé leur stupeur. Il est évident que de nombreux membres du cabinet ont réalisé que leurs actes allaient façonner la société en train de se former.

« Le gouvernement actuel se distingue.... C’est-à-dire qu’il y a une politique explicite de transfert, de meurtre et de famine, et cela conduit de plus en plus de gens en Israël et dans le monde à accuser Israël d’avoir perpétré le crime des crimes : le génocide ».

Raz ajoute : « À Deir Yassin et à Kafr Qasem, les meurtres étaient commis à bout portant. Aujourd’hui, un pilote, peut-être un électeur du Meretz (gauche), largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde. Le lendemain, il ouvre Haaretz, lit un article et se met en colère. Il ne veut pas que son pays agisse avec une telle brutalité. Il ne fait aucun doute que les conditions de combat ont changé ».

 

Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, en octobre 2023 Photo : Ashraf Amra/AP

Selon Bondy, ce qui est remarquable dans la guerre actuelle « c’est l’utilisation brutale des mots. Il n’y a plus de honte ni de désir de dissimulation. C’est ce qui est si unique dans cette guerre. Depuis le début, les dirigeants disent exactement ce qu’ils vont faire - et c’est exactement ce qu’ils font.

« C’est tellement choquant que nous avons décidé, plutôt que de nous concentrer sur les actes réels ou sur une analyse juridique des actes, de nous concentrer sur le langage qui met à nu une grande partie des actes, mais surtout la réalité dans laquelle nous vivons ».

Certaines phrases du livre font directement référence à la société israélienne, comme « drapeau israélien ». « Dès le remaniement judiciaire des mois précédant la guerre, le centre et la gauche se sont approprié le drapeau national après qu’il eut été un élément essentiel des manifestations de la droite, comme la Marche des drapeaux à Jérusalem-Est », écrivent Raz et Bondy.

L’agitation des drapeaux lors des manifestations reflétait une guerre pour le « foyer », pour le pays, pour l’essence du régime. Mais les deux auteurs ajoutent que « le drapeau exprime également l’exclusion des Palestiniens israéliens des protestations contre la guerre, et pour un accord sur l’échange d’otages ».

« Agiter le drapeau reflète un désir honnête de renverser le gouvernement sanguinaire actuel, mais cela indique aussi parfois une acceptation de la réalité des dernières décennies : l’occupation, la suprématie juive, la violence des colons et le vol des biens palestiniens. C’est ce qui est apparu clairement lorsque de nombreuses personnes ont été émues en voyant nos courageux soldats hisser le drapeau à Gaza en novembre 2023 (et à de nombreuses reprises depuis)».

Rien de nouveau

Plus on creuse les phrases du « Lexique de la brutalité », plus on se rend compte que la stratégie linguistique contemporaine reflète une perception des Palestiniens qui a commencé en 1948 et qui est toujours d’actualité.

Par exemple, les « zones humanitaires » remplacent les « zones de sécurité » qui figuraient dans des documents précédemment censurés dans les archives de l’État. Cette expression se substitue au transfert des Palestiniens après la prise de leurs villes en 1948.


« Émigration volontaire ». Le centre ville de Lod en juillet 1948. Photo : Palmach Archive/Estate of Yitzhak Sadeh

 Selon Ismail Abu Shehade, habitant de Jaffa, dans un document, « ils nous ont entourés de barbelés et de trois portes ; nous ne pouvions quitter la zone que pour travailler dans l’un des vergers d’agrumes autour de la ville, ce qui nécessitait une confirmation de la part de notre employeur. »

Aujourd’hui, cependant, la libre circulation n’est pas autorisée à Gaza, et un Palestinien qui se déplace prend un risque, comme le raconte Aisha, une ancienne habitante de la ville de Gaza qui s’est réinstallée dans la région de Muwasi, dans le sud-ouest de Gaza, qui a été déclarée zone humanitaire.

« Nous avons peur de retourner en ville parce que nous avons peur de tomber sur l’armée et de nous faire tirer dessus », a-t-elle déclaré à Haaretz. « Le sens est d’être bloqué et menacé de mort, car les zones humanitaires sont parfois bombardées ».

En 1948, l’expression « émigration volontaire » a été employée pour atténuer la politique de déplacement avec des mots modérés et non chargés d’émotion. Selon les comptes rendus des réunions du cabinet, le ministre des affaires des minorités, Bechor-Shalom Sheetrit, a abordé la question du déplacement des Palestiniens dans la ville de Lod, au centre du pays.

« Selon les estimations militaires, il reste 3 000 habitants. Quarante-huit heures après la conquête, il ne reste plus d’habitants ni à Lod ni à Ramle. Je n’ai pas été informé, et je n’ai pas pu obtenir de réponse, sur la question de savoir si ces résidents ont été déplacés par la force ou volontairement ».

 

La ville de Gaza ce mois-ci. Photo  Jehad Alshrafi/AP

« S’ils sont partis de leur plein gré, c’est leur affaire. S’ils ont été déplacés par la force, il faut régler ce problème.

« La population [arabe] dans le pays, principalement dans les villes, a considérablement diminué. Dans les villages où il reste des habitants, une guerre [des mots] constante se déroule avec l’armée pour savoir s’il faut les laisser tranquilles ou les déplacer. Ma demande est de fixer une ligne d’action claire qui empêchera l’anarchie qui s’est installée de notre côté ».

Le terme « pillage », qui figure également dans « Un lexique », n’est pas nouveau non plus. Ce phénomène s’est produit en 1948, comme le décrit Raz dans son livre en hébreu « Pillage des biens arabes pendant la guerre d’indépendance ». « Dans le lexique, nous montrons que les commandants autorisaient les soldats à piller. Il s’agit d’une combinaison de cupidité et de vengeance contre les Palestiniens », explique-t-il.

« Ce qui est surprenant, c’est qu’en 1948, il n’y avait pas de quoi se vanter. Aucun article d’opinion n’a été publié en sa faveur. Mais aujourd’hui, il y a des vidéos de soldats en train de piller qui sont presque pornographiques. C’est-à-dire qu’ils voient cela comme quelque chose de positif. Ils espèrent tirer un capital culturel de leurs pillages ».

Certaines phrases dépendent du contexte. Par exemple, la phrase « Les FDI ont encore beaucoup de travail à faire » rappelle les remarques de Smotrich en 2021 lorsqu’il s’est adressé aux législateurs arabes à la tribune de la Knesset. « Vous êtes ici par erreur », a-t-il déclaré. « Ben-Gourion n’a pas fait le travail et ne vous a pas mis à la porte en 1948 ».

« Drapeau israélien ». Soldats israéliens à Khan Younès l’année dernière. Photo : Ohad Zwigenberg/AP

Pour Raz, il s’agit d’un maillon d’une longue chaîne. « Rien n’est nouveau ici. Lorsqu’ils parlent de « famine », Israël n’a pas commencé à priver les Palestiniens de nourriture tout récemment. Cela fait des années qu’il compte les calories, des deux côtés de la ligne verte ».

Il appuie ses affirmations sur des documents datant du début des années 50, lorsque les Bédouins du Néguev ont été concentrés dans une certaine zone après la guerre d’indépendance.

« Cette concentration avait pour but de s’approprier des terres fertiles et, en partie, de contrôler l’alimentation des Palestiniens », explique Raz. « On ne peut pas comprendre la politique actuelle de famine si l’on croit qu’elle a surgi de nulle part. Israël bloque la bande de Gaza depuis de nombreuses années ».

Selon lui, les pratiques actuellement utilisées à Gaza, telles que les « incendies de maisons » et les « zones de mise à mort » (expressions figurant dans « Un lexique ») ne sont pas nouvelles. La seule différence se situe « au niveau de l’intensité, pas de la logique. Israël contrôle les mouvements des Palestiniens et s’empare de leurs terres depuis 1948 ».

Malgré la brutalité du langage et la dureté de la réalité, Bondy continue d’envisager l’avenir avec optimisme. « Nous espérons que la société israélienne n’a pas encore sauté dans l’abîme et qu’au moins certaines personnes qui liront ce livre participeront à des manifestations et brandiront une autre pancarte à côté de celle appelant à la libération des otages », dit-il.

Bondy espère que « davantage de personnes appelleront - autour de la table, dans les salons et lors de manifestations - à la fin de cette terrible guerre ; que certains de nos lecteurs feront quelque chose pour une plus grande coexistence dans la région ».


17/05/2025

JACK NICAS
Comment être vraiment libre : les leçons d’un président philosophe
Rencontre avec Pepe Mujica et Lucía Topolansky

Pepe Mujica nous a quitté le 13 mai, à 89 ans. Nous proposons à cette occasion de lire ou relire un des derniers entretiens qu'il avait accordé l'année dernière.

Pepe Mujica, ancien président spartiate de l’Uruguay et philosophe au franc-parler, offre la sagesse d’une vie riche alors qu’il lutte contre le cancer.

Jack Nicas, The New York Times, 23/8/2024
Photos de Dado Galdieri
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala
Leer en español

Jack Nicas est le chef du bureau brésilien du New York Times, basé à Rio de Janeiro, d’où il couvre une grande partie de l’Amérique du Sud. @jacknicas

 

Il y a dix ans, le monde a été brièvement fasciné par José Mujica. C’était le président uruguayen à l’allure folklorique, qui avait boudé le palais présidentiel de son pays pour vivre dans une minuscule maison au toit de tôle avec sa femme et son chien à trois pattes.

Dans des discours prononcés devant des dirigeants du monde entier, dans des interviews avec des journalistes étrangers et dans des documentaires diffusés sur Netflix, Pepe Mujica, comme on l’appelle universellement, a raconté d’innombrables anecdotes sur une vie digne d’un film. Il a braqué des banques en tant que guérillero urbain de gauche, a survécu à 15 ans de détention, notamment en se liant d’amitié avec une grenouille alors qu’il était enfermé dans un trou dans le sol, et a contribué à la transformation de sa petite nation sud-américaine en l’une des démocraties les plus saines et les plus socialement libérales du monde.

Mais l’héritage de Mujica ne se résume pas à son histoire haute en couleur et à son engagement en faveur de l’austérité. Il est devenu l’une des figures les plus influentes et les plus importantes d’Amérique latine en grande partie grâce à sa philosophie simple sur la voie vers une société meilleure et une vie plus heureuse.

Aujourd’hui, comme le dit M. Mujica, il lutte contre la mort. En avril, il a annoncé qu’il allait subir une radiothérapie pour une tumeur à l’œsophage. À 89 ans et déjà atteint d’une maladie auto-immune, il a admis que le chemin de la guérison serait ardu.

La semaine dernière, je me suis rendu à la périphérie de Montevideo, la capitale de l’Uruguay, pour rendre visite à M. Mujica dans sa maison de trois pièces, remplie de livres et de bocaux de légumes à mariner, dans la petite ferme où il cultive des chrysanthèmes depuis des décennies. Alors que le soleil se couche sur une journée d’hiver, il est emmitouflé dans une veste d’hiver et un bonnet de laine devant un poêle à bois. Le traitement l’a affaibli et l’a empêché de manger.

« Vous parlez à un vieil homme étrange », dit-il en se penchant pour me regarder de près, une lueur dans les yeux. « Je ne suis pas à ma place dans le monde d’aujourd’hui ».

Et c’est ainsi que nous avons commencé.

Cet entretien a été rédigé et condensé pour plus de clarté.

José Mujica subit des radiations pour une tumeur à l’œsophage.

Comment se porte votre santé ?

J’ai subi une radiothérapie. Mes médecins ont dit que tout s’était bien passé, mais je suis brisé.

Je pense que l’humanité, telle qu’elle va, est condamnée.

Pourquoi dites-vous cela ?

Nous perdons beaucoup de temps inutilement. Nous pouvons vivre plus pacifiquement. Prenez l’Uruguay. L’Uruguay compte 3,5 millions d’habitants. Il importe 27 millions de paires de chaussures. Nous fabriquons des déchets et travaillons dans la douleur. Pour quoi?

Vous êtes libre lorsque vous échappez à la loi de la nécessité - lorsque vous consacrez le temps de votre vie à ce que vous désirez. Si vos besoins se multiplient, vous passez votre vie à les satisfaire.

Les humains peuvent créer des besoins infinis. Le marché nous domine et nous prive de notre vie.

L’humanité a besoin de travailler moins, d’avoir plus de temps libre et d’être plus enracinée. Pourquoi tant de déchets ? Pourquoi faut-il changer de voiture ? Changer de frigo ?

Il n’y a qu’une vie et elle a une fin. Il faut lui donner un sens. Se battre pour le bonheur, pas seulement pour la richesse.

Croyez-vous que l’humanité peut changer ?

Elle pourrait changer. Mais le marché est très fort. Il a généré une culture subliminale qui domine notre instinct. C’est subjectif. C’est inconscient. Elle a fait de nous des acheteurs voraces. Nous vivons pour acheter. Nous travaillons pour acheter. Et nous vivons pour payer. Le crédit est une religion. Nous sommes donc un peu dans la merde.

Il semble que vous n’ayez pas beaucoup d’espoir.

Biologiquement, j’ai de l’espoir, parce que je crois en l’homme. Mais quand j’y pense, je suis pessimiste.

Pourtant, vos discours ont souvent un message positif.

Parce que la vie est belle. Avec ses hauts et ses bas, j’aime la vie. Et je suis en train de la perdre parce que c’est mon heure de partir. Quel sens pouvons-nous donner à la vie ? L’homme, comparé aux autres animaux, a la capacité de trouver un but.

Ou pas. Si vous ne le trouvez pas, le marché vous fera payer des factures jusqu’à la fin de vos jours.

Si vous le trouvez, vous aurez une raison de vivre. Ceux qui enquêtent, ceux qui jouent de la musique, ceux qui aiment le sport, n’importe quoi. Quelque chose qui remplit votre vie.

La maison de trois pièces de M. Mujica. Il a évité le palais présidentiel pour vivre ici.

Pourquoi avez-vous choisi de vivre dans votre propre maison en tant que président ?

Les vestiges culturels du féodalisme demeurent. Le tapis rouge. Le clairon. Les présidents aiment être louangés.

Une fois, je suis allé en Allemagne et on m’a mis dans une Mercedes-Benz. La portière pesait environ 3 000 kilos. Ils ont mis 40 motos devant et 40 autres derrière. J’ai eu honte.

Nous avons une maison pour le président. Elle a quatre étages. Pour prendre un thé, il faut marcher trois pâtés de maisons. Inutile. Ils devraient en faire un lycée.

Comment aimeriez-vous qu’on se souvienne de vous ?

Ah, comme ce que je suis : un vieux fou.

C’est tout ? Vous avez fait beaucoup.

Je n’ai qu’une chose. La magie du mot.

Le livre est la plus grande invention de l’homme. C’est dommage que les gens lisent si peu. Ils n’ont pas le temps.

Aujourd’hui, les gens lisent beaucoup sur leur téléphone.

Il y a quatre ans, j’ai jeté le mien. Il me rendait fou. Toute la journée à dire des conneries.

Il faut apprendre à parler avec la personne qui est en nous. C’est elle qui m’a sauvé la vie. Comme j’ai été seul pendant de nombreuses années, cela m’est resté.

Quand je suis dans le champ à travailler avec le tracteur, je m’arrête parfois pour voir comment un petit oiseau construit son nid. Il est né avec le programme. Il est déjà architecte. Personne ne lui a appris. Connaissez-vous l’oiseau hornero [fournier] ? Ce sont de parfaits maçons.

J’admire la nature. J’ai presque une sorte de panthéisme. Il faut avoir les yeux pour la voir.

Les fourmis sont de véritables communistes. Elles sont bien plus anciennes que nous et nous survivront. Toutes les animaux vivant en colonies sont très forts.

Des bibelots et des souvenirs dans la maison de M. Mujica.

Revenons aux téléphones : Vous voulez dire qu’ils sont trop puissants pour nous ?

Ce n’est pas la faute du téléphone. C’est nous qui ne sommes pas prêts. Nous en faisons un usage désastreux.

Les enfants se promènent avec une université dans leur poche. C’est merveilleux. Mais nous avons plus progressé en technologie qu’en valeurs.

Pourtant, c’est dans le monde numérique que se déroule aujourd’hui une grande partie de la vie.

Rien ne remplace cela. (Il fait un geste vers nous deux en train de parler.) C’est intransmissible. Nous ne parlons pas seulement avec des mots. Nous communiquons avec des gestes, avec notre peau. La communication directe est irremplaçable.

Nous ne sommes pas si robotisés. Nous avons appris à penser, mais nous sommes d’abord des êtres émotionnels. Nous pensons que nous décidons avec notre tête. Souvent, la tête trouve les arguments pour justifier les décisions prises par les tripes. Nous ne sommes pas aussi conscients qu’il y paraît.

Et c’est très bien ainsi. C’est ce mécanisme qui nous maintient en vie. C’est comme la vache qui suit ce qui est vert. S’il y a du vert, il y a de la nourriture. Il sera difficile de renoncer à ce que nous sommes.

Vous avez dit dans le passé que vous ne croyiez pas en Dieu. Quelle est votre vision de Dieu à ce moment de votre vie ?

Soixante pour cent de l’humanité croit en quelque chose, et cela doit être respecté. Il y a des questions sans réponse. Quel est le sens de la vie ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

Nous n’acceptons pas facilement le fait que nous sommes une fourmi dans l’infini de l’univers. Nous avons besoin de l’espérance de Dieu parce que nous voulons vivre.

« Avec tous ses hauts et ses bas, j’aime la vie », dit Mujica. « Et je suis en train de la perdre parce que c’est mon heure de partir. »

Avez-vous une sorte de Dieu ?

Non. Je respecte beaucoup les gens qui croient. C’est comme une consolation face à l’idée de la mort.

La contradiction de la vie, c’est qu’il s’agit d’un programme biologique conçu pour lutter pour vivre. Mais à partir du moment où le programme démarre, vous êtes condamné à mourir.

Il semble que la biologie soit un élément important de votre vision du monde.

Nous sommes interdépendants. Nous ne pourrions pas vivre sans les procaryotes que nous avons dans notre intestin. Nous dépendons d’un certain nombre d’insectes que nous ne voyons même pas. La vie est une chaîne et elle est encore pleine de mystères.

J’espère que la vie humaine sera prolongée, mais je suis inquiet. Il y a beaucoup de fous avec des armes atomiques. Beaucoup de fanatisme. Nous devrions construire des moulins à vent. Pourtant, nous dépensons pour les armes.

L’homme est un animal compliqué. Il est à la fois intelligent et stupide.

Une version de cet article a été publiée le 24 août 2024, section A, page 6 de l’édition de New York avec le titre suivant : « Philosopher President, near His End, on How to Be Truly Free (Le président philosophe , proche de sa fin, sur la façon d’être vraiment libre).

"Ulpiano" et "La Tronca" au temps de la clandestinité et après leur libération en 1985



Deux rebelles armés à la tête d’une nation : une histoire d’amour

Jack Nicas, The New York Times, 23/8/2024

Mauricio Rabuffetti a contribué au reportage depuis Montevideo.

José Mujica et Lucía Topolansky ont longtemps été mariés l’un à l’autre - et à leur cause politique de gauche.

José Mujica, à gauche, et Lucía Topolansky appartenaient à un groupe de guérilla de gauche, les Tupamaros, lorsqu’ils se sont rencontrés au début des années 1970.

Il dirigeait une bande de rebelles armés. Elle était experte en falsification de documents. Ils braquaient des banques, organisaient des évasions de prison et s’aimaient.

Au début des années 1970, José Mujica et Lucía Topolansky étaient membres d’une violente guérilla de gauche, les Tupamaros. Pour eux, leurs crimes étaient justifiés : ils luttaient contre un gouvernement répressif qui avait pris le contrôle de leur petite nation sud-américaine, l’Uruguay.

Il avait 37 ans et elle 27 lorsque, au cours d’une opération clandestine, ils se sont rencontrés pour la première fois. « C’était comme un éclair dans la nuit », se souvient M. Mujica, aujourd’hui âgé de 89 ans, bien des années plus tard, à propos de leur première nuit ensemble, cachés à flanc de montagne.

Au milieu de la guerre, ils ont trouvé l’amour. Mais quelques semaines plus tard, ils ont été jetés en prison, où ils ont été soumis à la torture et aux mauvais traitements. En 13 ans, ils n’ont réussi à échanger qu’une seule lettre. Les gardiens ont confisqué le reste.

En 1985, la dictature uruguayenne a pris fin. Ils ont été libérés le même jour et se sont rapidement retrouvés.

Ce fut un moment crucial dans leur extraordinaire histoire d’amour. Après plus d’une décennie de séparation, leur amour était toujours vivant, tout comme la cause commune qui les avait d’abord unis.

« Le lendemain, nous avons commencé à chercher un endroit où rassembler nos camarades. Nous devions commencer le combat politique », m’a dit Mme Topolansky, 79 ans, lors d’un entretien accordé la semaine dernière dans leur maison. « Nous n’avons pas perdu une minute. Et nous n’avons jamais arrêté, parce que c’est notre vocation. C’est le sens de notre vie ».

Au cours des décennies suivantes, M. Mujica et Mme Topolansky sont devenus deux des personnalités politiques les plus importantes de leur pays, contribuant à transformer l’Uruguay en l’une des démocraties les plus saines du monde, régulièrement louée pour la solidité de ses institutions et la civilité de sa politique.

Mme Topolansky et M. Mujica traversant la rue devant le Palais législatif, siège du parlement uruguayen, en 2000. Photo El País Uruguay

Ils ont tous deux été élus au Congrès uruguayen et se rendaient au travail ensemble sur le même cyclomoteur.

En 2009, M. Mujica, connu sous le nom de Pepe, a été élu président, couronnant ainsi un parcours politique remarquable. Lors de son investiture, comme le veut la tradition, il a reçu l’écharpe présidentielle des mains de la sénatrice qui avait obtenu le plus de voix : Mme Topolansky. Elle lui a également donné un baiser.

M. Mujica a été élu président en 2009 et Mme Topolansky, sénatrice, a remis l’écharpe présidentielle à son mari lors de son investiture.

En 2017, Mme Topolansky a été nommée vice-présidente de l’Uruguay dans une autre administration de gauche. À plusieurs reprises, elle a été présidente par intérim du pays.

Parallèlement, loin des projecteurs, ils ont construit une vie tranquille dans une petite ferme de chrysanthèmes à l’extérieur de Montevideo, la capitale de l’Uruguay. Ensemble, ils s’occupaient de leurs fleurs et les vendaient sur les marchés. Ils ont souvent été aperçus ensemble dans leur Coccinelle Volkswagen 1987 bleu ciel ou en train d’écouter du tango dans l’un de leurs bars préférés de Montevideo.

Ils ont déclaré que la prison les avait privés de leur chance d’avoir des enfants. Au lieu de cela, ils se sont occupés d’innombrables chiens, dont un cabot à trois pattes nommé Manuela qui est devenu célèbre pour avoir souvent accompagné M. Mujica lorsqu’il était président.

Ils ne sont pas toujours romantiques. En 2005, ils vivaient ensemble depuis 20 ans mais n’étaient toujours pas mariés. Un soir, M. Mujica a accordé une interview à une émission de télévision nationale. « Il a dit au journaliste que nous allions nous marier. Je regardais l’émission et c’est ainsi que je l’ai appris », s’est souvenue Mme Topolansky la semaine dernière, en riant. « À cet âge, j’ai cédé ».

Mme Topolansky a été nommée vice-présidente de l’Uruguay sous une autre administration de gauche (Tabaré Vázquez). À plusieurs reprises, elle a été présidente par intérim du pays.

Ils se sont mariés lors d’une simple cérémonie à la maison. Ce soir-là, ils se sont rendus à un rassemblement politique.

« Nous avons uni deux utopies », a déclaré Mme Topolansky à un documentariste il y a quelques années. « L’utopie de l’amour et l’utopie de la lutte politique ».

Les détails de leur première rencontre sont restés vagues. Mme Topolansky a déclaré avoir fourni à M. Mujica des documents falsifiés. M. Mujica a déclaré que Mme Topolansky faisait partie d’une équipe qui l’avait aidé, lui et d’autres Tupamaros, à s’évader de prison, et qu’il l’avait aperçue pour la première fois lorsqu’il avait sorti la tête d’un tunnel.

Mme Topolansky a déclaré qu’il était difficile de se souvenir de ces détails pour une bonne raison. « ça ressemble beaucoup à ces récits de guerre, où les relations humaines sont déformées par le contexte. Vous fuyez, vous pouvez être arrêté, ils peuvent vous tuer. Il n’y a donc pas les limites habituelles de la vie normale », dit-elle.

Mme Topolansky en 2010, alors qu’elle était à la fois sénatrice et première dame, devant un écran diffusant une image de M. Mujica, alors président nouvellement assermenté. Photo Pablo Porciuncula/Agence France-Presse - Getty Images

Mais ce sont aussi ces conditions difficiles qui ont allumé leur feu. « Quand on vit dans la clandestinité, l’affection est très importante. On abandonne beaucoup. Alors quand une relation et l’amour se manifestent, on gagne beaucoup », avait-elle déclaré au cinéaste il y a plusieurs années.

Aujourd’hui, ils disent être entrés dans l’un de leurs moments les plus difficiles. En avril, on a diagnostiqué à M. Mujica une tumeur à l’œsophage. La radiothérapie l’a affaibli.

La semaine dernière, il s’est assis devant le poêle à bois de la maison qu’ils partagent depuis près de quarante ans, tandis que Mme Topolansky l’aidait à enfiler une couche supplémentaire au coucher du soleil. « L’amour a des âges. Quand on est jeune, c’est un feu de joie. Quand vous êtes un vieil homme, c’est une douce habitude », dit-il. « Je suis en vie grâce à elle ».

Le couple dit être entré dans l’un de ses moments les plus difficiles. En avril, on a diagnostiqué à M. Mujica une tumeur à l’œsophage.

 

13/05/2025

FAUSTO GIUDICE
“La religion est à Dieu et la patrie est à tous” : en Syrie, le message de Sultan al-Attrache reste valable un siècle plus tard
Entretien avec Rim al-Attrache

Alors que les feux de l’actualité sont braqués sur la Syrie et que l’écrasante majorité des  « informations » circulant dans les médias internationaux sont produites par des personnes ignorant tout ou presque tout de l’histoire syrienne, il nous a semblé utile de donner la parole à  Rim al-Attrache, une habitante de Damas, descendante d’une longue lignée de combattants, pour qu’elle nous parle de son père Mansour (1925-2006) et de son grand-père Sultan Pacha (1888-1982), dont l’histoire peut éclairer l’état actuel du pays.

Propos recueillis par  Fausto GiudiceTlaxcala



 Rim, peux-tu vous présenter, toi et ta lignée ?

Dans l’introduction de mon premier roman, en arabe, intitulé « Jusqu’à la fin des temps », j’ai écrit ce qui suit : « Je suis une personne qui essaie de combiner l’islam et le christianisme dans son cœur, et je crois que la religion appartient à Dieu et que la patrie appartient à tous ».

 Un jour, l’avocat syrien Najat Qassab-Hassan, m’a posé cette question : Rim, quelle partie de toi est druze et quelle partie est chrétienne ? Je lui ai répondu sans la moindre hésitation : Je suis divisée, verticalement, en deux, et je peux déplacer mon cœur tantôt à droite, et tantôt à gauche. 

Zoukan (assis) et Sultan, 1910

Je suis l’arrière-petite-fille du martyr Zoukan al-Attrache, l’un des chefs de résistance contre les Turcs (1910). Il a été condamné à mort et exécuté s à la place Merjé, à Damas par Jamal Pacha, dit Le Boucher meurtrier.


Youssef al-Choueiri

Je suis l’arrière-petite-fille de Youssef al-Choueiri, moudjahid avec Sultan al-Attrache durant la Révolution arabe de 1916-1918 : il a rejoint la révolution avec son ami Sultan al-Attrache, afin de libérer Damas, le 30 Septembre 1918, suite à la bataille de Tuloul al-Manea, près de Kisswa, au sud de Damas. Avec son fils Habib al-Choueiri, mon grand-père maternel, il a été prisonnier durant la première révolution de Sultan, en 1922. Tous les deux soutenaient Sultan et ses compagnons en 1925, financièrement et moralement.

Je suis la petite-fille de Sultan al-Attrache, chef de la Grande Révolution syrienne (1925) contre le Mandat français.

Enfin, je suis la fille de Mansour al-Attrache, politicien syrien, l’un des premiers Baathistes, en 1945, et membre du conseil fondateur du parti Baath en 1947. 

Que faut-il savoir sur Sultan Pacha, auquel tu as consacré une série de 5 volumes (éditée au Liban), basée sur les archives de votre famille ?

Sultan al-Attrache a explicitement rejeté les mandats français et britanniques devant la Commission King-Crane (1919), lorsque celle-ci lui a rendu visite au Djebel al-Arab  (dit Djebel Druze) pour sonder l'opinion des habitants de la région.

Il rassembla les cavaliers pour aider l’armée syrienne, dirigée par le ministre de la Guerre, Yusuf al-Azma, le 24 juillet 1920, à Mayssaloun. Les cavaliers de Djebel al-Arab , dirigés par Sultan al-Attrache, arrivèrent dans le village Sijen, et même quelques-uns atteignirent Braq (40 km au sud de Damas), où Sultan, apprenant le meurtre de Yousef Al-Azma, déclara : « Perdre une bataille ne signifie pas perdre la guerre. ».

Sultan al-Attrache voulait alors organiser la résistance au Djebel al-Arab sous la bannière de la légitimité en Syrie. C'est pour cette raison qu'il invita le roi Fayçal Ier à s'installer là-bas au lieu de partir pour l'Europe, en 1920. Mais le roi répondit au messager de Sultan, en disant :  « Il est trop tard » ! 

Sultan a également demandé à Ibrahim Hanano (chef des rebelles du Nord) de rester chez lui pour organiser la résistance contre l'occupation française, lorsqu'il est venu lui demander protection en 1922, mais Hanano a voulu se rendre en Jordanie.

La Grande Révolution syrienne éclata dans le dernier tiers de juillet 1925, mais elle attira l'attention du monde entier après la bataille de Mazraa contre l’armée du général Michaud, au début du mois d'août de la même année. Les Européens ont commencé à envoyer des journalistes d’Allemagne et d’autres pays européens en Syrie, et plus précisément au Djebel al-Arab, pour découvrir la vérité sur ce qui s’était passé. C’est seulement à ce moment-là que les nationalistes arabes ont commencé à s’intéresser à ce qui se passait !

Il est important de noter qu'après la bataille de Mazraa, les autorités françaises ont été contraintes de demander une trêve et une cessation des hostilités, avant que les dirigeants du mouvement national à Damas ne répondent à l'appel à la révolution du Djebel al-Arab , dans le but de l'étendre à toute la Syrie et au Liban.

Sultan al-Attrache a déclaré aux deux journalistes allemands du journal Vössische Zeitung, venus photographier le site de la bataille de Mazraa, ce qui suit : « Les Français ne cherchent pas sérieusement la paix dans leurs négociations. Même les conditions modérées présentées par notre délégation n'obtiendront rien d'essentiel du général Sarrail. Ils veulent nous distraire jusqu'à l'arrivée de leurs nouvelles forces militaires, qu'ils ont fait venir de France ou de leurs colonies voisines. Quant à nous, nous ne restituerons pas les armes capturées sur le champ de bataille tant que nous serons en vie. Nous ne nous satisferons de rien de moins que de l'indépendance et de l'unité complète de la Syrie et de l'établissement d'un gouvernement national constitutionnel. La mission de l'État mandataire doit se limiter à fournir une assistance et des conseils techniques et administratifs, par l'intermédiaire de conseillers et d'experts qualifiés, en application de ce qui a été stipulé dans le Pacte de la Société des Nations en 1919 concernant le mandat. ». La condition posée par Sultan al-Attrache pour les négociations avec les Français était qu'elles ne devaient pas dépasser trois jours.

Ainsi, l’intérêt, sérieux, arabe et européen pour la Grande Révolution syrienne a commencé après la bataille de Mazraa (2-3 août 1925). L’armée du général Henry Michaud comptait 13 000 soldats et officiers français, et ils furent sévèrement défaits par environ 400 combattants rebelles de Djebel al-Arab . C'est ce qu'a déclaré l'un des soldats d'origine marocaine, qui a participé à la campagne de Michaud et a été capturé : il l'a confirmé au commandant en chef de la révolution syrienne, Sultan al-Attrache. Il rejoint plus tard les rangs des révolutionnaires pour combattre les Français. Les forces nationales ont décidé de choisir Sultan al-Attrache comme commandant général de cette révolution. C'est ici que fut publiée la célèbre déclaration du commandant en chef, « Aux armes », le 23 août 1925, dans laquelle il était souligné que le premier objectif de la révolution était d'unifier la Syrie, à la fois sur la côte et à l'intérieur, ce qui signifiait rejeter la division de la Syrie sur une base confessionnelle, religieuse et ethnique, et que le deuxième objectif était l'indépendance complète. Le slogan de la révolution c’est : « La religion est à Dieu et la patrie est à tous. »

Tout au long de sa vie, Sultan n’a jamais abandonné ce slogan qu’il avait lancé ; pour lui, il est resté inébranlable, en paroles et en actes. Ce slogan était une gifle aux colonialistes français, prétendant faussement la croyance en la laïcité. Ce slogan était une réponse claire au rejet de la division du pays, planifiée par l'accord Sykes-Picot, qui a également abouti à la déclaration Balfour, que Sultan al-Attrache a complètement rejetée.


« La religion est à Dieu et la patrie est à tous » : c’est un slogan qui peut soulever des questions problématiques aujourd’hui, mais pendant la Grande Révolution syrienne de 1925-1927, c’était incontestable, et représentait les concepts : « laïcité » et « résistance ».

Lors des préparatifs des batailles, Sultan al-Attrache élaborait des plans militaires en consultation avec les commandants de terrain, en fonction de la zone où se déroulaient les batailles, et en fonction du positionnement des forces ennemies, de leur nombre et du volume de leurs munitions. Il était également toujours en coordination avec les commandants qu'il envoyait en campagne à l'extérieur du Djebel, et sa responsabilité était de leur assurer des munitions et de l'équipement.

Il est important de souligner que les négociations des hommes politiques syriens avec les autorités du mandat français dépendaient de la fermeté des révolutionnaires sur le terrain. La politique est, sans doute, d’une grande importance, mais la Grande Révolution syrienne, qui a surpris tout le monde, des politiciens nationalistes syriens et libanais aux politiciens français et européens, a commencé à imposer sa présence, surtout après la bataille de Mazraa. Tous les nationalistes se référaient toujours, dans leurs négociations, à l'avis de Sultan al-Attrache, qui consultait les révolutionnaires pour élaborer une opinion représentant tout le monde.

Tout au long de sa vie, Sultan al-Attrache n’a jamais employé « je », mais plutôt « nous ». Cela indique l’effacement de soi et l’incapacité à nier le rôle des autres !

Le 25 octobre 1929, pendant la période d'exil, se tint à Haditha, dans le Wadi al-Sirhan, la     « Conférence du désert », convoquée par Sultan al-Attrache. Des personnalités nationales de partis et d'organisations y ont participé. La conférence a pris des décisions très importantes qui ont eu un impact significatif sur le développement de la vie politique en Syrie, et sur le cours que les événements et les négociations ont pris par la suite, conduisant à l'évacuation.

Sultan al-Attrache et les révolutionnaires en exil ont insisté pour que cette conférence soit libre de toute influence étrangère et adhère aux principes des droits de l'homme, et que la Syrie reste attachée à ses droits légitimes et à son unité nationale globale dans la quête de libération du colonialisme. A l’issue de cette conférence, une résolution en six points a été annoncée, dans laquelle les révolutionnaires stationnés dans le désert ont condamné la suspension des travaux de l'Assemblée constituante en Syrie et les déclarations d’Henry Ponsot [Haut-commissaire de France au Levant, 1926-1933], ignorant la question nationale syrienne. La conférence a également dénoncé les décisions invalides du Congrès sioniste de Zurich [1929] et les attaques des Juifs contre les Arabes, appelant le gouvernement travailliste britannique à révoquer la célèbre Déclaration Balfour et à reconnaître les droits nationaux des Arabes et leur souveraineté dans leur propre pays afin d'assurer la paix mondiale et d'encourager des relations modernes entre les peuples, comme l'a fait la Grande-Bretagne en Égypte et en Irak. La conférence a également remercié les Arabes de la diaspora soutenant financièrement la patrie et les révolutionnaires et leurs familles, en exil.

Sultan al-Attrache croyait que la Grande Révolution syrienne avait duré douze ans, de 1925 à 1937, car son refus de rendre les armes, avec ses camarades révolutionnaires, signifiait que la résistance continuerait et qu'ils ne se rendraient pas au colonialisme. Les hommes politiques lui écrivirent également fréquemment pour lui demander son avis durant son exil de dix ans, de 1927 à 1937, durant lequel il a appelé à l'unification du monde arabe, afin de         « parvenir au succès de la cause syrienne, qui est le noyau de l'unité arabe ». Cela est considéré comme une prise de conscience claire de l’importance de parvenir à l’unité entre les Arabes. Durant cette période, il a résisté à d’énormes tentations, malgré toutes les difficultés qu’il a subies, avec sa famille, ses camarades et leurs familles !

Je mentionne ici que le responsable britannique, agissant en tant que représentant du roi George V, a rencontré Sultan al-Attrache à Azraq en 1927 pour discuter de la question de la déportation des révolutionnaires qui refusaient de rendre leurs armes. Ce représentant tenta de convaincre Sultan de la nécessité de mettre fin à la révolution sans condition et lui fit une offre royale, dont l'essentiel était qu’il vivrait dans un palais privé à Jérusalem, en plus d'un salaire mensuel lucratif à vie qui lui garantirait une vie confortable aux frais de l'Empire britannique. Mais Sultan a répondu : « Notre bonheur réside dans l’indépendance et l’unité de notre pays, la liberté de notre peuple et le retrait des forces étrangères du pays ». Lors de cette rencontre, le représentant du roi George V n'a pas oublié d'apporter avec lui de la nourriture et des boissons délicieuses et de les mettre devant les rebelles assoiffés et affamés. Cependant, les rebelles, sur ordre de Sultan, ne les ont pas touchés du tout. Sultan a refusé l’offre généreuse royale, ainsi que la nourriture !

Dans l’un des documents du ministère britannique des Affaires étrangères, pendant le mandat, se trouvant aux archives de la Bibliothèque nationale, le consul britannique au Levant a admis à son ministère des Affaires étrangères que Sultan al-Attrache avait obstinément refusé de coopérer avec la Grande-Bretagne malgré les tentatives répétées et persistantes des autorités. Il a écrit : « Sultan al-Attrache ne s’achète pas. »

Sa position sur l’enseignement était ferme ; en exil, il s'efforçait de faire en sorte que les fils et les filles des révolutionnaires soient éduqués et qu'une école soit construite pour eux dans le désert. Il a également fait don d’un terrain pour construire une école dans son village natal (Quraya) après son retour d’exil.

La Palestine et le plateau du Golan étaient son obsession jusqu’à la fin de sa vie.

Sultan al-Attrache a soutenu l'unité entre la Syrie et l'Égypte et la lutte du parti Baath.

De 1918 à 1946, il refusa à la fois le poste et l’argent. Il recommanda au défunt président Chukri al-Quwatli de préserver l’indépendance du pays pour la libération duquel les révolutionnaires avaient tant sacrifié ! Il réitéra cette recommandation plus tard, en 1960, devant le président Gamal Abdel Nasser. En 1981, devant le président Hafez al-Assad. Il a écrit cette recommandation dans son testament politique, diffusé par son fils Mansour devant le cortège funèbre d'un million et demie de personnes, au stade municipal de Sweida, le 28 mars 1982.

Sultan al-Attrache a signé la célèbre Charte nationale, qui a été signée par des personnalités nationales bien connues de toute la Syrie, notamment feu Hachim al-Atassi, dont le petit-fils, Radwan al-Atassi l'a publiée dans la biographie de son grand-père. Cette charte nationale comprenait les principes suivants :

1- Condamner le pouvoir individuel autoritaire et ne pas se conformer à ce qu’il édicte.

2- Exiger des élections justes qui établissent un régime constitutionnel et démocratique.

3- Respecter les libertés publiques et l’État de droit pour tous.

4- Protéger l’indépendance et la souveraineté.

5- Renforcer l’armée et limiter sa mission à la défense de la patrie et de sa sécurité.

Suite à cela, le colonel Adib Chichakli a lancé une campagne militaire injuste contre la population du gouvernorat de Soueïda, croyant qu'en agissant ainsi, il consoliderait les piliers de son pouvoir, contre lesquels tous les citoyens libres de la plupart des partis (y compris le parti Baath et le parti communiste) avaient lutté. 

Une centaine de martyrs non armés ont été tués au Djebel al-Arab pendant la campagne militaire (1954). Sultan al-Attrache a quitté son village et s'est dirigé vers la Jordanie pour éviter de nouvelles effusions de sang. Il a alors prononcé sa célèbre phrase : « Je refuse d'affronter les militaires de l'armée syrienne, car ce sont mes fils ! ». Sultan et ses compagnons ont marché, sous des chutes de neige, jusqu'en Jordanie. Il avait 66 ans à l’époque. À son arrivée à la frontière jordanienne, le gouvernement lui a envoyé une voiture sur laquelle flottait le drapeau britannique, mais il a refusé d'y monter, même s'il était poursuivi et que sa vie était en danger. Mais non, même dans les circonstances les plus difficiles, Sultan al-Attrache ne faisait pas appel aux étrangers ! Le gouvernement jordanien a été contraint d’envoyer une autre voiture avec le drapeau jordanien flottant dessus. Il accepta de la prendre avec ses compagnons, et ils entrèrent en Jordanie. Sultan et ses compagnons y sont restés jusqu'à ce que Chichakli quitte le pays ! Il revint victorieux au village.

Lorsque les gens sont venus le féliciter pour le meurtre de Chichakli, il leur a dit : « Je n'ai plus aucun lien avec lui depuis qu'il a quitté le pouvoir. Son assassinat était un acte individuel, et nous ne cherchons pas à nous venger ni à nous réjouir de sa mort ! »

Ce sont trois leçons exemplaires que Sultan al-Attrache a laissées aux Syriens d’aujourd’hui !

Dans un document des archives de ma famille, que j'ai éditées et publiées à la maison d’édition Abaad à Beyrouth, en cinq volumes, Sultan a écrit, en 1961 : « Ils ont dit que nous avons récolté le fruit de notre lutte, le fruit de cet arbre dont nous avons arrosé le sol avec notre sang. Non, ce fruit n’est pas encore mûr. Notre lutte est à l’état de fleur et n’a pas encore porté ses fruits, parce que nous ne nous sommes pas tous unis en tant qu’Arabes pour les récolter ensemble. Fils de la révolution et enfants du désert, c'est ainsi que nous nous sommes voués à être des sacrifiés sur l'autel du nationalisme arabe. Cet arbre ne portera pas de fruits tant que ses branches seront couvertes d’insectes… Il ne portera pas de fruits tant que la voix de la liberté de la Palestine ne s’élèvera pas pour éloigner le spectre des ambitions coloniales, concernant l’Irak, l’Égypte et la Jordanie. Après cela, quel fruit délicieux et mûr, symbole des générations qui ont porté le flambeau de la civilisation, dont la lumière ne s'éteindra jamais ».

Sultan al-Attrache s’est toujours méfié des ambitions coloniales qui prenaient mille formes. Il a laissé, alors, un testament politique à cet effet. 

Venons-en à ton père Mansour, fils de Sultan. Résume-nous son parcours

Il a étudié les sciences politiques et l'histoire à l'Université américaine de Beyrouth ; il a étudié le droit à l'Université de la Sorbonne à Paris. Il a été emprisonné pour des raisons politiques à trois reprises : en 1952 et 1954 à l'époque d'Adib Chichakli, et en 1966 après le Mouvement du 23 février. Il a vécu, ensuite, en exil à Beyrouth entre juillet 1967 et avril 1969, date à laquelle il est retourné à Damas.

Sultan et Mansour, 1971

Il est nommé ministre du Travail et des Affaires Sociales en 1963. Il était membre du Conseil présidentiel en 1964. Il a refusé d'accepter le poste de ministre à plusieurs reprises, notamment pendant la période de 1961 à 1963. Membre des directions régionales et nationales du parti. Il était président du Conseil National de la Révolution 1965-1966. Il a pris sa retraite et a travaillé dans l'agriculture.

 Il était Président du Comité arabe syrien pour la levée du siège et le soutien à l'Irak de 200 à 2006 et membre fondateur du Comité de soutien à l'Intifada de 2000 à 2006. 

Il était marié à l'enseignante, à l’École Normale Supérieure, Hind al-Choueiri, chrétienne orthodoxe de Damas, et il a eu deux enfants : Thaer (ingénieur civil) et moi, Rim (traductrice et écrivaine).


Mansour en 2005

Dans une interview publiée au quotidien Al Khalij, le 23 mai 1993, Mansour al-Attrache a déclaré ce qui suit :

« Nous sommes responsables et notre génération est condamnée. Si, un jour, j’écris mes mémoires, je les intitulerai “La génération condamnée” .

« Condamnée pourquoi ? Parce que nous, en tant que génération, n’avons pas été fidèles aux objectifs que nous avions fixés pour le parti Baath, et nous n'avons pas été fidèles à la voie honnête vers ces objectifs. Nous nous sommes noyés dans des excuses pour nous protéger de la chute du pouvoir, et nous sommes donc tombés moralement et éthiquement. Nous ne ressentons plus aucun lien entre nous et la première image du parti Baath...

« Sur le plan personnel, je peux dire que je suis tombé avec la génération, mais je me suis sauvé en tant qu’individu. Je n’ai violé les droits de personne, je n’ai pas changé et je ne me suis pas noyé dans les tentations du pouvoir. De ce point de vue, j’ai la conscience tranquille et je me considère libéré des maux de cette expérience, ce qui a renouvelé ma détermination à entreprendre une œuvre nationale, d’ambition modeste, qui répond aux nécessités de la phase actuelle que traverse la Nation arabe.

« Mais je crois franchement que le salut d’un individu face à toute lacune dans le travail national ou à toute accusation morale dans le cadre de son travail politique, n’a pas beaucoup de valeur, car l'individu, malgré son rôle parfois important dans le travail politique, ne peut pas sauver la génération de sa responsabilité dans l'échec ».

À ton avis, qu’auraient fait Sultan et Mansour dans la Syrie de 2025 ?

Mon grand-père Sultan et mon père, Mansor, croyaient en l’unité de la Syrie et du Levant, ainsi qu’en la nécessité d’une intégration entre les pays du monde arabe, pour former une force politique et économique significative. Ils ne peuvent donc pas être convaincus par la division et la fragmentation du pays, sur une base confessionnelle et ethnique. Je crois plutôt que s’ils étaient présents en Syrie aujourd’hui, ils auraient œuvré pour soutenir le dialogue national entre les Syriens afin de parvenir à une constitution qui protège la citoyenneté, et de préserver la liberté, l’indépendance et le pluralisme, dans le but de consolider la démocratie participative et la séparation entre les trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Ils auraient œuvré aussi pour réaliser la confédération du Levant, basée sur un programme national clair. Ils auraient également souligné la nécessité de libérer la Palestine du fleuve à la mer, et d’expulser toutes les armées étrangères se trouvant maintenant en Syrie et dans tout le Levant.



Sultan en 1950

Comment définir l’être Druze dans le monde d’aujourd’hui, où les Druzes, comme tous les Syriens, les Palestiniens et autres, sont devenus un « peuple-monde », présent du Venezuela (où on les appelle les Bani Zuela) à la Scandinavie et à l'Australie, en passant par la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, dite « Israël » ?

Le nombre d’expatriés du Levant est très important, notamment depuis la guerre civile libanaise, ainsi que depuis 2011 en provenance de Syrie, depuis 1948 en provenance de Palestine et depuis 1967 en provenance du plateau du Golan, en raison de l’occupation sioniste. Les Druzes de la diaspora sont, pour la plupart, des Syriens, des Libanais, des Palestiniens, des Jordaniens et, finalement, des Arabes. Quant aux nouvelles générations, elles appartiennent au pays d’expatriation dans lequel elles se trouvent et se sont largement intégrées. Il existe cependant un fil très fin qui relie encore la plupart d’entre eux au patrimoine de leur pays et à leur communauté religieuse. Cela s’est clairement manifesté, par exemple, par leur soutien matériel et moral des druzes en Syrie pendant l’épreuve syrienne qui dure depuis 2011 et qui continue encore aujourd’hui, d’autant plus que le peuple syrien est aujourd’hui à 90 % en dessous du seuil de pauvreté !

Quels sont les rapports entre les Druzes du Djebel Druze, du Golan, de Damas, du Liban et de la Palestine de 1948, dite « l’Israël » d’aujourd’hui ?

Les monothéistes ou les Druzes ne s'abandonnent jamais. Il s’agit des mêmes familles, réparties en Syrie, sur le plateau du Golan syrien occupé, au Liban, en Jordanie et en Palestine occupée. À l’origine, il s’agissait de tribus arabes venues du Yémen, et elles constituent une confession islamique du chiisme des sept Imams. Les monothéistes n’abandonnent pas leurs terres ni leurs armes, car les armes protègent la terre et l'honneur, et ils ne s'abandonnent pas, en raison de leur parenté et de leur nombre restreint. On constate donc que, dans le cas d’une menace existentielle pour certains d’entre eux, ils se rangent tous du côté de celui qui se trouve sous cette menace. C’est ce qui s’est passé, par exemple, en 1982 au Mont Liban.

Peut-on rêver à une confédération transnationale druze ?

Je ne crois pas que ce soit un rêve politique druze. Car tout au long de leur histoire, les Druzes ont adopté des positions patriotiques pour construire un État national et se libérer du colonialisme occidental et turc.

As-tu autre chose à ajouter ?

J’aimerais ajouter ici une partie du testament politique de Sultan al-Attrache, seul révolutionnaire syrien à avoir laissé un tel testament :

« Je vous dis, chers Syriens et Arabes, que vous avez devant vous un long et difficile chemin, exigeant deux types de djihad : le djihad contre votre instinct confessionnel et le djihad contre l’ennemi. Soyez donc patients, comme les hommes libres, et que votre unité nationale, et la force de votre foi soient votre chemin pour repousser les complots de l’ennemi, expulser les usurpateurs et libérer le pays. Sachez que préserver l’indépendance est votre responsabilité, après que de nombreux martyrs sont morts pour elle et que beaucoup de sang a été versé pour l’obtenir. Sachez que l’unité arabe est force et puissance, qu’elle est le rêve de générations et la voie du salut. Sachez que ce qui a été usurpé par la force sera rendu par l’épée, que la foi est plus forte que toute arme, que l’amertume dans la gloire est plus douce que la vie dans l’humiliation, que la foi est chargée de patience, préservée par la justice, renforcée par la certitude et fortifiée par le djihad.

Sachez que la piété est pour Dieu, que l’amour est pour la terre, que la vérité victorieuse, que l’honneur est dans la préservation des mœurs, que la fierté est dans la liberté et la dignité, que le progrès est par la connaissance et le travail, que la sécurité est par la justice, et que la coopération fait la force ».

Sultan avec Rim, Falougha, Liban, 1971