15/05/2022

JONATHAN COOK
Shireen Abu Akleh a été exécutée pour envoyer un message aux Palestiniens

 

Jonathan Cook, 12/5/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Pendant 20 ans de reportages sur Israël et la Palestine, j'ai appris de première main qu'il n'est jamais possible de faire confiance à la version israélienne des événements concernant la mort de Palestiniens ou d'étrangers.

L'exécution de la journaliste d'Al Jazeera Shireen Abu Akleh par un soldat israélien dans la ville palestinienne de Jénine, les efforts immédiats d'Israël pour brouiller les pistes quant à l'identité du responsable et les faibles expressions de préoccupation des capitales occidentales ont ravivé mes souvenirs de 20 années de reportage dans la région.

À la différence d’Abu Akleh, je me suis trouvé beaucoup moins souvent sur les lignes de front dans les territoires occupés. Je n'étais pas un correspondant de guerre, et lorsque je me retrouvais près de l'action, c'était invariablement par accident - comme lorsque, toujours à Jénine, mon taxi palestinien a tourné dans une rue pour se retrouver face au canon d'un char israélien. À en juger par la vitesse et l'habileté avec lesquelles mon chauffeur a fait marche arrière, ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à ce genre de barrage routier.

Abu Akleh a rendu compte de bien trop de meurtres de Palestiniens pour ne pas connaître les risques qu'elle encourait en tant que journaliste chaque fois qu'elle enfilait un gilet pare-balles. C'était une sorte de sang-froid que je ne partageais pas.

Selon un récent rapport de Reporters sans frontières, au moins 144 journalistes palestiniens ont été blessés par les forces israéliennes dans les territoires occupés depuis 2018. Trois, dont Abu Akleh, ont été tués au cours de la même période.

J'ai passé une partie de mon séjour dans la région à me rendre sur les lieux de la mort de Palestiniens, en essayant d'analyser les récits contradictoires des Palestiniens et des Israéliens pour mieux comprendre ce qui s'était réellement passé. Le meurtre d'Abu Akleh et la réponse d'Israël correspondent à ce que j'ai découvert en menant ces enquêtes.

Il n'a donc pas été surprenant d'entendre le Premier ministre israélien Naftali Bennett accuser immédiatement les Palestiniens de la mort de la journaliste. Il y a, a-t-il dit, « de fortes chances que des Palestiniens armés, qui ont tiré sauvagement, soient ceux qui ont provoqué la mort malheureuse de la journaliste ».

Règlement de comptes

Abu Akleh était un visage familier non seulement pour le monde arabe qui dévore les nouvelles de Palestine, mais aussi pour la plupart des soldats de combat israéliens qui font des « raids » - un euphémisme pour attaquer - des communautés palestiniennes comme Jénine.

Les soldats qui ont tiré sur elle et sur le groupe de journalistes palestiniens avec lequel elle se trouvait savaient qu'ils tiraient sur des membres des médias. Mais il semble également y avoir des preuves suggérant qu'un ou plusieurs soldats l'ont spécifiquement identifiée comme une cible.

Les Palestiniens soupçonnent à juste titre que le trou de balle situé juste sous le bord de son casque métallique n'est pas le fruit du hasard. Il s'agissait d'un tir de précision destiné à la tuer, raison pour laquelle les responsables palestiniens qualifient sa mort de « délibérée ».

D'aussi loin que je me souvienne, Israël a essayé de trouver des prétextes pour mettre fin à la couverture d'Al Jazeera, souvent en bannissant ses reporters ou en leur refusant des cartes de presse. En mai dernier, Israël a bombardé une tour de Gaza qui abritait les bureaux de la chaîne.

En effet, Abu Akleh a très probablement été abattue précisément parce qu'elle était une journaliste très en vue d'Al Jazeera, connue pour ses reportages intrépides sur les crimes israéliens. L'armée et ses soldats sont rancuniers, et ils disposent d'armes mortelles pour régler leurs comptes.

« Tir ami »

La suggestion d'Israël selon laquelle elle a été visée par des tirs palestiniens, ou a subi des dommages collatéraux, doit être traitée avec le dédain qu'elle mérite. Au moins, avec l'avantage des GPS modernes et de l'imagerie par satellite, ce type de dissimulation standard devient plus facile à réfuter.

La défense du « tir ami » est tout droit sortie du livre de jeux qu'Israël utilise chaque fois qu'il ne peut pas recourir à sa rationalisation rétrospective préférée pour tuer des Palestiniens : ils étaient armés et « représentaient un danger immédiat pour les soldats ».

C'est une leçon que j'ai apprise au cours de mes premiers mois dans la région. Je suis arrivé en 2001 pour enquêter sur les événements des premiers jours de la deuxième Intifada, ou soulèvement palestinien, lorsque la police israélienne a tué 13 manifestants. Ces meurtres, contrairement aux événements parallèles qui se déroulaient dans les territoires occupés, visaient les membres d'une importante minorité palestinienne qui vit à l'intérieur d'Israël et constitue des sous-citoyens.

Au début de l'Intifada, fin 2000, les citoyens palestiniens étaient descendus dans la rue en nombre sans précédent pour protester contre le massacre de leurs compatriotes par l'armée israélienne dans les territoires occupés.

Ils ont été enragés, en particulier, par des images de Gaza capturées par France2. On y voit un père qui tente désespérément de protéger son fils de 12 ans, Mohammed al-Durrah, alors qu'ils sont pris au piège par les tirs israéliens à une intersection. Mohammed a été tué et son père, Jamal, grièvement blessé.

À   cette occasion également, Israël a fait tout son possible pour brouiller les pistes - et a continué à le faire pendant de nombreuses années. Il a tour à tour accusé les Palestiniens d'avoir tué Durrah, prétendu que la scène avait été mise en scène ou suggéré que le garçon était en fait vivant et indemne. Et ce, malgré les protestations de l'équipe de télévision française.

Des enfants palestiniens ont été tués ailleurs dans les territoires occupés, mais ces morts ont rarement été capturées de manière aussi viscérale sur pellicule. Et lorsqu'elles l'étaient, c'était généralement avec les appareils photo numériques personnels primitifs de l'époque. Israël et ses apologistes qualifiaient avec désinvolture ces images granuleuses de « Pallywood » - un amalgame entre Palestiniens et Hollywood - pour suggérer qu'elles étaient truquées.

Tirs dans le dos

Les tromperies israéliennes sur la mort d'al-Durrah faisaient écho à ce qui se passait en Israël. La police israélienne a également tiré de manière imprudente sur les grandes manifestations qui ont éclaté, même si les manifestants n'étaient pas armés et avaient la citoyenneté israélienne. Non seulement 13 Palestiniens ont été tués, mais des centaines d'autres ont été blessés, et certains ont été horriblement mutilés.

Lors d'un incident, des juifs israéliens des Hauteurs de Nazareth - dont certains étaient des policiers armés qui n'étaient pas en service - ont marché sur la ville palestinienne voisine de Nazareth, où je me trouvais. Les haut-parleurs de la mosquée ont appelé les habitants de Nazareth à sortir et à protéger leurs maisons. Il s'en est suivi une longue confrontation tendue entre les deux camps à un carrefour routier entre les deux communautés.

La police se tenait aux côtés des envahisseurs, surveillés par des tireurs d'élite israéliens positionnés au sommet d'un grand immeuble des Hauteurs de Nazareth, face aux habitants de Nazareth massés en contrebas.

La police a insisté pour que les Palestiniens partent en premier. Face à la quantité d'armes, la foule de Nazareth a fini par céder et a pris le chemin du retour. À ce moment-là, les tireurs d'élite de la police ont ouvert le feu, abattant plusieurs hommes dans le dos. Deux d'entre eux, touchés à la tête, ont été tués sur le coup.

Ces exécutions ont été vues par les centaines de Palestiniens présents sur place, ainsi que par la police et par tous ceux qui avaient tenté d'envahir Nazareth. Et pourtant, le récit officiel de la police ignorait la séquence des événements. La police a déclaré que le fait que les deux hommes palestiniens avaient été abattus à l'arrière de la tête prouvait qu'ils avaient été tués par d'autres Palestiniens, et non par des tireurs d'élite de la police.

Les commandants ont affirmé, sans produire aucune preuve ni mener d'enquête médico-légale, que des tireurs palestiniens s'étaient cachés derrière les hommes et les avaient abattus par erreur en visant la police. Il s'agissait d'un mensonge flagrant, mais les autorités l'ont maintenu lors de l'enquête judiciaire qui a suivi.

Équilibre des forces

Comme dans le cas d'Abu Akleh, la mort de ces deux hommes n'était pas - comme Israël voudrait nous le faire croire - un incident malheureux, avec des innocents pris entre deux feux.

Comme Abu Akleh, ces hommes de Nazareth ont été exécutés de sang-froid par Israël. Il s'agissait d'un message brutal à l'intention de tous les Palestiniens sur l'équilibre des forces en présence, et d'un avertissement les invitant à se soumettre, à se taire, à connaître leur place.

Les habitants de Nazareth ont défié ces restrictions en sortant pour protéger leur ville. Abu Akleh a fait de même en se présentant jour après jour pendant plus de deux décennies pour rendre compte des injustices, des crimes et des horreurs de la vie sous l'occupation israélienne. Il s'agissait dans les deux cas d'actes de résistance pacifique à l'oppression, et Israël les a considérés comme équivalents au terrorisme.

Nous ne pourrons jamais déterminer si Abu Akleh ou ces deux hommes sont morts à cause des actions d'un soldat israélien impétueux, ou parce que le tireur avait reçu l'instruction d'officiers supérieurs d'utiliser une exécution pour donner une leçon à d'autres Palestiniens.

Mais nous n'avons pas besoin de savoir quelle est la bonne explication. Parce que cela continue à se produire, et parce qu'Israël continue à ne rien faire pour y mettre fin, ou pour identifier et punir les responsables.

Parce que tuer des Palestiniens - de manière imprévisible, voire aléatoire - correspond parfaitement aux objectifs d'une puissance occupante déterminée à éroder tout sentiment de sécurité ou de normalité pour les Palestiniens, un occupant déterminé à les terroriser pour qu'ils quittent, petit à petit, leur patrie.

Donner une leçon

Abu Akleh faisait partie du petit nombre de Palestiniens des territoires occupés qui ont la nationalité usaméricaine. Cela, ainsi que sa renommée dans le monde arabe, sont deux raisons pour lesquelles les responsables de Washington se sont sentis obligés d'exprimer leur tristesse face à son assassinat et de lancer un appel formel à une « enquête approfondie ».

Mais le passeport usaméricain d'Abu Akleh n'a pas plus pu la sauver des représailles israéliennes que celui de Rachel Corrie, assassinée en 2003 par un conducteur de bulldozer israélien alors qu'elle tentait de protéger des maisons palestiniennes à Gaza. De même, le passeport britannique de Tom Hurndall ne l'a pas empêché de recevoir une balle dans la tête alors qu'il tentait de protéger les enfants palestiniens de Gaza contre les tirs israéliens. Le passeport britannique du cinéaste James Miller n'a pas non plus empêché un soldat israélien de l'exécuter en 2003 à Gaza, alors qu'il documentait l'assaut israélien contre cette enclave minuscule et surpeuplée.

Tous étaient considérés comme ayant pris parti en agissant en tant que témoins et en refusant de se taire alors que les Palestiniens souffraient - et pour cette raison, il fallait leur donner une leçon, à eux et à ceux qui pensaient comme eux.

Cela a fonctionné. Bientôt, le contingent de volontaires étrangers - ceux qui étaient venus en Palestine pour enregistrer les atrocités commises par Israël et servir, si nécessaire, de boucliers humains pour protéger les Palestiniens d'une armée israélienne à la gâchette facile - a disparu. Israël a dénoncé le Mouvement de solidarité internationale pour son soutien au terrorisme et, compte tenu de la menace évidente pour leur vie, le groupe de volontaires s'est progressivement tari.

Les exécutions - qu'elles aient été commises par des soldats impétueux ou approuvées par l'armée - ont une fois de plus servi leur objectif.

Erreur de jugement

J'ai été le seul journaliste à enquêter sur la première de cette série d'exécutions d'étrangers au début de la deuxième Intifada. Iain Hook, un Britannique travaillant pour l'UNRWA, l'agence des Nations unies pour les réfugiés, a été abattu fin 2002 par un sniper israélien à Jénine - la même ville du nord de la Cisjordanie où Abu Akleh sera exécutée 20 ans plus tard.

Comme dans le cas d'Abu Akleh, l'histoire officielle israélienne a été conçue pour détourner l'attention de ce qui était clairement une exécution israélienne afin de rejeter la faute sur les Palestiniens.

Lors d'un autre « raid » israélien sur Jénine, Hook et son personnel, ainsi que des enfants palestiniens fréquentant une école de l'UNRWA, s'étaient réfugiés à l'intérieur du complexe fermé.

La version israélienne était une concoction de mensonges qui pouvaient être facilement réfutés, bien qu'aucun journaliste étranger, à part moi, n'ait jamais pris la peine de se rendre sur place pour vérifier. Et comme les possibilités étaient plus limitées à l'époque, j'ai eu du mal à trouver un média prêt à publier mon enquête.

Israël a affirmé que son tireur d'élite, qui surplombait le complexe depuis une fenêtre du troisième étage, avait vu des Palestiniens pénétrer dans le complexe. Selon cette version, le tireur d'élite a pris Hook, 54 ans, grand, pâle et roux, pour un tireur palestinien, alors qu'il observait le fonctionnaire des Nations unies à travers une lunette depuis plus d'une heure.

Pour étayer son histoire grotesque, Israël a également affirmé que le sniper avait confondu le téléphone portable de Hook avec une grenade à main, et qu'il craignait qu'il ne soit sur le point de la lancer hors du complexe en direction des soldats israéliens dans la rue.

Sauf que, comme le sniper devait le savoir, c'était impossible. L'enceinte était fermée, avec un haut mur de béton, un auvent de station-service en guise de toit, et un épais grillage à poules couvrant l'espace entre les deux. Si Hook avait lancé sa grenade téléphonique dans la rue, elle lui aurait rebondi dessus. Si c'était vraiment une grenade, il se serait fait exploser.

La vérité est que Hook a fait une erreur de jugement. Entouré de troupes israéliennes et de combattants palestiniens cachés dans les ruelles voisines, et exaspéré par le refus d'Israël d'autoriser son personnel et les enfants à sortir en toute sécurité, il a ouvert la porte et a tenté de plaider auprès des soldats à l'extérieur.

Au moment où il le faisait, un tireur palestinien est sorti d'une ruelle voisine et a tiré en direction d'un véhicule blindé israélien. Personne n'a été blessé. Hook s'est enfui dans l'enceinte et l'a refermée.

Mais les soldats israéliens à l'extérieur avaient maintenant une dent contre le fonctionnaire de l'ONU. L'un d'eux a décidé de tirer une balle dans la tête de Hook pour lui régler son compte.

Mauvaise foi

L'ONU a été obligée de mener une enquête détaillée sur le meurtre de Hook. Les proches d'Abu Akleh ne bénéficieront probablement pas du même avantage. En effet, la police israélienne a tenu à faire une « descente » à son domicile à Jérusalem-Est occupée pour perturber le deuil de la famille, en exigeant qu'un drapeau palestinien soit décroché. Un autre message envoyé.

Israël insiste déjà pour avoir accès aux preuves médico-légales - comme si un meurtrier avait le droit d'être le seul à enquêter sur son propre crime.

Mais en fait, même dans le cas de Hook, l'enquête de l'ONU a été discrètement mise en veilleuse. Accuser Israël d'avoir exécuté un fonctionnaire de l'ONU aurait contraint l'organisme international à une confrontation dangereuse avec Israël et avec les USA. Le meurtre de Hook a été étouffé, et personne n'a été traduit en justice.

On ne peut rien attendre de mieux pour Abu Akleh. Il y aura des bruits concernant une enquête. Israël accusera l'Autorité palestinienne de ne pas coopérer, comme elle le fait déjà. Washington exprimera sa tiède préoccupation mais ne fera rien. En coulisses, les USA aideront Israël à bloquer toute enquête sérieuse.

Pour les USA et l’UE, les déclarations de routine sur la « tristesse » et les appels à l'enquête ne sont pas destinés à faire la lumière sur ce qui s'est passé. Cela ne pourrait qu'embarrasser un allié stratégique nécessaire à la projection de la puissance occidentale dans le Moyen-Orient riche en pétrole.

Non, ces déclarations en demi-teinte des capitales occidentales sont destinées à désamorcer et à  confondre. Elles ont pour but de couper court à toute réaction brutale, d'indiquer l'impartialité de l'Occident et de sauver la face des régimes arabes complices, de suggérer qu'il existe un processus juridique auquel Israël adhère et de contrecarrer les efforts déployés par les Palestiniens et la communauté des droits humains pour soumettre ces crimes de guerre à  des organismes internationaux, tels que la CPI.

La vérité est qu'une occupation de plusieurs décennies ne peut survivre que grâce à des actes de terreur gratuits - parfois aléatoires, parfois soigneusement calibrés - destinés à maintenir la population concernée dans la peur et la soumission. Lorsque l'occupation est parrainée par la principale superpuissance mondiale, l'impunité est absolue pour ceux qui supervisent ce règne de la terreur.

Abu Akleh est la dernière victime en date. Mais ces exécutions se poursuivront tant qu'Israël et ses soldats seront à l’abri de toute obligation de rendre des comptes.

 

14/05/2022

HAIDAR EID
Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi Israël a tué Shireen Abu Akleh sans comprendre le sionisme


 Haidar Eid, Mondoweiss, 13/5/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Les Palestiniens savent trop bien ce que signifie le sionisme, après avoir vécu avec les conséquences mortelles de cette idéologie raciste.


 Pourquoi ont-ils tué Shireen Abu Akleh ? Telle était la question soulevée dans ma classe Texte et idéologie le jour où l'Israël de l'apartheid a décidé d'assassiner la correspondante d'Al Jazeera en Palestine, Shireen Abu Akleh, en plein jour. Nous étions encore sous le choc et incrédules face à ce qui s'était passé. Mais nous devions répondre à la question posée dans mon cours, qui portait sur le rôle de l'idéologie dans la formation de la conscience humaine. Nous avions déjà abordé plus de sept définitions du terme, allant du marxisme orthodoxe et du néo-marxisme au structuralisme et au post-structuralisme, et plus encore. De toute évidence, nous devions également aborder la question de la relation entre le langage et le pouvoir, c'est-à-dire le discours. Les réponses proposées par mes étudiants allaient, entre autres, de « Israël voulait se débarrasser de Shireen parce qu'elle couvrait ce qui se passait réellement sur le terrain » à « Israël nous déteste » en passant par « l'Israël de l'apartheid veut simplement faire comprendre à tous les Palestiniens qu'il peut faire ce qu'il veut, même à des journalistes connus »,

 

Mais, alors, nous devions essayer d'entrer dans l'esprit du sniper israélien qui a tiré cette balle fatale afin de comprendre l'effet d'une idéologie sectaire et hégémonique sur la conscience humaine. Mes étudiants sont de genres différents et viennent de milieux différents, mais ils ont tous affirmé qu'il était impossible d'affirmer que le crime n'était pas prémédité. Mais nous devions encore discuter du cadre idéologique dans lequel les forces d'occupation israéliennes fonctionnent. Pour cela, nous devions faire la différence entre un mélange d'une approche biologico-religieuse de l'idéologie et d'une approche libérale-humaniste, cette dernière étant ce que l'Occident est convaincu qu’est le régime israélien, et qui est aussi l'image de propagande que l'État juif diffuse au niveau international. Il suffit de regarder la façon dont les grands médias occidentaux ont couvert le meurtre d'Abu Akleh : soit ils ont complètement adopté le récit israélien, soit ils ont simplement joué les imbéciles en demandant une enquête israélienne sur la question !

 

Mais ce n'est pas ce que nous, Palestiniens, y compris tous mes étudiants, pensons. Nous savons que la réponse à cette question réside dans le sionisme.

 

Le sionisme est incontestablement une idéologie d'exclusion qui incarne une forme de fanatisme ethno-religieux. Ainsi, pour répondre à la question soulevée au début du cours, nous devions comprendre, ou plutôt aborder, cette idéologie hégémonique dans l'Israël de l'apartheid et comment elle a réussi, avec succès -nous l’avons admis-, à amener ses zélotes à ne pas voir  l'humanité des Palestiniens autochtones. Le sionisme est l'idéologie motrice d'un mouvement colonialiste qui a colonisé la Palestine par la force, avec la volonté de coloniser le pays et avec d'éventuelles ambitions expansionnistes. Il est devenu l'idéologie officielle et dominante de l'État d'Israël et s'appuie fortement sur l'idée que les Juifs constituent une nation qui a un droit divin à la « terre promise » aux dépens des Palestiniens autochtones.

 

En tant que Palestiniens, nous savons trop bien ce que signifie le sionisme et comment il a réussi à ruiner la conscience de tant de personnes en Israël, de la même manière que l'apartheid a détruit l'esprit de nombreux Sud-Africains blancs. L'histoire nous fournit d'autres exemples flagrants de sectarisme inhumain en Europe et en Amérique il y a à peine 70-80 ans.

 

Mes élèves et moi ne sommes pas nés de mères juives et nous ne sommes pas des locuteurs natifs de l'hébreu, de l'anglais ou de toute autre langue européenne. Nous sommes biologiquement différents des Juifs ashkénazes - nous appartenons à une race différente et, par conséquent, nous ne sommes pas considérés comme aussi intelligents que les Occidentaux blancs. Ces Occidentaux pensent que notre culture est arriérée ou, pour le dire autrement, que notre humanité n'est pas au même niveau que la leur.

 

La question soulevée par l'un des étudiants était donc de savoir « si le tireur d'élite qui a abattu Shireen a dîné avec sa famille ce soir-là après l'avoir abattue, et s'il s'est endormi dès qu'il a posé sa tête sur l'oreiller ? » La plupart des élèves, sinon tous, ont estimé que c'était possible car, comme l'a dit l'un d'eux, « regrette-t-on de tuer un insecte ? »

 

Au final, nous avons convenu que le tireur a probablement bien dormi cette nuit-là. Et une raison majeure à cela est l'idéologie. Une raison majeure est le sionisme.

 

Repose en paix, Shireen Abu Akleh

 

NdT

Lire aussi
Nasrallah : le sang de la journaliste Shireen Abu Aqleh est sur les mains des dirigeants arabes

 

11/05/2022

SERAJ ASSI
Le plus grand mythe sur la naissance d’Israël et la Nakba

Seraj Assi, Haaretz, 3/5/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala



L'auteur avec son père

Seraj Assi est un Palestinien né en Israël, titulaire d'un doctorat en études arabes et islamiques de l'université de Georgetown, où il est chercheur invité. Il est professeur adjoint d'arabe à l'université George Mason (Fairfax, Virginie). Il est l'auteur de The History and Politics of the Bedouin. Reimagining Nomadism in Modern Palestine, Routledge 2018.

Il s'agit de l'un des mythes les plus tenaces concernant la guerre de 1948 : La bataille épique entre un redoutable Goliath arabe et un Israël nouveau-né pour libérer la Palestine. Et c'est une fable qui continue à faire du mal aujourd'hui.

Les Palestiniens paient encore le prix de l'un des mythes les plus tenaces entourant la guerre israélo-arabe de 1948. Photo : Photos/AP ; Artwork/Anastasia Shub

Alors que les Palestiniens célèbrent le 74e  anniversaire de la Nakba et que les Israéliens célèbrent les 74 ans de leur État, nous devrions prendre un moment pour démystifier l'un des mythes les plus tenaces entourant la guerre de 1948 : la légende des grandes armées arabes, unifiées dans leur esprit, envahissant Israël pour libérer la Palestine.

Dans une fable traditionnelle perpétuée par les Arabes et les Israéliens, la guerre est décrite comme une bataille épique entre un David juif et un Goliath arabe. Il s'agit là d'une véritable mythification de l'histoire.

Mais ce n’était pas une guerre entre un petit David israélien et un Goliath arabe géant. C'était un Israël très motivé et relativement organisé qui combattait une coalition arabe fragmentée dont les gouvernements étaient entrés en guerre pour se disputer leur part de la Palestine.

Le roi Abdallah Ier de Jordanie était là pour annexer la Palestine et créer une Grande Syrie hachémite. Les Syriens, qui craignent la Jordanie plus qu'Israël, étaient là pour empêcher la Jordanie d'annexer la Cisjordanie. L'Égypte était là pour bloquer les Hachémites, occuper la bande de Gaza et affirmer sa suprématie sur ses voisins arabes. La Palestine était un champ de bataille par procuration pour leurs ambitions et leurs craintes. Le sort des Palestiniens eux-mêmes ne figurait guère dans les calculs des autocrates arabes.

Le mythe de l'infériorité militaire d'Israël a été démoli par les historiens israéliens eux-mêmes. Selon Avi Shlaim, à chaque étape de la guerre, les forces israéliennes étaient plus nombreuses et mieux armées que toutes les forces arabes mobilisées contre elles. À la mi-mai 1948, le nombre total de troupes arabes en Palestine, tant régulières qu'irrégulières, était inférieur à 25 000, alors qu'Israël alignait plus de 35 000 soldats. À la mi-juillet, Israël comptait 65 000 hommes sous les armes, et en décembre, ses effectifs atteignaient un pic de près de 100 000 hommes.

Des volontaires palestiniens dans une tranchée apprennent d’un instructeur à tirer et à se défendre à Toulkarem, en Palestine, pendant le conflit judéo-arabe de 1948. AP Photo

 « L'issue finale de la guerre n'était donc pas un miracle, mais un reflet fidèle de l'équilibre militaire sous-jacent sur le théâtre palestinien. Dans cette guerre, comme dans la plupart des guerres, c’est le côté le plus fort l'a emporté », commente Shlaim, dans The War for Palestine.

À       la veille de la guerre, la façade unitaire arabe cachait des divisions et des fissures profondes. Les dirigeants arabes se méfiaient davantage les uns des autres que d'Israël. Les armées arabes ont traversé la Palestine pour se battre entre elles et se saboter mutuellement.

Ils sont entrés en guerre non pas en tant qu'Arabes, mais en tant qu'Égyptiens, Jordaniens, Syriens et Irakiens. Ils n'avaient ni un commandement unifié ni une vision unifiée. Les Arabes ont porté leur guerre froide en Palestine. Ils menaient une guerre dans une guerre. Toute l'entreprise était vouée à l'échec dès le départ. Pour citer l'historien Eugene Rogan : « Les États arabes sont finalement entrés en guerre pour s'empêcher mutuellement de modifier l'équilibre des forces dans le monde arabe, plutôt que pour sauver la Palestine arabe ».

Aucun des États arabes qui sont entrés en guerre ne souhaitait voir émerger un État palestinien viable sur son flanc. La Jordanie hachémite a travaillé dur pour s'assurer qu'un tel État ne verrait jamais le jour. Il s'agissait d'une grande trahison ourdie en secret.

En novembre 1947, à la veille du plan de partage, le roi Abdallah de Transjordanie rencontre secrètement la dirigeante sioniste Golda Meir pour signer un pacte de non-agression : le roi s'engage à ne pas s'opposer à la création de l'État juif en échange de son annexion de la Cisjordanie.

Trois mois plus tard, en février 1948, les Britanniques donnent leur feu vert au plan secret d'Abdallah. Pas étonnant que la Jordanie soit le seul pays arabe à ne pas s'opposer au plan de partage. Trois mois plus tard, les Britanniques quittent la Palestine, et Israël déclare son indépendance.

Le jour suivant, les Arabes ont déclaré la guerre à Israël, soi-disant pour récupérer la Palestine, mais surtout pour s'affaiblir mutuellement. Lorsque la poussière de la guerre est retombée, la Palestine était perdue.

L'éclat des fusées éclairantes et des feux allumés par des obus de mortier et d'artillerie illumine le ciel au-dessus de la Tour de David dans la vieille ville de Jérusalem, l'un des échanges de tirs les plus violents entre Arabes et Juifs. AP Photo/Jim Pringle

La Transjordanie, quant à elle, a pu s'emparer de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est (avec la bénédiction britannique), tandis que l'Égypte s'emparait de Gaza. Il s'avère que les Hachémites sont entrés en guerre avec deux objectifs : annexer la Cisjordanie et empêcher leur rival acharné, Hadj Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem, de créer un État palestinien viable. Les autres États arabes y sont allés pour contenir la Transjordanie plutôt que pour sauver la Palestine. En fin de compte, les Hachémites l'ont emporté.

Un homme a tout vu venir. Fawzi Qawuqji était le commandant de l'Armée de libération arabe. Alors que l'ALA était une armée de volontaires créée par la Ligue arabe pour contrer l'Armée de la guerre sainte du Mufti, les gouvernements arabes ont empêché des milliers de recrues arabes de rejoindre l'une ou l'autre de ces forces.

Comme beaucoup de ses camarades arabes, Qawuqji a traversé vers la Palestine avec des promesses grandioses de libération. Pourtant, une fois en Palestine, il s'est trouvé aux prises avec la guerre d'usure de l'unité arabe. « Elle était là pour empêcher une guerre entre les États arabes », écrit-il à propos de l'ALA. Au lieu de combattre les sionistes, le commandant arabe devait maintenant se frayer un chemin entre les Hachémites et les nationalistes syriens.

Le roi Abdallah de Transjordanie, à gauche, et son hôte, le roi d'Arabie Saoudite Abdul Aziz Ibn Saoud, à Riyad, en Arabie Saoudite, le 29 juin 1948, lors d'une visite pour discuter de la question palestinienne. AP Photo

Le climat politique arabe qui a donné naissance à l'ALA a posé un grand dilemme à Qawuqji. Il écrit dans ses mémoires : « Le roi Abdallah était déterminé à réaliser son projet de Grande Syrie par le biais de la Palestine. Cette possibilité, plus que toute autre, inquiétait le gouvernement syrien. Quant à l'Irak, qui enverrait son armée sur le champ de bataille en Palestine en passant par la Transjordanie, comment pourrait-il agir ? Aiderait-il la Jordanie dans la réalisation de ce projet ? »

C'était une préoccupation réelle. Après tout, les Irakiens n'étaient pas disposés à contrarier leurs cousins hachémites pour le bien de la Palestine, ni le Mufti, envers lequel ils nourrissaient une profonde méfiance.

Réfléchissant aux réticences mutuelles qui prévalaient entre les États arabes à la veille de la guerre, Qawuqji s'est amèrement lamenté : « Chaque État arabe craignait son soi-disant État frère. Chacun convoitait le territoire de son frère, et conspirait avec d'autres contre son frère. Telle était la situation dans laquelle se trouvaient les États arabes lorsqu'ils se préparaient à sauver la Palestine, et c'est ce qui les a troublés avant tout. Ce n'est qu'après cela, très loin après cela, qu'est venu le problème de la Palestine elle-même ».

Des réfugiés palestiniens ayant fui leurs maisons lors des récents combats en Galilée entre Israël et les troupes arabes affluent de Palestine sur la route du Liban en 1948. Photo : AP

Le choc de la défaite a été biblique. Aucun autre événement de l'histoire arabe moderne n'a été aussi inévitable et pourtant si complètement imprévu.

Pour reprendre les termes de l'intellectuel syrien Constantin Zureiq, qui a inventé le terme « Nakba » dans son livre fondamental The Meaning of the Nakba, il s'agit du « pire désastre qui ait frappé les Arabes dans leur longue histoire ». Il a noté, avec précision : « Sept pays [arabes] partent en guerre pour abolir la partition et vaincre le sionisme, et quittent rapidement la bataille après avoir perdu une grande partie de la terre de Palestine ».

C'était une défaite arabe, mise en scène et orchestrée par les régimes arabes, un désastre auto-infligé pour lequel les Palestiniens ont payé le prix ultime, depuis lors.

En fin de compte, la défaite arabe avait été scellée dès le départ. Comme le grand nationaliste arabe Sati al-Husari le dira plus tard : « Les Arabes ont perdu la Palestine parce que nous étions sept États ».

Le commandant britannique de la Légion arabe de Transjordanie, le brigadier John Bagot ("Glubb Pacha"), à droite, parle aux soldats de son commandement dans un poste avancé près de Ramallah, en Palestine, le 20 juillet 1948. AP Photo

En fait, il ne s'agissait guère d'États arabes, mais d'États clients, sous des auspices coloniaux. En 1948, l'Égypte, l'Irak et la Jordanie étaient encore sous contrôle britannique. L'armée jordanienne, connue sous le nom de Légion arabe, était dirigée par un officier britannique, John Bagot Glubb, alias Glubb Pacha, dont la loyauté était partagée entre les Hachémites et ses supérieurs britanniques.

Il était crédule d'attendre des Arabes qu'ils libèrent la Palestine alors qu’eux-mêmes n'étaient pas libérés. Comme Gamal Abdel Nasser, le futur président égyptien qui a combattu pendant la guerre, l'a dit plus tard dans ses mémoires : « Nous nous battions en Palestine, mais nos rêves étaient en Égypte ».

Ainsi, les armées arabes qui ont envahi « Israël » n'étaient pas des Goliaths. En fait, il n'y avait pas d'armées arabes, seulement un méli-mélo de groupes paramilitaires non coordonnés, qui étaient mal armés et à peine entraînés, hautement improvisés, largement surpassés en nombre et submergés. L'engagement militaire arabe officiel en Palestine était au mieux timide. Les États arabes naissants, qui étaient encore dominés par d'anciens généraux coloniaux et des dirigeants fantoches, n'avaient pas de véritable combativité en eux.

La guerre de 1948 n'était pas tant une guerre israélo-arabe qu'une guerre arabo-arabe. Pour paraphraser la célèbre phrase de Jean Baudrillard : la guerre de 1948 n'a pas eu lieu. Pendant des décennies, depuis 1948, les États arabes ont imposé aux Palestiniens - en exigeant leur gratitude et leur obéissance - leurs sacrifices en temps de guerre au nom de la Palestine. Mais l'histoire montre que l'engagement arabe en faveur de la Palestine relève largement de la légende.