Ivan Maïsky, édité par Gabriel Gorodetsky, The New
York Review of Books, 28/4/2011
Traduit
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Ivan Maïski a été ambassadeur
soviétique à Londres de 1932 à 1943. Gabriel Gorodetsky (Tel-Aviv, 1945) est un
professeur émérite de l'université de Tel-Aviv, Quondam Fellow du All Souls
College, Oxford et membre de l'Institut d'études avancées de Princeton. Il a édité The Maisky Diaries - Red Ambassador
to the Court of St James' s, 1932-1943, (traduit du russe par le Dr Oliver Ready et Tatiana
Sorokina, Yale University Press,
2015/2017). Une version française abrégée en a été
publiée par Les Belles Lettres en 2017 (Ivan Maïski, Journal 1932-1943, traduit
par Christophe Jaquet)
Présentation de Gabriel Gorodetsky
La terreur stalinienne et les purges
des années 1930 ont découragé les hauts fonctionnaires soviétiques de mettre un
stylo sur le papier, sans parler de tenir des registres personnels et surtout
des journaux intimes. Les extraits suivants sont tirés du journal rare et
unique tenu assidûment par Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres entre
1932 et 1943. Le journal, qui contient près de 1600 pages d'entrées denses
manuscrites et dactylographiées, enregistre minutieusement et franchement ses
observations, conversations et activités pendant son séjour à Londres.
Ancien menchevik avec des ancêtres
juifs, Maïski a survécu à la terreur jusqu'à deux semaines avant la mort de Staline
le 5 mars 1953. Au plus fort de la campagne anticosmopolite, il a été arrêté et
inculpé d'espionnage, de trahison et d'implication dans un complot sioniste et
condamné à six ans de prison. Après son arrestation, ses papiers privés et son
journal ont été confisqués et déposés aux archives du ministère russe des
Affaires étrangères, où je les ai trouvés. Libéré en 1955 et acquitté de toutes
les accusations, il est mort en 1975.
Maïski était né en 1884 sous le nom de
Jan Lachowiecki dans une famille juive polonaise de l'empire russe. Ses premières activités
révolutionnaires conduisirent en 1902 à son expulsion de l'Université
Saint-Pétersbourg et à son exil d'abord en Sibérie, puis à Londres, où il passa
les années entre 1912 et 1917. Il y établit des relations étroites avec les
futurs commissaires aux Affaires étrangères, Georgii Tchitcherine et Maxime
Litvinov. C'est pendant ses années d'exil que Maïski acquit une maîtrise de la
langue anglaise, ainsi que de l'histoire et la culture britanniques, et eut un
large cercle d'amis issus des milieux politiques, intellectuels et littéraires,
dont George Bernard Shaw, H.G. Wells et Beatrice Webb. Sa maîtrise des langues
étrangères et sa connaissance de la scène internationale, renforcées par son
amitié avec Litvinov, expliquent son ascension rapide dans le service
diplomatique soviétique après la révolution. Après de courtes périodes à des
postes subalternes à Londres, Tokyo et Helsinki, il retourna à Londres comme
ambassadeur à la fin de 1932.
Ivan Mikhaïlovitch avec
sa fille Nalia en 1926
Maïski a écrit son journal intime en
visant la postérité. Il a enregistré des conversations avec cinq premiers
ministres britanniques, dont Ramsay MacDonald, Lloyd George, Stanley Baldwin,
Neville Chamberlain et Winston Churchill, ainsi qu'avec d'autres personnalités
politiques britanniques de premier plan comme lord Halifax, Anthony Eden, lord
Beaverbrook et John Maynard Keynes. Le journal témoigne de la dérive vers la
guerre tout au long des années 1930, y compris l'apaisement à Munich, les
négociations culminant dans le pacte Ribbentrop-Molotov, l'accession de
Churchill au pouvoir, la bataille d'Angleterre, et les événements conduisant à
l'alliance en temps de guerre après l'invasion de l’URSS par Hitler en juin
1941.
Ivan Maïski (deuxième à partir de la gauche),
ambassadeur soviétique à Londres entre 1932 et 1943, accompagné de Winston
Churchill au déjeuner des ambassadeurs alliés à l'ambassade soviétique,
septembre 1941. Le général Władysław Sikorski, premier ministre du gouvernement
polonais en exil, est le deuxième à droite.
12 mars 1937
Le 4 mars, tous les chefs de missions
diplomatiques ont remis leurs lettres de créance au nouveau roi, George VI. La
procédure a été simplifiée et réalisée en masse. Tous les ambassadeurs et les
envoyés ont été alignés par ordre d'ancienneté dans la Bow Room du palais de
Buckingham. Ils ont été admis un par un dans la pièce voisine, où le roi les
attendait, lui ont soumis leurs lettres de créance, ont échangé quelques
remarques comme exigé par le protocole, et sont ressortis, cédant la place au
suivant. Le Roi a consacré deux ou trois minutes à chaque diplomate. [Anthony]
Eden était présent à la cérémonie et a donné un coup de main, car le roi est
taciturne et facilement embarrassé. Il bégaie aussi. Toute la cérémonie s'est
bien déroulée. Le seul choc, qui provoqua un grand émoi dans la presse et dans
la société, fut le « salut nazi » de [Joachim von] Ribbentrop. Lorsque
l'ambassadeur allemand entra dans la pièce pour rencontrer le roi, il leva la
main droite en saluant, plutôt que de faire l’habituelle courbette. Cette «
nouveauté » offensa profondément les Anglais et déclencha une réaction
défavorable dans les milieux conservateurs. Ribbentrop fut accusé de manque de
tact et comparé à moi - un « bon garçon » qui salue le roi correctement, sans
lever un poing serré au-dessus de sa tête.
Pour rencontrer les épouses des
diplomates, le roi et la reine ont également donné aujourd'hui une five
o’clock tea party, invitant les chefs de mission et
leurs conjointes. Ribbentrop salua de nouveau le roi d'une main levée, mais il
se courba devant la reine de la manière normale. Les petites princesses étaient
également présentes : Elizabeth et Margaret Rose, toutes deux vêtues de robes
rose clair et, c'était clair, terriblement excitées d'être présentes à une
cérémonie aussi « importante ». Mais elles étaient aussi curieux d'une manière
enfantine de tout ce qui les entourait. Elles sautaient d'un pied sur l'autre,
puis elles ont commencé à rire, puis à mal se comporter, à l'embarras
considérable de la Reine. Lord Cromer a conduit ma femme et moi au couple royal
et nous avons eu une conversation assez longue, moi avec le roi et Agnia [Alexandrovna,
sa femme, NdT] avec la reine. Les dames discutaient pour la plupart
d'enfants, tandis que le roi s'enquérait de l'état de notre marine et du canal
mer Blanche-Baltique. Le roi a exprimé sa grande satisfaction quand je l'ai
informé que le cuirassé Marat arriverait pour le couronnement.
16 novembre 1937
Aujourd'hui, Agnia et moi avons
assisté au « banquet d'État » donné par George VI en l'honneur du roi Léopold
de Belgique, qui est arrivé pour une visite de quatre jours. C'était un banquet
comme les autres. Cent quatre-vingts invités, toute la famille royale, les
membres du gouvernement, les ambassadeurs (mais pas les envoyés) et divers
notables britanniques. Nous avons mangé dans des assiettes en or avec des
fourchettes et des couteaux en or. Le dîner, contrairement à la plupart des
dîners anglais, était savoureux (le roi aurait un cuisinier français). Deux
douzaines de « pipers » [joueurs de cornemuse] écossais entrèrent dans la
salle pendant le dîner et marchèrent lentement plusieurs fois autour des
tables, remplissant les voûtes du palais de leur musique semi-barbare.
J'aime cette musique. Il y a quelque
chose des montagnes et des bois d'Écosse, de la distance des siècles passés, du
passé primordial de l'homme. La musique des Pipers a toujours eu un effet
étrange et excitant sur moi, m'attirant quelque part loin, vers de vastes
champs et des steppes sans limites où il n'y a ni personnes ni animaux et où
l'on se sent jeune et courageux. Mais j'ai vu que la musique n'était pas au
goût de beaucoup d'invités. Ils la trouvaient rude, tranchante et indécent dans
l'atmosphère solennelle et raffinée du palais Leopold était l'un des dîneurs
mécontents….
Après deux discours prononcés par
George VI et Léopold, qui ont proclamé une amitié indéfectible entre leurs
États, les invités se sont déplacés dans les salles adjacentes et nous, les
ambassadeurs, avons été réunis dans la Bow Room où se trouvaient les deux rois,
les ministres et quelques courtisans de haut rang. Les dames étaient dans une
salle voisine avec les jeunes et les vieilles reines. Ici, encore une fois,
tout était comme toujours dans les « banquets d'État » : d'abord les rois
parlaient entre eux tandis que les ambassadeurs faisaient tapisserie comme des
« meubles diplomatiques » coûteux. Puis Lord Cromer et d'autres courtisans
commencèrent à bourdonner parmi les invités et à conduire les « quelques
chanceux », qui devaient être favorisés avec la « plus haute attention », à
l'un ou l'autre des rois. Leopold s'entretient avec Chamberlain, Hoare, Montagu
Norman (gouverneur de la Banque d'Angleterre) et, parmi les ambassadeurs, avec
Dino Grandi [ambassadeur d'Italie], Ribbentrop [surnommé Brickendrop, le
Gaffeur, NdT] et Charles Corbin [ambassadeur de France].
Il y avait une orientation évidente
vers l'«agresseur» et le collaborateur de l'agresseur.
Naturellement, je n'ai pas été aussi
honoré : l'URSS n'est plus à la mode aujourd'hui, surtout aux échelons
supérieurs du Parti conservateur. L'ambassadeur du Japon, Yoshida, qui était
dans un coin, n'était pas non plus invité à lui rendre hommage. Pas étonnant :
les fusils japonais tirent actuellement sur la capitale et le prestige
britanniques en Chine !…
J'ai fini par en avoir marre de ce
spectacle ennuyeux et j'avais déjà l'intention de me glisser dans les autres
pièces, où je pouvais voir beaucoup de gens intéressants que je connaissais.
Mais à ce moment-là, il y eut une agitation soudaine dans la Bow Room. J'ai
levé les yeux et j'ai réalisé ce qui se passait. Lord Cromer, sortant d'une
pièce voisine, conduisit Churchill à Leopold et le présenta. George les
rejoignit bientôt. Tous les trois eurent une conversation longue et animée,
dans laquelle Churchill gesticula vigoureusement et les rois se mirent à rire.
Puis l’audience a pris fin. Churchill s'éloigna des rois et se heurta à
Ribbentrop. Ribbentrop a entamé une conversation avec le célèbre « bouffeur d’Allemands
». Un groupe s'est immédiatement formé autour d'eux. Je n'entendais pas de quoi
ils parlaient, mais je pouvais voir de loin que Ribbentrop pontifiait, comme
d'habitude, sombrement à propos de quelque chose et que Churchill plaisantait
en réponse, suscitant des éclats de rire de la part des gens qui se tenaient autour.
Finalement, Churchill semblait
s'ennuyer, se retourna et me vit. Puis il arriva ce qui suit : en pleine vue du
rassemblement et en présence des deux rois, Churchill traversa la salle, vint à
moi, et me secoua fermement la main. Puis nous entrâmes dans une conversation
animée et étendue, au milieu de laquelle le roi George marcha vers nous et fit
un commentaire à Churchill. On avait l'impression que George, troublé par la
proximité inexplicable de Churchill avec « l'ambassadeur bolchevique », avait
décidé de le sauver du « diable de Moscou ». Je me suis écarté et j'ai attendu
de voir ce qui se passerait ensuite. Churchill termina sa conversation avec
George et revint me voir pour continuer notre conversation interrompue. Les
aristocrates dorés autour de nous étaient presque choqués….
17 août 1940
Le duc de Windsor est arrivé avec Mme
Simpson aux Bahamas, où il a été nommé gouverneur. Essentiellement, bien sûr,
c'est un exil. Pourquoi l'ancien roi a-t-il été traité si durement ?
D'excellentes sources m'ont dit que la
reine Elizabeth était derrière tout ça. Elle est « maître » de la maison et a
le roi sous sa coupe. Elle est terriblement jalouse. Elle s'est donné pour
tâche d'apporter de la popularité et de la splendeur à la famille royale. Elle
envoie le Roi partout - dans les camps, les usines, les troupes, la ligne de
front - pour qu'il apparaisse partout, pour que les gens le voient et
s'habituent à lui. Elle ne se repose jamais non plus : bazars, hôpitaux,
opérateurs téléphoniques, agriculteurs, etc. - elle leur rend visite à tous,
leur donne sa bénédiction, fait la grâce de sa présence, parade. Elle a même
fait récemment ce qui suit, un coup très inhabituel. Le frère de la Reine…avait
organisé une tea party privée à laquelle une douzaine de journalistes
américains éminents avaient été invités. La Reine assista aussi à la party, et
pendant une heure et demie elle « a gracieusement conversé » avec les
correspondants, ensemble et individuellement. Mais pas, bien sûr, pour les
journaux. La reine craint terriblement que le duc de Windsor puisse rentrer
chez lui et « voler » la popularité de son frère, qui a été gagnée avec tant
d'efforts. C'est pourquoi le duc de Windsor a été exilé aux Bahamas.
NdT
Le roi dont parle Maïski était George
VI, qui succéda en 1936 à son frère Edouard VII après l’abdication de ce dernier
(ravalé au rang de duc de Windsor) pour pouvoir épouser Mrs. Simpson, une
roturière usaméricaine divorcée ; sa royale épouse la reine consort était
Elizabeth (the Queen Mother), mère d’Elizabeth II et grand-mère de Charles III