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11/01/2023

GIDEON LEVY
Pour la première fois en 40 ans, Karim Younis est vraiment libre

Gideon Levy, Haaretz, 8/1/2023
Traduit par 
Fausto Giudice, Tlaxcala

Bienvenue, Karim Younis, ahlan wa sahlan. J’étais si heureux de ta libération de prison, comme toute personne décente qui a vu le moment où tu es rentré chez toi après 40 ans. Les embrassades des hommes, les youyous des femmes et le visage impassible de l’homme de 66 ans qui a été incarcéré pendant la majeure partie de sa vie. C’était probablement la première fois que quelqu’un embrassait Younis en 40 ans ; c’était la première fois qu’il était libre. Comment ne pas être ému par cela ?

Karim Younis après sa libération de la prison israélienne. Photo : Fadi Amun

Younis a été condamné à la prison à vie pour avoir participé au meurtre d’Avi Bromberg, un soldat israélien. Très peu de condamnés restent en prison pendant 40 ans pour un seul chef d’accusation de meurtre ; 40 ans est une peine inhumaine et disproportionnée pour presque tout. Même Yigal Amir, le meurtrier d’Yitzhak Rabin, ne le mérite pas. Parce que Younis est un citoyen israélien, l’État a été plus cruel envers lui qu’envers les prisonniers des territoires, et bien sûr qu’envers les Juifs.

Même lors de sa libération, il a été traité de manière honteuse. Il a été déposé à un arrêt de bus à Ra’anana, après 40 ans, de peur qu’ils ne se réjouissent à Wadi Ara. Au moins, il n’a pas été jeté dans une décharge. Au pays de la pirouette, le ministre de la Défense s’est précipité à la prison de Nafha afin de « s’assurer qu’une personne qui a assassiné des Juifs ne bénéficie pas d’un traitement favorable ». O, Itamar Ben-Gvir : Tous les prisonniers palestiniens ne sont pas des meurtriers, et même les meurtriers méritent des conditions bien meilleures que celles accordées aux prisonniers de sécurité. Quarante ans sans une permission, un appel téléphonique, une visite conjugale ? Tel est le visage du mal.

Des voix stridentes à droite ont appelé à son expulsion ; même une journaliste aussi respectée et modérée que Tal Schneider a écrit : « C’est une honte de voir la joie avec laquelle un meurtrier est accueilli... un tel comportement est nauséabond». C’est sa réaction qui est nauséabonde. Dans un pays où des soldats tuent presque quotidiennement des adolescents et des adultes, dont certains sont innocents et presque tous inutilement, c’est en fait la réaction diabolique des Israéliens qui provoque la nausée. Les Israéliens palestiniens sont autorisés à considérer Younis comme un héros, et plus encore, ils sont autorisés à se réjouir de sa libération après 40 ans. C’est répugnant ? Jusqu’où iront la haine des Arabes et les doubles standards moraux dans une société qui sanctifie chaque soldat et chaque crime de guerre ?

J’ai rencontré Younis en 2011, à la prison de Shatta, dans le bureau du commandant de la prison, dont le mur était orné d’une photo du rabbin des Loubavitch [Menahem Schneerson, NdT]. Younis me paraissait “légèrement courbé, dur et enragé”. Cela faisait alors plus de vingt ans qu’il était en prison. « Ils ont assassiné mon espoir », m’a-t-il dit. « Que peut penser un prisonnier si sept ans de pourparlers de paix n’ont pas abouti à sa libération, alors qu’un seul enlèvement par le Hezbollah y parvient ? Israël ne comprend que la force ». Il y a dix ans, sa mère, Subhiya, alors âgée de 78 ans, l’attendait toujours. Jeudi, il s’est rendu sur sa tombe. Lorsqu’elle lui a rendu visite une fois, les gardiens de la prison ont refusé de la laisser entrer dans son fauteuil roulant. Quand elle a fondu en larmes, un garde lui a dit : « Pleure, pleure. La mère de Gilad Shalit pleure tous les jours ».

Quand les Israéliens commenceront-ils à réaliser que ces personnes sont des soldats courageux dans une lutte de libération nationale, non seulement aux yeux de leurs compatriotes, mais aux yeux de toute personne objective ? Quand un sentiment humain s’allumera-t-il à leur égard ?

Le nouveau prisonnier de sécurité le plus ancien, Walid Dakka, est resté en arrière. En 1984, il a été condamné à la prison à vie, qui a été commuée en 37 ans. Il y a vingt ans, il écrivait : « Je vous écris depuis une époque parallèle. Un des jeunes hommes de l’Intifada m’a dit que beaucoup de choses ont changé à votre époque. Les téléphones n’ont plus de cadran et les pneus n’ont plus de chambre à air ». En 2014, les habitants de Baka al-Garbiyeh se sont préparés à sa libération ; son frère As’ad a acheté 200 ballons lumineux. Sa libération a été annulée à la dernière minute.

« J’aurais pu continuer ma vie comme peintre en bâtiment ou comme pompiste dans une station-service. J’aurais pu acheter un camion. Mais j’ai vu les horreurs de la guerre du Liban et le massacre de Sabra et Chatila et cela m’a choqué. Sombrer dans l’apathie face à de telles horreurs est la mesure de la capitulation », a-t-il écrit. Quand comprendrons-nous cela ?

 

06/01/2023

BEN LERNER
Les multiples visages de Victor Serge

Ben Lerner, The New York Review of Books, 19/1/2023
Traduit par
  Fausto Giudice, Tlaxcala

Ben Lerner (Topeka, Kansas, 1979) est un écrivain et poète usaméricain, enseignant de littérature au Brooklyn College, à New York.

Les romans de l'écrivain radical sont des explorations troublantes de la tension entre la vie individuelle et la vie collective.

Victor Serge sur la photo d'identité judiciaire prise après son arrestation à Paris, en 1912

 

Livres de Victor Serge évoqués dans cet essai :

Last Times (Les derniers temps)

traduit du français par Ralph Manheim, édité et introduit  par Richard Greeman

New York Review Books, 390 pages, 19,95 $ (papier)

The Case of Comrade Tulayev  (L’affaire Toulaev)

traduit du français par Willard R. Trask, avec une introduction de Susan Sontag

New York Review Books, 362 pages, 19,95 $ (papier)

Unforgiving Years (Les années sans pardon)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

New York Review Books, 341 pages, 18,95 $ (papier)

Birth of Our Power (Naissance de notre force)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

Spectre/PM Press, 234 p., 18,95 $ (papier)

Memoirs of a Revolutionary (Mémoires d'un révolutionnaire)

traduit du français par Peter Sedgwick avec George Paizis, avec un glossaire et des notes de Richard Greeman, et un avant-propos d’Adam Hochschild

New York Review Books, 521 p., 22,95 $ (papier)

Notebooks, 1936–1947 (Carnets (1936-1947))

traduit du français par Mitchell Abidor et Richard Greeman, et édité par Claudio Albertani et Claude Rioux

New York Review Books, 651 p., 24,95 $ (papier)

 

"Hier, les gigantesques rochers de Montserrat rougeoyants au loin..." ; "il y a quatre jours, je regardais la grande lueur qui s'étendait dans le ciel nocturne de Berlin..." ; "la vaste place déserte, baignée d'une étrange lueur d'aube d'un bleu extrêmement pâle..." ; " une grande lueur rouge provenant des places tumultueuses... " ; " le Popo me fait penser au Kazbek ; la lueur rougeâtre sur les plaines au pied des montagnes des vallées de Géorgie... " ; " le soir du verdict, le ciel au-dessus de la ville était violet. Je me suis dirigé vers la lueur : toute l'usine San-Galli était en flammes..." ; "le ciel a brillé d'un blanc éclatant jusqu'au lever du soleil, captivant chaque regard..." ; "une lueur d'aquarelle rose scintille entre les lourds nuages et se répand sur la petite ville..." ; "une lueur terne leur parvenait du ciel brumeux..." ; "il enfonça ses mains dans ses poches et sortit seul, sous le ciel nocturne, noir d'une vague lueur violette."

Même lorsque la lumière est inséparable de la violence - bombes, tumulte, verdicts -, tout ce qui brille est précieux pour Victor Serge, est source d'émerveillement, une lueur de possibilité au-delà de la catastrophe du présent. Fuyant sur les toits de Petrograd en 1919, échangeant des coups de feu avec les Blancs anticommunistes, Serge "gardait précieusement une vision inoubliable de la ville, vue à trois heures du matin dans toute sa pâleur magique". Tant de choses brillent chez Serge, tant de choses vibrent. "Pas un grain de matière, écrit-il dans ses Carnets, pas un fragment d'espace qui ne vibre et ne vive."

La lumière du matin est laiteuse mais transparente. Un enchantement que l'on respire, qui vous pénètre par les yeux et chaque pore de votre peau - et qui touche votre âme. Le cerveau vibre d'une joie d'être pour laquelle il n'y a pas de mots.

Le matérialisme de Serge comporte un élément spirituel ; physique et métaphysique, fréquences et foi, s'interpénètrent : "Les étoiles vibrent, chant de l'éternité." Ou encore "la salle, faite du velours bleu-or du théâtre impérial, vibre soudain de cette claire joie humaine, parce qu'un artiste souverain a chanté." Ou encore dans le poème qu'il a écrit la veille de sa mort, sans le sou, au Mexique, en s'adressant au modèle anonyme d'un artiste anonyme qui lui a façonné une paire de mains en terre cuite :

Comme sont vains les siècles de mort devant vos mains...

L'artiste, sans nom comme vous, les a surpris dans l'acte de saisir - qui sait si le geste vibre encore ou s'il vient de se terminer ?

Le dernier roman de Serge, Les Derniers Temps (1946), récemment réédité, se termine par cette parenthèse : "(...mais rien n'est terminé.)".

Je commence par le Serge de l'infini, de la lumière, de la vibration, des âmes et des étoiles ("Les étoiles brillent d'un éclat surnaturel qui vous donne le goût de vivre") parce qu'il est si souvent décrit (à juste titre) comme le chroniqueur persécuté des temps les plus sombres, ou supposé (à tort) être un simple idéologue, que de nombreuses personnes de ma génération grognent lorsque vous évoquez ses romans - à supposer qu'elles en aient entendu parler - comme si vous leur suggériez de faire pénitence pour avoir jamais lu pour le plaisir. Mais Serge est aussi le lauréat de la lumière dans l'obscurité, un écrivain sensible aux éclairs de beauté (même lorsqu'il fuit sur les toits) - non pas parce que ces moments de fuite sont au-delà de la politique (bien qu'ils soient au-delà de tout parti), mais parce qu'ils en sont le fondement, la base de son infatigable sens du possible collectif : tout vit, tout vibre. Comme sont vains les siècles de la mort.

Pourtant, il est aussi l'écrivain de la possibilité trahie. L'un de ses grands thèmes est de savoir comment la révolution devient totalitaire - et comment on peut rompre avec le totalitaire sans devenir simplement réactionnaire, sans abandonner les énergies émancipatrices qui ont donné lieu à l'effort de refaire le monde en premier lieu. Il va sans dire que l'expérience de Serge dans cette lutte est extrême et historiquement spécifique, mais que se passe-t-il si une certaine version de ce problème se répète à intervalles réguliers : Comment et quand doit-on refuser une dérive vers la pensée de groupe ou la malhonnêteté, vers une quelconque ligne de parti ? Comment nommer le moment autoritaire dans un mouvement libérateur, tout en refusant de renier la nécessité de la cause initiale ? Je ne prétends pas avoir de réponse à ces questions, mais c'est un signe de la pertinence de Serge que de sentir leur force.

La biographie de Serge est si remarquable - "J'ai subi un peu plus de dix ans de captivité sous diverses formes, j'ai fait de l’agitation dans sept pays, j'ai écrit vingt livres" - qu'il faut commencer par une esquisse de sa vie, même si je suggère finalement de mettre un peu de distance entre l'auteur et sa fiction.

Il est né Victor Lvovich Kibalchich dans une famille d'exilés anti-tsaristes à Bruxelles en 1890. (Il était apparenté au chimiste Kibalchich qui a construit la bombe qui a tué Alexandre II). Sa famille était suffisamment pauvre pour que le jeune frère de Serge meure de malnutrition à l'âge de neuf ans. ("J'ai mis de la glace sur son front, je lui ai raconté des histoires... ses yeux brillaient et s'assombrissaient en même temps"). Survivant en partie grâce à du pain trempé dans du café, Serge lisait Kropotkine au début de son adolescence ; en 1909, le jeune anarchiste avait quitté la Belgique et s'était installé à Paris, où il était vaguement impliqué dans la bande à Bonnot (des voleurs de banque anarchistes, végétariens et abstinents à qui l'on attribue l'invention du braquage en voiture). Serge a été arrêté, on lui a dit que s'il dénonçait la bande, il serait libéré, mais il a refusé ; il a été condamné à cinq ans de prison, la première de ses nombreuses expériences d'incarcération douloureuses, et finalement la base de son premier roman, Les Hommes dans la prison (1930, rééd. 2004, 2011)).

Expulsé en Espagne à sa libération, il participe activement aux soulèvements anarcho-syndicalistes de 1917 à Barcelone (et commence à écrire sous le nom de Victor Serge ; les principaux écrits de Serge sont en français). Et "alors, attendue avec une telle impatience qu'on finit par se demander s'il fallait encore y croire, la Révolution apparut." Serge tente de rejoindre la Russie via la France, mais il est arrêté pour avoir enfreint son ordre d'expulsion et passe plus d'un an dans un camp de concentration français ; pendant qu'il étudie Marx, un quart des détenus qui l'entourent meurent de la grippe espagnole. Il est finalement envoyé, dans le cadre d'un échange de prisonniers, à Petrograd en 1919, lieu de l'espoir révolutionnaire mais aussi "métropole du froid, de la faim, de la haine et de l'endurance." (Voir, outre ses Mémoires d'un révolutionnaire de 1951 - que je vais essayer de ne plus citer -, la chronique de Serge intitulée L’An I de la Révolution russee, publiée en 1930).

 Il a épousé Liuba Russakova, ancienne sténographe de Lénine, qui a donné naissance à leur fils, Vlady, en 1920 et à leur fille, Jeannine, en 1935.

Il rejoint les bolcheviks, travaille pour le Comintern, combat pendant le siège de Petrograd et est envoyé à Berlin pour soutenir la révolution allemande de 1923 (un séjour qui a donné lieu à Notes d'Allemagne, publié pour la première fois en français en 1990). Après un séjour à Vienne, et après la mort de Lénine, Serge retourne en Union soviétique pour soutenir l'Opposition de gauche de Trotsky. En raison de ses critiques ouvertes à l'égard de Staline, il est arrêté et exclu du parti en 1928. Libéré, il vit en "semi-captivité" à Leningrad, où il achève trois romans – Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force (1931) et Ville conquise (1932) - "une trilogie informelle", comme le dit Richard Greeman (infatigable spécialiste, traducteur et défenseur de Serge), "qui relate les douleurs de la naissance de la révolution".

Peu après la parution en France de Ville conquise, Serge est à nouveau arrêté et soumis cette fois à des mois d'interrogatoires brutaux. Il refuse d'avouer quoi que ce soit et, en 1933, il est déporté avec Vlady à Orenbourg, dans l'Oural, où ils meurent presque de faim ; Liuba, dont la santé mentale s'effrite, reste en grande partie à Leningrad (mais - c'est encore les Mémoires – « Nous trouvâmes la lumière du ciel
d’une richesse et d’une transparence inouïes : elle l’était
 »).

À la suite de protestations internationales - ses écrits étaient connus en France ; Romain Rolland et André Gide en étaient des partisans notables - Serge a été autorisé à quitter l'Union soviétique en 1936, quatre mois seulement avant les premiers procès de Moscou. Il passe les quatre années suivantes principalement à Paris, documentant - malgré la grande pauvreté, malgré ce que Greeman appelle la "campagne communiste de calomnie qui lui a effectivement fermé les principaux médias" - la terreur soviétique croissante (et le double jeu des staliniens en Espagne et ailleurs). Il écrivait sans relâche : De Lénine à Staline (1937) ; Destinée d'une révolution (1937) ; Portrait de Staline (1940). Puis, revenant à la fiction, Serge compose Minuit dans le Siècle, un roman inspiré de ses expériences à Orenbourg, qui dépeint un groupe de bolcheviks aux prises avec la corruption stalinienne de la révolution ; publié par Grasset en 1939, il est en lice pour le prix Goncourt, et Serge n'a jamais été aussi proche du succès littéraire.

Mais la Wehrmacht s'approchait de Paris. Les livres de Serge sont supprimés, et il s'enfuit à Marseille en 1940, où il passe une année désespérée à essayer d'obtenir des passeports tout en étant menacé par la Gestapo et le NKVD. (Il finit par s'enfuir avec Vlady au Mexique sur un bateau à vapeur dont les autres passagers étaient André Breton, Anna Seghers et Claude Lévi-Strauss. (Liuba était alors dans un asile d'aliénés dans le sud de la France ; Serge était maintenant marié à Laurette Séjourne, qui a amené Jeannine au Mexique en 1942). Au Mexique, Serge compose - tout en "visitant des monuments précolombiens, en fréquentant des réfugiés surréalistes, en évitant les tueurs à gages staliniens", comme l'a récemment écrit J. Hoberman dans le New York Times - ses inoubliables Mémoires et trois romans : Les années sans pardon (1971), L’affaire Toulaev (1948) et Les derniers temps. Seul le troisième (la tentative de Serge d'écrire un roman populaire) a été publié de son vivant ; les trois autres - à mon sens ses trois grands livres - ont été "écrits pour le tiroir".

"Un jour de novembre 1947," raconte Vlady Serge,

mon père a apporté un poème à ma maison à Mexico. Ne me trouvant pas à la maison, il est parti se promener en ville. Depuis le bureau de poste central, il m'a envoyé le poème par la poste. Peu de temps après, il est mort dans un taxi..... Quelques jours plus tard, j'ai reçu son poème : "Les mains".

L'artiste sans nom comme toi les a surprises dans un mouvement de prise
dont on ne sait s'il vibre encore...

Serge est l'un de ces écrivains célèbres pour ne pas être lus, mais largement connus pour être négligés. L'essai de Susan Sontag intitulé "Unextinguished (The Case for Victor Serge)", publié en 2004, est une tentative particulièrement approfondie d'expliquer "l'obscurité de l'un des héros éthiques et littéraires les plus fascinants du XXe siècle", mais une partie de la réponse se trouve juste là (comme Sontag le sait), dans la proximité de l'éthique et de la littérature, dans tous les discours sur l'héroïsme : Si l'on vous présente l'image de Saint-Serge et que vous vous attendez à ce que les livres soient principalement de longs enregistrements de la mortification révolutionnaire, des catalogues implacables de la terreur, le lire pourrait rester quelque chose que vous avez toujours voulu faire. Et la réputation de Serge en tant que diseur de vérité désintéressé, injuste et incorruptible peut amener les gens à penser que l'art est hors sujet : Pourquoi lire la fiction d'un diseur de vérité, surtout s'il a écrit autant de livres de non-fiction ? (Et le simple nombre de livres est intimidant, potentiellement rebutant ; faut-il lire les vingt livres ?) Je connais au moins une historienne professionnelle de la gauche internationale qui dit avoir "sauté" la fiction.

La réception littéraire de Serge a également souffert de son propre cosmopolitisme : parlant couramment cinq langues, il est, comme le dit Sontag, "un écrivain russe qui écrit en français", ce qui "signifie que Serge reste absent, même en tant que note de bas de page, de l'histoire de la littérature française et russe moderne". Il était un Dostoïevski de la révolution et de la réaction écrivant dans la mauvaise langue. L'internationalisme de Serge l'a, selon Greeman, empêché "d'être domestiqué à l'université, où les départements sont divisés en littératures nationales comme la russe et la française, qui ignorent toutes deux apparemment son œuvre" ; comme Serge lui-même, ses livres sont apatrides.

Il y a ensuite le fait que les écrits de Serge ont été ignorés ou supprimés de son vivant, et dans les décennies qui ont suivi sa mort, parce que personne dans la gauche internationale ne voulait entendre de critiques de l'URSS ou de Staline ; Serge était traité avec indifférence ou mépris par ceux qui étaient "convaincus que critiquer l'Union soviétique, c'était aider et réconforter les fascistes et les bellicistes", pour citer Sontag. En même temps, en tant que révolutionnaire professionnel impénitent qui avait "fait de l’agitation dans sept pays", il était bien trop radical pour être adopté par quiconque n'était pas de gauche. (Ce que je ne comprends pas dans le brillant essai de Sontag, c'est la confiance qu'elle met à qualifier Serge d'"anticommuniste", ce qui semble faire l'amalgame entre communisme et stalinisme, ce que Serge, au péril de sa vie, a refusé de faire. Si le bolchevisme contenait les graines du stalinisme, Serge pensait qu'il "contenait aussi d'autres graines, d'autres possibilités d'évolution").

En effet, les personnages des romans de Serge prennent très au sérieux l'idée que critiquer l'Union soviétique revient à réconforter l'ennemi. Une partie du problème avec le discours d'héroïsme qui entoure Serge est qu'il peut nous rendre aveugles à l'ambivalence de sa fiction, en particulier ses deux grands romans, L’affaire Toulaev et Les années sans pardon. L’affaire Toulaev décrit les ramifications d'un meurtre plus ou moins aléatoire : un jeune homme qui s'est retrouvé en possession d'un pistolet presque par hasard tire impulsivement sur un haut fonctionnaire communiste dans une rue sombre. Cela déclenche une enquête tentaculaire qui met en place un réseau de suspects qui n'ont bien sûr rien à voir avec le crime en question, permettant à Serge de dépeindre les appareils de la terreur soviétique dans toute leur absurdité meurtrière, répressive et inquisitoriale.

Mais l'un des aspects les plus troublants et les plus fascinants du livre est la façon dont nombre des vieux personnages bolcheviques sincères - accusés d'un crime qu'ils n'ont pas commis - se demandent néanmoins s'ils doivent avouer ou accepter leur sort. N'est-ce pas un sacrifice de plus exigé par la révolution ? Ne vaut-il pas mieux mourir pour la bonne cause pour de mauvaises raisons que de donner des munitions à ses ennemis internationaux ? "Ils s'assurent qu'il vaut mieux mourir déshonoré, assassiné par le chef, que de le dénoncer à la bourgeoisie internationale", se lamente Dora, l'épouse de Kiril Roublev, l'un de ces bolcheviks originels qui sait qu'il sera bientôt purgé. "Il a presque crié, comme un homme écrasé par un accident : 'Et en cela, ils ont raison'."

Dans la première partie des Années sans pardon, un vétéran révolutionnaire nommé D, dégoûté par les vagues de répression, démissionne du parti et doit courir pour sauver sa vie dans le Paris d'avant-guerre. (Je dois dire en passant, parce que cela n'apparaîtra pas dans ce que je cite, que les livres de Serge offrent beaucoup de frissons noirs ; cela peut sembler mesquin de le dire, étant donné son sujet, mais cela fait partie de la raison pour laquelle l'écriture semble vivante). Une fois de plus, ce n'est pas seulement le courage de D qui est remarquable, mais son incertitude, son chagrin face à ce qu'il perdra s'il s'échappe :

La conviction que nous restons - si misérables soyons-nous - les plus clairvoyants, les plus humains sous notre armure d'inhumanité scientifique, et pour cette raison les plus menacés, les plus confiants dans l'avenir du monde - et désarçonnés par le soupçon ! Ah ! avec tout cela qui me tombe dessus, que me restera-t-il, que restera-t-il de moi ? Ce presque vieil homme, si sagement rationnel, se faisant tirer par un taxi poussif à travers un paysage sans intérêt... Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui ? "Tirez sur moi, camarades, comme vous avez tiré sur les autres !" Au moins, une telle fin suivrait la logique de l'Histoire (puisque nous avons offert nos vies à l'Histoire...).

D abandonne effectivement le parti qui a été " désarçonné par le soupçon". Mais être coupé de l'expérience soviétique - même dans sa forme faillie et de plus en plus meurtrière - c'est pour D, et pour beaucoup de personnages de Serge, être coupé de cette force vitale, de cette lueur, de cet éros collectif. (Le fait que cette perte soit en partie érotique est indiqué par la formulation qui revient à D quelques lignes plus loin : "Ne vivre que pour soi, c'est de la masturbation à l'état brut"). Nous voyons ici comment cette lumière et cette vibration chez Serge ne sont pas toutes chaudes et floues, ne sont pas un simple sentimentalisme lyrique ; elles peuvent parrainer l'altruisme ou justifier l'autodestruction ou la destruction des autres. La fiction de Serge ne se contente pas de célébrer des individus héroïques qui disent la vérité au pouvoir, mais dépeint des gens pour qui l'individu héroïque est un concept méprisable, aride et bourgeois. Cela signifie que ses révolutionnaires désabusés doivent choisir entre deux modes de trahison : trahir la révolution en se rendant complice des purges, ou trahir la révolution en rompant avec le parti, en s'alignant sur ses ennemis, et en perdant ainsi le sens de leur vie.

Je ne dis pas que nous devrions célébrer ces personnages parce qu'ils sont déchirés par la question de savoir s'il vaut mieux être abattu par le parti ou le désavouer, mais je pense que ce conflit est au cœur de l'intensité spécifique de ces livres et que le fait de se concentrer sur l'héroïsme de Serge l'occulte. Il est vrai que les écrits de Serge documentent puissamment la manière dont, à partir de la création de la Tchéka, la suspicion, les règlements de compte et la terreur bureaucratique ont de plus en plus éclipsé tous les autres aspects de la révolution, et il est vrai que Serge lui-même a courageusement (et c'est un euphémisme) refusé de capituler devant cette logique inquisitoriale, ne signerait pas de faux aveux, mais ces vérités - qui sont les vérités qui dominent la conversation autour de Serge - peuvent nous empêcher de voir à quel point la fiction est troublée, déstabilisante, surtout autour des questions de responsabilité individuelle et collective, d'agence et de valeur. Ses grands romans sont des drames de la dissidence, de la conscience, mais sans libéralisme. C'est un genre de fiction politique avec peu d'entrées.

Il est inhabituel de voir un romancier envisager sérieusement - même s'il la rejette en fin de compte - une vision du monde qui justifierait sa propre destruction (et celle de millions de personnes) : l'idée que les questions de culpabilité ou d'innocence individuelle sont sans rapport avec la "logique de l'Histoire". ("Et c'était une vieille erreur de l'individualisme bourgeois de chercher la vérité au nom de la conscience, d'une conscience, de ma conscience. Nous disons : Au diable mon et moi, au diable le moi, au diable la vérité, si le Parti peut être fort !"). Et tout comme les romans de Serge se débattent avec la valeur de l'innocence individuelle, ils refusent toute répartition facile de la culpabilité individuelle. La troisième partie des Années sans pardon se déroule dans le paysage infernal de Berlin, dans les derniers jours de la guerre. Fait remarquable pour un romancier de l'époque, et a fortiori pour quelqu'un qui avait son expérience, Serge dépeint, selon Greeman, "la défaite de l'Allemagne du point de vue des Allemands ordinaires de la classe moyenne, considérés principalement comme des victimes". (Le fait que Serge ait représenté les bombardements alliés et leurs coûts était certainement exceptionnel à l'époque).

Dans une scène mémorable, un convoi d'Américains arrive dans la ville en ruines. Un journaliste voyage avec les troupes. Il cherche à interviewer un habitant et choisit, parmi les résidents stupéfaits et désespérés rassemblés autour de la jeep, Herr Schiff, que le journaliste prend pour un "vieil Allemand moyen, ancien officier et fonctionnaire à ce qu'il paraît". Schiff est un maître d'école semi-sénile qui s'occupe de ses buissons de lilas alors que le monde brûle autour de lui ; nous l'avons entendu cracher des ordures sur la race aryenne dans sa salle de classe, où il est également connu pour pontifier sur les sujets suivants

sur le feu souterrain, sur les tremblements de terre, sur la submersion de continents entiers sous les mers : par exemple l'Atlantide, mentionnée par le divin Platon, la Laurentie du nord, le Gondwana au sud-est... La terre regorgeait de continents perdus.

Il soupçonne un étudiant d'être un juif hébergé par des catholiques, mais ne fait rien pour y remédier. Le méli-mélo de mythologies qui constitue sa prétendue érudition fait de lui un personnage largement pathétique ; il y a une déconnexion totale entre sa weltanschauung et le monde.

Le journaliste commence par demander à Schiff ce qu'il pense des Américains, et obtient une réponse typique de Schiff :

Une question didactique ne pouvait jamais prendre le professeur au dépourvu, car il se les posait constamment et fournissait des réponses interminables sous forme de monologues sur l'eugénisme, le monde conçu comme une représentation, le génie de la race, ou les erreurs politiques de Jules César et de Guillaume II.

Puis le journaliste demande : "Est-ce que vous vous sentez coupables ?"

S'il y a une émotion que Herr Schiff n'a jamais éprouvée (du moins pas depuis ses crises religieuses d'adolescent) au cours de son demi-siècle de service diligent, c'est bien la culpabilité. Il est sain de vivre sa vie dans l'accomplissement méticuleux du devoir. Le maître d'école inclina obligeamment la tête. "Pardonnez-moi. Je n'ai pas bien compris... ?"

"Coupable pour la guerre ?"

Le regard de Schiff balayait l'horizon de la ville brisée, jonchée des colombes mortes de l'humiliation. Les grandes généralisations existaient pour lui sur un autre plan que la réalité quotidienne. La Seconde Guerre mondiale était déjà considérée comme une grande tragédie historique - quasi-mythologique - que ni Mommsen, ni Hans Delbrück, ni Gobineau, ni Houston Stewart Chamberlain, ni Oswald Spengler, ni Mein Kampf ne pouvaient élucider entièrement... Les fils se sont immolés sur l'autel des dieux aveugles. Une nouvelle guerre, impie, indigne de la noblesse humaine, avait commencé avec la destruction d'Altstadt ; et cette guerre seule existait en réalité.

"Coupable ?" dit Herr Schiff d'un ton sournois, avec l'air d'un dindon livide. "Coupable de ça ?" (Et il hocha la tête en regardant la dévastation environnante).

"Non", dit patiemment le journaliste, ne saisissant pas bien la réponse, "coupable pour la guerre".

"Et vous", a rétorqué Herr Schiff, "vous sentez-vous coupable de cela ?"...

"Mon cher professeur", commença le journaliste en s'efforçant d'adopter une politesse offensive, "vous avez commencé cette guerre... Vous avez bombardé Coventry".

"Moi ?" dit Schiff, franchement étonné. "Moi ?"

Je ne vois pas Schiff principalement comme une victime ; il n'est pas innocent dans son "service diligent" à la patrie, et je ne partage pas la confiance de Greeman qui lit cette scène comme si Serge avait simplement "fait la satire du cliché de la responsabilité collective allemande". Cela dit, le désir de l'Américain de décomposer la guerre totale en questions de culpabilité individuelle est mis en accusation ici ; Serge nous fait sentir avec acuité combien ce "je" - n'importe quel "je", mais certainement celui de cet instituteur - est incommensurable par rapport aux forces historiques en jeu.

L'ambivalence simultanée de Serge à l'égard du statut de l'individu et son investissement compatissant dans les individus (ainsi que son regard acécé pour les détails) fournissent la tension constitutive de ses meilleures fictions. "Il n'a jamais vu personne comme un agent anonyme des forces historiques", écrivait John Berger en 1968. "Il était méthodologiquement impossible qu'un stéréotype apparaisse dans l'écriture de Serge". et pourtant, comme l'a dit Serge lui-même : "Les existences individuelles n'avaient aucun intérêt pour moi - en particulier la mienne - si ce n'est en vertu du grand ensemble de la vie dont les particules, plus ou moins dotées de conscience, sont tout ce que nous sommes." (Ces particules, ces grains de matière, vibrent.) Dans une certaine mesure, bien sûr, la tension entre le stéréotype et la spécificité est intégrée dans le roman en tant que forme : nous louons un romancier pour sa description vivante de la contingence, pour son pouvoir d'individuation, mais tout personnage individuel sera toujours pris dans des questions d'exemplarité - ce qui est dit sur le genre, la race, la classe ou le moment historique par cette description vivante d'une figure particulière. Mais étant donné le sujet et les circonstances de Serge, ce va-et-vient entre individuation et abstraction a une charge spécifique.

La signature formelle la plus évidente de cette tension est l'expérimentation par Serge de protagonistes choraux ou collectifs. Il n'y a jamais un seul "héros" dans ses livres. Dans le début de Naissance de notre force, par exemple, Serge déploie largement un "nous" narratif. Le livre commence en Espagne, décrivant la lutte infructueuse des gauchistes pour prendre le pouvoir à Barcelone en 1917 ; il se déplace ensuite à Petrograd, où les Rouges réussissent à prendre le pouvoir contre les Blancs. Serge - qui écrivait en "semi-captivité" à Leningrad, après avoir été exclu du parti - ne se contente pas de décrire la défaite en Espagne et la victoire en Russie. Il dépeint plutôt, selon Greeman, la "victoire dans la défaite" et la "défaite dans la victoire" : comment les possibilités collectives vivantes dans la première lutte ratée sont trahies par la dérive des Rouges vers la terreur.

Le "nous" de Naissance de notre force est central mais instable : il y a des passages de narration à la première personne ; il y a beaucoup de personnages nommés décrits à la troisième personne. C'est la façon dont les perspectives se combinent pour former le "nous", puis se séparent à nouveau, qui est la plus intéressante (et impossible à démontrer avec un court extrait). Bien que Naissance de notre force soit plus subtil que je ne le laisse entendre (et plus subtil que le titre ne le laisse entendre), je trouve toujours les versions moins programmatiques de cette expérience plus fascinantes, comme lorsque D prend brièvement le contrôle d'une première sous-section de Années sans pardon, racontant à la première personne une expérience hallucinatoire d'être blessé en Chine, avant que le livre ne revienne à la troisième personne. (Serge est particulièrement doué pour utiliser la première personne afin de dramatiser sa dissolution - D est en grande partie délirant dans ce passage, proche de la mort, se souvenant de fragments de sa vie et de ses amours : "Valentine était présente chaque fois que je la souhaitais, nous étions fusionnés de manière impossible en une seule vibration joyeuse").

Le "nous" du début ressemble à une déclaration de Serge, qui plie l'œuvre d'art à une idée qui la précède, l'aspiration d'un sujet collectif prolétarien ; les expériences ultérieures avec la voix et le point de vue semblent moins assurées, plus recherchées, comme si Serge les découvrait dans l'acte de composition. (Ces expériences sont largement absentes de Derniers temps, le roman de Paris à la veille de sa chute aux mains des nazis, le seul livre que Serge ait écrit dans l'espoir explicite d'obtenir un large lectorat et de soulager sa pauvreté, et le seul roman publié en anglais de son vivant. Les Derniers Temps abjure toujours un héros unique, mais la narration omnisciente est stable, balzacienne ; il y a beaucoup de choses à admirer ou à contester dans ce livre, mais une grande partie de mon expérience de lecture a consisté à enregistrer la perte de la tension qui caractérise son œuvre plus agitée sur le plan formel).

La tension entre l'individuel et le collectif apparaît inévitablement dans les décisions concernant le point de vue grammatical (et le refus d'un "héros" unique), mais chez Serge, elle opère à de multiples niveaux. Considérez, par exemple, la façon dont le problème scintille sur ses visages, en particulier dans Années sans pardon. (Le fait que cela puisse sembler une caractéristique triviale à laquelle il faut s'intéresser - surtout dans les œuvres de grande envergure sur les bouleversements d'époque - fait partie du propos ; je veux suggérer comment le problème est si profond chez Serge qu'on peut le trouver à toutes les échelles). Le roman comporte quatre parties : la première, comme nous l'avons mentionné, se déroule à Paris, la deuxième à Leningrad (assiégée par les nazis), la troisième à Berlin et la quatrième au Mexique, où D. a fui. Le seul personnage présent dans les quatre parties du livre est Daria, une autre agente du Comintern, une femme qui connaît D depuis les premières années de l'agitation révolutionnaire et qui, dans un premier temps, refuse de s'enfuir avec lui, retournant plutôt en Russie, où elle se bat pour Leningrad (elle est derrière les lignes allemandes dans la troisième partie ; dans la quatrième partie, elle cherche D au Mexique). "Tous les visages sont illuminés en un seul", pense Daria à un moment donné à propos du visage d'un soldat devenu son amant, "pourtant le sien semblait incomparable, son rayonnement illuminait des âmes sans nombre". "Le visage remuait la totalité de la vie, intérieure et extérieure simultanément." Ou, plus tard :

Son nez formait une ligne droite au milieu de son visage et sa bouche fendue dessinait une ligne horizontale en dessous, comme si la nature expérimentait un diagramme ; mais le plan de la nature avait été contrecarré par de grands yeux aux orbites profondes, ressemblant aux yeux des saints visionnaires dessinés par les anciens peintres d'icônes... L'âme l'emporte sur le diagramme.

C'est comme si le suprématisme et la peinture d'icônes antiques se faisaient face, tout comme Serge teste souvent de nouvelles combinaisons de tendances modernistes et réalistes dans sa fiction - mélangeant le flux de conscience et la fragmentation avec des passages qui ressemblent davantage à Tolstoï ou Balzac. L’Affaire Toulaev  et Années sans pardon me semblent être les meilleurs livres de Serge, précisément parce que ces combinaisons sont si instables, parce que les problèmes formels sont chargés des questions plus larges de conscience et d'engagement avec lesquelles Serge se débat. Je "vois" moins l'amant de Daria à travers ces descriptions que je ne l'observe - c'est-à-dire que j'observe Serge - en train d'expérimenter comment rendre le "grand ensemble" visible, le faire briller, dans les "existences individuelles" sans céder à une abstraction sans âme.

Serge, bien sûr, ne résout pas le problème de savoir comment l'art peut à la fois honorer et transcender l'individu, comment s'occuper du visage spécifique et des masses dites sans visage, comment aller au-delà du simple visible sans embrasser ce qu'il considérait comme la fongibilité sans âme de l'abstraction. Il ne résout pas le problème, mais il l'active puissamment dans ses meilleures fictions, à la fois dans les histoires qu'il raconte et dans ses stratégies pour les raconter. Dans l'étrange fragment poétique qui sert d'épigraphe à la quatrième section de Années sans pardon, la capacité de l'art à préserver les visages humains du passé offre quelque chose comme un espoir parmi les ruines :

Tant de masques funéraires
sont conservés dans la terre
que rien n'est encore perdu.

Lorsque les amis de Serge l'ont enterré au Mexique en 1947, ils ont dû lui donner une nationalité. Ils ont inscrit qu'il était citoyen de la "République espagnole", un pays qui n'existait pas. Il est tentant de considérer Serge comme l'émissaire d'un pays contrefactuel, un pays qui aurait pu fleurir à partir d'une de ces "autres graines" de la révolution de 1917 : aurait-il pu exister une littérature soviétique qui se serait attaquée ouvertement et expérimentalement aux questions de l'un et du multiple dans une perspective humaine mais radicalement de gauche ? Cette question soulève un million de questions, mais les livres que Serge a écrits pour le tiroir continuent de la poser.

Pour certains lecteurs de Serge, la fiction sera toujours secondaire - le passe-temps vers lequel il s'est tourné lorsqu'il a été mis à l'écart de l'activité politique. Certains traiteront ses romans avant tout comme des témoignages (mais il existe de nombreux livres de non-fiction pour cela), ou les parcourront à la recherche de matériel pour étayer un argument sur ce que Serge croyait exactement en politique et à quel moment. Et certains laisseront la réputation d'"héroïsme éthique" de Serge (aussi méritée soit-elle) les aveugler sur les complexités de sa fiction, qui implique, comme toute littérature ambitieuse, ambiguïté, ambivalence et contradiction. Quel que soit le mérite de ces perspectives sur Serge, elles laissent peu de place aux plaisirs et aux provocations des romans lus selon leurs propres termes - des romans dans lesquels la lumière et la légèreté apparaissent à des moments improbables, comme lorsque de vieux bolcheviks qui se sont réunis secrètement dans les bois pour discuter de la dégénérescence du parti et de leur propre destruction imminente concluent leur conversation par une bataille de boules de neige :

Kiril, laissant soudain tomber le fardeau de ses années, sauta en arrière, leva le bras - et la boule de neige dure qu'il venait de finir de faire frappa Philippov, stupéfait, en plein sur la poitrine. "Défends-toi, j'attaque", cria gaiement Kiril et, les yeux rieurs, la barbe de travers, il saisit des poignées de neige. "Fils de marin", a crié Philippov, transfiguré. Et ils ont commencé à se battre comme deux écoliers. Ils sautaient, riaient, s'enfonçaient dans la neige jusqu'à la taille, se cachaient derrière des arbres pour préparer leurs munitions et viser avant de s'élancer. Quelque chose de l'agilité de leur enfance leur est revenu, ils ont crié de joyeux "ughs", se sont protégés le visage avec leurs coudes, ont haleté. Wladek est resté debout, fermement planté, faisant méthodiquement des boules de neige pour attraper Rublev par le flanc, riant jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, le couvrant d'injures : "Prends ça, théoricien, moraliste, va te faire voir", sans jamais le frapper...

Adam Hochschild note ce passage de L'affaire Toulaev comme un exemple de la façon dont Serge "ne laisse jamais son engagement politique intense l'aveugler sur l'humour et le paradoxe de la vie, sa sensualité et sa beauté." C'est exact, mais ce que j'ai essayé de suggérer, c'est comment, dans les romans, les questions d'engagement politique et les questions de sensualité ne peuvent pas être séparées. Ce n'est pas que Serge était engagé dans une vision de l'Histoire mais qu'il s'est arrêté pour sentir les fleurs - c'est que la question de savoir comment les particularités sensuelles vibrent avec le "grand ensemble de la vie", comment on fait l'expérience de la seconde "en vertu" de la première, est une question politique centrale dans la fiction. Lorsque les personnages de Serge s'interrogent sur la façon dont la vie après la fête, même si elle est "déstabilisée par le soupçon", pourrait être "une masturbation stérile", quelle est la relation entre la sensualité, l'engagement politique et l'aveuglement ?

Et lorsque Serge décrit la tentative à la fois de voir les individus dans leur particularité et de voir à travers eux l'"âme" transpersonnelle, la question de la relation entre le sensuel et le politique est posée mais sans réponse. (Qui va chercher des réponses dans l'art ?) Même la bataille de boules de neige ci-dessus me semble être plus - et plus troublante - qu'un éclair de joie de vivre parmi ceux qui sont destinés à la destruction, bien que ce soit certainement cela. Ces vieillards profitent-ils d'un moment en dehors de leur destin, en dehors de la politique, enraciné dans la nature, ou s'amusent-ils à renouveler un esprit guerrier qui leur donnera le courage d'accepter leur mort en tant que sacrifice du parti ? La morale n'est pas claire pour moi (prends ça, moraliste), ce qui explique en partie pourquoi la scène reste si vivante.

 

05/01/2023

JAVIER SANCHEZ SALCEDO
Tesh Sidi : “On ne peut pas romantiser la pauvreté”

Javier Sánchez Salcedo, Mundo Negro, 29-12-2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Javier Sánchez Salcedo est un reporter, photographe et documentariste espagnol. Au cours des 20 années où il a travaillé pour la maison d'édition Mundo Negro des Missionnaires Comboniens, il a réalisé des documentaires dans différents pays d'Afrique et d'Amérique latine, ainsi que des reportages et des photographies pour d'autres reportages. Il est l'auteur du livre Irreversibles .

« Je suis née dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf (Algérie) en 1994. Je suis venue en Espagne quand j'avais sept ans. Je suis ingénieure informatique et je travaille dans le monde du big data dans le secteur bancaire. J'ai créé et coordonne la plateforme numérique SaharawisToday ».

Tesh Sidi, informaticienne et activiste

J'aimerais que tu me parles de ton  enfance.

Je suis née dans les années 1990, à une époque très difficile pour les réfugiés sahraouis qui venaient de s'installer définitivement dans les camps. Il n'y avait rien, pas de lait pour les enfants et pas d'eau à la maison. Les mères ont échangé leurs enfants pour pouvoir les allaiter. Quand mon frère jumeau et moi sommes nés, nous avons failli mourir. En fait, nous avons tous eu des problèmes de santé. Ma mère, qui était anémiée, n'avait aucune ressource. Nous étions plusieurs frères et sœurs et elle n'avait pas d'autre choix que de me laisser avec ma grand-mère. J'étais avec elle de l'âge de quatre à sept ans en Mauritanie.

Tu te souviens bien de ce que tu as vécu pendant ces années ?

Je dis toujours que nous, les Sahraouis, sommes nés plus vieux. En raison des circonstances, nous sommes amenés à résister et tu ne peux pas te plaindre. La société et le contexte vous obligent à mûrir et à grandir rapidement. Oui, j'ai des souvenirs de cette époque avec ma grand-mère. J'étais une bédouine qui ne savait qu'élever et traire des chèvres et je n'ai jamais été avec des enfants. Ces années-là, j'ai vécu avec des adultes et des animaux. Quand je n'avais que six ans, je savais comment faire les choses d'une femme plus âgée. À sept ans, je suis retourné dans les camps de Tindouf, en Algérie, avec mon frère jumeau, ma mère, mon père et six autres frères et sœurs. Ce fut un choc identitaire, j'ai dû apprendre à les aimer, car ces liens fraternels n'avaient pas été construits auparavant.

Cela n'a pas dû être facile.

En Mauritanie, je vivais en dehors des systèmes d'éducation et de santé. Je ne savais ni lire ni écrire. J'ai eu des pensées et j'ai fait le travail d'une adulte. Quand on m'a envoyée à l'école, j'ai dû me rendre compte que j'étais un enfant, que j'avais une famille et que je vivais en société. Je ne peux pas romancer mon histoire et dire que j'ai eu une enfance heureuse. C'est celle que j'ai eue, l'enfance de tout enfant en conflit. On ne peut pas romantiser la pauvreté. Je n'ai pas mangé de yaourt ni goûté de chocolat avant de venir en Espagne, et je n'avais pas non plus accès à quelque chose d'aussi élémentaire que la viande. Maintenant, je vois que mes neveux et nièces ont cela dans le camp, mais ils vont subir d'autres problèmes : problèmes d'identité, exil, conflits armés... Ils ne seront pas exempts de tout cela. La vie dans les camps ne peut pas être romantisée.

Tesh Sidi le jour de l'entretien. Photo : Javier Sánchez Salcedo

Pourquoi es-tu venue en Espagne ?

Je suis arrivée quand j'avais presque huit ans dans une famille d'accueil à Alicante. Si arriver dans les camps en Mauritanie était un changement de monde, venir ici était un changement de planète, de galaxie et de tout. J'avais peur des bâtiments car je ne comprenais pas qu'ils puissent être si hauts. Dans les camps, les petites maisons en adobe sont à ta ta taille, accessibles à ta taille ou à celle d'un adulte, mais je suis arrivée et j'ai trouvé des immeubles très hauts, des gens qui se pressent, du bruit, des feux de signalisation, tout pour « allez, allez »... et surtout, l'impression que tout le monde me reprochait quelque chose : « Assieds-toi correctement », « Mange comme ça »... Je n'étais pas habituée à tant de demandes sociales, à vivre dans un protocole permanent. Dans les camps, les parents ne vous dirigent pas tellement parce que vous “êtes” un adulte, et quand vous venez ici, vous avez déjà une façon de penser construite. Je suis venue pendant cinq étés et je suis restée dans ma famille d'accueil de l'âge de 12 à 18 ans. Ma mère espagnole avait l'idée de m'éduquer, mais je lui ai dit que j'étais déjà éduquée, et que ce n'était pas un acte de rébellion, mais une maturité précoce forcée par la situation. Ma famille espagnole a fait de son mieux avec moi, mais pas de la meilleure façon. J'ai eu une adolescence très difficile.

Tu as eu l'impression de ne pas t’ intégrer ?

Les personnes qui ont émigré souffrent d'une très grande crise d'identité, car elles ne sont ni d'ici ni de là-bas. Le besoin de s'intégrer dans les deux endroits peut vous jouer de très mauvais tours. J'ai passé dix ans à rejeter le fait d'être sahraouie et les malheurs qui m'étaient arrivés dans ma vie.

Tu l'as caché ?

Exactement. J'ai dit aux gens que j'étais d'Alicante et c'est tout. Mais quand j'ai commencé à lire de la littérature avec des références africaines, y compris sahraouies, je me suis rendue compte que j'avais hérité des pensées coloniales, et il est arrivé un moment, à l'âge de 18 ans, où j'ai compris que je n'étais pas à ma place. Dans mon foyer espagnol, j'ai ressenti de nombreuses exigences sociales et culturelles, et j'ai dû être constamment reconnaissante pour ce qui m'était donné, parce que je « venais d'un camp de réfugiés », ce qui m'a beaucoup affecté et a été ressenti comme un rabaissement. D'autre part, j'avais ma famille sahraouie, conservatrice, musulmane, l'une des rares à avoir laissé ses filles étudier en Occident dès leur plus jeune âge. J'étais consciente de la peur de ma mère que je ne sois pas musulmane, ni culturellement sahraouie, cette peur de ce que les gens diraient. J'ai ressenti des pressions ici et là, et j'ai décidé de me détacher, de commencer à travailler et à étudier par moi-même, pour retrouver ma dignité et ma liberté en tant que personne. J'ai rompu les relations avec ma famille biologique et ma famille d'accueil, mais j'étais libre de commencer à me construire une identité.

As-tu traversé ce processus seule ?

Jusqu'à ce que j'entre dans le militantisme, je n'avais aucun point de référence. J'ai commencé à travailler comme serveuse, dans des magasins... J'ai étudié l'ingénierie informatique au moment de la crise, et j'avais des amis qui m'ont aidé à payer l'université. J'ai fini mes études et je suis venue à Madrid. C'était le boom informatique et j'ai trouvé un emploi facilement. J'ai contracté un prêt pour faire un master en big data et intelligence artificielle. Pour moi, il n'y a pas de choses impossibles si vous faites un effort et travaillez dur. Les gens me disent que j'ai bien réussi, mais je mangeais du riz blanc à l'université, comme je mangeais dans le camp, car je n'avais souvent pas les moyens d'acheter de la viande ou du shampoing. 

Tesh Sidi le jour de l'entretien. Photo : Javier Sánchez Salcedo

 Comment es-tu entrée dans le militantisme ?

Lorsque j'ai terminé mon master et que j'ai trouvé un bon emploi, en avril 2020, la guerre au Sahara occidental a explosé. Je ne connaissais rien au conflit ni à ses causes, mais j'ai commencé à aller aux manifestations et un fort besoin est né en moi à la fois d'aider le peuple sahraoui et de retrouver mon identité. Et quand j'ai vu que la cause sahraouie stagnait en termes de communication, j'ai décidé d'aider grâce à mes connaissances en matière de big data et de traitement des données dans les réseaux sociaux. J'ai pris la présidence de l'association sahraouie à Madrid, nous avons fait beaucoup de choses et beaucoup de jeunes Sahraouis de la diaspora ont commencé à s'organiser. J'ai commencé à devenir une personne très exposée, à donner des conférences, des politiciens m'appelaient... Il me semblait que la cause était devenue quelque chose de très humanitaire mais pas très politique, et j'ai commencé à approcher des organisations politiques, les médias, j'ai commencé à emmener des journalistes et des politiciens dans les camps... Tout ce processus s'est matérialisé dans SaharawisToday, une plateforme de communication numérique que j'ai créée avec ma camarade Itziar.

Qu’est-ce qu’on peut trouver dans SaharawisToday ?

Nous avons fait une analyse de ce qui ne va pas avec la cause sahraouie et nous avons vu que nous-mêmes, les Sahraouis, devions être ceux qui communiquent, que ce ne soient pas les journalistes ou les anthropologues qui parlent toujours du peuple sahraoui. Dans SaharawisToday, nous parlons de la migration, de la lutte contre le racisme institutionnel dont nous souffrons, nous femmes sahraouies, qui sommes souvent réduites au silence, de la responsabilité de l'Espagne envers ses anciennes colonies ou de la responsabilité de la population de s'informer sur le passé de son pays. Nous contextualisons pour expliquer la relation du Sahara avec ce qui se passe à Ceuta et Melilla, avec les eaux des îles Canaries ou pourquoi le Maroc bloque et fait chanter l'Espagne... Nous sommes 11 personnes, des Sahraouis de là-bas, d'ici et de France. Nous publions en français, arabe, anglais et espagnol, et offrons un forum d'opinion pour le peuple sahraoui, dans toute sa diversité. Il y a de la place pour tout sauf pour le fascisme et le machisme. Nous avons toujours été un peuple de transmission orale, mais nous devons mettre notre histoire par écrit. On y trouve des articles, des vidéos, des reportages en direct, des résumés de politique internationale, des analyses... Nous rassemblons tous les événements de la cause sahraouie dans le monde et informons sur les moyens de se rendre dans les camps.

Pour conclure, tu crois qu'il y aura un référendum ?

Une forte pression politique est nécessaire. Je pense que le peuple sahraoui doit occuper des postes de pouvoir. De nombreuses personnes qui ont émigré ont tendance à étudier les sciences sociales et à se consacrer au domaine des ONG ou de la coopération internationale en raison de ce besoin de "sauver" que nous avons. Mais il n'y a rien de mal à être dans la banque ou la politique. Il faut être là où les décisions sont prises pour pouvoir changer les choses. Dans la banque où je travaille, ils savent que je suis une Sahraouie et un activiste. Les Sahraouis doivent essayer d'être des présidents de communauté dans leurs immeubles, des membres du parlement, et des référents partout où ils travaillent. Je pense que le référendum sera compliqué dans les années à venir. Tant que nous n'aurons pas un président de gouvernement sahraoui ou migrant, les choses ne changeront pas. Cela prendra du temps, mais nous ne devons pas être frustrés. Nous devons être optimistes.   

Une amie est allée au Sahara occidental, dans les territoires occupés par le Maroc, et m'a ramené du sable de là-bas. C'est choquant, et ça m’enchante de le voir dans toutes les générations de Sahraouis : nous sommes capables de nous battre pour quelque chose que nous n'avons jamais vu et où, probablement, parce que je suis une activiste, je ne pourrai jamais mettre les pieds.