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27/04/2023

SERGIO RODRIGUEZ GELFENSTEIN
Vietnam, 48 ans après la défaite de l'impérialisme US


Sergio Rodríguez Gelfenstein, 27/4/2023
Original:
Vietnam, a 48 años de la derrota del imperialismo estadounidense
English:
Vietnam, 48 years after the defeat of US imperialism

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le 6 juin 1969, le Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL) et d'autres organisations politiques et sociales ont convoqué un congrès des représentants du Sud qui a donné lieu à la création du Gouvernement révolutionnaire provisoire de la République du Sud-Vietnam (PRG), qui allait commencer à jouer un rôle décisif dans la formation du pouvoir révolutionnaire dans cette partie du pays.

Congrès national des députés


L'architecte Huynh Tan Phat (au centre) est élu président du GRP


Le GRP

Il faut dire que depuis 1970, la lutte au Laos et au Cambodge, également occupés par les USA, a gagné en force et les patriotes de ces pays ont commencé à coordonner leurs efforts avec le FNL pour le développement de la guerre révolutionnaire.


En 1972, le Parti communiste vietnamien (PCV) ordonne la préparation d'une offensive stratégique pour remporter des victoires militaires majeures, perturber la stratégie impérialiste de “vietnamisation de la guerre” et obliger les USA à recourir à la négociation.

Mais, au vu des succès militaires vietnamiens, Washington, sous l'administration de Richard Nixon, ordonne un renforcement de ses forces en mobilisant une importante force aéronavale afin de renforcer l'agression contre le Sud et de déclencher ce que l'on a appelé la deuxième guerre d'agression contre le Nord. Dans le même temps, le président usaméricain a été contraint de faire une volte-face surprise à l'approche des élections de novembre 1972, de sa réélection et du rejet croissant de la guerre du Viêt Nam dans l'opinion publique usaméricaine. Il tentait manifestement d'obtenir des succès militaires qui lui permettraient de négocier en position de force à Paris.

Cependant, n'ayant pas atteint les objectifs qu'il s'était fixés dans la guerre et face aux brillantes propositions de la diplomatie vietnamienne qui recueillaient un large soutien dans le monde et en particulier dans l'opinion publique usaméricaine elle-même, Nixon a été contraint d'accepter les propositions vietnamiennes afin de faire gagner du temps à ses troupes tout en renforçant l'armée fantoche. Mais une fois élu, Nixon a ouvertement rejeté les accords qu'il avait signés, déclenchant des bombardements génocidaires sur les principales villes vietnamiennes.

L'assaut aérien infernal des USA sur Hanoi et Haiphong a été repoussé avec succès par les forces armées vietnamiennes, obligeant Nixon, le 27 janvier 1973, à signer les accords de Paris sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Viêt Nam.

Les accords de Paris signifiaient que les USA devaient retirer leurs troupes et celles de leurs satellites et respecter l'indépendance du Viêt Nam. Ils devaient également cesser d'intervenir dans les affaires intérieures du pays et reconnaître le droit à l'autodétermination du peuple et le statu quo du Sud-Vietnam. Le Viêt Nam a ainsi remporté une nouvelle grande victoire contre une puissance étrangère, qui n'était toutefois pas encore totalement consommée.

Bien que les accords de Paris aient constitué une étape importante dans le processus de libération du Viêt Nam, l'impérialisme usaméricain a continué à soutenir le régime fantoche de Saigon (désormais dirigé par Nguyen Van Thieu). Il entendait ainsi maintenir sa domination coloniale et préserver la division du pays. Mais Washington a mal diagnostiqué la situation, pensant que les accords avaient paralysé l'élan libérateur du peuple vietnamien. Au contraire, le prestige du FNL et du GRP s’accrut de jour en jour, tant sur le plan intérieur qu'international.

Pour donner une idée de l'ampleur de l'intervention militaire usaméricaine au Viêt Nam, la puissance de feu de ses soldats était six fois supérieure à celle qu'ils possédaient pendant la Seconde Guerre mondiale. Les USA ont dépensé 400 000 dollars pour chaque Vietnamien tué, soit 75 bombes et 150 obus d'artillerie par cadavre.

Le régime de Van Thieu devait faire face non seulement à la puissance et à la force révolutionnaires dans les zones libérées, mais aussi à une résistance populaire croissante dans les zones sous son contrôle. En outre, l'aide de Washington avait été considérablement réduite par rapport aux années précédentes. De même, une profonde crise économique a débuté au second semestre 1973 et s'est aggravée l'année suivante, caractérisée par une forte inflation, une forte dévaluation et la perte de devises étrangères.

Dans ces conditions, le GRP et le FNL ont réagi en multipliant les actions armées et en décidant d'appliquer sans délai les accords de Paris. Dès juillet 1973, le PCV a estimé qu'il était nécessaire de préparer les forces à une offensive pour s'emparer définitivement du pouvoir. À la mi-1974, le cours de la guerre avait changé de manière significative en ce qui concerne la croissance des forces armées révolutionnaires, les actions offensives en cours, la consolidation des routes d'approvisionnement logistique du nord au sud et l'augmentation des actions dans les villes.

Tous ces éléments, ainsi que d'autres conditions favorables, ont permis au PCV, en octobre 1974, de conclure qu’un rapport de forces favorable aux révolutionnaires avait été créée, et il a donc pris la décision historique de mobiliser le parti, l'armée et le peuple pour mener une attaque générale afin d'anéantir et d'écraser les troupes du régime de Van Thieu, de renverser le pouvoir ennemi tant au niveau régional que national, de prendre le pouvoir pour le peuple et de libérer le sud. Le PCV et sa commission militaire centrale se sont attelés à la tâche de planifier et d'organiser les futurs combats.

L'offensive et le soulèvement général débutent le 10 mars 1975 sur le plateau occidental du pays. Les premiers succès permettent d'avancer vers la plaine côtière centrale. La campagne de Hué-Da Nang, deuxième ville du Sud-Vietnam, où la plus puissante base militaire des forces armées du régime pro-yankee est anéantie, marque un tournant. L'offensive s'est poursuivie par des attaques et des soulèvements au nord et au nord-ouest de Saigon. Le 25 mars, 16 provinces avaient été libérées, laissant au F.L.N. le contrôle des trois quarts du territoire et de la moitié de la population du Sud-Vietnam. L'effondrement de l'armée ennemie est jugé total et les USA sont impuissants face à la forte offensive vietnamienne. Les conditions sont réunies pour la bataille finale : la bataille de Saigon.

La bataille pour la libération de Saigon a été appelée la “campagne Ho Chi Minh”. Le président et fondateur de la République démocratique du Viêt Nam était décédé le jour où le pays commémorait le 24e  anniversaire de son indépendance, le 2 septembre 1969. Il avait été décidé que la dernière ville libérée porterait son nom.

Des groupes militaires colossaux sont mobilisés pour renforcer ceux qui se trouvent déjà dans la zone de combat. Pendant ce temps, l'ennemi se prépare à conserver son dernier bastion, tandis que les USA déploient toutes sortes de manœuvres diplomatiques pour empêcher ou retarder l'issue évidente des événements. Le 18 avril, le président usaméricain Gerald Ford ordonne l'évacuation urgente de tous les USAméricains du Viêt Nam. Le 21 avril, alors qu'il tente de sauver la situation, Washington limoge Van Thieu tout en cherchant à négocier un cessez-le-feu bilatéral.

Mais il est trop tard. Le 26 avril est déclenchée la “campagne Ho Chi Minh”, un plan d'attaque à partir de cinq directions, coordonné avec les forces armées locales et le peuple insurgé. Les 28 et 29 avril, les colonnes révolutionnaires avancent impétueusement, encerclant les forces ennemies sur le périmètre de Saigon. 

Le premier tank vietnamien à entrer dans l'enceinte du palais présidentiel fantoche

Les colonnes d'attaque ont occupé les cibles les plus importantes de la ville et, à 11h30 le 30 avril, au milieu de la ruée du personnel du gouvernement et de l'ambassade usaméricaine, le drapeau de la révolution a été hissé sur le palais du gouvernement. Le 1er mai, l'ensemble de la partie continentale du Sud-Vietnam était sous contrôle. Au cours de la campagne, 400 000 soldats ennemis ont été anéantis, désintégrant une armée de plus d'un million d'hommes, ainsi que les forces de sécurité et de police.


La fin de la “campagne Ho Chi Minh” et la libération totale du Viêt Nam, dont nous commémorons aujourd'hui le 48e  anniversaire, sont le fruit d'une brillante opération militaire menée par les forces armées et le peuple vietnamiens sous la direction du parti communiste. L'impérialisme usaméricain a été vaincu dans ce qui a été qualifié de plus grand désastre militaire et politique de son histoire. De même, l'ensemble de l'appareil militaire, politique et administratif du régime créé par Washington au Viêt Nam a été détruit. Cinq administrations usaméricaines ont déployé des efforts colossaux pour empêcher la victoire du peuple vietnamien et n'y sont pas parvenues, couronnant ainsi vingt années de lutte glorieuse contre l'agression usaméricaine et pour la réunification du pays.


Départ du dernier hélicoptère yankee de Saïgon au petit matin le 30 avril 1975.F ilm super8 pris de l'hôpital Grall par le Dr Bourdais, réanimateur

 


26/04/2023

GIDEON LEVY
Il n’y a pas de Jour de l’indépendance israélienne sans la Nakba palestinienne

Gideon Levy, Haaretz, 26/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Voilà l’essence du zeitgeist [esprit du temps] israélien : d’abord une immersion frénétique dans le culte du deuil et une adoration non moins frénétique de la mort et des morts lors du Jour du Souvenir, immédiatement suivie d’une orgie ultranationaliste et militariste, avec des envolées d’adoration de soi et des tonnes de viande brûlée lors du Jour de l’Indépendance. Pas un iota de proportion, ni pour les morts, ni pour les vivants, ni pour la viande.

Un manifestant palestinien brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation contre la barrière de séparation dans le village de Bilin, près de Ramallah, en Cisjordanie, en 2009. Photo : AP

Aucun autre État ne pleure ses morts comme cela et ne célèbre ses réussites - réelles ou imaginaires - comme cela. Bien sûr, il n’y a pas non plus d’autre État que notre nouvel ami le Turkménistan, dont la cérémonie nationale ressemble à notre allumage de flambeau.

Dans toute cette boue, un début d’espoir a germé cette année. Les protestations qui ont éclaté un peu partout, y compris dans nos temples modernes - nos cimetières militaires - et les 15 000 personnes qui ont assisté à la cérémonie commémorative alternative, binationale, sont une source d’espoir naissant. Il s’agit d’un début hésitant et timide, pas assez honnête ni résolu, de ce qui aurait dû se passer ici en ces jours de commémoration et d’indépendance, mais c’est un début.

 

Israël pleure ses morts, et bien sûr pour eux seuls, comme s’ils étaient tous des victimes innocentes et non coupables d’une force maléfique mystérieuse et cachée dont le seul objectif est de tuer et de blesser notre pays pur et naïf. Israël célèbre sa fondation et son indépendance en sachant qu’il le fait sur le dos, la vie, la propriété, la liberté, la terre et la dignité d’une autre nation. Il est douteux qu’il y ait beaucoup d’autres fêtes nationales célébrées pour le désastre d’une autre nation, tout en piétinant toute manifestation de son expression propre.

Tout cela est d’autant plus grave que la plupart des victimes du désastre national de l’autre nation et leur progéniture - ce désastre national qu’Israël célèbre avec jubilation et exultation - vivent sous la domination israélienne. Oui, c’est leur jour de désastre, qui ne finit jamais, un désastre affreux, épouvantable, un petit Holocauste. Eh oui, nous pouvons pleurer nos morts et célébrer notre indépendance, tout en prenant cela en considération. Mais lorsqu’une nation n’a pas confiance en sa moralité, lorsqu’elle sait très bien que quelque chose de mauvais s’est produit en plus de tout le bon, et que le feu de la culpabilité siffle et brûle encore sous le tapis - alors elle piétinera tout rappel de cela.

Il aurait pu en être autrement et il doit en être autrement. Israël est suffisamment fort et mûr pour faire place à d’autres sentiments que ses sentiments religieux nationalistes. Les Juifs ne vivent pas seuls, même dans leur État. Il est impossible de célébrer le jour de l’indépendance sans parler de la Nakba, et il est impossible de pleurer les morts sans se demander pourquoi ils ont été tués. Il est impossible d’ignorer les autres morts, nos victimes ; il est possible et nécessaire de respecter les sentiments de ceux qui les pleurent, de ceux qui les considèrent comme des héros.

À la veille du Jour du Souvenir, j’ai visité cette semaine le cimetière du camp de réfugiés de Jénine. Les tombes des dizaines de nouveaux morts de cette année maudite dans le camp ressemblent étonnamment aux tombes de nos soldats, et la mère endeuillée qui arrosait les fleurs sur la tombe fraîche de son fils ressemblait étonnamment à nos propres mères endeuillées.

Un jour, quand Israël croira en la justesse de sa cause, il pourra enfin s’exposer à toute l’histoire et même la respecter. Il cessera de se gaver de la propagande mensongère qu’il se raconte et qu’il raconte aux autres, et il regardera directement la vérité.

Il pourra alors marquer différemment les événements nationaux : un jour de commémoration pour les morts de l’autre nation également, des mémoriaux et des plaques racontant son histoire et honorant son histoire. Un jour de commémoration pour les Israéliens au Mont Herzl et un jour de commémoration pour les Palestiniens au cimetière du Cheikh Munis disparu. Des spectacles le jour de l’indépendance dans les villes juives et des rassemblements à la mémoire de leurs morts et de leurs disparus dans les villes arabes. Des drapeaux israéliens à côté des drapeaux palestiniens, avec les drapeaux noirs de la protestation entre les deux. Cela doit avoir lieu avant l’établissement de l’État démocratique unique, dans lequel ce rêve deviendra réalité.

Miguel Ávila Carrera
La gauche chilienne ou le syndrome du parvenu

Miguel Ávila Carrera, Con Nuestra América, avril 2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Miguel Ávila Carrera est sociologue/historien et professeur de collège à Huechuraba, un quartier populaire de Santiago du Chili.

La fin du cycle politique post-dictatorial chilien, dont la protagoniste a été la nouvelle génération d’étudiants en rupture avec le système binominal, nous permet d’observer l’émergence d’un syndrome dans la gauche chilienne, celui du parvenu*, qui permet d’expliquer son virage vers la social-démocratie et le progressisme** de gauche dans le Chili daujourd'hui.

Gabriel Boric, vu du Venezuela

Le parvenu, nous dit Hannah Arendt, est un escaladeur social qui nie la réalité donnée, c’est-à-dire qu’il se nie lui-même : sa culture et sa vision politique, pour s’inclure dans la vie sociale des classes nanties, utilisent de préférence les structures de l’État, tant dans le domaine de la gestion que dans celui de la santé et de la reproduction culturelle. Elles exigent du sujet de nouvelles formes relationnelles, un langage avec les catégories de sens du monde libéral, il cherche de nouveaux espaces géographiques où habiter, niant ainsi sa propre condition humaine.

Son rôle d’escaladeur social ne se limite pas à assumer une consommation et des modes de vie, l’habitus selon Bourdieu, mais a une fonction beaucoup plus complexe, en projetant une image du “bon” sujet socialement accepté, avec des modèles de socialisation et des façons de comprendre la politique qui défendent les intérêts des classes hégémoniques. Le mode de vie nouvellement acquis est lié à des réseaux de coopération interclasse, sa dépendance à l’égard de l’État, et donc de ces relations, construit un petit espace-monde, recouvert d’un vernis intellectuel prétendument critique à l’égard de la réalité vécue, et donc fonctionnel par rapport au système économique, politique et culturel dominant. Ses relations avec le pouvoir l’obligent à abandonner le lieu de la critique et à “habiter” ses postes fonctionnels de pouvoir, niant ainsi la nécessité de le transformer. Il promeut de nouveaux oripeaux de combat, éloignés des travailleur·ses, excluant les ouvrier·ères et les paysan·nes de leur rôle central de moteur révolutionnaire, laissant la place à de nouveaux acteurs (identitaires) et à leurs nouvelles revendications (particulières), défendant l’ordre et soutenant les bases structurelles du système. 

Le parvenu de gauche construit des mécanismes de mimétisme liés aux images symboliques classiques de la gauche, comme Salvador Allende ou le Che, tout en trafiquant avec des grands dirigeants de la classe dominante. Ainsi, la musique contestataire, la littérature de critique sociale ou la poésie, le monde de la culture en général, quel que soit le genre, permettent la projection d’une image de continuité, historique et culturelle, qui a permis d’accoucher d’une “gauche” sociale-démocrate, d’une “gauche progressiste”, d’une gauche qui a besoin d’un adjectif.

Au cours de la première année du gouvernement du Frente Amplio, la conviction de la “gauche” progressiste et sociale-démocrate chilienne est devenue évidente. Des questions telles que la visite de l’ancienne ministre de l’Intérieur à une communauté mapuche en conflit sans la coordination nécessaire, le discours de “supériorité morale” véhiculé par les fonctionnaires du gouvernement, l’attitude violente du ministre de l’Éducation à l’égard d’une députée, sont autant de manifestations typiquement élitistes. Leur expression à l’égard de la majorité populaire du pays est devenue évidente après le plébiscite constitutionnel du 4 septembre 2022, lorsque le président de la République a traité de culs-terreux l’ensemble des classes populaires, et pas seulement celles et ceux qui ont rejeté le projet constitutionnel, et torpillé leur condition humaine, les représentant comme ignorants, sans idéologie, sans capacité à transformer le monde. Cela en dit long sur les attentes créées en termes d'intégration dans l'administration et la gestion de l'État, main dans la main avec le modèle néolibéral, et sur les relations entre les aristocrates libéraux progressistes et les parvenus de “gauche”.

La promotion de l’agenda de la sécurité publique, et la loi connue sous le nom de “gâchette facile”, nous permet de constater que l’élite “frenteamplista” au gouvernement a repris les oripeaux historiques de combat de la droite : ordre, répression, violence. Elle a assimilé leurs catégories d’analyse et leurs représentations sociales, donnant une nouvelle dimension au mépris de classe pour les culs-terreurs évoqué plus haut. Défendre l’État bourgeois et les relations sociales de la haute société est un geste de soumission à l’ordre étatique post-dictatorial, mais aussi de mise au pas disciplinaire des classes populaires, afin de permettre sa propre promotion personnelle, des gestes que nous pourrions caractériser comme des mutations du bail colonial chilien, des relations qui ne se construisent plus dans le cadre de l’hacienda ou du latifundium, mais désormais dans les structures de l’État.

NdT

*Sur les notions de paria et de parvenu chez Hannah Arendt, lire l’article lumineux d’Ariel Colonomos, Figures du parvenu, in Revue des Deux Mondes, juin 2002.

**On désigne comme “progressistes” en Amérique latine les gouvernements de gauche modérée/accommodante issus des élections depuis 2018, à savoir ceux d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Alberto Fernández en Argentine, Luis Arce en Bolivie, Pedro Castillo au  Pérou, Xiomara Castro au Honduras, Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et Lula bis au Brésil.

 

 

25/04/2023

HANNES HOFBAUER
Vert : c’est la nouvelle couleur de la droite en Allemagne et en Autriche

Hannes Hofbauer, NachDenkSeiten, 21/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hannes Hofbauer (Vienne, 1955) est un historien, journaliste et éditeur autrichien. Depuis 1988, il travaille sur la situation sociale, politique et économique en Europe orientale et balkanique. Il avait participé en 1986 au nom de Liste alternative à l'assemblée d'unfication des groupes verts et alternatifs autrichiens d'où l'aile gauche fut écartée par l'aile droitière. Il dirige depuis 1991 les éditions Promedia à Vienne. @promediaverlag

On le voit partout, et ça se densifie. La droite politique est verte. Le brun est oublié depuis longtemps : dans les années 1950, on était chrétien-conservateur et hier, on était national. Désormais, la droite est verte. Elle réunit pour cela tous les ingrédients nécessaires : enthousiasme pour la guerre, culture de l’interdiction, prosélytisme géopolitique et culturel, affinité avec l’État autoritaire et une foule d’images de l’ennemi créées. Le terme de fascisme est inapproprié pour eux, car il contenait la promesse d’un corps de peuple commun avec une fermeture correspondante vers l’extérieur, couplée à une mise en avant de la supériorité raciale. C’est le contraire qui se produit avec la nouvelle droite. Elle le dit elle-même, ce qu’elle représente : l’ouverture au monde et l’accent mis sur la supériorité de ses valeurs forment un mélange toxique qui permet de justifier la répression intérieure et l’expansion extérieure. [réd. NDS]

 

Enthousiasme guerrier

Ce n’est pas un hasard si c’est un ministre des Affaires étrangères allemand vert [Joschka Fischer] qui, de concert avec les USA, a mis fin à l’après-guerre européen. L’attaque du 24 mars 1999 contre la Serbie par l’alliance de l’OTAN, qui venait de passer à 19 membres, a été la première campagne de la plus puissante alliance militaire contre un Etat souverain en Europe depuis 1945. Le gouvernement de coalition rose-vert de Berlin a placé l’armée de l’air allemande en première ligne. Les vieux conservateurs chrétiens avaient encore alimenté le processus de désintégration yougoslave des années 1990 avec le slogan de l’“autodétermination nationale”, mais la justification de la guerre s’est désormais orientée vers une justification verte basée sur des valeurs. Le slogan “Des bombes pour les droits de l’homme” est le premier à utiliser ce nouveau récit post-national. Au lieu de soutenir les Albanais du Kosovo pour leurs revendications d’autodétermination nationale, les belligérants verts (et bientôt d’autres) l’ont fait au nom des droits de l’homme ; le fait que les Albanais du Kosovo les considèrent comme des droits nationaux n’a pas entamé le discours vert antinational. Le résultat était de toute façon le même : le démembrement de la Yougoslavie, qui avait commencé en 1991, s’est poursuivi avec une force internationale et le Kosovo a été détaché de la Serbie. Les conséquences de cette première grande guerre en Europe depuis 1945 déterminent encore aujourd’hui la vie et la politique dans les Balkans.

Entre-temps, l’enthousiasme pour la guerre a également atteint la base des Verts, les électeur·trices vert·es se rangent comme un·e seul·e homme·femme derrière leur ministre des Affaires étrangères belliciste. L’approbation de la guerre contre la Russie n’a nécessité que quelques semaines et l’intervention militaire d’une Russie déjà désignée comme ennemie. Lors de la campagne électorale de 2021, les Verts allemands avaient encore affiché que les livraisons d’armes dans les régions en guerre n’étaient pas envisageables avec eux, mais peu après, ils comptaient parmi les plus fervents partisans de l’utilisation d’armes toujours plus récentes et toujours plus meurtrières contre la Russie. Même dans l’Autriche neutre, ce sont les Verts, qui participent également au gouvernement - ici avec les conservateurs chrétiens -, qui cultivent le plus bruyamment l’image de l’ennemi russe et ne laissent pas passer une occasion de plaider pour des sanctions plus dures contre tout ce qui est russe.

Les arguments en faveur de la prise d’armes contre la Russie ne sont plus raciaux, comme au temps de nos grands-pères - avec le récit du sous-homme slave ; la justification moderne des Verts fait appel à des valeurs grâce auxquelles ils se sentent autorisés à entrer en guerre, ou plus concrètement : à envoyer provisoirement les autres, à savoir les Ukrainiens, au casse-pipe. On leur attribue une identité qui correspond à leurs propres valeurs, mais qui n’existe pas. Il est difficile de définir en quoi consistent ces valeurs propres. Même des termes tels que diversité ne peuvent pas masquer le caractère flou de la définition d’une image verte et identitaire de l’homme. En forçant le trait et en s’exprimant sciemment de manière provocante, le Vert allemand idéal se prononce - comme son homologue autrichien - pour l’utilisation des armes contre un pouvoir qui refuse d’autoriser un couple transgenre à adopter des enfants. Le système de valeurs qui culmine dans cet exemple, certes exagéré, se veut post-politique et universaliste dans le pire sens du terme, n’admettant pas les différences culturelles ou même nationales, car l’image de l’homme est réduite à l’individu et la diversité est définie en premier lieu en fonction du sexe et de l’orientation sexuelle - éventuellement encore de l’infirmité physique. Celui qui n’est pas d’accord avec ce canon de valeurs ou qui s’y oppose même, est annulé, diffamé et dans le pire des cas, on lui fait la guerre.

Des interdictions pour un “monde meilleur”

Rappelons un exemple apparemment secondaire et presque oublié de politique d’interdiction : l’interdiction de fumer dans un nombre croissant de lieux publics. Il ne s’agit certes pas d’une question intrinsèquement verte et elle ne doit pas non plus être poilitisée. Et pourtant, la manière dont la société gère la consommation de tabac permet de mesurer le degré de liberté que le régime en place accorde aux personnes vivant sous son autorité. Au 20e siècle, les hauts et les bas d’une approche libre ou répressive du tabagisme sont clairement visibles. Alors qu’à l’époque de l’effervescence gauchiste des années 1920, la femme fumant une cigarette était presque un symbole d’émancipation féminine, à l’époque la plus sombre de l’histoire allemande, on disait : « Une femme allemande ne fume pas ». 

La femme allemande ne fume pas !

"La femme allemande ne fume pas, la femme allemande ne boit pas, la femme allemande ne se maquille pas" (affiche nazie de 1935)

 

Avec la fin de l’hitlérisme et l’avènement des révolutionnaires de 68, la cigarette ne pouvait manquer à aucune réunion ; des icônes politiques telles que Jean-Paul Sartre ou Fidel Castro tiraient sur l’inévitable cigare à la moindre occasion - jusqu’à ce que le tabagisme soit à nouveau discrédité dans les années 2000, à nouveau teintées de réaction. Le tabac été progressivement banni de l’espace public par la loi, cette fois-ci avec des arguments sanitaires. Les campagnes publicitaires chiantes de l’industrie du tabac, encore familières aux plus âgés, ont entre-temps cédé la place aux actions de relations publiques de l’industrie pharmaceutique.

Dans le cadre de la réduction de la question environnementale au fameux changement climatique, qu’il faut combattre par tous les moyens, une véritable cascade d’interdictions se déverse sur les peuples de l’UEurope, qui ne doivent bien sûr pas être nommés ainsi - pour des raisons de police linguistique. Ce sont surtout les Verts qui s’illustrent en interdisant tout ce qui va à l’encontre des définitions étranges de la “neutralité carbone” ou de la “neutralité climatique”. Cela comprend les moteurs à combustion, les chauffages au pétrole et au gaz, les voyages en avion, les maisons non isolées avec des matériaux isolants et bien d’autres choses encore. La transformation des infrastructures ainsi envisagée s’accompagne d’un discours sur l’énergie qui vante le passage du gaz, du pétrole et du charbon à l’électricité (quelle que soit la manière dont celle-ci est produite et stockée), y compris la mobilité électrique individuelle et la numérisation à grande échelle, comme des alternatives “vertes”, sans tenir compte de leur bilan énergétique ou de leur dangerosité. Ce qui reste, ce sont sans cesse de nouvelles interdictions et - ce qui va de pair - un État de plus en plus autoritaire, capable d’imposer la culture de l’interdiction. Les mesures covidiennes ont montré à chacun·e d’entre nous où une telle politique - interdictions de contact, obligations de vaccination, etc. - peut mener ; et ce sont les Verts qui, en Allemagne et en Autriche, se sont montrés les plus farouches défenseurs de ces mesures.

La campagne électorale des Verts allemands en 2021. Un slogan plus creux tu meurs : "Notre pays peut beaucoup, si on le laisse (faire). Nous sommes prêts, parce que vous l'êtes"
 

De l’image de l’ennemi à l’ennemi

La création d’images d’ennemis fait depuis toujours partie du répertoire de la politique de droite. Cela permet de délimiter parfaitement son propre récit, sa propre vision du monde par rapport à d’autres récits ou politiques et de les combattre ensuite. Aux débuts du mouvement vert, ses fondateurs Petra Kelly et Gert Bastian se sont explicitement prononcés contre de telles pratiques. Leur engagement dans le mouvement pacifiste au début des années 1980 critiquait justement le réarmement militaire de leur propre alliance nord-atlantique, dirigé aussi bien contre l’Union soviétique que contre des régimes mal vus dans le Sud global.

L’équipe dirigeante actuelle des Verts autour d’Annalena Baerbock et de Robert Habeck représente l’exact opposé de ce projet de paix des Verts. Des ennemis sont désignés partout en dehors du cercle étroit de vision. La Russie de toute façon, et pas seulement depuis le conflit ukrainien. Dès janvier 2014, donc avant le changement de régime par les forces de Maïdan à Kiev, qui a ensuite conduit à la guerre civile et plus tard à l’intervention russe, ce sont les Verts qui ont été le premier groupe parlementaire à plaider pour un boycott des Jeux olympiques de Sotchi en Russie et à le mettre en œuvre ; et ce à une époque où la CDU/CSU et Angela Merkel s’opposaient encore à une telle mesure. Seul le président allemand Joachim Gauck, un détracteur invétéré du Kremlin, a devancé le groupe des Verts au Bundestag. L’argument pour le boycott de la Russie devait alors être une loi votée auparavant à Moscou, qui rendait la publicité pour l’homosexualité punissable si elle était accessible aux jeunes. Douze ans auparavant, les Jeux olympiques s’étaient déroulés à Salt Lake City, dans l’État usaméricain de l’Utah. A l’époque, tout acte sexuel qui n’était pas destiné à la reproduction y était punissable. Même l’Union soviétique n’a pas protesté, et les officiels de la RFA n’ont pas non plus été choqués.

Outre l’image de l’ennemi russe, les Verts entretiennent également une image de l’ennemi turc et chinois. Les deux pays sont accusés d’avoir un gouvernement autoritaire. Cela a certes sa raison d’être, mais ne devrait pas conduire à un prosélytisme obsessionnel, d’autant moins que des mesures autoritaires comme la restriction de la liberté d’opinion et de la presse se répandent justement aussi dans l’UE, en particulier en Allemagne. La censure est devenue une pratique d’État au plus tard avec l’interdiction par l’Allemagne de la chaîne RT.de financée par la Russie début février 2022 - trois semaines avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe -, pratique qui a été poussée par les Verts. Partout où il s’agit d’éliminer des positions contraires à leur propre canon de valeurs étroitement défini, les Verts sont en première ligne. Cela a été le cas lors de l’expulsion du chef d’orchestre mondialement connu Valeri Gergijev de la Philharmonie de Munich, ainsi que lors des innombrables interdictions de manifestations et de journées commémoratives palestiniennes ou lors des interdictions d’apparition d’historiens peu appréciés comme Daniele Ganser ou de journalistes comme Ken Jebsen. La Cancel culture est devenu la marque de fabrique de la politique de droite moderne ; et les Verts poussent cette éradication à l’extrême.

La base socio-économique

La nouvelle droite verte est - comme l’ancienne - motivée par les intérêts du capital. La modification de la composition des groupes de capitaux dirigeants implique que le capital cherche de nouveaux alliés dans la société pour défendre ses intérêts et les intégrer dans un consensus social aussi large que possible. Le remplacement insidieux mais constant de l’ère industrielle par une ère cybernétique, tel que décrit par l’historienne de l’économie Andrea Komlosy dans son livre “Zeitenwende” [Changement d’époque], fait apparaître de nouveaux secteurs phares. Parmi eux, la biotechnologie, l’industrie pharmaceutique et l’industrie du contrôle. Tous les autres secteurs misent également sur des modes de production de plus en plus autogérés avec de nouvelles techniques telles que la nanotechnologie, la robotique, les procédés de production additive, les techniques cognitives et l’intelligence artificielle. Le développement de produits personnalisés et les services d’optimisation - pas seulement dans le secteur médical - constituent de nouveaux procédés qui remplacent le sérialisme de masse.

Le processus d’accumulation ainsi déclenché - et, comme nous l’avons vu à l’époque du COVID, massivement soutenu par l’État - nécessite une nouvelle base idéologique pour sa justification. Les vieilles idées de droite sont un obstacle à cet égard. L’historienne Tove Soiland a souligné que les idéologies de droite connues, basées sur les discours raciaux, les valeurs conservatrices et l’anti-égalitarisme, « sont devenues dysfonctionnelles pour les exigences de l’accumulation actuelle du capital ». Le pays a besoin de nouveaux idéologues. Dans la vision du monde des Verts, imprégnée de valeurs politiques identitaristes, ou plutôt identitaires, le partenaire idéal pour l’essor cybernétique tant attendu semble avoir été trouvé. Le qualifier de “gauche” parce qu’il a conservé des éléments d’une culture critique de la société serait une erreur, car il contient, comme nous l’avons mentionné au début, tous les ingrédients d’une pratique de droite : la haine de l’ennemi jusqu’à l’enthousiasme pour la guerre, la volonté d’éradiquer les opinions divergentes ainsi que la volonté d’assumer la responsabilité correspondante, et plus encore : le rôle de pionnier, dans une structure étatique de plus en plus autoritaire.

 

Avis de recherche : Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères allemande, pousse-à-la-guerre en cheffe. "On ne peut exclure une guerre atomique". Avec son discours de haine contre les Russes et les non-russophobes, elle a détruit en un jour l'oeuvre de toute une vie de (Willy) Brandt, Genscher et Cie.