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27/12/2023

Arundhati Roy : “Notre pays a perdu son sens moral”
“Pour le bien de l’humanité tout entière, arrêtez ce massacre”

Arundhati Roy, Frontline/The Hindu, 15/12/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Discours d’acceptation d’Arundhati Roy lors de la cérémonie de remise du prix P. Govinda Pillai qui s’est tenue à Thiruvananthapuram le 13 décembre 2023

Je vous remercie de m’accorder cet honneur au nom de P. Govinda Pillai, l’un des plus éminents théoriciens marxistes du Kerala. Et merci d’avoir demandé à N. Ram d’être la personne qui honore cette occasion. Je sais qu’il a remporté ce prix l’année dernière, mais il partage à bien des égards l’honneur de celui-ci avec moi. En 1998, en tant que rédacteur en chef de Frontline - avec Vinod Mehta, rédacteur en chef d’Outlook - il a publié mon premier essai politique, "The End of Imagination", sur les essais nucléaires de l’Inde. Pendant des années, il a publié mon travail, et le fait qu’il y ait un éditeur comme lui - précis, incisif, mais sans crainte - m’a donné la confiance nécessaire pour devenir l’écrivaine que je suis.

Je ne vais pas parler de la disparition de la presse libre en Inde. Nous tous qui sommes réunis ici savons tout cela. Je ne vais pas non plus parler de ce qui est arrivé à toutes les institutions qui sont censées jouer le rôle de freins et de contrepoids dans le fonctionnement de notre démocratie. Je fais cela depuis 20 ans et je suis sûre que vous tous ici présents connaissez mon point de vue.

En venant du nord de l’Inde au Kerala, ou dans presque tous les États du sud, je me sens tour à tour rassurée et angoissée par le fait que l’effroi avec lequel beaucoup d’entre nous, au nord, vivent chaque jour semble bien loin lorsque je suis ici. Mais ce n’est pas aussi loin que nous l’imaginons. Si le régime actuel revient au pouvoir l’année prochaine, en 2026, l’exercice de délimitation des circonscriptions électorales risque de priver tout le sud de l’Inde de son pouvoir en réduisant le nombre de députés que nous envoyons au Parlement. La délimitation n’est pas la seule menace à laquelle nous sommes confrontés. Le fédéralisme, qui est l’élément vital de notre pays diversifié, est également menacé. Alors que le gouvernement central s’octroie des pouvoirs considérables, nous assistons au spectacle désolant de ministres en chef fièrement élus dans des États gouvernés par l’opposition [au gouvernement central du BJP, NdT], qui doivent littéralement mendier pour obtenir la part de fonds publics qui revient à leur État. Le dernier coup porté au fédéralisme est le récent arrêt de la Cour suprême confirmant l’annulation de la section 370 qui conférait à l’État du Jammu-et-Cachemire un statut semi-autonome. Ce n’est pas le seul État de l’Inde à bénéficier d’un statut spécial. C’est une grave erreur de penser que cet arrêt ne concerne que le Cachemire. Il affecte la structure fondamentale de notre politique.

Mais aujourd’hui, je veux parler de quelque chose de plus urgent. Notre pays a perdu son sens moral. Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques. Alors que les richesses sont concentrées dans un nombre de plus en plus restreint de mains, le fait de jeter des miettes aux pauvres permet d’obtenir le soutien des pouvoirs qui les appauvrissent encore davantage.

“Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques” : Arundhati Roy | Photo : Mayank Austen Soofi

L’énigme la plus déconcertante de notre époque est que, partout dans le monde, les gens semblent voter pour se déresponsabiliser. Ils le font sur la base des informations qu’ils reçoivent. Quelle est la nature de ces informations et qui les contrôle, tel est le cadeau empoisonné du monde moderne. Celui qui contrôle la technologie contrôle le monde. Mais finalement, je crois que les gens ne peuvent pas être contrôlés et qu’ils ne le seront pas. Je crois qu’une nouvelle génération se révoltera. Il y aura une révolution. Désolée, je reformule. Il y aura des révolutions. Au pluriel.

J’ai dit que notre pays avait perdu son sens moral. Dans le monde entier, des millions de personnes - juives, musulmanes, chrétiennes, hindoues, communistes, athées, agnostiques - défilent pour demander un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Mais les rues de notre pays, qui fut un jour un véritable ami des peuples colonisés, un véritable ami de la Palestine, qui a vu  autrefois des millions de personnes défiler également, sont silencieuses aujourd’hui. La plupart de nos écrivains et intellectuels publics, tous sauf quelques-uns, sont également silencieux. Quelle terrible honte ! Et quelle triste démonstration d’un manque de clairvoyance. Alors que nous assistons au démantèlement systématique des structures de notre démocratie et à l’enfermement de notre pays d’une incroyable diversité dans l’idée fallacieuse et étroite d’un nationalisme à taille unique, ceux qui se disent intellectuels devraient au moins savoir que notre pays pourrait lui aussi exploser.

Si nous ne disons rien sur le massacre éhonté des Palestiniens par Israël, alors même qu’il est retransmis en direct dans les recoins les plus intimes de notre vie personnelle, nous en sommes complices. Quelque chose dans notre morale sera altéré à jamais. Allons-nous rester les bras croisés pendant que des maisons, des hôpitaux, des camps de réfugiés, des écoles, des universités, des archives sont bombardés, qu’un million de personnes sont déplacées et que des enfants morts sont retirés des décombres ? Les frontières de Gaza sont scellées. Les gens n’ont nulle part où aller. Ils n’ont ni abri, ni nourriture, ni eau. Selon les Nations unies, plus de la moitié de la population est affamée. Et les bombardements se poursuivent sans relâche. Allons-nous une fois de plus assister à la déshumanisation de tout un peuple au point que son anéantissement n’a plus d’importance ?

Le projet de déshumanisation des Palestiniens n’a pas commencé avec Benyamin Netanyahou et son équipe - il a commencé il y a des décennies.

 

N. Ram, directeur de The Hindu Group Publishing Private Limited, remettant le troisième P. Govinda Pillai Memorial National Award à Arundhati Roy à Thiruvananthapuram le 13 décembre | Photo : MAHINSHA S

En 2002, à l’occasion du premier anniversaire du 11 septembre 2001, j’ai donné une conférence intitulée "Come September" aux USA, dans laquelle j’ai évoqué d’autres anniversaires du 11 septembre : le coup d’État de 1973, soutenu par la CIA, contre le président Salvador Allende au Chili à cette date fatidique, puis le discours prononcé le 11 septembre 1990 par George W. Bush père, alors président des USA, devant une session conjointe du Congrès, annonçant la décision de son gouvernement d’entrer en guerre contre l’Irak. J’ai ensuite parlé de la Palestine. Je vais lire cette section et vous verrez que si je ne vous avais pas dit qu’elle avait été écrite il y a 21 ans, vous penseriez qu’elle date d’aujourd’hui.

  • Le 11 septembre a également une résonance tragique au Moyen-Orient. Le 11 septembre 1922, ignorant l’indignation des Arabes, le gouvernement britannique a proclamé un mandat en Palestine, dans le prolongement de la déclaration Balfour de 1917 que la Grande-Bretagne impériale avait publiée, avec son armée massée aux portes de Gaza. La déclaration Balfour promettait aux sionistes européens un foyer national pour le peuple juif. (À l’époque, l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais était libre d’arracher et de léguer des patries nationales comme un petit caïd de cour de récréation distribue des billes). Avec quelle insouciance le pouvoir impérial a pratiqué la vivisection sur d’anciennes civilisations. La Palestine et le Cachemire sont les cadeaux de la Grande-Bretagne impériale au monde moderne. Tous deux sont des lignes de fracture dans les conflits internationaux qui font rage aujourd’hui.
  • En 1937, Winston Churchill a déclaré à propos des Palestiniens, je cite : « Je ne suis pas d’accord pour dire que le chien dans une mangeoire a le droit final à la mangeoire, même s’il y est couché depuis très longtemps. Je ne reconnais pas ce droit. Je n’admets pas, par exemple, qu’un grand tort ait été fait aux Indiens rouges d’Amérique ou aux Noirs d’Australie. Je n’admets pas qu’un tort ait été fait à ces peuples du fait qu’une race plus forte, une race de niveau supérieur, une race plus sage sur le plan mondial, pour le dire ainsi, est arrivée et a pris leur place ». Cette déclaration a donné le ton à l’attitude de l’État israélien à l’égard des Palestiniens. En 1969, le Premier ministre israélien Golda Meir a déclaré : « Les Palestiniens n’existent pas ». Son successeur, le Premier ministre Levi Eschol, a déclaré : « Que sont les Palestiniens ? Lorsque je suis arrivé ici (en Palestine), il y avait 250 000 non-Juifs, principalement des Arabes et des Bédouins. C’était un désert, plus que sous-développé. Rien. ». Le Premier ministre Menahem Begin a qualifié les Palestiniens de « bêtes à deux pattes ». Le Premier ministre Yitzhak Shamir les a qualifiés de « sauterelles » qui pouvaient être écrasées Ce sont là des mots de chefs d’État, pas celui des gens ordinaires.

C’est ainsi qu’est né le terrible mythe de la terre sans peuple pour un peuple sans terre.

  • En 1947, l’ONU a officiellement partitionné la Palestine et attribué 55 % des terres palestiniennes aux sionistes. En l’espace d’un an, ils en ont conquis 76 %. Le 14 mai 1948, l’État d’Israël a été déclaré. Quelques minutes après la déclaration, les USA reconnaissent Israël. La Cisjordanie est annexée par la Jordanie. La bande de Gaza passe sous contrôle militaire égyptien et la Palestine cesse officiellement d’exister, sauf dans l’esprit et le cœur des centaines de milliers de Palestiniens devenus des réfugiés. En 1967, Israël a occupé la Cisjordanie et la bande de Gaza. Au fil des décennies, il y a eu des soulèvements, des guerres, des intifadas. Des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie. Des accords et des traités ont été signés. Des cessez-le-feu ont été déclarés et violés. Mais l’effusion de sang ne s’arrête pas. La Palestine est toujours illégalement occupée. Ses habitants vivent dans des conditions inhumaines, dans des bantoustans virtuels, où ils sont soumis à des punitions collectives, à des couvre-feux 24 heures sur 24, où ils sont humiliés et brutalisés quotidiennement. Ils ne savent jamais quand leurs maisons seront démolies, quand leurs enfants seront abattus, quand leurs arbres précieux seront coupés, quand leurs routes seront fermées, quand ils seront autorisés à se rendre au marché pour acheter de la nourriture et des médicaments. Et quand ils ne le pourront pas. Ils vivent sans aucun semblant de dignité. Avec peu d’espoir en vue. Ils n’ont aucun contrôle sur leurs terres, leur sécurité, leurs déplacements, leurs communications, leur approvisionnement en eau. C’est pourquoi, lorsque des accords sont signés et que des mots comme “autonomie” et même “statut d’État” sont évoqués, il convient toujours de se poser la question : Quel type d’autonomie ? Quelle sorte d’État ? Quels seront les droits de ses citoyens ? De jeunes Palestiniens incapables de maîtriser leur colère se transforment en bombes humaines et hantent les rues et les lieux publics d’Israël, se faisant exploser, tuant des gens ordinaires, semant la terreur dans la vie quotidienne et finissant par renforcer la suspicion et la haine réciproque des deux sociétés. Chaque attentat à la bombe donne lieu à des représailles impitoyables et à des souffrances encore plus grandes pour le peuple palestinien. Mais l’attentat suicide est un acte de désespoir individuel, pas une tactique révolutionnaire. Bien que les attaques palestiniennes sèment la terreur parmi les citoyens israéliens, elles fournissent une couverture parfaite pour les incursions quotidiennes du gouvernement israélien en territoire palestinien, l’excuse parfaite pour un colonialisme à l’ancienne, du XIXe siècle, déguisé en “guerre” du XXIe siècle. Le plus fidèle allié politique et militaire d’Israël sont et ont toujours été les USA.
  • Le gouvernement usaméricain a bloqué, avec Israël, presque toutes les résolutions de l’ONU visant à trouver une solution pacifique et équitable au conflit. Il a soutenu presque toutes les guerres menées par Israël. Lorsqu’Israël attaque la Palestine, ce sont des missiles usaméricains qui s’abattent sur les maisons palestiniennes. Et chaque année, Israël reçoit plusieurs milliards de dollars des USA - l’argent des contribuables.

Aujourd’hui, chaque bombe larguée par Israël sur la population civile, chaque char d’assaut et chaque balle porte le nom des USA. Rien de tout cela n’arriverait si les USA ne le soutenaient pas sans réserve. Nous avons tous vu ce qui s’est passé lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies du 8 décembre, lorsque 13 États membres ont voté en faveur d’un cessez-le-feu et que les USA ont voté contre. La vidéo troublante de l’ambassadeur adjoint des USA, un Noir, levant la main pour opposer son veto à la résolution est gravée dans nos mémoires. Certains commentateurs amers sur les médias sociaux ont parlé d’impérialisme intersectionnel.

Si on lit entre les lignes du jargon bureaucratique, les USA semblent dire : « Terminez le travail. Mais faites-le gentiment ».

  • Quelles leçons devrions-nous tirer de ce conflit tragique ? Est-il vraiment impossible pour un peuple juif qui a lui-même souffert si cruellement - plus cruellement peut-être que tout autre peuple dans l’histoire - de comprendre la vulnérabilité et le désir ardent de ceux qu’il a déplacés ? La souffrance extrême engendre-t-elle toujours la cruauté ? Quel espoir cela laisse-t-il à l’humanité ? Qu’adviendra-t-il du peuple palestinien en cas de victoire ? Lorsqu’une nation sans État finira par proclamer un État, de quel type d’État s’agira-t-il ? Quelles horreurs seront perpétrées sous son drapeau ? Est-ce pour un État séparé que nous devons nous battre ou pour le droit à une vie de liberté et de dignité pour tous, indépendamment de leur appartenance ethnique ou de leur religion ? La Palestine était autrefois un rempart laïque au Moyen-Orient. Mais aujourd’hui, l’OLP, faible, non démocratique, corrompue de l’avis de tous, mais non sectaire, perd du terrain face au Hamas, qui embrasse une idéologie ouvertement sectaire et se bat au nom de l’islam. Pour citer leur manifeste : « Nous serons ses soldats et le bois de son feu, qui brûlera les ennemis ». Le monde est appelé à condamner les kamikazes. Mais pouvons-nous ignorer le long chemin qu’ils ont parcouru avant d’arriver à cette destination ? Du 11 septembre 1922 au 11 septembre 2002, 80 ans, c’est une longue période pour faire la guerre. Le monde peut-il donner un conseil au peuple palestinien ? Celui-ci devrait-il suivre la suggestion de Golda Meir et faire un réel effort pour ne pas exister ?

L’idée de l’effacement, de l’anéantissement des Palestiniens est clairement exprimée par les responsables politiques et militaires israéliens. Un avocat usaméricain qui a porté plainte contre l’administration Biden pour son « incapacité à prévenir un génocid » » - ce qui est également un crime - a déclaré qu’il était rare que l’intention génocidaire soit aussi clairement et publiquement exprimée. Une fois cet objectif atteint, le plan consistera peut-être à créer des musées présentant la culture et l’artisanat palestiniens, des restaurants servant des plats ethniques palestiniens, voire un spectacle son et lumière montrant l’animation du vieux Gaza - dans le nouveau port de Gaza, à la tête du projet de canal Ben Gourion, qui est censé rivaliser avec le canal de Suez. Des contrats de forage en mer auraient déjà été signés.

Il y a 21 ans, lorsque j’ai présenté « Come September » au Nouveau-Mexique, il régnait aux USA une sorte d’omertà autour de la Palestine. Ceux qui en parlaient en payaient le prix fort. Aujourd’hui, les jeunes sont dans la rue, menés par des juifs et des Palestiniens, et s’insurgent contre les agissements de leur gouvernement, le gouvernement usaméricain. Les universités, y compris les campus les plus élitistes, sont en ébullition. Le capitalisme agit rapidement pour les fermer. Les donateurs menacent de ne pas verser de fonds, décidant ainsi de ce que les étudiants usaméricains peuvent ou ne peuvent pas dire, et de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas penser. Une attaque en règle contre les principes fondamentaux de ce que l’on appelle l’éducation libérale. Finis le post-colonialisme, le multiculturalisme, le droit international, les conventions de Genève, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il n’y a plus de prétention à la liberté d’expression ou à la moralité publique. Une “guerre” qui, selon les juristes et les spécialistes du droit international, répond à tous les critères juridiques d’un génocide est en train de se dérouler, dans laquelle les auteurs se sont présentés comme des victimes, les colonisateurs qui dirigent un État d’apartheid se sont présentés comme des opprimés. Aux USA, remettre cela en question, c’est être accusé d’antisémitisme, même si ceux qui le remettent en question sont eux-mêmes juifs. C’est hallucinant. Même Israël - où des citoyens israéliens dissidents comme Gideon Levy sont les critiques les plus compétents et les plus incisifs des actions israéliennes - ne contrôle pas la parole comme le font les USA (bien que cela change rapidement aussi). Aux USA, parler d’Intifada, de soulèvement, de résistance - dans ce cas contre le génocide, contre votre propre effacement - est considéré comme un appel au génocide des Juifs. La seule chose morale que les civils palestiniens peuvent apparemment faire est de mourir. La seule chose légale que le reste d’entre nous peut faire est de les regarder mourir. Et de garder le silence. Sinon, nous risquons de perdre nos bourses d’études, nos subventions, nos frais de scolarité et nos moyens de subsistance.

 

Un enfant palestinien attend de recevoir de la nourriture préparée par une cuisine caritative, alors que la guerre d’Israël se poursuit, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 14 décembre 2023. Photo  SALEH SALEM

Après le 11 septembre, la guerre contre le terrorisme menée par les USA a permis aux régimes du monde entier de démanteler les droits civils et de mettre en place un appareil de surveillance complexe et invasif dans lequel nos gouvernements savent tout de nous et nous ne savons rien d’eux. De même, sous l’égide du nouveau maccarthysme usaméricain, des choses monstrueuses se développeront et prospéreront dans tous les pays du monde. Dans notre pays, bien sûr, cela a commencé il y a des années. Mais si nous ne nous prononçons pas, elles prendront de l’ampleur et nous balayeront tous. La nouvelle d’hier est que l’université Jawaharlal Nehru de Delhi, qui figurait autrefois parmi les meilleures universités indiennes, a publié de nouvelles règles de conduite pour les étudiants. Une amende de 20 000 roupies est prévue pour tout étudiant qui organise un dharna [sit-in, NdT] ou une grève de la faim. Et 10 000 roupies pour les “slogans anti-nationaux”. Il n’y a pas encore de liste de ces slogans, mais nous pouvons être raisonnablement sûrs que l’appel au génocide et au nettoyage ethnique des musulmans n’en fera pas partie. Ainsi, la bataille en Palestine est aussi la nôtre.

Ce qui reste à dire doit être dit, répété, clairement.

L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le siège de Gaza sont des crimes contre l’humanité. Les USA et les autres pays qui financent l’occupation sont parties prenantes de ce crime. L’horreur à laquelle nous assistons actuellement, le massacre inadmissible de civils par le Hamas et par Israël, sont une conséquence du siège et de l’occupation.

Aucun commentaire sur la cruauté, aucune condamnation des excès commis par l’une ou l’autre partie - et aucune fausse équivalence sur l’ampleur de ces atrocités - ne mènera à une solution.

C’est l’occupation qui engendre cette monstruosité. Elle fait violence à la fois aux auteurs et aux victimes. Les victimes sont mortes. Les auteurs devront vivre avec ce qu’ils ont fait. Il en sera de même pour leurs enfants. Pendant des générations.

La solution ne peut être militariste. Elle ne peut être que politique et permettre aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre ensemble ou côte à côte dans la dignité, avec des droits égaux. Le monde doit intervenir. L’occupation doit cesser. Les Palestiniens doivent avoir une patrie viable. Et les réfugiés palestiniens doivent avoir le droit de rentrer chez eux.

Sinon, l’architecture morale du libéralisme occidental cessera d’exister. Elle a toujours été hypocrite, nous le savons. Mais même cela constituait une sorte d’abri. Cet abri est en train de disparaître sous nos yeux.

Alors, s’il vous plaît, pour le bien de la Palestine et d’Israël, pour le bien des vivants et au nom des morts, pour le bien des otages détenus par le Hamas et des Palestiniens dans les prisons israéliennes, pour le bien de l’humanité tout entière, arrêtez ce massacre.

Je vous remercie encore une fois de m’avoir choisi pour cet honneur. Je vous remercie également pour les 3 lakhs [= 3 500 €] qui accompagnent ce prix. Cette somme, je ne la garderai pas pour moi. Elle servira à aider des militants et des journalistes qui continuent à se battre au prix d’énormes sacrifices.

 

 

 

GIDEON LEVY
Quand Israël tourmente les otages qu’il détient

Gideon Levy, Haaretz, 23/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Chaque dimanche et chaque mardi, des gardiens israéliens entrent dans les cellules des prisonniers palestiniens, les entravent et les frappent à coups de matraque.


Prison d’Ofer. Ammar Awad/REUTERS

C’est leur fête hebdomadaire, selon des prisonniers libérés. Quatre prisonniers sont morts depuis le début de la guerre, le 7 octobre, presque certainement sous les coups. Dix-neuf gardiens ayant participé à ces séances de détraqués font l’objet d’une enquête, soupçonnés d’avoir causé la mort d’un prisonnier.

Des centaines de Palestiniens détenus dans la bande de Gaza ont été ligotés et ont eu les yeux bandés 24 heures sur 24, et ont également été brutalement battus. Certains, peut-être même la plupart, n’ont aucun lien avec le Hamas. Certains d’entre eux - personne n’a pris la peine d’indiquer combien - sont morts en captivité à la base de Sde Teiman.

Quelque 4 000 travailleurs gazaouis arrêtés en Israël le 7 octobre alors qu’ils n’avaient rien fait de mal sont également détenus dans des conditions inhumaines. Au moins deux d’entre eux sont morts. Et l’on a déjà beaucoup écrit sur le déshabillage des détenus et les photos humiliantes.

Dans cette terrible compétition sur l’ampleur du mal, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des perdants. Mais il est impossible de parler jour et nuit des atrocités commises par le Hamas - les auteurs rivalisent entre eux pour inventer les termes les plus désobligeants pour l’organisation - tout en ignorant complètement le mal commis par Israël.

Il n’y a pas non plus de gagnants, seulement des perdants, dans la compétition sur la quantité de sang versé et la manière dont il est versé. Mais il est impossible d’ignorer l’horrible quantité de sang qui a été versée dans la bande de Gaza. Ce week-end, quelque 400 personnes ont été tuées en deux jours, dont une majorité d’enfants. Samedi, j’ai vu les photos du week-end prises à Al-Bureij et Nuseirat, y compris des enfants mourant sur le sol de l’hôpital Al-Aqsa à Deir al-Balah, et elles sont horribles.

Le refus d’Israël d’augmenter la quantité d’aide humanitaire autorisée à entrer dans Gaza, au mépris d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies, témoigne également d’une politique du mal.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, les voix du mal en Israël ont relevé la barre des propositions sataniques. Le journaliste Zvi Yehezkeli est favorable à l’assassinat de 100 000 habitants de Gaza lors d’une première frappe. Le général de division (de réserve) Giora Eiland a changé d’avis et est passé de la proposition de répandre des maladies à Gaza à celle d’affamer ses habitants.

Même le nouveau prince charmant de la gauche, Yair Golan, qui gagne actuellement 12 sièges à la Knesset dans les sondages auprès de personnes qui se considèrent comme les beaux Israéliens, a déclaré aux GazaouSi dans une interview au quotidien Yedioth Ahronoth : 3En ce qui nous concerne, vous pouvez mourir de faim. C’est tout à fait légitime3.

Pourtant, après tout cela, nous considérons le Hamas comme le seul monstre de la région, son chef comme le seul psychotique et seule la façon dont il retient des Israéliens en otages est inhumaine. Il est impossible de ne pas être horrifié à l’idée du sort de nos otages, en particulier les malades et les personnes âgées. Mais il est également impossible de ne pas être horrifié par le sort des Palestiniens que nous maintenons entravés et les yeux bandés depuis des semaines et des mois.

Israël n’a pas le droit de fixer des normes pour le mal alors que ses mains sont également souillées par l’abjection. Oublions les massacres, la famine et les déplacements massifs de population. Notre traitement des prisonniers palestiniens aurait dû particulièrement déranger les Israéliens, ne serait-ce qu’en raison du danger que cela représente pour les Israéliens détenus par le Hamas. Que pensera un membre du Hamas qui détient un otage israélien lorsqu’il apprendra que ses camarades sont entravés et battus sans relâche ?

Nous pouvons conclure avec prudence qu’au moins certains des Israéliens détenus par le Hamas sont mieux traités que les Palestiniens détenus par Israël. Lorsque les otages libérés Chen et Agam Goldstein ont raconté vendredi soir à Channel 12 News comment ils étaient traités par le Hamas et comment leurs ravisseurs les protégeaient avec leurs propres corps pendant les frappes aériennes israéliennes, ils ont été vivement attaqués sur les médias sociaux. Comment osent-ils dire la vérité ?

Le Hamas a perpétré une attaque barbare le 7 octobre. Il a tué et kidnappé sans distinction. Il n’y a pas de mots pour décrire sa brutalité, y compris lorsqu’il a pris en otage des dizaines de personnes âgées, de malades et d’enfants pendant des mois dans des conditions insoutenables.

Mais est-il pour autant légitime que nous agissions de la même manière ? Oublions la morale. La brutalité d’Israël dans la guerre et dans ses prisons contribuera-t-elle à faire avancer ses objectifs ? Le Hamas libérera-t-il ses otages plus rapidement si Israël maltraite les Palestiniens qu’il retient en otages ?

 

24/12/2023

HAARETZ
Arrêter le massacre à Gaza

Éditorial du Haaretz, 24/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT

Le texte ci-dessous illustre tristement l’état de déliquescence dans lequel les faiseurs d’opinion « libéraux » israéliens se trouvent, qui n’osent pas remettre en cause la légitimité même de la “guerre totale”* déclenchée par Netanyahou et Gallant, se contentant de réclamer une “guerre partielle cibléé” contre les “seuls terroristes”. Même l’ancien Premier ministre Ehud Olmert va plus loin, dans une tribune publiée par le même Haaretz le 22 décembre ; « C’est l’heure de la décision : ou bien un cessez-le-feu maintenant avec des otages vivants, ou bien une cessation forcée [par nos alliés, USA , Angleterre, France et Allemagne] des hostilités avec des otages morts. »-FG

Une distinction plus nette doit être faite entre frapper les terroristes du Hamas et porter atteinte à des civils non impliqués, d’autant plus que 129 otages israéliens sont détenus à Gaza.

Mustapha Boutadjine, 2014

Le nombre de Palestiniens tués dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre le 7 octobre s’élève désormais à environ 20 000, selon les données publiées jeudi par le ministère de la Santé de Gaza (contrôlé par le Hamas) [28 000 selon l’Observatoire Euro-Med des Droits Humains, NdT].

Cela représente environ 1 % de la population de Gaza. Et ce chiffre ne tient pas compte des nombreuses personnes portées disparues et que l’on pense enterrées sous les décombres des bâtiments détruits.

Selon le ministère de la santé de Gaza, plus des deux tiers des victimes sont des femmes et des enfants. Même si ces chiffres sont imprécis, Israël n’a pas présenté de chiffres contraires. L’establishment de la défense estime qu’environ un tiers des victimes sont des membres du Hamas. Cela représente un préjudice sans précédent pour des civils non impliqués.

Un rapport d’enquête publié le mois dernier par le New York Times a révélé que le nombre de civils tués à Gaza pendant la guerre actuelle augmentait plus rapidement que pendant les guerres usaméricaines en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Un nouveau rapport du même journal indique qu’au cours des six premières semaines de la guerre, Israël a largué au moins 200 fois des bombes d’une tonne sur le sud de Gaza, alors même que les forces de défense israéliennes et le gouvernement israélien avaient déclaré que le sud de la bande de Gaza était un espace sûr pour les civils.

Les FDI se sont efforcées d’exhorter les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud. Le porte-parole des FDI, Daniel Hagari, leur a répété à maintes reprises : « Allez vers le sud ». Mais le rapport du New York Times montre que le sud n’était pas vraiment sûr.

Les FDI - qui mènent actuellement des manœuvres terrestres dans le sud de la bande de Gaza, où il n’y a pas eu d’évacuation massive de la population - ont l’obligation de procéder aux ajustements nécessaires pour réduire les dommages causés aux civils non impliqués. Elles doivent également tenir compte de la situation humanitaire à Gaza : la faim, les maladies, les pénuries d’eau, de nourriture et de médicaments, le fait que les gens n’ont pas de maison où retourner et les infrastructures détruites.

Une distinction plus nette doit être faite entre frapper les terroristes du Hamas et s’en prendre à des civils non impliqués, d’autant plus que 129 otages israéliens sont détenus à Gaza.

Dans le même temps, Israël doit avancer sur la voie d’un accord pour la libération des otages et être prêt à payer en échange en jours supplémentaires de cessez-le-feu et en libération de prisonniers palestiniens.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la défense Yoav Gallant ont déclaré à plusieurs reprises que la pression militaire exercée sur le Hamas amènerait l’organisation à assouplir ses exigences et conduirait au retour des otages, mais la réalité n’a pas été à la hauteur de leurs espérances.

Jusqu’à présent, l’offensive massive en cours n’a produit aucun résultat en ce qui concerne les otages ; elle a seulement conduit à l’arrêt des pourparlers sur leur libération. Le rapatriement des otages est l’un des objectifs suprêmes de la guerre. Le gouvernement n’a pas le mandat d’abandonner les otages, que ce soit explicitement ou implicitement.

 

*« Totaler Krieg – Kürzester Krieg » = « guerre totale, guerre la plus courte » : le meeting nazi du 18 février 1943 au Palais des sports de Berlin, où Goebbels fit son fameux discours appelant à la “Guerre totale”

 

23/12/2023

INGA BRANDELL
La Terre Sainte n’est pas damnée

Inga Brandell, Svenska Dagbladet, 19/12/2023

Original: Det heliga landet är inte bortom räddning
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Inga Brandell est professeure émérite de Sciences politiques à l’université de Södertörn à Stockholm, en Suède. Bibliographie

Le conflit entre Israël et la Palestine ressemble de plus en plus à une tragédie grecque, avec sa spirale de confrontation vers une destruction mutuelle. Peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre de l’intervention des dieux dans les drames antiques - ou du voyage des paysans de Dalécarlie vers Jérusalem dans le roman classique de Selma Lagerlöf ?

Nuages de fumée après un bombardement israélien sur Gaza. Photo : Ariel Schalit/AP

Le monde entier assiste à une nouvelle tragédie. Une guerre asymétrique postmoderne avec à la fois des éléments d’intelligence artificielle et de barbarie. C’est autre chose que les paysans dalécarliens débarquant en Palestine au début des années 1880, dans la grande épopée de Selma Lagerlöf, Jérusalem [Jérusalem en Dalécarlie et Jérusalem en Terre Sainte], découvrirent : un pays “négligé”, où on utilisait, à leur grand étonnement, des outils archaïques pour cultiver la terre. Pourtant, depuis des siècles, la paix y régnait. Les Dalécarliens étaient venus voir la Terre sainte et marcher sur les pas de Jésus. Ils voulaient aussi faire le bien par leur comportement et être un exemple pour tous les chrétiens en proie à la discorde, en travaillant à la réconciliation entre eux.

Mais au cours du siècle dernier, avant et après la création d’Israël en 1948, de nombreuses vies ont été anéanties par les armes, la violence et les explosifs dans ce qui était la Palestine. La férocité et l’ampleur de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre, puis de l’assaut israélien sur Gaza, dépassent tout ce qui a précédé. La répression de la Grande Révolte Arabe par le Mandat britannique dans les années 1930, ou la perte de vies humaines, le déracinement et la fuite, dans la guerre de 1948 et dans les innombrables guerres et attaques qui ont suivi, n’ont rien à voir avec le nombre de morts depuis le 7 octobre.

Cela rappelle plutôt la chute de Jérusalem en 1099. La ville musulmane a été prise par les croisés chrétiens. Leurs propres récits et les sources musulmanes décrivent comment le sang a coulé dans les rues. Un siècle plus tard, les croisés ont été vaincus par les forces de Saladin et la Palestine a été incorporée aux royaumes musulmans, arabes puis turcs, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

Dans le récit de Selma Lagerlöf, on rencontre des Américains, des Allemands, des Russes, des Arméniens et des dames britanniques à Jérusalem. Les habitants qui apparaissent sont - comme il est dit - des Turcs, des Mahométans, des Juifs, des Bédouins et des Syriens, c’est-à-dire des Arabes chrétiens. Il en est de même, en 1922, lorsque la Société des Nations confie aux Britanniques le mandat sur la Palestine après la défaite ottomane lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, ni les Palestiniens ni les Israéliens n’existaient. Pour renforcer ses alliances, la Grande-Bretagne avait fait des promesses contradictoires sur le sort des provinces ottomanes : d’un côté, un royaume arabe, de l’autre, un “foyer national” pour les Juifs en Palestine.


 Marie Bonnevie dans le rôle de Gertrud dans l’adaptation cinématographique de Jérusalem de Selma Lagerlöf, réalisée par Bille August en 1996. Photo : SF

Ce qui était déjà en cours, mais qui n’apparaît pas dans la Jérusalem de Lagerlöf, c’est la question nationale. La Palestine sur laquelle la Grande-Bretagne a régné pendant quelques décennies est donc devenue une société de plus en plus divisée sur le plan “national” par les politiques du Mandat. Cependant, le contexte politique des forces opposées, celles qui allaient devenir les Israéliens et celles qui allient devenir les Palestiniens, différait considérablement.

Le sionisme, mouvement laïque juif créé pour donner un pays aux Juifs, a été fondé dans le sillage de l’affaire Dreyfus en France et des pogroms en Russie. Dans ses notions et dans sa réalité, le sionisme était imprégné de cette origine européenne.

Mais dans le monde arabophone, la question dominante était la poursuite de la colonisation. L’Égypte a obtenu son indépendance en 1919, mais l’influence de la Grande-Bretagne y est restée forte. À l’ouest, tous les pays arabes sont soumis à des puissances coloniales : au lieu d’un royaume arabe dans la région gouvernée par les Ottomans turcs, celle-ci est divisée en mandats gouvernés par les deux puissances européennes. Le pouvoir de mandat ne devait être exercé que jusqu’à ce que les peuples puissent exercer leur droit à l’autodétermination. Il n’est pas surprenant que les habitants aient continué à y voir une colonisation : de plus en plus de Juifs européens ont immigré en Palestine sous la protection du Mandat.

En 1947, alors que tous les pays sous mandat ont accédé à l’indépendance, à l’exception de la Palestine, la Grande-Bretagne abandonne et confie le problème aux Nations unies nouvellement créées. La situation en Europe est difficile, la politique nazie d’éradication totale de la population juive européenne est claire, tout comme les conditions innommables dans lesquelles elle a été mise en œuvre. Les réfugiés apatrides, les survivants juifs, ne veulent pas retourner dans les régions et les pays d’où ils viennent.

Après l’immigration sous le mandat britannique, les Juifs représentaient environ un tiers de la population totale de la Palestine, le reste étant principalement composé de musulmans, de chrétiens et d’“autres”, comme l’indiquent les statistiques de l’ONU. Aucune distinction n’a été faite dans le recensement entre les Juifs qui étaient déjà présents à l’époque de Selma Lagerlöf et qui parlaient l’arabe, peut-être le turc, et ceux qui étaient arrivés parlant des langues européennes.

À l’automne 1947, les travaux de l’ONU aboutissent à une résolution proposant la division de la Palestine en deux États. Selon leurs propres termes : un État juif et un État arabe. La proposition était accompagnée d’une carte montrant l’État arabe dans une belle couleur jaune et l’État juif en bleu. À l’Assemblée générale, la Suède, les USA, l’Union soviétique et la France se joignent à la majorité en faveur de la résolution. Les États arabes, qui souhaitaient que le territoire du mandat devienne un État indépendant, ont tous voté contre. La Grèce, la Turquie et Cuba ont également voté contre. Le Royaume-Uni s’est abstenu.

 

Le plan de partage des Nations unies pour la Palestine de 1947.

Six mois plus tard, le jour où les Britanniques évacuent leurs troupes, l’État d’Israël est proclamé. Lors de la demande d’adhésion à l’ONU, la Suède vote en faveur de ce pays, alors qu’une crise vient d’éclater à la suite de l’assassinat de Folke Bernadotte à Jérusalem.

Sans l’antisémitisme européen et le modèle européen d’État-nation, la création de l’État d’Israël ne peut être expliquée. Sans la colonisation le long de la Méditerranée et l’incorporation antérieure des pays arabes dans des empires musulmans multinationaux, on ne peut expliquer ni le nationalisme palestinien ni son écho dans le reste de la région. Lorsqu’une première résolution des Nations unies appelant à un “cessez-le-feu humanitaire” pendant la guerre actuelle a été adoptée par l’Assemblée générale le 26 octobre, la Suède s’est abstenue, tout comme l’Allemagne, tandis que la France et l’Espagne ont voté pour et l’Autriche contre. On peut y voir des considérations à la fois historiques et de politique intérieure.

Il ne fait aucun doute que le Hamas est anti-israélien et anti-juif. Mais c’est aussi une organisation idéologiquement anti-chrétienne, anti-athée et anti-polythéiste. Sayyid Qutb (1906-1966), le penseur égyptien qui influence encore les mouvements les plus radicaux de l’islam, avait une vision sombre du monde. Celui-ci est caractérisé par la corruption, le mercantilisme et la perte de toutes les vraies valeurs. La seule solution est de revenir à la parole révélée de Dieu et de combattre tous les faux musulmans, en particulier les dirigeants des pays musulmans, et tous ceux qui ne se soumettent pas à la vérité. Qutb ne prend pas position sur la manière de mener le combat - par la persuasion et la conversion ou par la force des armes.

C’est autre chose que l’antisémitisme européen qui, avec un noyau de croyances chrétiennes, a atteint son paroxysme lors de la fusion avec l’établissement “scientifique” moderne d’une hiérarchie des races. Bien sûr, l’antisémitisme européen a dépassé les frontières de l’Europe, comme lorsque les “Protocoles des Sages de Sion”, un faux produit par la police secrète tsariste, ont circulé en traductions arabes. Mais l’antisémitisme n’est pas né de ces sociétés.

Parallèlement, l’islam se perçoit fortement comme le successeur et l’héritier des religions juive et chrétienne. La rencontre avec le nationalisme palestinien laïc a conduit à l’arrêt, à la suite d’une décision centrale en 2006, des attentats suicides à la bombe lancés par le Hamas - bien que les tirs de roquettes sur Israël, qui constituent également une forme de terreur contre la population civile, se soient poursuivis. En 2017, après de longues discussions, le Hamas a également modifié sa charte, laissant entrevoir une reconnaissance des frontières de 1967, ce qui constitue un pas en avant vers la reconnaissance de l’État d’Israël.

 Toutes les aspirations à la réconciliation et à l’unité que portaient les paysans dalécarliens de Lagerlöf, ainsi que le droit au foyer et à la propriété que Folke Bernadotte défendait dans son rapport à l’ONU, ont disparu. Après Grozny, Alep et Mariupol, c’est au tour de Gaza, de Khan Younès et peut-être de Rafah d’être réduites en ruines. Une tragédie à grande échelle et aux effets incalculables.

Une tragédie également dans un sens plus précis, comme l’a souligné le spécialiste de la littérature William Marx dans le journal français Le Monde. Dans la Grèce antique, à une époque où la Méditerranée était en guerre permanente, le théâtre et la littérature se sont développés. Là, les spectateurs de l’Antigone de Sophocle pouvaient éprouver de l’empathie, comprendre et compatir à la fois avec Créon et son souci de maintenir les règles communes de l’État et l’exigence totalement opposée mais tout aussi irréfutable d’Antigone d’accomplir son premier devoir et sa première préoccupation : enterrer son frère assassiné.

Nous, les peuples du monde, regardons sur nos écrans les Israéliens et les Palestiniens souffrir et nous entendons le chœur, les commentateurs, expliquer et souligner. Nous pouvons penser que beaucoup de choses n’allaient pas dans le processus qui a conduit à la situation actuelle. Mais nous ne pouvons que comprendre et compatir aux positions incompatibles et également légitimes qui s’opposent : un foyer sûr pour les Juifs, l’indépendance pour les Palestiniens sur la terre où ils vivent, et le retour ou la compensation pour ceux qui en sont partis.

Dans le drame antique, la déesse Athéna pouvait à un moment donné intervenir et briser la spirale de l’affrontement permanent entre deux adversaires légitimes et moralement défendables sur la voie de la destruction mutuelle. La population de la Suède, qu’elle ait des liens forts ou faibles avec les religions basées à Jérusalem et tout l’imaginaire culturel qui les entoure, avec les Israéliens et avec les Palestiniens, a un avantage. La reconnaissance suédoise de la Palestine en 2014, jusqu’ici considérée comme un échec, peut nous permettre de rejoindre ceux qui cherchent un moyen de dépasser le conflit mutuellement destructeur. Non pas pour s’abstenir mais, comme Athéna, en toute connaissance et dans le respect des devoirs opposés, pour trouver une forme au-delà de la négation de l’un ou l’autre.

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?