Alex de Jong , Jacobin, 2/7/2024
Versión española Cómo la izquierda organizó la
diáspora filipina
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Alex de Jong est codirecteur de l’Institut international pour la recherche
et l’éducation (IIRE) à Amsterdam, aux Pays-Bas, et rédacteur en chef du site ouèbe
néerlandais Grenzeloos [Sans Frontières], édité par le groupe Politique
alternative socialiste (SAP), section néerlandaise de la Quatrième
Internationale (trotskyste)
Plus de 10 % de la population des Philippines travaille à l’étranger et
envoie des fonds qui sont essentiels à l’économie du pays. Un nouveau livre
explique comment la gauche a conquis ce groupe, pour ensuite le perdre.
Note de lecture de Insurgent
Communities : How Protests Create a Filipino Diaspora, par Sharon M.
Quinsaat (University of Chicago Press, 2024)
Lorsque des personnes partent à l’étranger et s’installent dans d’autres
pays, elles ne forment pas automatiquement une diaspora. C’est plutôt
l’activité politique et la mobilisation qui façonnent une diaspora, affirme
Sharon M. Quinsaat, professeure agrégée de sociologie au Grinnell College (Iowa,
USA), dans son ouvrage intitulé Insurgent Communities : How Protests Create
a Filipino Diaspora.
Pour plusieurs raisons, les migrants philippins constituent un cas
intéressant. Non seulement la population migrante philippine, qui compte plus
de dix millions de personnes réparties dans plus de deux cents pays et
territoires à l’étranger, est l’une des plus importantes de tous les pays. La
migration de la main-d’œuvre est un aspect essentiel de la politique économique
de l’État. Et bien que les persécutions politiques aient poussé une partie de
la diaspora philippine à quitter le pays, surtout pendant la dictature de
Ferdinand Marcos entre 1972 et 1986, ce n’est pas le résultat de persécutions
ethniques ou religieuses, les causes “classiques” des populations de la
diaspora.
Manifestation de Philippines sur la place du Dam à Amsterdam, Pays-Bas,
contre les violations des droits humain aux Philippines, le 21 septembre 1987.
(Sepia Times / Universal Images Group via Getty Images)
Tant Bongbong Marcos, l’actuel président philippin et fils de l’ancien
dictateur, que son prédécesseur, Rodrigo Duterte, ont joué un rôle important
dans le blanchiment de l’héritage de Ferdinand Marcos, qui a été enterré en
2016 avec les honneurs militaires au cimetière national.
La diaspora philippine était autrefois une source importante de résistance
contre la dictature, que les gouvernements conservateurs successifs ont cherché
à réhabiliter. Aujourd’hui, une grande partie de la diaspora soutient des
dirigeants de droite comme Duterte et Bongbong Marcos. Cette évolution ne s’est
pas produite de manière isolée. Elle est, comme le montre Quinsaat, le résultat
des transformations de la politique mondiale et du capitalisme.
Modèles coloniaux et néocoloniaux
Le colonialisme « a prédisposé les Philippines à devenir une nation
d’émigration », écrit Quinsaat. La migration a commencé pendant la
colonisation espagnole de l’archipel, mais à la fin du XIXe siècle,
l’Espagne n’était plus le pays de destination que pour un groupe restreint mais
influent de Philippins qui essayaient d’éviter les persécutions des autorités
coloniales ou qui cherchaient à poursuivre leurs études.
Les demandes de réformes libérales de ces “Ilustrados” [éclairés],
philippins éduqués et fortunés, initialement plutôt modestes, se sont
inévitablement heurtées à l’attitude intransigeante des autorités coloniales -
un nationalisme naissant fusionnant avec le mécontentement populaire suite à
l’éclatement de la révolution philippine en 1896. Deux ans plus tard, les USA
déclarent la guerre à l’Espagne et la nouvelle puissance montante prend le
contrôle des Philippines, marquant une nouvelle ère coloniale et le « véritable
début de l’émigration philippine ».
La politique coloniale usaméricaine a fait des Philippins des “ressortissants
américains”, leur refusant les droits politiques tout en leur permettant de
circuler librement à l’intérieur des frontières usaméricaines. Au début du XXe
siècle, le gouvernement usaméricain a commencé à recruter des Philippins pour
travailler dans les bases navales. Un grand nombre d’entre eux ont commencé à
travailler dans des plantations à Hawaï et sur la côte ouest des USA. Nombre
d’entre eux étaient des travailleurs saisonniers, voyageant entre les
plantations et les fermes, occupant des emplois de grooms, cuisiniers,
plongeurs et concierges pendant l’hiver. L’un d’entre eux, Carlos Bulosan,
s’est inspiré de ses propres expériences et de celles des travailleurs
philippins qui l’entouraient pour écrire le roman “America Is in the
Heart” (L’Amérique est dans le cœur), un classique de la littérature
prolétarienne.
En 1946, les USA ont officiellement déclaré l’indépendance des Philippines.
Mais des traités liant les politiques économiques des Philippines à celles de
leur ancien colonisateur, en offrant un traitement préférentiel aux entreprises
usaméricaines, ont permis de consolider les liens entre les deux pays. La
marine usaméricaine a également continué à recruter des Philippins, dont
beaucoup ont fini par obtenir la nationalité usaméricaine et ont fait venir
leur famille. Parmi les pionniers de l’émigration de main-d’œuvre philippine
moderne, on trouve les infirmières qui, formées selon les normes usaméricaines,
ont pu travailler à l’étranger.
En tant que communauté importante et établie de longue date, les Philippins
des USA constituent un groupe évident à aborder dans le cadre d’une étude sur
la diaspora philippine. Quinsaat compare leur cas à celui d’un autre groupe,
moins connu : les Philippins des Pays-Bas. À partir des années 60 et 70, un
petit nombre de travailleuses sont arrivées aux Pays-Bas, d’abord comme
infirmières, puis dans l’industrie textile.
La maîtrise généralisée de l’anglais, héritage du colonialisme usaméricain
et du système éducatif qu’il avait mis en place, a facilité cette migration,
mais c’est la position néocoloniale des Philippines dans le capitalisme mondial
qui a réellement fait du pays un exportateur de main-d’œuvre. En 1974,
Ferdinand Marcos a officiellement institué le programme d’emploi à l’étranger
et « déplacé le lieu de la migration internationale des USA vers de
nouvelles destinations à travers le monde ». L’encouragement à la
migration internationale s’est poursuivi après que le dictateur a été renversé
par la protestation populaire en 1986.
Les mesures néolibérales, sous la forme d’un programme d’ajustement
structurel imposé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale,
ont entraîné une augmentation du chômage, l’agriculture et les entreprises
philippines n’étant pas en mesure de faire face à la concurrence
internationale. Combinées aux réductions des services publics et de la
protection sociale imposées par le même programme, ces mesures ont conduit à
l’extension de la pauvreté.
Dans ces conditions, « la migration n’est pas seulement devenue une
solution politique officielle pour atténuer l’impact des crises grâce aux
envois de fonds, mais aussi une stratégie d’adaptation - un mode de vie accepté
- pour les Philippins ordinaires afin de surmonter les difficultés quotidiennes »,
écrit Quinsaat. Plutôt que d’essayer d’introduire des mesures qui
s’attaqueraient aux causes profondes poussant les gens à quitter leur foyer et
leur famille, les gouvernements philippins successifs ont poursuivi des
politiques économiques qui ont enfermé le pays dans une position de fournisseur
de main-d’œuvre et de ressources bon marché pour les capitaux internationaux.
Quinsaat souligne que « le cas des Philippines est unique en raison du
rôle de l’État philippin dans la stimulation et la gestion de la migration de
ses citoyens, reconnu par la Banque mondiale pour “son système d’aide aux
travailleurs migrants très développé, qui est un modèle pour les autres pays
d’origine” ».
Aujourd’hui, les travailleur·ses philippin·es basé·es à l’étranger
constituent une partie essentielle de la classe ouvrière du pays. Représentant
environ 10 % de la population totale du pays, ils·elles envoient plus de 30
milliards de dollars US, soit plus de 9 % du PIB des Philippines. L’émigration
fonctionne également comme une “soupape de sécurité”, attirant de jeunes
travailleur·ses à la recherche d’une vie meilleure pour eux·elles-mêmes et
leurs proches. En d’autres termes, il s’agit du type de personnes qui
constituerait un électorat naturel pour les mouvements d’opposition dans le
pays.
S’organiser pour le changement
Insurgent Communities ne
traite pas les Philippin·es travaillant à l’étranger comme de simples victimes
des relations capitalistes internationales. L’essentiel de l’ouvrage traite des
différentes manières dont il·elles se sont organisé·es pour résister à
l’exploitation et à l’oppression dans leur pays et à l’étranger. Plus que toute
identité ethnique naturelle, cette activité a été, selon Quinsaat, cruciale
pour la formation de la diaspora philippine.
L’une des organisations qui a joué un rôle important dans ce processus est
la Katipunan ng Demokratikong Pilipino (Union des démocrates philippins, KDP),
basée aux USA. FondéE en 1973, la KDP a rassemblé différentes générations,
unissant des militants nés aux USA et des migrants récents, et a fait le lien
entre les luttes nationales et internationales. LA KDP « a mené une lutte
transnationale sur deux fronts : contre la dictature de Marcos aux Philippines
et contre le capitalisme aux USA ».
On espérait que la démocratie aux Philippines mettrait fin à la nécessité
pour les Philippins de quitter le pays, tandis que la lutte pour le socialisme
aux USA était considérée comme faisant partie de la lutte pour mettre fin à
l’exploitation et au racisme auxquels les travailleur·ses philippin·es étaient
confronté·es dans ce pays. L’idéologie de la KDP était fortement influencée par
le maoïsme du parti communiste clandestin des Philippines (PCP), auquel ellel
était étroitement lié pendant les années 70.
La KDP faisait partie intégrante de la radicalisation générale de la fin
des années 60 et des années 70. De jeunes militants philippins-usaméricains « ont
exprimé leur solidarité avec les communistes du Viêt Nam qui, selon eux,
luttaient pour l’indépendance et l’autodétermination ». Ces radicaux
considéraient la guerre du Viêt Nam comme le prolongement de l’impérialisme
raciste usaméricain en Asie, qui avait déjà colonisé les Philippines.
L’histoire des premières luttes anticoloniales aux Philippines a été récupérée,
les jeunes radicaux se considérant comme les héritiers de cet héritage.
Comparée à celle des USA, la communauté philippine des Pays-Bas était
petite et homogène. La première génération d’activistes est née en dehors de
cette communauté. En 1975, des volontaires de l’aide au développement et des
missionnaires néerlandais ont créé le Filippijnengroep Nederland (Groupe Philippines
néerlandais) dans le but d’attirer l’attention sur les violations des droits humains
dont ils avaient eu connaissance lors de leur séjour aux Philippines. Par un
hasard de l’histoire, les Pays-Bas ont ensuite accueilli les principaux
dirigeants du PCP qui, avec l’aide de congrégations religieuses, ont réussi à
obtenir le statut de réfugiés dans le pays. Utrecht a accueilli le bureau du
National Democratic Front (NDF) des Philippines, un front d’organisation de
masse contrôlé par le parti et qui lui servait d’aile diplomatique.
La discussion de Quinsaat sur deux communautés très différentes montre les
similitudes des défis auxquels les militant·es ont été confrontés. Tant aux
États-Unis qu’aux Pays-Bas, les militant·es ont été confronté·es à des tensions
liées au fait qu’ils·elles s’organisaient au sein de communautés ayant des
liens différents avec des pays différents. La KDP a été confrontée à
l’opposition de militant·es qui considéraient que son opposition à la dictature
de Marcos était “source de division” et que son radicalisme dans les luttes
menées aux États-Unis n’était pas apprécié par les militants libéraux
philippins, y compris les exilés bourgeois des Philippines, qui voulaient faire
pression sur l’État usaméricain pour qu’il fasse pression sur Marcos. Mais
c’est le radicalisme de la KDP qui lui a permis de rassembler les migrants
récents et les exilés de la lutte anti-dictatoriale aux Philippines et les
jeunes générations aux USA, radicalisées par leur propre expérience du racisme
et de l’exploitation.
« L’activisme façonne le moi et l’identité » : c’est ainsi
que Quinsaat résume l’un des principaux thèmes de son livre. Ce n’est pas
seulement l’identification des militants qui a changé ; en faisant partie de
communautés et de mouvements plus larges, ils ont changé celle de groupes plus
vastes. L’identification au peuple philippin a été séparée de la loyauté à
l’État philippin par l’organisation de la lutte contre la dictature. Le
nationalisme philippin s’est enrichi d’un nouveau contenu anti-impérialiste en
se rattachant à l’histoire des révoltes anticoloniales, tandis que les identités
culturelles se politisaient.
Des marées politiques changeantes
Insurgent Communities
documente les tentatives des militant·es de la diaspora pour s’opposer à
l’occultation de la dictature de Marcos, mais aujourd’hui, le soutien des
travailleur·ses émigré·es à ces dirigeants de droite est très élevé. Alors que
Marcos a obtenu 58 % des voix parmi les Philippins du pays, ce chiffre s’élève
à 72 % pour les membres de la diaspora.
De nombreuses analyses de la popularité de Duterte et de Marcos évoquent le
rôle de la désinformation qui présente la dictature comme un âge d’or pour les
Philippines. Quinsaat souligne que, bien qu’il s’agisse d’un facteur important,
la question se pose de savoir comment ces informations ont été reçues ;
pourquoi les gens les ont-ils trouvées crédibles, comment ont-elles semblé
avoir un sens pour eux ? Insurgent Communities est en partie un document
sur le déclin des influences de gauche dans la diaspora philippine et leur
remplacement par d’autres points d’identification qui présentent les
difficultés du pays non pas en termes d’impérialisme et d’exploitation
capitaliste, mais comme le résultat d’un prétendu manque de “discipline” et de
la nécessité d’un leadership fort.
Tout comme son ascension, le déclin de l’influence de la gauche usaméricano-philippine
ne peut être dissocié du déclin international de la gauche et de la perte de
crédibilité du socialisme en tant qu’alternative. L’évolution de la situation
aux Philippines n’entre pas dans le cadre de ce livre, mais la crise dans laquelle
est entrée la principale organisation de la gauche philippine, le PCP, à la fin
des années 80, a affecté les efforts internationaux qui étaient parfois
directement liés au parti. L’attitude incohérente du parti et de son réseau
transnational à l’égard de Duterte n’a pas aidé non plus. Malgré le nombre
croissant de victimes de la soi -disant guerre contre la drogue, un certain
nombre d’éminents militants nommés par le NDF ont continué à servir Duterte à
des postes ministériels jusqu’après l’enterrement de Marcos.
Insurgent Comunities est un
ouvrage relativement court mais dense. Les lecteurs qui cherchent à comprendre
l’évolution du sens de l’identification et les défis auxquels est confronté le
militantisme transnational en tireront sans doute beaucoup d’enseignements.
Pour les militants qui cherchent à créer de nouvelles communautés insurgées, ce
livre est un outil précieux.
NdT
Larry Itliong (1913-1977) dirigeant ouvrier philippin, organisateur de la
longue grève des vendangeurs de raisins à Delano (Californie) dans les années
1960 et de nombreuses autres luttes d’immigrés philippins, de l’Alaska à la Californie,
a vu son rôle reconnu longtemps après sa mort. En 2015, à l'occasion du 50ème anniversaire du déclenchement de la grève de Delano, le gouverneur de
Californie Jerry Brown a instauré le « Larry Itliong Day », fixé au 25
octobre, jour de sa naissance.
Manifestation
à Times Square à New York le jeudi 30 juin 2022 contre le duo présidentiel élu,
Marcos fils et Duterte fille, organisée par la Coalition du Nord-Est pour
l’avancement d’une démocratie authentique aux Philippines, Gabriela New York,
Bayan USA, Damayan Migrant workers Association et Malaya Movement. Les
manifestants exigeaient notamment justice pour les victimes de l’état d’urgence
durant la dictature de Marcos père et des exécutions extrajudiciaires sous
Duterte. Photo DAVE LLAVANES JR.