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09/05/2025

RÉSEAU DES SURVIVANT·ES D'ABUS PAR DES PRÊTRES
Lettre ouverte au nouveau pape

“NOUS, LES ENFANTS DE L’ÉGLISE”

UNE EXHORTATION AU NOUVEAU PAPE

SNAP, 8/5/2025
 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Nous, autrefois enfants de l’Église, portons dans nos corps et nos mémoires les blessures invisibles de la violence sexuelle - nos propres stigmates spirituels. Pourtant, notre voix collective, qui s’élève à partir de ce qui était autrefois indicible, est un acte de résurrection. Elle restaure l’humanité qui nous a été violemment enlevée et nous permet de commencer une nouvelle vie.

8 mai 2025

Sa Sainteté
Palais Apostolique 
00120 Cité du Vatican

Jeudi 8 mai 2025

Nous vous écrivons en tant qu’organisation la plus ancienne et la plus importante au monde représentant les victimes de viols, d’agressions sexuelles et d’abus commis par des prêtres, des religieux, des religieuses, des ministres laïcs et des bénévoles de l’Église catholique.

Depuis plus de 35 ans, nous avons soutenu plus de 25 000 survivants dans le monde entier. Avant le conclave qui vous a élu, nous avons lancé une nouvelle initiative mondiale en faveur des survivants, Conclave Watch, une base de données détaillant la manière dont les cardinaux qui vous ont élu ont facilité et dissimulé des cas d’abus commis par des membres du clergé.

Autrefois, nous étions les enfants de l’église.

Le délinquant sexuel commet toujours deux crimes : il vole d’abord le corps, puis la voix.

Nombre des cardinaux qui vous ont élu ont couvert les crimes commis à notre encontre, et les prêtres et autres personnes qui nous ont agressés ont une valeur sociale et un prestige bien supérieurs à ceux de chacun d’entre nous, individuellement ou collectivement. Le théâtre et les acclamations internationales qui ont entouré votre élection le démontrent sans équivoque. Il n’est pas naturel, à un moment comme celui-ci, de vouloir connaître le type d’affliction sexuelle et spirituelle dont nous avons été victimes dans notre enfance. Une telle connaissance perturbe et menace le fonctionnement ordinaire de l’Église. Qui, engagé dans la prière et la louange pour votre ascension, veut connaître cette face cachée, désavouée et obscène de votre Église ?

Personne, si ce n’est ceux qui sont motivés par la seule vraie raison de vouloir la connaître : la justice.

Si le prêtre et les autres délinquants ont volé nos corps, ce sont les cardinaux et les évêques de l’Église, ainsi que les trois papes qui se sont succédé avant vous, qui ont volé nos voix.

Imaginez notre déception et notre désespoir de découvrir que vous en faites partie.

Vos premiers mots doivent s’adresser aux survivants et aux enfants de l’église

Nous nous attendons à ce que certains nous critiquent pour avoir soulevé cette question alors que le monde entier célèbre votre élection. Mais quand est-ce donc le bon moment pour discuter de la réalité alarmante du viol et de la violence sexuelle à l’encontre des enfants, qui se produit à chaque minute de chaque heure de chaque jour dans ce monde troublé ?

Peu avant sa mort, le pape François a organisé un sommet des dirigeants mondiaux sur les droits de l’enfant [1] et a signé une déclaration énonçant huit principes pour la protection et le respect des droits de l’enfant. À la suite de ce sommet, il a annoncé son intention de publier une exhortation apostolique spéciale s’adressant directement aux enfants, dans le but de les éduquer et de leur donner les moyens de connaître leurs droits.

Il n’a jamais vécu pour achever cette exhortation. Cette tâche vous incombe désormais. Les premiers mots que vous prononcerez en tant que pape devront s’adresser aux survivants et aux enfants de l’Église.

Mais comment allez-vous proclamer votre engagement à défendre les droits des enfants dans le monde et à dénoncer ceux qui ne le font pas, alors qu’en vertu des lois de l’Église, les personnes vulnérables n’ont pas ces droits ? En outre, comment pouvez-vous le faire alors que nombre de vos confrères évêques violent actuellement ces mêmes principes ?

Les Nations unies, les commissions d’État sur les abus et les survivants comme nous ont demandé à plusieurs reprises au pape François de promulguer une loi de tolérance zéro véritablement universelle pour les abus sexuels et la dissimulation d’abus. Une telle loi n’existe pas dans l’Église. Pourquoi des dizaines de milliers d’ecclésiastiques, dont vous et vos collègues évêques du monde entier savez qu’ils ont violé et agressé sexuellement des enfants et des personnes vulnérables, exercent-ils encore leur ministère aujourd’hui ? Pourquoi n’importe quel évêque dans le monde, y compris vous, peut-il dissimuler des cas de viol et transférer les délinquants vers de nouvelles affectations où ils sont susceptibles d’abuser à nouveau ?

Sans une nouvelle loi universelle de tolérance zéro, les abuseurs connus peuvent légalement exercer et se présenter comme des prêtres en règle dans les paroisses et les écoles, ainsi qu’auprès des familles. Les lois actuelles de l’Église ne protègent pas et ne font pas respecter les droits des enfants. Elles protègent et soutiennent l’immunité des évêques et des ecclésiastiques qui abusent des enfants, font obstruction à la justice civile et couvrent les crimes sexuels.

Ce que doit être une véritable tolérance zéro universelle sous votre papauté

Nous vous écrivons dans un esprit de colère prophétique, de frustration, d’amour et d’appel à la justice. Assumer le rôle de prophète, c’est-à-dire exhorter le chef de l’Église catholique à respecter ses propres paroles et engagements, est une tâche ingrate et malvenue. Cependant, les prêtres, les religieux, les religieuses, les ministres laïcs et les bénévoles qui ont abusé de nous, les évêques qui ont couvert ces abus et les papes finalement responsables de ces actes nous ont forcés à prendre cette position. Nous sommes déterminés à rester fidèles à la mission qui nous a été confiée par les enfants de l’Église.

Saint François d’Assise a dit : « Commencez par faire ce qui est nécessaire, puis faites ce qui est possible ; et soudain, vous faites l’impossible ».

Nous avons soigneusement et méticuleusement rédigé, mot par mot et ligne par ligne, la première loi de tolérance zéro véritablement universelle qui réponde aux exigences et aux normes du droit canonique et du droit international des droits humains [2]. Cette loi est nécessaire. Elle permettra de retirer légalement et rapidement du ministère les prêtres délinquants connus dans le monde entier et de commencer à tenir les évêques responsables de leurs actes. Ce faisant, nous pourrons réaliser ce qui semble impossible : créer une Église où aucune personne qui fait du mal aux enfants et aux personnes vulnérables ne pourra être prêtre et où aucune personne qui couvre ses confrères ne pourra plus jamais être évêque ou s’asseoir sur la chaire de Saint Pierre.

Saint François a également fait la célèbre remarque suivante : « Vos actions sont le seul sermon que les gens ont besoin d’entendre ». Signer la tolérance zéro dans la loi de l’Église et la mettre en œuvre en tant que pape sera la seule exhortation que les enfants du monde auront jamais besoin d’entendre de votre part.

Transition vers une église sans abus

Avec l’aide de la communauté internationale, nous mettons en place un processus clair, pragmatique et réalisable pour résoudre cette catastrophe, mais il ne pourra être mené à bien que si vous participez avec nous à un processus de justice transitionnelle mondial, dirigé par les survivants, afin d’aborder enfin l’héritage de l’Église en matière d’abus sexuels et de dissimulation de ces derniers.

Ce modèle exige la pleine participation du Vatican, notamment en ce qui concerne l’établissement de la vérité, la restitution et la réforme, mais il ne doit pas être contrôlé par l’Église. Il offre une voie vers une Église post-abus fondée sur la transparence, la justice et la guérison.

Ce modèle doit adhérer aux principes fondamentaux de justice reconnus internationalement par les survivants, les Nations unies et les organismes et organisations internationaux de défense des droits humains, en particulier dans le contexte des violations systématiques et généralisées des droits humains. Il devrait incomber aux survivants de diriger ce processus sur la base de leur expérience en tant que victimes de ces violations. Pour qu’une véritable réconciliation puisse avoir lieu, les dirigeants de l’Église doivent d’abord démontrer, accepter et proclamer la vérité sur leur complicité dans ces crimes et ces violations. C’est pourquoi le Saint-Siège ne peut pas contrôler le processus, mais doit coopérer pleinement et de bonne foi avec un organisme extérieur. Enfin, les composantes de ce modèle doivent être appliquées universellement à l’ensemble de l’Église mondiale :

Une commission mondiale pour la vérité, indépendante et bénéficiant de la pleine coopération du Vatican. Elle organisera des auditions régionales, documentera les abus et les dissimulations et exigera le plein respect des règles par le Vatican, y compris l’ouverture de toutes les archives relatives aux abus.

Une loi universelle de tolérance zéro promulguée dans le droit canon, éliminant tous les auteurs d’abus et les fonctionnaires complices.

Participer de manière proactive à des accords internationaux exigeant la transparence des églises et le soutien aux poursuites judiciaires. Les concordats devraient inclure des obligations de déclaration.

Un fonds de réparation soutenu par les actifs de l’église afin d’offrir une juste restitution aux survivants. Cela comprend les soins psychologiques, la restitution financière, l’éducation et le logement. Les actes publics de restitution devraient inclure des commémorations et des reconnaissances officielles de l’Église.

Former un Conseil mondial des survivants ayant l’autorité de contrôler la mise en œuvre et le respect de la loi. Ce conseil nécessitera la coopération et la participation des conférences épiscopales et des organes juridiques internationaux.

Si vous ne vous joignez pas à nous pour prendre ces mesures, tous les efforts déployés pour lutter contre la catastrophe des abus commis par des membres du clergé aboutiront à la même répétition d’échecs, à une nouvelle génération de prédateurs cléricaux et à la poursuite de ce traumatisme mondial.

Trois papes, trois trahisons : Serez-vous le quatrième ?

Après la résurrection, Jésus dit à Pierre : « Quand tu étais jeune, tu t’habillais toi-même et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et quelqu’un d’autre t’habillera et te conduira où tu ne voudras pas aller ». (Jean 21:18)

Contrairement à vous et à Pierre, beaucoup d’entre nous n’ont pas connu la liberté de la jeunesse. En tant qu’enfants, nous n’étions pas autorisés à nous habiller nous-mêmes ou à aller où nous voulions. Au lieu de cela, nous avons été conduits dans des lieux de soumission totale, de dénuement et de désespoir - des lieux où nous avons ressenti l’absence de Dieu, un peu comme ce que le Christ a vécu sur la croix.

Aujourd’hui, vous portez le poids de ce fardeau. L’abus d’enfants par certains prêtres et la dissimulation de ces crimes par des évêques vous impliquent directement. Cette histoire oblige à faire face à la trahison de l’innocence, vous conduisant à un endroit où vous ne voulez pas aller.

En tant qu’évêque de Rome, vous êtes le successeur direct de saint Pierre, dont vous pensez qu’il a été le premier pape, choisi non par les hommes, mais par le Christ lui-même. Pourtant, l’un des grands mystères de la foi est que Jésus n’a pas choisi Pierre pour son courage ou son honnêteté ; il savait que Pierre le trahirait. Jésus savait que Pierre nierait son innocence et mentirait à ce sujet, non pas une fois, mais trois fois. En d’autres termes, notre premier pape était un lâche et un menteur.

Vous serez le quatrième pape successif depuis la révélation publique aux catholiques et au monde entier des abus généralisés et systématiques commis sur des enfants. Vos trois prédécesseurs ont accepté la charge papale en étant pleinement conscients qu’ils avaient trahi l’innocence des enfants dans les diocèses qui leur avaient été confiés. Lorsqu’ils sont devenus papes, aucun n’a décliné la charge par honte ou par indignité pour ce qui s’était passé - ni Karol Józef Wojtyła en Pologne, ni Joseph Alois Ratzinger en Allemagne, ni votre prédécesseur, Jorge Mario Bergoglio en Argentine. Aucun d’entre eux ne s’est approché de la chaire papale et, comme Pierre, n’a confessé ses péchés, n’a pleuré amèrement et n’a juré de ne plus jamais trahir les innocents. Comme eux, ne reconnaîtrez-vous pas pleinement ce que vous et vos collègues évêques avez fait et ce que vous continuez à faire ? 

Jésus a réservé à Pierre certains de ses reproches les plus virulents, en lui disant : « Vade retro Satana ! » lorsque Pierre n’a pas compris le coût réel de la vie de disciple. Pourtant, malgré ses défauts, Pierre est resté celui à qui le Christ a confié la direction de l’Église.

La trahison des innocents n’est pas, en soi, un obstacle pour s’asseoir sur la chaire de saint Pierre, à condition de suivre l’exemple de Pierre. Pierre n’a pas justifié ses actes. Il ne s’est pas excusé lui-même. Il ne s’est pas protégé de la prise de conscience dévastatrice de ce qu’il avait fait.

Les enfants et les personnes vulnérables de son Église devront-ils supporter un quatrième pape qui les trahira, eux et tous les innocents confiés à ses soins ? Ou serez-vous le premier pape à mettre fin à ce fléau et à guérir les plaies ouvertes laissées par la longue histoire de l’Église catholique en matière de violences sexuelles ?

Sentiments distingués,

Le réseau des survivant·es d’abus par des prêtres

(SNAP, le réseau des survivants, apporte son soutien aux victimes d’abus sexuels en milieu institutionnel depuis plus de 35 ans. Notre réseau compte plus de 25 000 survivants et sympathisants. Notre site web est SNAPnetwork.org)

Notes 

(2) “SNAP Zero Tolerance Recommendations”. Réseau des survivant·es d’abus par des prêtres. 

GIDEON LEVY
Mon ami à Gaza en est à ses dernières gouttes d’insuline


Gideon Levy Haaretz, 7/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’acidocétose diabétique est une complication potentiellement mortelle du diabète, dans laquelle un manque d’insuline et des niveaux élevés d’hormones de stress entraînent une production accrue de corps cétoniques et une acidose. M. est presque à court d’insuline. Au téléphone depuis sa maison brûlée à Beit Lahia, dans le nord de Gaza, où il vient de revenir, il dit qu’il lui en reste deux gouttes. Plus tard, il précise qu’il dit “2 centimètres” ; peut-être voulait-il dire deux unités. Quoi qu’il en soit, il est presque à court d’insuline. Jusqu’à récemment, il l’obtenait à la pharmacie de l’agence de réfugiés de l’UNRWA, mais depuis qu’Israël a arrêté l’entrée de l’aide humanitaire, il n’y a plus d’insuline. 


Beit Lahia. Photo Finbarr O’Reilly/Reuters

Il essaie d’être rassurant : il n’a pas besoin d’insuline en ce moment parce qu’il n’y a pas de pain. Il ne prend de l’insuline que lorsqu’il mange du pain, et il n’y en a pas. Il garde sa dernière dose d’insuline au cas où lui et sa famille trouveraient un peu de pain. Mercredi, son fils est sorti à la recherche de pop-corn pour calmer son estomac. Il a cherché pendant des heures, en vain. « Je lui ai dit qu’il ne trouverait rien », raconte le père. 

« J’ai faim, j’ai vraiment faim », m’a-t-il dit mercredi. C’était la première fois depuis le début de la guerre qu’il prononçait cette phrase avec une telle intensité. Il a toujours essayé d’aplanir les choses, de minimiser ses difficultés pour ne pas susciter la pitié et préserver sa dignité. Enfin, jusqu’à hier. Mercredi, il a admis qu’il avait faim. Réellement faim. 

Mardi a été une journée particulièrement difficile car Israël a bombardé le nord de la bande de Gaza sans relâche. Les enfants voulaient partir, mais M. leur a demandé : « Où irions-nous ? »  Ils sont tous restés dans ce qu’il restait de leur maison, sous les obus tonitruants, espérant le meilleur. Ils ont décidé que si les bombardements

ne cessaient pas d’ici 17 heures, ils partiraient. Heureusement, les bombardements ont diminué avant cela, et mercredi, les armes étaient silencieuses. M. dit qu’il n’y a pas captifs israéliens et pas de Hamas à Beit Lahia, seulement des tas de décombres, alors pourquoi continuent-ils à bombarder cette zone ?

M. est retourné dans les ruines de sa maison après de longs mois dans un camp de tentes dans la zone “humanitaire” de Muwasi, à côté de Khan Younès et de ce qui était autrefois la colonie israélienne de Neveh Dekalim, avant son évacuation en 2005. Il a 63 ans, souffre de diabète et a subi un AVC. Le voyage du camp à sa maison brûlée a coûté 1 200 shekels (300 €). Quatre familles ont partagé le coût, entassées à l’arrière d’un fourgon de transport sur des matelas et des couvertures – tout ce qu’elles possédaient.

Lorsqu’ils ont atteint ce qui était autrefois leur maison, il ne restait rien d’autre que le squelette, couvert de suie. Même les portes avaient disparu. Ils ont nettoyé, posé des matelas et ont fait leur foyer parmi les ruines. Maintenant, ils craignent de devoir bientôt fuir pour sauver leur vie, et il n’y a nulle part où aller. Mercredi marquait 19 mois de guerre. Israël veut la renouveler avec toute sa force ; quelle nouvelle joyeuse et pleine d’espoir.

Mes conversations avec M. sont frustrantes. Mon incapacité à l’aider en quoi que ce soit, mon impuissance, me rend fou. Pendant des années, nous avons parcouru Gaza ensemble ; il était notre guide et notre protecteur. Mercredi, il était assis devant sa maison, face aux restes de la Mercedes à sept places que nous avons conduite et empruntée pendant des années ; parfois avec de l’essence, lorsque c’était disponible, et parfois avec de l’huile de friture usagée provenant des stands de falafels, lorsque l’essence venait à manquer.

La Mercedes jaune doit avoir environ 3 millions de kilomètres au compteur. Maintenant, elle aussi est une épave calcinée. M. la pleure plus qu’il ne pleure sa maison. Il y a passé plus de temps qu’il n’en a passé dans sa maison. Parfois, il la caresse, m’a-t-il dit mercredi, la voix nouée, ouvrant le coffre noirci et se remémorant des souvenirs, soulevant le capot et voyant le moteur calciné. Quelques jours avant le déclenchement de la guerre, il avait acheté quatre nouveaux pneus pour la voiture, mais il n’a pas eu la chance de rouler avec. Maintenant, le taxi est un squelette, tout comme son propriétaire affamé.

Mardi, il a mangé quelques lentilles, et mercredi, il n’a rien mangé. Lorsqu’il parviendra à obtenir de la farine ou du pain, il s’injectera les dernières gouttes d’insuline qu’il lui reste.



08/05/2025

Bulát Okudzháva
Nuestro 10º batallón de desembarco
Día de la Victoria

Traducido por   Josafat S. Comín
 

Bulát Shálvovich Okudzháva (1924-1997) fue un cantautor soviético de origen georgiano, uno de los fundadores del género ruso llamado «canción de autor» (avtorskaya pesnya). Escribió unas 200 canciones, mezcla de la poesía y las tradiciones folclóricas rusas y el estilo chansonnier francés, representado por contemporáneos de Okudzhava tales como Georges Brassens.
Aunque sus canciones nunca fueron abiertamente políticas (en contraste con las de sus compañeros bardos), la frescura y la independencia del arte de Okudzhava representaron un desafío sutil a las autoridades culturales soviéticas, que durante muchos años se negaron a dar sanción oficial a sus canciones.

Aquí no cantan los pájaros
ni crecen los árboles.
Y sólo nosotros, hombro con hombro,
nos arraigamos aquí, en la tierra.
El planeta arde y gira,
el humo cubre nuestra patria.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Acaba de cesar el combate,
y ya está sonando otra orden
el correo se va a volver loco
buscándonos.
Vuela un cohete rojo,
dispara la ametralladora.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Desde Kursk y Oriol
la guerra nos ha llevado
hasta las mismas puertas del enemigo.
Eso es lo que hay, hermano…
Algún día nos acordaremos de todo esto
y ni nosotros mismos nos los creeremos,
pero hoy necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Min. 36:00


Boulat Okoudjava
Notre 10ème Bataillon amphibie
Jour de la Victoire

Traduit par Mikaela Honung
 

Boulat Chalvovitch Okoudjava (1924-1997) fut un auteur-compositeur-interprète soviétique d’origine géorgienne. Considéré comme l'un des plus importants chanteurs de langue russe, avec Vladimir Vyssotski, son œuvre exprime son horreur de la guerre, l'observation patiente de la société soviétique et les amours douloureuses. Il est LE chanteur du quartier de l'Arbat à Moscou. On le surnomme parfois le « Brassens soviétique ». Il est également l'auteur de plusieurs romans.
« Cette voix qui chantait comme personne avant, sans aucune fausse note de patriotisme, sur Moscou, sur la guerre, traduisait la nostalgie d'une patrie qui n'est plus. Rien de politique dans ses chansons, mais tant de sincérité, tant de douleur que les autorités n'ont pas pu le supporter. Poursuivi par la haine et la sottise, Boulat Okoudjava aura sans doute été le premier poète persécuté sous nos yeux».
Vladimir Boukovski (Mémoires)

Ici les oiseaux ne  chantent pas
Les arbres ne poussent pas
Et nous seuls, épaule contre épaule,
Poussons ici sur la terre.
La planète brûle et tourne
La fumée recouvre notre patrie
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

A peine la bataille finie
Retentit un nouvel ordre de combat
Le facteur va devenir fou
A nous chercher.
Une fusée rouge traverse le ciel
Une mitrailleuse tire.
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

De Koursk et d’Orel
La guerre nous a menés
Aux portes de l’ennemi
C’est comme ça, mon frère
Un jour, nous nous souviendrons de tout cela
Et nous-mêmes n’y croirons pas.
Mais aujourd’hui, il nous faut une victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

Min. 36:00


BULAT OKUDZHAVA
Our Tenth Amphibious Battalion
Victory Day

Translated by  John Catalinotto 

Bulat Shalvovich Okudzhava (1924-1997) was a Soviet singer-songwriter of Georgian origin, one of the founders of the Russian genre called "author's song" (avtorskaya pesnya). He wrote some 200 songs, a mixture of Russian poetry and folk traditions and the French chansonnier style, represented by such Okudzhava contemporaries as Georges Brassens.
Although his songs were never overtly political (in contrast to those of his fellow bards), the freshness and independence of Okudzhava's art represented a subtle challenge to the Soviet cultural authorities, who for many years refused to give official sanction to his songs.

   
 
The birds aren't singing here,
The trees aren't growing
And only we, shoulder to shoulder
Are growing here in the earth.
The earth lit up is spinning,
Smoke covers  our homeland.
And thus, we need a victory,
One for all. We're ready to pay any price!

(Chorus) A fiery death awaits us
Yet that can't stop us.
Cast doubt away
Journey into night
Separately
Our tenth
Amphibious Batallion.
Our tenth
Amphibious battalion.

As soon as the battle ceases
Another order comes
The postman will go crazy
Looking for us.
Let red rockets fly,
Fire off the machine guns.
And thus, we need a victory,
One for all. We're ready to pay any price!

(Chorus) A fiery death awaits us
Yet that can't stop us.
Cast doubt away
Journey into night
Separately
Our tenth
Amphibious Batallion.
Our tenth
Amphibious battalion.

From Kursk and Orel
The war has brought us
Up to the doors of our enemy.
That's how it is, brother…
Someday we'll remember it
And we won't believe it ourselves,
But now we need a victory,
One for all. We're ready to pay any price!

(Chorus) A fiery death awaits us
Yet that can't stop us.
Cast doubt away
Journey into night
Separately
Our tenth
Amphibious Batallion.
Our tenth
Amphibious battalion.

Min. 36:00


БУЛА́Т ОКУДЖА́ВА
Десятый наш десантный батальон
День победы

Здесь птицы не поют,
Деревья не растут,
И только мы, к плечу плечо
Врастаем в землю тут.

Горит и кружится планета,
Над нашей Родиною дым,
И значит, нам нужна одна победа,
Одна на всех - мы за ценой не постоим.
Одна на всех - мы за ценой не постоим.

Припев:

Нас ждет огонь смертельный,
И все ж бессилен он.
Сомненья прочь, уходит в ночь отдельный,
Десятый наш десантный батальон.
Десятый наш десантный батальон.

Лишь только бой угас,
Звучит другой приказ,
И почтальон сойдет с ума,
Разыскивая нас.

Взлетает красная ракета,
Бьет пулемет неутомим,
И значит нам нужна одна победа,
Одна на всех - мы за ценой не постоим.
Одна на всех - мы за ценой не постоим.

Припев:

Нас ждет огонь смертельный,
И все ж бессилен он.
Сомненья прочь, уходит в ночь отдельный,
Десятый наш десантный батальон.
Десятый наш десантный батальон.

От Курска и Орла
Война нас довела
До самых вражеских ворот.
Такие, брат, дела.

Когда-нибудь мы вспомним это,
И не поверится самим.
А нынче нам нужна одна победа,
Одна на всех - мы за ценой не постоим.
Одна на всех - мы за ценой не постоим.

Припев:

Нас ждет огонь смертельный,
И все ж бессилен он.
Сомненья прочь, уходит в ночь отдельный,
Десятый наш десантный батальон.
Десятый наш десантный батальон.

Мин. 36:00


RAEF ZREIK
Martin Buber, un sioniste à visage humain qui donne encore du grain à moudre

Le philosophe sioniste n’a pas pu échapper à un état d’esprit colonial, mais sa vision binationale offre une voie à suivre en Palestine/Israël.

Raef Zreik, Jewish Currents6/5/ 2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Raef Zreik (Eilabun, Galilée, 1965), est un Palestinien de 1948. Il enseigne la philosophie morale et politique à l’Academic College of Tel Aviv-Yaffo, la jurisprudence au Ono Academic College et est senior research fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem. Diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem, de Columbia et de Harvard (doctorat sur le concept de droit et la distinction entre le droit et la vertu chez Kant).
Parmi ses publications récentes :
« What’s in the Apartheid Analogy », Theory and Event, 2020
« The ethics of the intellectual – Rereading Edward Said », Philosophy and social criticism, 2020
« Zionism and political theology », Journal of Political Theology, 2023
Son livre, Kant’s Struggle for Autonomy : On the Structure of Practical Reason, a été publié en 2023 par Rowman-Littlefield (New York).

Préface du livre
A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs, édité, commenté et préfacé par Paul Mendes-Flohr, University of Chicago Press, 2005, réédition 2025 



Martin Buber pose un défi plus grand aux intellectuels palestiniens que tout autre leader et penseur sioniste. Le défi posé par Ze’ev Jabotinsky, Menachem Begin et David Ben-Gurion n’était pas principalement d’ordre intellectuel. Leur affirmation centrale—que le conflit avec les populations arabes indigènes était inévitable et inéluctable—laissait aux Palestiniens peu d’options autres que de se préparer à des confrontations violentes avec les colonisateurs sionistes. Le défi qu’ils posaient ne pouvait être relevé que sur le champ de bataille. La plupart des Palestiniens étaient donc plus d’accord avec Jabotinsky qu’avec Buber, qui insistait sur le fait que les intérêts nationaux juifs et palestiniens sont compatibles et donc susceptibles d’un accommodement mutuel. Buber vous oblige à dialoguer avec lui ; Jabotinsky vous force à vous battre.


Martin Buber, par Andy Warhol, 1980

Ainsi, en exprimant une vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question la compatibilité du projet sioniste, qui cherche à sécuriser les intérêts du peuple juif, avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. De plus, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a soulevé une position paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens Ainsi, en exprimant sa vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question le fait que le projet sioniste, qui cherche à garantir les intérêts du peuple juif, soit ou puisse être compatible avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. En outre, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a créé une situation paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens : en tant que sioniste, il faisait partie du projet colonial tout en s’y opposant. À bien des égards, la position de Buber s’apparente à la description du colonisateur autocritique dépeint par Albert Memmi dans Le colonisateur et le colonisé. S’il appartenait socialement, culturellement et économiquement à la société des colons, il n’en était pas moins conscient des effets néfastes du colonialisme sur la société autochtone. Buber s’opposait ainsi à certaines structures sociales et politiques fondamentales qui rendaient sa propre existence possible. Il allait vers le sud dans un train qui se dirigeait vers le nord. En effet, il se trouvait dans une situation apparemment intenable. En cherchant à se distancier de l’Occident en général et de l’impérialisme britannique en particulier, Buber semblait négliger la lourde dette du sionisme envers les puissances coloniales britannique et occidentale, endossée par la Société des Nations, la déclaration Balfour et l’établissement du mandat britannique sur la Palestine.

Memmi était tout à fait conscient de cette situation paradoxale dans laquelle un colonisateur qui résiste à la colonisation peut se retrouver inextricablement mêlé à ce même système. Memmi attire ainsi notre attention sur la réalité sociologique de la “vie coloniale”, que l’on ne peut pas simplement transcender par des idées. Le monde en général ne peut pas simplement être divisé entre les gens selon leur idéologie : progressistes et conservateurs, libéraux et fondamentalistes, socialistes et capitalistes, gauche et droite, etc. Les gens se distinguent également en fonction de leur position sociale, de leur situation et de leur position objective, et non pas uniquement en fonction de leurs idées. Il existe une distinction entre les indigènes et les colons, et même si un colon veut renoncer à ses privilèges, il continue d’en jouir. Ses liens, son réseau de relations, son cadre de référence - tout le contexte qui donne un sens à ses actions - restent ceux de la société du colon. Il y a une limite à ce que le colonisateur puisse s’identifier au colonisé ou embrasser sa position. Pour Memmi, si un tel colonisateur « ne peut s’élever au-dessus de ce moralisme intolérable qui l’empêche de vivre, s’il y croit avec tant de ferveur, qu’il commence par s’en aller » et qu’il coupe ses liens avec le projet colonial et la culture des colons. C’est ce qu’a fait Hans Kohn, ami proche et disciple de Buber. Après les affrontements entre Palestiniens et sionistes de 1929, Kohn a déclaré que “le sionisme n’est pas le judaïsme”, a renoncé à son poste de direction au sein de l’Agence juive à Jérusalem, a quitté la Palestine et a finalement émigré aux USA.

Mais Buber n’a pas approuvé la décision de Kohn. Il est resté sioniste et ne s’est pas reconnu comme un colonisateur privilégié. Il voulait faire partie du peuple juif et du projet sioniste et lutter à l’intérieur du mouvement pour l’orienter vers une voie radicalement différente de celle qu’il avait prise. Il s’opposait à la création d’un État qui assujettirait les Palestiniens à un statut de minorité ; il ne voulait pas que le sionisme fasse partie de l’ordre impérial ; il voulait un sionisme qui soutienne l’égalité des Juifs et des Arabes et attendait avec impatience l’établissement d’un État binational en Palestine. Mais avait-il une chance raisonnable de réaliser cette vision ?

Buber n’était-il qu’un songe-creux ? Un sophiste ? Ne comprenait-il pas la différence fondamentale entre la politique et l’éthique ? Était-il simplement en train de “construire des mythes”, comme l’aurait affirmé Memmi ? Inversement, voulons-nous vraiment souscrire à l’idée que la politique est avant tout une question de pouvoir, et que tant que vous n’avez pas de pouvoir, personne ne vous prendra au sérieux ? Sommes-nous sûrs de vouloir dissocier la morale de la politique ?

En tant que Palestinien, je ne sais pas si j’ai des réponses adéquates à ces questions. Pourtant, avec Buber, je me méfie des approches qui tendent à exagérer la dialectique tragique présumée de l’histoire et de la politique. Dans son article de 1945 intitulé “Politique et moralité”, Buber reconnaît que « la vie, en tant qu’elle est vie, implique nécessairement l’injustice. Il ne peut y avoir de vie sans destruction de la vie ». Buber n’était pas naïf. Mais il n’était ni prêt ni disposé, sous le couvert de ce truisme, à admettre la cruauté et l’injustice comme inhérentes aux affaires humaines. C’est pourquoi il ajoutait une mise en garde : « Nous ne pouvons pas nous abstenir de commettre l’injustice, mais nous avons la grâce de ne pas avoir à commettre plus d’injustice qu’il n’est absolument nécessaire ». « L’essentiel, soulignait-il, est de reconnaître les limites ». Il a donc averti ses collègues sionistes que « si l’on a l’intention de chasser de leur patrie des gens qui sont liés à la terre, alors on a dépassé ces limites. Nous sommes ici face à un droit inaliénable, le droit de celui qui cultive la terre d’y rester ». Le concept de “limitation” de l’injustice au strict nécessaire crée un espace pour imaginer une autre réalité sociale et politique en Palestine et offre quelques outils intellectuels pour argumenter contre la logique de Jabotinsky de l’inéluctabilité du conflit avec la Palestine et la logique du “nous” contre “eux” qui continue à prévaloir dans l’imagination politique sioniste.

La logique qui sous-tend la politique de Jabotinsky - et celle de son disciple Benjamin Netanyahou - tire sa justification du passé, lorsque les Juifs d’Europe étaient victimes d’un antisémitisme insidieux et implacable. D’où leur besoin impérieux d’un abri sûr qu’ils ne pouvaient trouver en Europe, un abri qui, selon Jabotinsky, ne pouvait être assuré qu’en Palestine sous la forme d’un État-nation juif souverain - un objectif autojustifié à atteindre par tous les moyens jugés nécessaires. Sa conception unique de la justice pour les Juifs abandonnés d’Europe l’a rendu aveugle à la réalité politique et démographique de la Palestine arabe. Cette conception est donc erronée dès le départ. Cette situation est différente de celle où la conception de la justice est raisonnable, mais où sa mise en œuvre entraînerait des conséquences indésirables. En effet, en se concentrant exclusivement sur la justice pour le peuple juif, Jabotinsky ignore délibérément ses conséquences pour les Palestiniens, à savoir leur dépossession et la privation de leurs droits politiques. Sa logique politique est inflexible et l’emporte impitoyablement sur les considérations éthiques. Buber conteste la politique sioniste guidée par cette seule logique politique. En poursuivant ses intérêts fondamentaux, il faut accepter la responsabilité morale de limiter les dommages que ses actions peuvent causer aux autres. Comme l’a dit Hannah Arendt, personne n’habite le monde seul. Nous sommes destinés à partager le monde et, en fin de compte, nous n’avons pas d’autre choix que de trouver un moyen d’y vivre ensemble.


Statue de Buber à Heppenheim, en Hesse, où il vécut de 1916 à 1938 

En honorant cet impératif existentiel et éthique, Buber a promu la vision d’un État binational. Ni les sionistes ni les Palestiniens n’ont jugé cette idée digne de considération. N’oublions pas que dans les années 1920, les Juifs ne représentaient pas plus de 10 à 15 % de la population de la Palestine. Il est vrai que leur nombre a augmenté au cours des deux décennies suivantes, atteignant 35 % au moment de la partition en 1947. Bien que l’idée binationale envisagée garantisse aux Juifs et aux Arabes une part égale dans le gouvernement et l’administration du futur État, les Palestiniens l’ont rejetée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’idée de parité, indépendamment de la proportionnalité démographique, impliquait que les Palestiniens renoncent à leur statut de majorité et à leur patrie. La simple idée qu’une minorité d’immigrants (les Juifs) offre l’égalité - individuelle et collective - à la majorité palestinienne autochtone a été jugée déraisonnable, voire carrément absurde. Pourquoi les Palestiniens devraient-ils renoncer à la moitié de leur patrie ? Certes, les sionistes devraient également renoncer à leur rêve, comme le dit leur hymne national, « un espoir vieux de deux mille ans / D’être une nation libre [politiquement souveraine] sur notre terre / La terre de Sion, Jérusalem ». Il y a tout de même une différence entre renoncer à un rêve et renoncer à sa réalité : sa terre.

Le problème majeur qui a rendu l’acceptation du binationalisme plus difficile est le simple fait que la réalité n’était pas binationale à l’époque. Pour accepter le binationalisme, les Palestiniens auraient dû accepter l’immigration juive en Palestine sous la tutelle du mandat britannique. Par ailleurs, Buber ne s’est pas adressé aux Palestiniens. Il a débattu avec ses collègues sionistes. Les dirigeants sionistes ne se sont pas non plus adressés aux Palestiniens, estimant que seule l’aide de l’Empire britannique leur permettrait d’établir un foyer national en Palestine. En bref, la tentative de Buber de situer le sionisme comme un nationalisme subalterne, un nationalisme de décolonisation, était en contradiction avec les faits sur le terrain. Il s’efforçait de situer le sionisme à côté et en complément - et non en opposition - du nationalisme palestinien, en tant que nationalisme anticolonial, mais cela ne cadrait pas avec le fait que ce sont les Britanniques qui ont préparé le terrain pour la colonisation juive de la Palestine.

Les arguments de Buber posent des questions intéressantes au mouvement national palestinien, principalement en raison de son minimalisme et de sa tentative de trouver un moyen de concilier les intérêts des deux mouvements sans que le sionisme ne domine les Palestiniens. La version du sionisme de Buber était-elle plausible et aurait-elle dû être acceptée par les Palestiniens ? Il s’agit en partie d’une question historique. Mais la question est toujours d’actualité étant donné que nous luttons toujours pour trouver un moyen d’assurer une existence pacifique, décente et digne pour les deux peuples. Certains des arguments de Buber en faveur des droits des Juifs en Palestine sont expliqués dans son discours de 1929 intitulé « Le foyer national et la politique nationale en Palestine ». Ce texte révèle des traces évidentes de la pensée et de l’imagination coloniales, comme lorsqu’il fonde le droit sur « un fait avéré : après des milliers d’années au cours desquelles le pays était une terre inculte, nous l’avons transformé en un pays habité, là où il nous était loisible de le faire, par des années de travail ». Le droit découlant de la création et de la fertilisation est en fait le droit des colons. Même lorsque Buber a cherché à étendre l’égalité aux Palestiniens indigènes, il l’a fait dans une perspective coloniale, déclarant que « la situation de notre colonie inclut la vie des habitants arabes du pays, que nous n’avons pas l’intention d’expulser ». Pour tout Palestinien à l’oreille sensible, cela sonne comme si les immigrants juifs faisaient une faveur aux Arabes en ne les expulsant pas, un geste bienveillant qui mérite d’être récompensé ! 


Buber lors de sa première visite en Palestine en 1927

La mentalité coloniale de Buber apparaît à nouveau dans sa lettre de 1939 au Mahatma Gandhi, dans laquelle il tente d’expliquer pourquoi les Juifs persécutés d’Allemagne cherchent refuge en Palestine : « Les Juifs sont persécutés, volés, maltraités, torturés, assassinés ». Pourquoi pas une autre terre que la Palestine ? Parce que les Juifs ont un lien historique, religieux et spirituel avec cette terre, et qu’elle leur appartient (« nous avons besoin de notre propre sol »). Pour ceux qui connaissent le langage des droits, je dirais que l’argument se réfère à la fois à un droit général basé sur le besoin et à un droit spécial qui lie spécifiquement le peuple juif à cette terre. Les arguments fondés sur la nécessité sont d’ordre général. Si je meurs de faim, j’ai le droit d’être nourri, mais ce droit est général et s’impose à tous ceux qui sont en mesure de m’aider ; par conséquent, il peut imposer un devoir de solidarité imparfait. Mais mon devoir de solidarité envers les autres, d’aider ceux qui sont dans le besoin, est différent de mon devoir spécial de payer celui à qui j’ai emprunté de l’argent ou celui dont j’ai endommagé les biens. Il s’agit de devoirs particuliers, plus lourds que le devoir général d’assistance. Les Palestiniens avaient le devoir d’assistance, le devoir de solidarité, en tant que devoir général. C’était le même devoir général que celui des Français, des Russes, des Iraniens et des USAméricains. Comment un peuple peut-il se réveiller en découvrant qu’il a un devoir spécial d’aider un autre peuple en lui cédant la moitié de sa patrie, quelle que soit la gravité de la situation ? L’argument de la nécessité peut difficilement établir un tel devoir. La plupart des dirigeants sionistes n’ont même pas envisagé de proposer des arguments ou des réponses à cette question. Buber s’approche d’une réponse, mais il le fait dans son débat épistolaire avec Gandhi, et non avec un dirigeant palestinien. Néanmoins, je pense qu’il y a une différence entre un devoir de solidarité qui garantit le droit d’immigrer des Juifs fuyant les persécutions et un devoir d’accepter la demande d’un autre peuple pour un État-nation séparé ou même un partenaire égal dans un État binational. Cela ne va pas de soi et ne doit pas l’être.


Buber, par LAUTIR

Bien que les idées de Buber aient été en son temps reléguées aux marges de l’histoire, il pourrait être utile de les revisiter aujourd’hui afin d’envisager l’avenir. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’un des problèmes des idées de Buber est qu’il a proposé une solution binationale dans une réalité qui ne l’était pas. Non seulement parce que le nombre de Juifs était relativement insignifiant, mais aussi en raison de la nature coloniale du projet d’installation. Si l’aspect colonial de la colonisation existe toujours 100 ans plus tard, le paysage démographique est différent : les Juifs de Palestine sont aujourd’hui la troisième ou la quatrième génération à vivre sur cette terre et ne connaissent pas d’autre foyer. Les idées de Buber sont donc à nouveau pertinentes, mais il est clair qu’elles doivent être actualisées pour répondre aux nouveaux défis. Ces défis comprennent la reconnaissance de la Nakba palestinienne et la nécessité de mettre fin à la dépossession actuelle des Palestiniens. Dans un premier temps, les Israéliens juifs devraient reconnaître et réparer les injustices historiques de la dispersion, de la discrimination et de l’occupation subies par les Palestiniens. En conséquence, le binationalisme ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un projet de décolonisation qui met fin à l’héritage de l’assujettissement et de la domination. Le binationalisme sans décolonisation n’est qu’une continuation de la domination parée d’autres atours.

Pour de nombreux intellectuels palestiniens, le binationalisme est intrinsèquement intenable, car il implique de reconnaître les droits historiques des Juifs en Palestine et de reconnaître que la résistance palestinienne a échoué et qu’elle était peut-être simplement malavisée. En outre, nombreux sont ceux qui affirment que la meilleure solution à la question juive en Palestine serait un État laïque, multiethnique et libéral fondé sur l’égalité des droits pour tous ses citoyens, sans distinction de race, de religion, de sexe ou d’appartenance culturelle. 


Buber par Brigitte Dietz, 2014

Un État binational qui soutient l’autonomie culturelle et religieuse n’exige pas nécessairement, à mon avis, d’accepter le récit sioniste concernant les droits historiques des juifs en Palestine. Reconnaître les droits collectifs des Juifs en Palestine ne doit pas être interprété comme une reconnaissance de leur droit historique à la terre. De nombreux droits que nous possédons ne sont pas historiques et ne sont pas non plus fondés sur une affiliation historique. Mon droit d’être représenté par un avocat dans un procès pénal et mon droit à la liberté d’expression sont des droits purement juridiques. Ces droits reposent sur certaines perceptions de la fragilité de l’existence humaine et de ses besoins fondamentaux. Je ne vois aucune raison de croire qu’accepter un droit collectif à l’autodétermination juive en Palestine dans le cadre du binationalisme revient à accepter une quelconque version du sionisme. Nous devrions être capables d’imaginer un nationalisme juif en Palestine qui ne soit pas colonialiste.

Quant à la suggestion d’un État libéral laïque qui ne reconnaît aucune appartenance religieuse, culturelle ou nationale dans la sphère publique, j’ai tendance à penser qu’elle n’est pas attrayante à l’heure actuelle. Le rêve libéral d’une sphère publique neutre qui met entre parenthèses les identités et les limite à la sphère privée n’est pas convaincant. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici toute la littérature du dernier demi-siècle qui souligne l’importance de l’identification culturelle, de Will Kymlicka à Charles Taylor, Bhaikhu Parekh, et d’autres. J’ai tendance à penser que l’identité collective des deux groupes est importante pour eux et qu’ils ont tout intérêt à conserver et à développer leur vie culturelle et religieuse distincte.

Une autre réserve avancée par les intellectuels palestiniens pour empêcher tout rapprochement avec l’État juif concerne l’alignement du sionisme sur l’impérialisme occidental et sa volonté de préserver ses intérêts aux dépens de l’Orient en général et du monde arabe en particulier. Buber partageait certaines de ces préoccupations et dénonçait constamment les dirigeants sionistes qui cherchaient à obtenir le soutien des puissances impérialistes. Il a proposé un autre type de sionisme qui était en un sens non colonial (il a essayé de faire la différence entre le colonialisme expansif et le colonialisme limité concentré, une distinction qui peut difficilement tenir dans la pratique), malgré la rhétorique coloniale avec laquelle il a célébré l’idéalisme des pionniers des colonies agricoles sionistes (voir son essai de 1939, “Concerning Our Politics”). Il envisageait le sionisme comme un moyen de faciliter le retour des Juifs à leurs origines orientales et de servir ainsi de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident (voir son essai de 1956, “Instead of Polemics” et son essai de 1965, “The Time to Try”). Mais Israël, depuis sa création il y a 77 ans, a choisi, aux côtés des USA et d’autres puissances impérialistes hégémoniques occidentales, de perpétrer une attaque permanente contre la région, ses peuples et leurs intérêts et de se positionner ainsi comme l’ennemi de la région (les guerres de 1956, 1967, 1982 et 1996 n’en sont que quelques exemples). En outre, plus Israël lance des guerres contre la région, plus il devient dépendant des puissances occidentales, comme le montre clairement la récente guerre à Gaza. Tout cela pour dire que l’avenir de la Palestine ne peut se concevoir sans remodeler l’image de toute la région et la nature des relations entre l’Orient et l’Occident, en mettant fin aux politiques coloniales et impériales. Buber espérait que le peuple d’Israël servirait de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident. Depuis la disparition de Buber il y a six décennies, l’image de ce pont continue de s’éloigner dans un horizon toujours plus lointain. Israël est désormais pleinement au service des grandes puissances impériales occidentales contre les peuples du Proche-Orient. La guerre de 2023 sur la bande de Gaza contre les Palestiniens fait de plus en plus ressembler Israël à un krak de croisés en Terre sainte, repoussant désespérément les armées de Saladin au 13e siècle. Buber l’avait prévu et, malheureusement, il avait raison.


Dans une série de sachets de sucre sionistes, Martin Buber