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13/07/2025

NAGHAM ZBEEDAT
“C’est une forme de boycott” : pourquoi ces citoyens palestiniens d’Israël suppriment l’hébreu de leur quotidien

Malgré l’obtention de diplômes ou l’exercice d’un métier en hébreu, un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis de l’État israélien et des Israéliens juifs a conduit certains citoyens arabophones israéliens à renoncer complètement à l’hébreu, en particulier pendant la guerre de Gaza : « Je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence ».

 Nagham Zbeedat, Haaretz, 13/7/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Nagham Zbeedat est une journaliste palestinienne d’Israël couvrant les affaires palestiniennes et le monde arabe pour le quotidien Haaretz .@ztnagham

 

Illustration : Shumisat Rasulaev

Dans un café animé de Haïfa, un groupe d’amis passe sans effort de l’arabe à langlais, sans prononcer un mot d’hébreu. Ce n’est pas qu’ils ne le parlent pas. En fait, la plupart d’entre eux l’ont étudié pendant des années et le parlent couramment dans un contexte académique ou professionnel. Mais lorsqu’il s’agit de conversations informelles, de nombreux arabophones font désormais un choix délibéré : éviter complètement de parler hébreu.

Parmi ceux qui ont fait ce choix linguistique conscient, on trouve Ahlam, une infirmière diplômée de 26 ans originaire de la ville de Kafr Yasif, dans le nord du pays. Comme beaucoup de citoyens palestiniens d’Israël, elle a grandi en parlant arabe à la maison et a fréquenté des écoles publiques arabophones, où l’hébreu est enseigné comme deuxième langue à partir du CE2.

Ahlam a étudié les sciences infirmières à l’université de Tel Aviv et a terminé sa formation clinique dans un hôpital du centre d’Israël. Après s’être liée d’amitié avec des Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie, elle s’est rendu compte que l’hébreu s’était glissé dans son vocabulaire quotidien, même lorsqu’elle parlait arabe.

« J’ai commencé à me sentir dégoûtée de moi-même », dit-elle. « Pourquoi utilisais-je des mots hébreux avec des gens qui parlaient la même langue que moi ? Notre langue commune est l’arabe. Et pourtant, la moitié des mots que j’utilisais, ils ne les comprenaient même pas parce qu’ils étaient en hébreu. »

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Ahlam a commencé à supprimer délibérément les mots hébreux de son vocabulaire quotidien, un processus qu’elle poursuit encore aujourd’hui. « Je pense qu’il est important d’apprendre la langue, mais je ne trouve pas normal de l’utiliser entre nous [les Arabes] », explique-t-elle. « L’éducation m’a tellement éloignée de ma langue que je connais certains mots uniquement en hébreu et que je ne sais pas ce qu’ils signifient en arabe, et vice versa. Il y a des mots arabes que je ne comprends même plus. »


« Bien sûr, quand les Juifs ne parlent pas l’arabe, je suis obligée de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne », explique Ahlam, une infirmière de 26 ans originaire de Kafr Yasif. Photo  Olivier Fitoussi

Ce qui a commencé comme un changement subtil est devenu une tendance croissante parmi les jeunes citoyens arabes d’Israël, sous la forme d’une expression culturelle et politique discrète influencée par la guerre en cours, la discrimination et un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis des Israéliens juifs et de la culture hébraïque.

« [Parler hébreu] était quelque chose qui m’était imposé. J’ai vécu avec. Mais maintenant que je le rejette, c’est une façon de résister, de m’accrocher à mon identité et à mes racines », dit Ahlam. « Ils ont essayé de nous dépouiller de tout, y compris de notre langue. L’hébreu représente l’occupant. Celui qui est venu, a pris mon pays et m’a imposé sa langue. »

« Bien sûr, quand les Juifs ne connaissent pas l’arabe, je suis obligé de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne. »

Double identité

En Israël, le ministère de l’Éducation gère deux systèmes éducatifs distincts : les écoles arabophones et les écoles hébréophones. Chaque système dispose de ses propres superviseurs, budgets, établissements de formation des enseignants et systèmes de placement des enseignants. Cependant, le secrétariat pédagogique du ministère de l’Éducation élabore et supervise un programme unique pour les deux systèmes.

L’étude de l’hébreu dans les écoles arabophones est obligatoire à partir de la troisième année, voire dès la première année pour certains élèves. Ceux-ci suivent plusieurs heures de cours d’hébreu par semaine et, à la fin du lycée, ils passent des examens d’hébreu dans le cadre du baccalauréat. L’apprentissage de cette langue est obligatoire depuis la création de l’État. Mais l’apprentissage de l’hébreu n’est pas seulement une exigence éducative : il est pratiquement impossible pour les arabophones de travailler, d’étudier ou d’accéder aux services de santé et aux services sociaux sans une certaine maîtrise de l’hébreu.


Des adolescents apprenant l’hébreu dans un lycée de la ville bédouine de Sallama, dans le sud d’Israël, en 2020. Photo  Rami Shllush

Bien qu’elle ait dû acquérir un niveau élevé en hébreu pour pouvoir étudier à l’université et obtenir des diplômes en soins infirmiers, Ahlam a finalement pris la décision inhabituelle de poursuivre une carrière en dehors du système de santé israélien. Elle a préféré lancer sa propre petite entreprise en tant qu’infirmière consultante spécialisée dans l’activité physique, offrant des conseils personnalisés à des clients arabes qui cherchent à améliorer leur santé grâce à des soins axés sur le mouvement.

« Travailler dans le système de santé israélien ne me convenait tout simplement pas », dit-elle. « Même si j’aimais mon travail et que les patients m’appréciaient, je ne pouvais pas accepter de faire partie d’un système dirigé par un gouvernement qui bombarde mon peuple [à Gaza] et détruit notre secteur de la santé. »

« J’aurais adoré travailler dans mon domaine », dit-elle, « mais je ne peux tout simplement pas. Je suis sincèrement reconnaissante de ne pas vivre avec cette double identité, de ne pas devoir donner tout ce que j’ai pour combler les lacunes de leur système alors que mon propre peuple se voit refuser le droit le plus fondamental à des soins médicaux, tandis qu’Israël bombarde et arrête nos équipes médicales. »

Ironiquement, ce sont ses études universitaires qui ont perfectionné sa maîtrise de la langue. « L’éducation dans une institution israélienne a fait de l’hébreu une partie encore plus importante de ma vie quotidienne. Cela m’a éloignée de ma langue maternelle. Quand j’essaie de parler de sujets médicaux, je ne peux même pas le faire dans une autre langue, je ne sais le faire qu’en hébreu. Cela a complètement remplacé mes autres langues. Si je voulais étudier ou travailler à l’étranger, ce serait très difficile pour moi, car tout ce que j’ai appris est en hébreu. Je parle hébreu. »


Les enfants scolarisés dans le système scolaire arabophone d’Israël commencent l’apprentissage obligatoire de l’hébreu en troisième année. Photo  Tomer Appelbaum

« Une forme de boycott »

Ahlam n’est pas la seule à Haïfa à être mal à l’aise avec la présence de l’hébreu dans sa vie quotidienne. De l’autre côté de la table, Rashid, un ingénieur civil de 28 ans, acquiesce à mesure que la conversation avance. Comme Ahlam, il a pris la décision consciente de se distancier de l’hébreu dans sa vie quotidienne. « Ma mission d’éviter l’hébreu a commencé il y a huit ans », explique-t-il. « Aujourd’hui, je ne le parle plus que pour le travail. »

Travaillant dans un environnement mixte, Rashid est constamment entouré de collègues juifs israéliens et arabes qui parlent hébreu, mais il dit n’avoir jamais ressenti de pression pour l’adopter au-delà du nécessaire. « Je ne me sens pas proche de l’hébreu. J’ai toujours été distant de cette langue », explique-t-il.

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« Que ce soit pendant mes études ou maintenant au travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires. Je ne parle pas seulement une langue qui n’est pas la mienne, je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence. »


Une arcade à Fattoush, un café-bar de Haïfa très prisé des jeunes citoyens palestiniens d’Israël. Photo  Hagai Frid

Pour Rashid, ce refus de parler hébreu n’est pas seulement personnel, c’est politique. « Je considère cela comme une forme de boycott », affirme-t-il avec fermeté. « Mais il ne devrait pas falloir une guerre à Gaza ou l’annexion de la Cisjordanie pour que nous prenions conscience de l’urgence de préserver notre identité et notre langue. Cela aurait toujours dû être notre mission. »

Comme Rashid, Dima, 25 ans, diplômée en génie civil du Technion, a grandi en parlant arabe et a fait ses études universitaires en hébreu ; adolescente, elle a fait le choix délibéré de garder l’hébreu à distance.

« Je me suis assurée que cela ne fasse pas partie de mon langage quotidien », dit-elle. « Je ne suis pas disposée à utiliser l’hébreu sauf si je n’ai vraiment pas le choix, pas lors d’une réunion ou avec des amis. »

Dima décrit cette frontière linguistique comme étant à la fois personnelle et politique. « Utiliser une langue qui ne me reflète pas était difficile. C’était un défi constant de la séparer de mon identité. » Son détachement vis-à-vis de l’hébreu, dit-elle, s’est accentué ces derniers mois. « Dès le début, j’avais des réserves à l’égard de cette langue et de tout ce que représente l’État. Tout cela s’est intensifié avec cette guerre. »

Pour Dima, parler arabe, en particulier dans les espaces palestiniens communs, est une forme de résistance culturelle. « Notre simple présence ici est une forme de résistance. Alors que l’État tente de judaïser tout ce qui nous touche, nous accrocher à notre langue, à nos coutumes et à notre identité est notre moyen de riposter. »


« L’éducation m’a littéralement éloignée de ma langue à tel point que je ne comprends même plus certains mots arabes », explique Ahlam. Photo  Rami Shllush

Ce sentiment d’imposition culturelle est également ressenti par Arwa, une jeune fille de 18 ans qui vient d’obtenir son diplôme d’études secondaires et se prépare à entrer à l’université dans le centre d’Israël. Comme les autres, Arwa parle couramment l’hébreu ; elle a excellé dans cette langue tout au long de sa scolarité et a obtenu de bons résultats aux examens nationaux. Mais dernièrement, elle s’est mise à le pratiquer moins, en particulier dans des situations informelles avec ses amis.

Arwa, qui vit dans la ville de Sakhnin, dans le nord du pays, explique qu’elle et ses camarades se sentent souvent exclus par leurs homologues juifs israéliens, que ce soit dans la vie sociale ou dans le milieu scolaire. « Nous ne nous sentons pas les bienvenus », explique-t-elle. « Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la même langue et étudions dans les mêmes établissements. »

Certains diplômés arabes du secondaire ont des difficultés à étudier dans les collèges et universités israéliens où l’hébreu est la langue d’enseignement, car ils ne maîtrisent pas suffisamment cette langue. Dans les établissements d’enseignement supérieur israéliens, ils sont censés parler l’hébreu aussi couramment que les locuteurs natifs, car les cours, les examens et les devoirs sont tous en hébreu, alors que près d’un cinquième des étudiants israéliens sont de langue maternelle arabe.


Mustafa, un père de Nazareth, a du mal à convaincre son fils de prendre ses cours d’hébreu au sérieux. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. » Photo  Rami Shllush

Arwa décrit « une forte identité culturelle enracinée en Palestine », et non dans l’État israélien. Et bien que ses résultats scolaires restent solides, elle admet qu’elle appréhende d’entrer dans des espaces universitaires dominés par l’hébreu. « Je crains de ne pas être capable de tenir des conversations à ce niveau de fluidité », dit-elle. « Ce n’est pas que je ne comprends pas, c’est juste que je n’ai plus l’impression que ça m’appartient. »

Bien qu’Arwa reconnaisse son utilité, elle a commencé à associer l’hébreu à bien plus que la communication. « Après avoir été témoin de la vérité en ligne, de la guerre à Gaza, du massacre de mon peuple, tout cela documenté, j’ai cessé de voir l’hébreu comme une simple langue », dit-elle. « C’est devenu la langue de l’occupation, la langue d’une société qui exprime son racisme envers mon peuple. 

Ses parents travaillent tous deux pour le ministère israélien de l’Éducation, ce qui explique que la famille reste relativement discrète sur ses opinions culturelles et politiques en public. Mais à la maison, l’attachement à la langue arabe est évident. « Nous avons été élevés dans le sentiment d’appartenir à notre patrie, et non à l’occupant », explique-t-elle. « Nous ne parlons qu’arabe à la maison, à l’exception de quelques mots hébreux qui se sont naturellement glissés dans notre langage au fil des ans, comme mazgan [climatiseur]. »


« Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la langue et étudions dans les mêmes établissements », explique Arwa, une jeune fille de 18 ans originaire de Sakhnin. Photo  Olivier Fitoussi

Changement de code et identité

Ce glissement subtil, l’utilisation de mots hébreux dans des conversations autrement arabes, est courant chez les citoyens palestiniens d’Israël. Bien qu’il existe des équivalents arabes (par exemple « mukayyif » pour « mazgan »), les mots empruntés à l’hébreu les remplacent souvent dans le langage courant. Ce phénomène, connu sous le nom de “code-switching” [alternance codique ou changement de code, NdT], est profondément ancré dans les habitudes linguistiques de nombreuses familles palestiniennes vivant en Israël.

Une étude publiée en 2019 dans le Global Journal of Foreign Language examine les raisons pour lesquelles l’hébreu s’immisce dans les conversations arabes dans une enquête auprès d’étudiants arabes israéliens de l’Université arabo-américaine de Cisjordanie, où les cours sont dispensés exclusivement en arabe ou en anglais.

Les étudiants ont signalé des cas de changement de code même dans un environnement entièrement arabophone, et ont indiqué que ce phénomène était souvent inconscient ; les participants ont expliqué qu’ils n’avaient pas appris les équivalents arabes de certains mots dans leur famille ni même à l’école. L’étude a également révélé que l’âge et l’origine des personnes interrogées en Israël avaient une influence significative sur leur utilisation de l’hébreu.

« Il était clair que le nord a tendance à changer de code plus que le centre d’Israël », écrivent les chercheurs, ajoutant qu’« un pourcentage important d’étudiants venant du sud d’Israël utilisent le changement de code principalement pour des raisons liées à la proximité géographique des colonies israéliennes et au fait que de nombreux citoyens druzes [qui vivent principalement dans le nord d’Israël] servent dans l’armée israélienne ».

Dans cette étude, 72 % des participants estimaient que le changement de code linguistique avait une incidence sur leur sentiment d’identité palestinienne. La langue continuant à servir non seulement d’outil de communication, mais aussi de marqueur identitaire, le choix entre les mots mazgan et mukayyif dépasse la simple question sémantique. Il devient politique.


« Que ce soit pendant mes études ou aujourd’hui dans mon travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires », explique Rashid, un ingénieur civil de 28 ans. Photo  Rami Shllush

Mustafa, un père de 39 ans originaire de Nazareth, explique que son fils Mohammed, âgé de 13 ans, a développé une forte aversion pour l’hébreu. « Seuls quelques mots basiques lui échappent, comme mazgan, shalat (télécommande) ou haklata (enregistrement). Et même là, Mohammed ne les utilise pas beaucoup. Il n’aime pas l’hébreu, c’est la matière qu’il déteste le plus à l’école ».

« Il faut beaucoup d’efforts et de temps pour qu’il termine ses devoirs d’hébreu », admet Mustafa. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. »

Au lieu de cela, Mohammed s’est tourné vers l’anglais. « Il l’utilise beaucoup plus, surtout quand nous voyageons », explique Mustafa. « Je vois la différence dans son enthousiasme. Il passe tout en anglais : son téléphone, ses jeux vidéo, ses films. Cela le passionne. L’hébreu, en revanche, ne lui parle tout simplement pas. »

Ce fossé entre la langue et l’identité est une source de tension pour Mustafa, tant sur le plan émotionnel qu’en tant que parent. « C’est un sujet très sensible pour nous », dit-il. « D’un côté, nous essayons de l’encourager à apprendre l’hébreu : c’est nécessaire pour vivre ici. Mais d’un autre côté, je veux qu’il excelle dans quelque chose qu’il aime. Je veux qu’il ait des rêves qui dépassent les frontières de ce pays. »

Un moment qui l’a particulièrement marqué est celui où il a essayé de motiver son fils à terminer un devoir d’hébreu. « Je lui ai dit : “L’hébreu, c’est facile, c’est comme l’arabe, on est pratiquement cousins !” Et il m’a regardé et m’a répondu : “Tu n’arrêtes pas de dire qu’on est cousins, mais ils sont en train de nous tuer.” »

HANIF ABDURRAQIB
Zohran Mamdani et Mahmoud Khalil sont dans le coup
L'islamophobie ? Mieux vaut en rire, ensemble

Hanif Abdurraqib, The New Yorker, 13/7/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Hanif Abdurraqib (né en 1983) est un poète, essayiste et critique culturel usaméricain de Columbus, Ohio.


De gauche à droite, Ramy Youssef, Zohran Mamdani et Mahmoud Khalil sur scène au Beacon Theatre, à New York, le 28 juin

Je dis parfois que je me considère comme un musulman d’équipe junior. Que cela soit pris comme une blague ou comme une invitation à me réprimander (verbalement ou non, avec amour ou non) dépend entièrement des autres musulmans présents dans la pièce. Mais bon, je le dis haut et fort : je prends le ramadan très au sérieux, plus sérieusement que tout autre chose. Au fond de moi, je suis resté un enfant soumis à une routine rigoureuse. Je ne bois pas, je ne fume pas et je ne consomme pas de drogues, même si je suppose que cela a moins à voir avec ma relation à l’islam qu’avec mon ancien engagement à être un athlète de haut niveau et, lorsque cela a échoué, avec le plaisir que j’ai pris à flirter avec une fille punk qui ne buvait pas et ne fumait pas. Et puis, lorsque cela a échoué, je me suis retrouvé trop anxieux à l’idée que mes excentricités déjà brillantes pourraient devenir encore plus étranges si je m’abandonnais à l’ivresse, quelle qu’elle soit. En d’autres termes, je n’ai pas confiance en mon propre cerveau, mais j’ai confiance en autre chose. Je me sens le plus musulman lorsque je suis stupéfait par un moment de clarté au sein de mes propres contradictions. Au-delà des déconnexions qui peuvent exister dans ma pratique religieuse, je me sens toujours profondément lié à l’ummah – le corps, la communauté – et aux responsabilités que cette connexion implique. Un hadith que j’aime beaucoup et qui sous-tend bon nombre de mes actions dit que « les croyants, dans leur gentillesse, leur compassion et leur sympathie mutuelles, sont comme un seul corps. Quand l’un des membres souffre, tout le corps réagit par l’éveil et la fièvre ».

Le hadith dit que, grâce à notre foi, le corps est un, et que par conséquent, ta souffrance est inextricablement liée à ma souffrance. Lorsqu’une personne âgée très chère à ma communauté, après des années de maladie, ne reconnaissait plus son propre corps et avait beaucoup de mal à reconnaître son esprit, elle et moi avons prié ensemble, assis sur deux chaises, car elle avait décidé que, si elle était à peine capable de bouger, ses mouvements devaient être dirigés vers Dieu. C’est dans ces moments-là, lorsque je ressens la distance entre la facilité de ma vie et la douleur dans la vie des autres, que je me sens à la fois le plus et le moins musulman. Dans la distance entre le fait de tenir mon téléphone portable dans une pièce sombre et de regarder les images qu’il contient : un bébé affamé à Gaza, un enfant tiré des décombres, les ruines d’un hôpital spécialisé dans le cancer. Dans la distance entre ces ruines et ma maison. Dans la distance entre l’impossibilité de m’endormir et le luxe d’avoir un lit dans lequel je ne parviens pas à trouver le sommeil.

J’ai discuté avec mes amis musulmans de la forme particulière d’islamophobie et de sentiment anti-arabe qui a récemment émergé – ou réémergé, selon le point de vue – aux USA. À New York, Zohran Mamdani, qui vient de remporter une victoire étonnante lors des primaires démocrates pour la course à la mairie, devra très certainement, pendant les mois précédant l’élection générale, répondre à plusieurs reprises aux mêmes questions sur son antisémitisme et sur ses projets pour assurer la sécurité des New-Yorkais juifs (qu’il a détaillés longuement). Mais il n’existe aucun cadre permettant d’engager une discussion parallèle sur les craintes ou la sécurité des New-Yorkais musulmans. Avant les primaires, un comité d’action politique pro-Cuomo a préparé un mailing qui semblait épaissir et allonger la barbe de Mamdani, et pourtant Andrew Cuomo n’a pas été interrogé à plusieurs reprises sur la manière dont il comptait assurer la sécurité des musulmans ou sur le dialogue qu’il entretenait avec les dirigeants musulmans. Je ne dis pas nécessairement qu’il faille faire pression sur les adversaires de Mamdani pour qu’ils répondent à ces questions, mais simplement qu’il n’existe même pas de terrain propice à un tel débat. C’est comme si une partie entière de la population restait invisible jusqu’à ce qu’elle soit crainte.

J’ai tendance à trouver l’islamophobie peu spectaculaire. Cela ne signifie pas pour autant que je ne la trouve pas insidieuse et grave. Je l’imagine simplement, comme d’autres préjugés, comme une sorte de bruit de fond omniprésent dans la psyché usaméricaine, parfois plus faible, puis devenant cacophonique au moindre réglage du volume. Ce bruit de fond est une raison non négligeable pour laquelle je peux, depuis mon téléphone dans ma chambre, voir une école détruite à Gaza et savoir que la plupart des personnes puissantes dans le monde ne seront pas émues. Pourtant, mes amis et moi, en particulier ceux qui étaient adolescents ou plus âgés au moment du 11 septembre, avons été déconcertés par l’islamophobie actuelle, qui semble particulièrement vintage et directe, sans être édulcorée par une rhétorique obscurissante ou visant à servir un objectif plus large. Au moment des primaires démocrates, l’actrice Debra Messing a affirmé sur Instagram que Mamdani « célébrait le 11 septembre ». La théoricienne du complot d’extrême droite Laura Loomer a publié sur X que Mamdani voulait instaurer à la fois la charia et le communisme à New York.

Parfois, cette panique anti-musulmane est drôle, ou plutôt, son absurdité finit par devenir comique, ou alors j’en ris avec des amis qui comprennent bien les dommages matériels causés par cette agitation médiatique. Nous rions parce que, si nous devons vivre cela, nous estimons avoir le droit de rire, unis dans ce rire. Le soir des primaires démocrates, une discussion de groupe entre musulmans s’est rapidement remplie d’exemples de la panique excessive qui régnait sur Internet, et nous avons ri de la rapidité avec laquelle cette panique a été suivie par des musulmans, également en ligne, qui se moquaient de cette panique. (« Préparez-vous à prier 5 fois par jour à New York », a posté un utilisateur de X.) Dans mon rire, je pouvais presque sentir tous les membres du groupe de discussion rire dans différents coins du monde. Si le corps est un dans la souffrance, il doit aussi être un dans le plaisir.

Un samedi soir récent, lors d’un spectacle à guichets fermés au Beacon Theatre, à New York, le comédien Ramy Youssef arpentait la scène tandis que de petits cercles lumineux dansaient sur une vague de rideaux rouges derrière lui. Youssef est en quelque sorte un pont entre plusieurs modes d’identité musulmane. Au cours de ses trois saisons, sa série télévisée, “Ramy, a été saluée pour avoir redéfini la représentation de la vie musulmane, en abordant les thèmes de la foi, de la famille, de la lignée et de l’échec. Cela lui a valu un public musulman enthousiaste, dont beaucoup étaient présents dans la salle du Beacon, comme en témoignait le bruit qui a éclaté, puis s’est prolongé, lorsque l’on a demandé, au début, combien de musulmans se trouvaient dans l’assistance. Mahmoud Khalil, diplômé de Columbia et militant propalestinien récemment libéré de détention par l’ICE, était au premier rang. À sa droite se trouvait sa femme, Noor Abdalla. À sa gauche, Zohran Mamdani.

C’était un vrai plaisir d’apercevoir Khalil en proie à un fou rire. Il riait comme si chaque rire était un récipient physique qui sortait précipitamment de son corps, ou un secret qu’il avait gardé si longtemps qu’il avait fini par s’échapper. Le corps de Khalil se secouait quand il riait : son rire était plus un événement cinétique qu’acoustique. Il se balançait, tremblait légèrement et souriait largement. À côté, Mamdani riait aussi, un peu plus fort ; son rire semblait moins être un secret longtemps gardé qu’une idée qu’il avait hâte de partager. La plupart des spectateurs ne savaient pas que les deux hommes étaient dans la salle et, de ce fait, ils ont manqué le petit miracle de les voir partager leur joie devant la scène qui se déroulait devant eux.

Lorsque Khalil a été arrêté par l’ICE, début mars, il est devenu le premier cas très médiatisé de détention par l’administration Trump d’étudiants titulaires d’un visa ou d’une carte verte ayant participé à des manifestations propalestiniennes. Tout au long de sa détention, qui a duré plus de cent jours, Khalil a rédigé des tribunes libres dans son carnet de prison, puis les a dictées par téléphone. Dans l’un de ces articles, écrit après la naissance de son fils, il décrit le chagrin insondable d’avoir été contraint de manquer la naissance de son premier enfant. Mais il met également en avant ses principes politiques fondamentaux, continuant à placer la Palestine au centre de ses préoccupations. Il ne considère pas sa détention comme une raison de renoncer à ses convictions, mais comme une occasion de les défendre fermement et publiquement.

Si vous ne faites pas attention, et si vous n’êtes pas à l’écoute de votre propre humanité et de celle des autres, vous pouvez être tenté de confondre les personnes avec des symboles. Il est facile d’associer un prisonnier politique à ses opinions politiques ou aux horreurs de sa détention, et de ne rien voir d’autre. Le gouvernement a cherché à faire de Mahmoud Khalil un exemple, afin de montrer aux autres ce qui arrive quand on défend ouvertement les droits du peuple palestinien. À bien des égards, c’est ainsi que l’État déforme la perspective même des personnes les mieux intentionnées : si ce que vous comprenez de Khalil, c’est qu’il a souffert, et que vous croyez que sa souffrance est injuste, et que votre cœur souffre pour lui, cette douleur peut l’emporter sur votre capacité à le comprendre autrement. Une telle myopie n’est pas malveillante, mais elle réduit une vie entière à une fraction de celle-ci. J’aime le hadith sur le corps collectif, car il ne parle pas seulement de la douleur, mais aussi du partage de toute la gamme des sentiments humains. Je ne suis pas poussé à agir uniquement parce que des gens ont souffert ou souffrent encore ; je suis poussé à agir parce que je suis profondément conscient de chaque parcelle d’humanité dont la souffrance prive les gens.

J’ai rencontré Khalil et Mamdani dans les coulisses. Au début, Khalil semblait à la fois ravi et submergé par l’émotion. Mais après la ruée initiale des photographes, le calme s’est installé autour de lui et dans la pièce. Dans cette atmosphère sereine, Khalil semblait observateur, ouvert et bien plus intéressé par les autres qu’ils ne pouvaient l’être par lui. Lorsque nous avons trouvé un coin isolé, Khalil a voulu parler de poésie, des merveilles de la paternité, de ce qui l’attendait dans les mois à venir, outre l’épuisement lié à son procès contre l’administration Trump.

Abdalla m’a dit que son mari apprenait à porter leur bébé, et ce qui m’est immédiatement venu à l’esprit, c’est que Khalil, qui a trente ans, est encore si jeune. Si on le laissait tranquille, il consacrerait tout son temps à découvrir le monde de la paternité et la vie après ses études supérieures. Il n’a pas demandé à devenir un symbole, même s’il a su le devenir avec grâce et attention. C’était merveilleusement surréaliste d’être en coulisses, dans un spectacle d’humour, à boire un café avec lui. J’étais tellement reconnaissant de sa présence que tout ce que j’ai pu dire, pendant ce premier moment de calme, c’était : « Je suis heureux que tu sois là. Je suis heureux qu’ils n’aient pas pu te prendre complètement à nous. »

Khalil et Mamdani ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, mais je les ai vus engager une conversation fluide et souvent drôle. C’était fascinant de voir deux figures emblématiques de la victoire musulmane se rencontrer : l’un chargé de réinventer une ville, l’autre de faire de sa liberté quelque chose qui le dépasse. Mamdani était vêtu d’un costume sombre et d’une cravate à motifs, comme il le fait souvent pendant la campagne électorale. Il a évoqué la recrudescence des menaces de mort qu’il avait reçues depuis sa victoire aux primaires et la façon dont il avait dû changer ses habitudes depuis qu’il était désormais sous protection rapprochée. J’ai pensé à la tournée promotionnelle de mon livre qui avait occupé une grande partie de l’année écoulée. À mesure que les foules grossissaient, les menaces contre ma vie se multipliaient, et je devais parfois faire appel à des agents de sécurité pour surveiller la file d’attente lors des séances de dédicaces ou pour m’escorter jusqu’à mon hôtel. J’envoyais des SMS à mon groupe de discussion musulman, disant en substance : « Je me sens plus musulman que jamais quand quelqu’un veut ma mort », et nous riions. Ce n’est peut-être pas drôle si vous n’êtes pas l’un des nôtres.

Khalil a déclaré qu’il avait lui aussi été inondé de menaces, et que celles-ci avaient augmenté de manière exponentielle depuis sa libération. Il a ajouté qu’il essayait surtout d’ignorer les menaces et d’être prudent lorsqu’il sortait. Après cela, un bref silence s’est installé entre nous trois, un moment de reconnaissance partagée des difficultés de rester en vie. Pour certaines personnes, Khalil et Mamdani offrent, de manière différente mais non sans rapport, des récits essentiels de résistance, une série de cordes auxquelles tant de personnes s’accrochent pour survivre à des moments où la survie semble impossible.

Dans le calme, je me suis surpris à réfléchir à nouveau à la distance qui sépare deux hommes musulmans qui vivent deux victoires distinctes, mais qui sont confrontés à des préoccupations similaires. J’ai pensé à la distance entre ceux qui veulent votre mort et ceux qui veulent votre départ, votre disparition par l’expulsion ou une forme plus banale de silence. Il n’y a peut-être pas autant de distance entre ces deux groupes que nous le souhaiterions, surtout si leurs membres sont bruyants, ont du pouvoir et n’ont pas peur de fantasmer publiquement sur la violence physique. La distance entre ces deux populations se réduit encore davantage lorsque quelqu’un semble partir, puis a le culot de revenir – être rejeté comme un perdant, puis remporter une primaire, ou être emprisonné pour avoir tenu des propos propalestiniens et, une fois libéré, prendre la parole en faveur de la Palestine dès que l’occasion se présente.

Une fois ce moment passé, Mamdani sourit, passa son bras autour des épaules de Khalil et dit : « J’aimerais pouvoir t’emmener partout avec moi. » Et nous avons ri tous les trois, même si cette plaisanterie avait un goût amer. Un rire teinté de tristesse reste un rire.

Il y a un autre hadith que j’aime beaucoup. Dans celui-ci, un prophète qui prononce un sermon dit : « Le paradis et l’enfer m’ont été montrés, et je n’ai jamais vu autant de bien et de mal qu’aujourd’hui. Si vous saviez ce que je sais, vous ririez peu et pleureriez souvent. »

Ces jours-ci, je ne parle et ne pense qu’à la dissonance cognitive nécessaire pour évoluer dans le monde. J’ai de plus en plus de mal à démêler mes multiples personnalités pour pouvoir avancer dans mon voyage. Toutes mes personnalités pleurent souvent. J’essaie de faire preuve de grâce. Je dis à mes amis que je ne comprends plus comment on peut passer les jours, les mois, sans reconnaître les horreurs qui nous entourent. J’imagine ce que cela doit être de pouvoir éteindre les parties du monde qui vous perturbent. Cela doit donner l’impression d’exister dans un univers animé qui obéit aux lois de la physique des dessins animés : vous tombez d’une hauteur inconcevable et, en atterrissant, un nuage de poussière s’élève du sol, mais vous vous secouez et continuez à avancer.

Je me convaincs que je ris encore suffisamment. Tous ceux que j’aime aimeraient voir la fin des guerres, aimeraient empêcher que des gens soient enlevés dans la rue et expulsés, mais certains jours, nous ne pouvons pas manifester, car il fait tellement chaud dehors que c’est dangereux. Il fait dangereusement chaud dehors, en partie à cause des conséquences climatiques des guerres ; elles ne s’arrêtent pas et ne se sont pas arrêtées depuis aussi longtemps que nous sommes en vie. La mosquée de mon quartier a reçu des menaces l’année dernière, alors les membres de la communauté ont mis leur argent en commun pour engager des agents de sécurité. L’un des anciens a plaisanté en disant que tant que la mosquée était vide, quelqu’un pouvait se sentir libre de la brûler, cela nous donnerait une bonne excuse pour enfin la rénover. Nous avons ri. Je me sens le plus musulman lorsque les autres pensent que la blague est à la charge de mon peuple, mais mon peuple survit, et donc la blague n’est en fait pas du tout à notre charge.

À la fin du spectacle de Youssef, il arpentait la scène dans le silence quasi total qui avait suivi les applaudissements enthousiastes. Puis il a commencé à parler de deux choses qui lui avaient redonné espoir cette semaine-là. J’ai remarqué un couple devant moi qui murmurait « Zohran ? ». Puis il est apparu sur scène, saluant la foule debout qui l’acclamait. Il a brièvement évoqué sa vision d’un New York différent, où les gens pourraient défendre les droits des Palestiniens sans craindre d’être persécutés. Youssef a ensuite présenté Khalil, qui a reçu une ovation encore plus forte et plus bruyante. Il a souri largement et a levé le poing, un geste que beaucoup dans le public ont imité.

Vers la fin de son bref discours, Khalil a regardé Mamdani comme s’ils étaient seuls dans la pièce et lui a dit : « Je suis enthousiaste à l’idée d’élever mon fils dans une ville dont tu seras le maire. » Ce fut un moment saisissant, l’un de ces moments où, si vous écoutiez attentivement, vous pouviez entendre un souffle collectif avant qu’une nouvelle vague d’applaudissements n’éclate. Les gens se dirigeaient vers les sorties, certains essuyant leurs larmes. J’ai aperçu une amie et nous nous sommes embrassés. Elle m’a dit : « Je ne m’étais pas rendue compte que je pleurais, mais maintenant je ne peux plus m’arrêter. »

Aussi beau que fût ce souvenir, ce qui m’est resté en tête, c’est la dernière blague de la soirée, lorsque Khalil a déclaré qu’il était honoré d’être aux côtés de Mamdani, « un homme si intègre que l’ICE ne l’a pas encore arrêté ». Il a marqué une pause, puis, avec un timing parfait, il a ajouté : « On voit bien qu’ils y pensent ». Mamdani a ri. Youssef a ri. J’ai ri dans mon siège. C’était une blague classique, faite par quelqu’un qui avait été arraché du hall de son immeuble par des agents de l’ICE, une blague affectueusement adressée à un candidat à la mairie qui a été menacé d’expulsion par le président et d’autres dirigeants politiques. La blague était drôle à cause de ce que certains d’entre nous dans la salle savaient et à cause de ce que la personne qui la racontait avait vécu. La blague était drôle parce que, même si certains d’entre nous dans la salle pleuraient souvent, notre rire surpassait ce que nous savons du monde, pendant quelques secondes à la fois.

 

GIDEON LEVY
Le Guernica de la guerre d’extermination menée par Israël à Gaza

 Gideon LevyHaaretz , 13/7/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Guernica. Guernica à Deir al-Balah, jeudi dernier. 


Omar Meshmesh porte le corps de sa nièce Aya, âgée de 3 ans, qui fait partie des 10 personnes, dont deux femmes et cinq enfants, tuées jeudi lors d’une frappe israélienne alors qu’elles attendaient de recevoir des compléments alimentaires dans une clinique médicale gérée par Project Hope à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza. Photo Abdel Kareem Hana/AP

Tout d’abord, vous entendez les cris, ceux qui vous glacent le sang. La caméra se rapproche alors que la rue est envahie par la poussière et les débris du bombardement. La première image montre un petit groupe de mères et de bébés blottis les uns contre les autres. L’une des mères est allongée sur le dos, apparemment déjà morte. Une autre est accroupie près de son bébé sans vie, étendu sur le trottoir. Une troisième serre son bébé dans ses bras – impossible de dire s’il est vivant ou mort – tandis qu’une femme plus âgée est assise à côté d’elle, hébétée et silencieuse.

Un homme interpelle la femme en deuil : « Ça suffit, ça suffit ! » Mais elle lui répond par un cri de pure angoisse.

La caméra glisse lentement à travers la rue, s’arrêtant sur les corps prostrés de deux jeunes hommes. Serait-ce les pères ? Elle dérive ensuite vers deux autres tas de cadavres, puis s’éloigne brusquement, comme incapable de supporter cette vue. Un adolescent est allongé sur le ventre, deux autres sont couchés sur le dos ; tous trois semblent morts. Un vélo est abandonné sur le bord de la route. Un père se penche sur le corps de son nourrisson.

Quelqu’un se fraye un chemin entre les corps. « Al-Tayara », dit-il, en référence à l’avion qui a largué les bombes. Un garçon est allongé, le visage pressé contre l’asphalte, du sang coulant de sa tête. Sa main tremble dans un dernier spasme de vie. La mare rouge sous lui s’étend progressivement. Deux femmes sont recroquevillées l’une contre l’autre sur le trottoir, presque comme des cuillères. Entre elles repose le corps d’une petite fille.

On entend la voix de l’homme qui filme. Il s’adresse à une femme qui berce sa petite fille : « Ça va, ça va, tout va bien. » Il essaie de calmer la mère qui tient dans ses bras son bébé, qui vient d’être assassiné. La femme regarde fixement sa fille qui ne réagit pas, puis lève les yeux vers lui et lui demande, impuissante : « Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

En arrière-plan, la voix d’un autre homme s’élève : « Y a-t-il une voiture pour les emmener ? » tandis qu’un autre homme appelle à l’aide en criant : « Regardez par ici ! » Une femme serrant son enfant dans ses bras hurle : « Il a besoin d’une ambulance ! Emmenez-le, s’il vous plaît, sa main a été sectionnée. » L’homme qui filme la scène lui dit : « Allonge-le par terre. »

De l’autre côté de la rue, les corps de deux jeunes hommes gisent sur le dos. Vêtus de haillons, leurs chaussures déchirées, l’un d’eux a une jambe mutilée. Leurs bras sont tendus, leur bouche grande ouverte – peut-être ont-ils eu le temps d’appeler à l’aide.

Non loin de là, une adolescente gît prostrée, son corps étendu sur le trottoir, ses jambes débordant sur la chaussée. Elle est morte. Un enfant terrifié enfouit son visage dans les genoux de sa mère. À proximité, une autre mère est assise, serrant contre elle le corps sans vie de son bébé. Elle pleure de douleur, les yeux suppliants, le corps secoué de sanglots, chaque mouvement faisant sursauter le petit cadavre. La tête du bébé tombe comme celle d’une poupée. Peut-être essaie-t-elle de le ramener à la vie en le secouant, mais c’est en vain.

Une femme est allongée sur la route, la tête appuyée sur le trottoir. Son enfant gît à côté d’elle, le sang coulant encore de sa tête. Quelques instants auparavant, son corps a fait un dernier mouvement faible. La mère presse son visage contre le sien, comme si elle essayait d’inspirer son dernier souffle. L’air est chargé de cris incessants et effrayants – des femmes et des enfants qui hurlent dans un chœur obsédant de douleur et de terreur.

Personne ne s’occupe des blessés : il n’y a plus personne pour les aider. Bientôt, les morts et les blessés seront chargés sur des charrettes tirées par des ânes et emmenés vers les ruines de l’hôpital le plus proche, l’hôpital Shuhada al-Aqsa à Deir al-Balah.

Guernica, Guernica à Deir al-Balah, jeudi dernier. Quinze personnes tuées, dont dix nourrissons et enfants et trois mères. Le lieu : un centre de distribution de lait maternisé, la clinique locale de suivi pédiatrique.

Pablo Picasso a peint son célèbre tableau en réponse au bombardement de la ville basque de Guernica le 26 avril 1937, pendant la guerre civile espagnole.

Ces vidéos, que CNN et d’autres médias ont déclaré avoir reçues, sont le Guernica de la guerre d’extermination menée par Israël à Gaza. Tous les Israéliens doivent voir ce Guernica. Pourtant, presque aucun Israélien ne l’a vu, et presque aucun Israélien ne le verra jamais.

12/07/2025

LYNA AL TABAL
I stand with Francesca Albanese/ Dou meu apoio a Francesca Albanese

Dra. Lyna Al-Tabal,Rai Al Youm, 11-7-2025
Original árabe

Traduzido por Helga Heidrich, Tlaxcala

Lyna Al Tabal é libanesa, doutora em Ciências Políticas, advogada de formação e professora de Relações Internacionais e Direitos Humanos.

 

Sim, decidi dar este título ao artigo em inglês. Não por querer me gabar, nem porque acredite mais na globalização da língua do que na sua equidade. Mas porque esta frase se tornou, sem a permissão de ninguém, uma declaração de solidariedade mundial.

I stand with Francesca Albanese. Dou meu apoio a    Francesca Albanese.

Uma frase curta, mas cheia de significado... apenas cinco palavras. Pronunciadas com calma, mas classificadas como perigosas para a segurança nacional... Como assim?

Há uma mulher italiana que hoje está sendo perseguida por causa de Gaza. Ela não tem genes de resistência, não tem nenhum vínculo familiar com Gaza, nem um passado marcado pela Nakba, nem mesmo uma foto. Ela não é árabe, não nasceu em um acampamento, não foi criada com o discurso da libertação. Ela não é uma sonhadora de esquerda, talvez nunca tenha lido Marx em cafés. Não atirou uma única pedra contra um soldado israelense... Tudo o que fez foi cumprir o seu dever profissional.

“Louca”, declarou Trump. Ele, que monopoliza esse adjetivo e o distribui como fazem os narcisistas quando se esfarelam diante de uma mulher que não se cala diante da injustiça.

Ela se chama Francesca Albanese. Advogada e acadêmica italiana, ocupa o cargo de relatora especial das Nações Unidas para os direitos humanos nos territórios palestinos ocupados desde 1967. Como funcionária internacional, sentada atrás de uma escrivaninha branca, redige relatórios com uma linguagem precisa e uma formulação jurídica imparcial. Não é boa oradora, mas foi clara e inequívoca: o que está acontecendo em Gaza é um genocídio.

Ele escreveu preto no branco em um relatório oficial publicado no âmbito de suas funções, em linguagem compreensível para o direito internacional: o que Israel está fazendo em Gaza é um genocídio.

Da noite para o dia, seu nome se tornou perigoso e deveria ser aniquilado, assim como o exército israelense aniquila as casas em Rafah. Seu nome foi destruído por um único míssil político e foi incluído na lista de sanções, ao lado de traficantes e financiadores do terrorismo.

Agora eu sei: neste mundo, basta não mentir para que te proíbam de viajar, congelem suas contas e te excluam do sistema internacional.

Francesca não infringiu a lei, ela a aplicou. E esse é o seu verdadeiro crime.

Ele não cometeu nenhum erro de definição, não exagerou na linguagem, não extrapolou suas funções. A única coisa que fez foi chamar o crime pelo seu nome.

Não, este relatório não trata do genocídio dos nativos americanos. Nem do Vietnã, nem do fósforo branco, nem de Bagdá, nem de Trípoli... Este relatório não remoi o passado dos Estados Unidos, mas trata de um presente descarado. E do direito que se perde quando o reivindicamos... Este relatório trata da justiça internacional que é afogada diante dos nossos olhos e da carta dos direitos humanos que também se evapora diante dos nossos olhos. Enquanto o culpado ocupa um lugar no Conselho de Segurança.

Este relatório fala de um mundo que não castiga os mentirosos. Um mundo que te mata quando amas sinceramente, quando dás sem pedir nada em troca, quando falas com coragem, quando tentas reparar o mal causado.

Este relatório fala simplesmente do mundo das trevas.

Este mundo que estrangula todos aqueles que não querem ser como ele.

Francesca não foi a primeira.

Quando o Estatuto de Roma foi criado, os EUA trataram o Tribunal Penal Internacional como um “vírus jurídico”, porque não podiam controlá-lo... Bill Clinton assinou-o (sem ratificá-lo). Depois veio George W. Bush, retirou sua assinatura e promulgou a chamada “lei de invasão de Haia”, que autoriza a invasão militar dos Países Baixos se o Tribunal Penal ousar julgar um único soldado ianque... Barack Obama, o sábio, não revogou a lei... Depois veio Trump, o cowboy loiro, com duas pistolas no cinto, que deu o golpe de misericórdia na justiça... Ele puniu Fatou Bensouda, a ex-procuradora-geral do Tribunal, por abrir os processos do Afeganistão e da Palestina. Retirou-lhe o visto, congelou os seus bens e pendurou-a na corda dos seus tweets sarcásticos.

Depois veio Karim Jan, o atual procurador-geral, encarregado do pesado dossiê de Gaza e de uma lista de nomes igualmente pesados: Netanyahu, Galant... Mais uma vez, o facão da vingança política voltou e ameaçou a espada da justiça.

Karim Jan tem sido alvo de inúmeras ameaças vindas do Congresso, da Casa Branca e de Tel Aviv.

 No primeiro dia após sua chegada à Casa Branca, Donald Trump assinou a lei sobre sanções contra o Tribunal Penal Internacional. Um homem de origem paquistanesa que ousa tocar em nomes intocáveis? O jogo acabou.

É assim que uma instituição internacional, com todo o seu pessoal e equipamento, foi alvo de sanções americanas, como se fosse uma milícia armada... Seus funcionários foram proibidos de viajar, de trabalhar e até mesmo de respirar livremente... Quem disse que os EUA impedem a justiça? Desde que ela não se aproxime de Tel Aviv ou do Pentágono.

E, num momento de sinceridade, Joe Biden disse isso com sua formulação rebuscada: essas leis não foram redigidas para se aplicarem ao “homem branco”, mas aos africanos... e a Putin, quando necessário.

E assim se completa o paradoxo: 85% dos processos e julgamentos perante o Tribunal Penal Internacional são contra africanos.

 E quando são abertos processos contra ocidentais, a justiça torna-se uma ameaça... e o Tribunal, um alvo.

E agora você já sabe: se cruzar a linha vermelha,

é o tribunal que é julgado,

o juiz que é julgado,

e a testemunha que é julgada.

Só resta o assassino... sentado na primeira fila, sorrindo para as câmeras, recebendo convites para participar de uma conferência sobre direitos humanos. Por que não?

Trump desferiu um golpe mortal ao direito internacional, uma facada no coração do Tribunal Penal, e depois enterrou o que restava do sistema de direitos humanos e nos jogou o cadáver: “Aqui está, enterrem”, disse ele com o mesmo tom usado para dar ordens durante os massacres na costa síria, quando os alauítas foram enterrados sob os escombros, sem testemunhas, sem investigação, às vezes sem nome, apenas com um número... Um buraco e tudo acabou.

Trump agiu como um cowboy: disparou e depois declarou que o alvo ameaçava a segurança. Tudo isso diante dos olhos das nações. E também diante dos nossos olhos... Diante dos olhos da Europa, mais concretamente.

A Europa que redigiu estas leis a partir das cinzas das suas guerras, dos seus complexos psicológicos nunca resolvidos, do seu medo de si própria.

E hoje, olha, em silêncio... Com todos os seus complexos psicológicos, a Europa hoje guarda silêncio. Enterra seu filho jurídico com sangue frio, como as mães de Gaza enterram seus filhos...

Com uma única lágrima, porque o tempo não permite chorar muito tempo.

Entendem agora? Todas as leis sobre direitos humanos, desde o Estatuto de Roma até a Carta Internacional, são boas para sessões acadêmicas e cursos de formação que terminam com a entrega de diplomas e fotos após a formatura dos felizes especialistas.

E tudo é decidido em Washington.

É assim que se administra a justiça internacional na era da hegemonia: uma lista de sanções... e um tapete vermelho estendido diante do carrasco.

Você acompanhou bem a história?

Uma italiana na lista americana de terrorismo político... Chama-se Francesca Albanese. Não é originária de Gaza, não saiu de uma guerra, não nasceu sob o bloqueio. Não esconde armas nem bombas na bolsa, não pertence a nenhuma organização secreta... Vem do mundo do direito, das instituições das Nações Unidas, de uma burocracia neutra... A única coisa que fez foi redigir um relatório oficial sobre o que aconteceu em Gaza...

Ele escreveu o que viu: sangue, escombros, um crime em todos os sentidos... Escreveu que o que aconteceu ali não foi uma operação de segurança nem de legítima defesa, mas um genocídio... Fez o seu trabalho na linguagem dos relatórios, sem slogans, sem gritos de guerra, sem sequer desenhar uma metade de melancia na margem... Francesca Albanese perturbou a ordem mundial porque não mentiu...

Ele não infringiu as normas diplomáticas... Simplesmente aplicou a lei...

 ➤Assine a petição

Prêmio Nobel da Paz para Francesca Albanese e os médicos de Gaza