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14/07/2025

SUDHIR SURYAWANSHI
767 agriculteurs se sont suicidés en seulement trois mois dans l’État indien du Maharashtra

Les députés du Congrès ont accusé le gouvernement de l’État de ne pas avoir apporté immédiatement une aide financière aux agriculteurs, privant ainsi bon nombre d’entre eux de l’aide à laquelle ils avaient droit.

Sudhir Suryawanshi, The New Indian Express, 1/7/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Sudhir Suryawanshi est un journaliste indien originaire du Maharashtra qui écrit sur la politique de cet État depuis quinze ans. Il a notamment travaillé pour DNA, Mumbai Mirror et Free Press Journal. Il est actuellement rédacteur en chef adjoint du New Indian Express. Il est l’auteur du livre Checkmate: How the BJP Won and Lost Maharashtra (Viking, 2020). @ss_suryawanshi

 MUMBAI - Le gouvernement du Maharashtra a révélé mardi, lors de l’assemblée législative de l’État, qu’entre janvier et mars 2025, 767 suicides d’agriculteurs avaient été signalés dans l’État, la majorité d’entre eux dans la région de Vidarbha.


Les députés du Congrès ont posé une question écrite au parti au pouvoir sur l’augmentation du nombre de suicides d’agriculteurs dans le Maharashtra, en particulier dans la région de Vidarbha, et ont demandé des détails sur la manière dont le gouvernement de l’État apporte son aide aux familles des agriculteurs décédés. Les députés du Congrès ont également demandé une augmentation de l’aide financière, qui s’élève actuellement à 1 lakh de roupies [=1000 €].

Dans une réponse écrite, Makrand Patil, ministre de la Réhabilitation et député du NCP [Parti du Congrès Nationaliste], a présenté la réponse écrite à l’Assemblée et a assuré que le gouvernement du Maharashtra apporterait toute l’aide possible aux agriculteurs.

Le gouvernement du Maharashtra accorde une aide financière de 1 lakh de roupies à la famille de l’agriculteur qui s’est suicidé.

Selon ce rapport, en trois mois, de janvier à mars 2025, 767 agriculteurs se sont suicidés, dont 376 étaient éligibles à une indemnisation du gouvernement, tandis que 200 n’ont pas reçu d’aide car ils ne répondaient pas aux critères fixés par le gouvernement.

Makrand Patil a en outre révélé que dans l’ouest du Vidarbha – Yawatmal, Amarawati, Akola, Buldhana et Wasim –, entre janvier et mars 2025, 257 agriculteurs se sont suicidés, parmi lesquels 76 familles ont reçu une aide financière du gouvernement de l’État, tandis que 74 demandes ont été rejetées.

Dans le district de Hingoli, dans le Marathwada, 24 suicides d’agriculteurs ont été signalés au cours des trois mois compris entre janvier et mars 2025.

Les députés du Congrès ont affirmé que le gouvernement de l’État n’avait pas accordé immédiatement l’aide financière aux agriculteurs et que de nombreux agriculteurs éligibles avaient même été privés de l’aide à laquelle ils avaient droit pour des raisons fallacieuses. En outre, le gouvernement de l’État a précisé qu’il n’y avait aucune proposition d’augmentation de l’aide financière aux familles des agriculteurs décédés.

Toutefois, le gouvernement de l’État a déclaré avoir pris diverses mesures pour mettre fin aux suicides des agriculteurs.

« Le gouvernement de l’État accorde une indemnisation aux agriculteurs dont les récoltes ont été endommagées par des pluies hors saison et des catastrophes naturelles. En outre, dans le cadre du programme PM Kisan Samman Nidhi [Fonds du Premier ministre d’allocation aux agriculteurs], le gouvernement central verse 6 000 roupies [= 71€], tandis que le gouvernement de l’État contribue également à hauteur de 6 000 roupies par an aux agriculteurs pauvres et dans le besoin », indique la note.

Celle-ci précise également que le gouvernement de l’État organise des séances de soutien psychologique pour les agriculteurs déprimés et en détresse, afin de les dissuader de se suicider, et qu’il augmente même le prix minimum de soutien des récoltes des agriculteurs.

« En outre, le gouvernement de l’État s’efforce de mettre en irrigation autant d’hectares de terres que possible et de mettre en place des programmes d’aide sociale pour les agriculteurs. »



Champs de désespoir : pourquoi les agriculteurs du Maharashtra paient le prix suprême

Sudhir Suryawanshi, The New Indian Express, 12/7/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Entre le 1er janvier et le 31 mars de cette année, toutes les trois heures, un agriculteur du Maharashtra a mis fin à ses jours, avec 767 suicides enregistrés en seulement 90 jours, selon les données présentées à l’assemblée législative de l’État le 1er juillet. Ce taux alarmant, qui représente en moyenne huit décès par jour, n’est pas un cas isolé. L’année dernière, le gouvernement a admis devant l’assemblée que le taux de suicide chez les agriculteurs était similaire depuis 56 mois. Cela reflète une crise agraire qui s’aggrave et qui défie toute solution dans le Maharashtra, en particulier dans les régions de Vidarbha et Marathwada, depuis plus de deux décennies. Malgré les promesses politiques ambitieuses, notamment celle du BJP [le parti suprémaciste hindou au pouvoir fédéral, NdT] en 2014 d’éradiquer les suicides d’agriculteurs, la tendance persiste, alimentée par un mélange toxique de difficultés économiques, de défis environnementaux et d’échecs politiques.

Le cas de Kailash Arjun Nagare, lauréat du prix Young Farmer Award 2020, qui s’est donné la mort en mars 2025, invoquant l’inaction du gouvernement face aux demandes en matière d’irrigation, est un indicateur du désespoir croissant qui règne dans la communauté agricole. Pourquoi rien ne change-t-il alors que les suicides d’agriculteurs ne montrent aucun signe de ralentissement dans le Vidarbha et le Marathwada ?

Ampleur de la crise

Au cours des 24 dernières années, la division fiscale d’Amravati, dans le seul district de Vidarbha, a enregistré 21 219 suicides d’agriculteurs, dont 5 395 dans le district d’Amravati, 6 211 dans celui de Yavatmal, 4 442 dans celui de Buldhana, 3 123 dans celui d’Akola et 2 048 dans celui de Washim. En janvier de cette année, 80 suicides ont été signalés dans ces districts, Yavatmal enregistrant le nombre le plus élevé avec 34. Dans le district de Hingoli, dans le Marathwada, 24 suicides ont eu lieu au cours de la même période de trois mois.

Vidarbha est représentée par des poids lourds du BJP à l’Assemblée législative de l’État et au Parlement : le ministre en chef Devendra Fadnavis et le ministre de l’Union Nitin Gadkari. Ils ont obtenu des résultats remarquables dans divers domaines, mais n’ont malheureusement pas réussi à faire avancer le dossier de la crise agraire.

Les données historiques du Bureau national des statistiques criminelles (NCRB) et d’autres rapports font état de 37 142 suicides d’agriculteurs dans le Maharashtra entre 2015 et 2024 : 4 291 en 2015, 3 058 en 2016, 3 701 en 2017, 3 594 en 2018, 3 927 en 2019, 4 006 en 2020, 4 064 en 2021, 4 268 en 2022, 2 851 en 2023 et 2 635 en 2024.

Les données du NCRB pour 2022 montrent que 11 290 personnes dans le secteur agricole (5 207 agriculteurs/cultivateurs et 6 083 ouvriers agricoles) à travers le pays se sont suicidées, ce qui représente 6,6 % du total des suicides (170 924) en Inde. Les hommes ont été plus nombreux que les femmes à choisir cette solution extrême. Sur les 5 207 suicides d’agriculteurs/cultivateurs, 4 999 étaient des hommes et 208 des femmes. Et sur les 6 083 ouvriers agricoles qui se sont donné la mort, 5 472 étaient des hommes et 611 des femmes. Les États et les territoires de l’Union qui n’ont signalé aucun suicide dans le secteur agricole sont le Bengale occidental, le Bihar, l’Odisha, l’Uttarakhand, Goa, le Mizoram, le Tripura, Chandigarh, Delhi, Lakshadweep et Pondichéry.

Quant au Maharashtra, 2 708 agriculteurs/cultivateurs – 2 448 propriétaires fonciers et 260 cultivateurs de terres louées – se sont suicidés en 2022. Cela représente plus de 50 % du chiffre national de 5 207 dans la même catégorie. Et plus d’un quart du nombre total de suicides d’ouvriers agricoles (1 560) provenait du Maharashtra. Ces chiffres sont stupéfiants, quelle que soit la comparaison.

Comme l’a déclaré le leader du Congrès Rahul Gandhi en commentant l’article de ce journal : « Réfléchissez-y... en seulement trois mois, 767 agriculteurs se sont suicidés dans le Maharashtra. S’agit-il seulement d’une statistique ? Non. Ce sont 767 foyers détruits. 767 familles qui ne pourront jamais s’en remettre. »

Il a ensuite marqué des points politiques en affirmant que le gouvernement annulait facilement les prêts des riches mais pas ceux des pauvres, ce qui lui a valu une réplique cinglante du BJP, qui lui a rappelé les « péchés commis par le gouvernement NCP-Congrès pendant son mandat dans le Maharashtra ».

Au milieu de toutes ces querelles politiques, la question clé reste sans réponse : pourquoi la série de mesures sociales prises par les gouvernements central et régional, y compris l’octroi d’aides financières, n’ont-elles pas réussi à redonner aux agriculteurs la confiance nécessaire pour faire face aux aléas de la vie ?

Les causes profondes : un enchevêtrement complexe

La crise des suicides d’agriculteurs résulte d’une combinaison de difficultés économiques, de défis environnementaux et de pressions sociales, aggravées par des lacunes politiques.

Difficultés économiques et endettement : le poids écrasant de la dette est le principal facteur, alimenté par la hausse des coûts des intrants et l’insuffisance des prix des récoltes. Vijay Jawandhia, leader paysan et expert, a déclaré à ce journal que le coût des intrants (semences, engrais, pesticides et diesel) a fortement augmenté, tandis que les récoltes sont vendues à un prix inférieur au prix minimum de soutien (MSP). Par exemple, en 2024, le soja s’est vendu entre 3 800 et 4 000 roupies le quintal, contre un MSP de 4 892 roupies, le coton entre 5 000 et 6 000 roupies, contre 7 550 roupies, et le tur dal [pois d’Angole] entre 6 000 et 6 500 roupies, contre 7 500 roupies. Un rapport estime que les producteurs de soja du Maharashtra ont perdu 85 milliards de roupies [=850 millions €] en 2024 en raison de ventes inférieures au MSP. La taxe sur les produits agricoles (GST) de 18 % érode encore davantage les marges. Rahul Gandhi a souligné dans une critique que, bien que les deux gouvernements accordent au total 12 000 roupies par an (6 000 roupies provenant du gouvernement central et 6 000 roupies provenant du gouvernement de l’État dans le cadre du PM Kisan Samman Nidhi) aux agriculteurs, les taxes sur les intrants agricoles absorbent plus que ces aides.

Défis environnementaux : Vidarbha et Marathwada, où le coton, le soja et les légumineuses dominent, ne disposent que d’un taux d’irrigation de 10 à 12 %, contre 60 % dans la ceinture sucrière de l’ouest du Maharashtra. Les agriculteurs dépendent de moussons irrégulières, aggravées par des phénomènes climatiques extrêmes tels que sécheresses, pluies hors saison et tempêtes de grêle. L’épuisement des nappes phréatiques oblige les agriculteurs à forer des puits jusqu’à 300 mètres de profondeur, ce qui fait grimper les coûts. En 2015, des réservoirs comme celui de Manjara n’avaient plus aucune réserve d’eau. Des pénuries similaires persistent ailleurs. Le suicide de Kailash Arjun Nagare en mars 2025, après une grève de la faim de 10 jours pour obtenir de l’eau d’irrigation provenant du réservoir de Khadakpurna, met en évidence le désespoir causé par la pénurie d’eau.

Baisse des rendements et volatilité des marchés : les rendements agricoles ont chuté, en particulier pour le coton. Sanjay Patil, un agriculteur de Dhule, a déclaré à ce journal que les rendements du coton sont passés de 10-12 quintaux par acre à 2-3 quintaux, les prix chutant de 10 000-12 000 roupies à 5 000-6 000 roupies par quintal.

Pressions sociales et psychologiques : L’augmentation des coûts de l’éducation, des soins de santé et des besoins quotidiens dépasse les revenus stagnants des agriculteurs, créant un écart flagrant entre les revenus et les dépenses. Jawandhia note que contrairement aux fonctionnaires, qui bénéficient d’indemnités de cherté liées à l’inflation et d’augmentations de salaire, les agriculteurs ne bénéficient d’aucune protection de ce type. Les difficultés financières, associées à un accès limité aux services de santé mentale, alimentent la dépression. Le suicide de Sachin et Jyoti Jadhav, un couple d’agriculteurs de Parbhani, en avril 2025, qui a laissé deux filles orphelines, montre qu’il est urgent de s’attaquer aux problèmes de santé mentale de toute urgence.

Réponse du gouvernement

Dans l’ordre constitutionnel, l’agriculture relève de la compétence des États, mais de nombreuses décisions importantes dans ce secteur sont prises par le gouvernement central, a déclaré Jawandhia. « J’ai soulevé cette question devant M. Swaminathan lorsqu’il était président de la Commission nationale des agriculteurs. Il a ri et a accepté de recommander au gouvernement central d’inscrire l’agriculture sur la liste des compétences concurrentes. Cependant, cette proposition n’a pas encore été acceptée au niveau politique », a-t-il ajouté.

Quoi qu’il en soit, les gouvernements ont une réponse toute faite aux questions troublantes sur les suicides d’agriculteurs. En voici un exemple tiré du Rajya Sabha [Conseil des États, chambre haute du parlement fédéral], en réponse à une question simple posée le 4 mai dernier : « L’agriculture étant une compétence des États, ce sont les gouvernements des États qui fournissent l’aide. Cependant, le gouvernement indien soutient les efforts des États par des mesures politiques appropriées, des allocations budgétaires et divers programmes. Les différents programmes du gouvernement indien visent à améliorer le bien-être des agriculteurs en augmentant la production, les revenus et le soutien au revenu des agriculteurs. Le gouvernement a considérablement augmenté les crédits budgétaires alloués au ministère de l’Agriculture et du Bien-être des agriculteurs (DA&FW), qui sont passés de 219,335 milliards de roupies en 2013-2014 à 1 225,287 milliards de roupies en 2024-2025. » Le ministre énumère ensuite 28 grands programmes visant à améliorer le revenu global des agriculteurs. De leur côté, les États publient des données sur l’aide accordée aux proches des victimes éligibles. Mais il est difficile de trouver des preuves empiriques que ces mesures ont inversé la tendance au suicide.

Mesures sociales et problèmes

Indemnisation : 1 lakh de roupies pour les familles des agriculteurs décédés, mais seuls 376 des 767 cas de suicide entre janvier et mars 2025 ont été approuvés, avec 295 lakhs de roupies demandés par huit districts et seulement 18 lakhs versés.

MSP : les achats limités effectués par 562 centres ne permettent pas d’empêcher les ventes en dessous du MSP.

Aide financière : une aide annuelle de 12 000 roupies (6 000 roupies provenant du gouvernement central et 6 000 roupies provenant du gouvernement de l’État dans le cadre du programme PM Kisan Samman Nidhi) compensée par la GST et la hausse des coûts des intrants

Accompagnement psychologique : les séances de soutien psychologique visent à dissuader les suicides, mais leur ampleur est insuffisante

Priorité à la canne à sucre : le vice-ministre en chef Ajit Pawar a proposé une loi pour protéger les producteurs de canne à sucre. Les producteurs de coton, majoritaires dans le Vidarbha, se sentent négligés en raison de l’influence politique des coopératives de canne à sucre. Jawandhia critique l’accent mis sur la canne à sucre, soulignant que les producteurs de coton sont traités comme des « orphelins » dans le Vidarbha.

Voix sur le terrain

Les agriculteurs et les militants soulignent la négligence systémique qui a conduit à la crise. Sanjay Patil est passé du coton aux vergers de citronniers en raison de pertes insurmontables. Ajit Nawale, de Kisan Sabha, a comparé les politiques indiennes aux subventions usaméricaines et européennes, accusant le gouvernement de favoriser les négociants. Il a déclaré que le gouvernement fédéral accordait 6 000 roupies aux agriculteurs pauvres et dans le besoin dans le cadre du programme Kisan Samman, mais que sous le couvert d’une taxe sur les produits chimiques, les engrais et les pesticides de 18 %, il soutirait aux agriculteurs plus d’argent que les subventions qu’il leur accordait. « J’appelle les agriculteurs à s’unir et à lutter contre le gouvernement et ses politiques », a-t-il suggéré.

Quant à Jawandhia, il a déclaré : « Les cousins Thackeray se sont unis sur la question de la langue marathi et se sont opposés à l’imposition de l’hindi dans le Maharashtra, mais pourquoi aucun politicien ne se mobilise pour la cause des agriculteurs de l’État ? »

Aller de l’avant

Pour faire face à la crise des suicides dans le secteur agricole, des réformes structurelles sont nécessaires :

Régime du prix minimum de soutien (MSP) : selon Jawandia, l’application du MSP en tant que droit légal pourrait garantir des prix équitables. En outre, aucune récolte ne devrait être vendue en dessous du MSP.

Infrastructures d’irrigation : il est essentiel de développer l’irrigation dans le Vidarbha et le Marathwada, éventuellement grâce à des projets tels que le barrage de Khadakpurna. Le manque d’installations d’irrigation a coûté la vie à de nombreux agriculteurs, dont Nagare.

Soutien en santé mentale : le renforcement des services de conseil pourrait aider à soulager la détresse psychologique.

La lettre de suicide de Nagare exigeait des mesures ; les décès des Jadhav ont laissé leurs filles orphelines. Tant que les problèmes de dette, de pénurie d’eau et de volatilité des marchés ne seront pas résolus, les fermes du Maharashtra resteront un cimetière pour leurs agriculteurs.

Illustrations : Sourav Roy

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CHRIS HEDGES
Trump, Epstein et l’État profond
Un “Satyricon” du XXIème siècle


Le refus de l’administration Trump de divulguer les dossiers et les vidéos d’Epstein ne vise pas seulement à protéger Trump, mais aussi la classe dirigeante. Ils appartiennent tous au même club.

Chris Hedges, The Chris Hedges Report, 12/7/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Satyricon américain, par M. Fish

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Le refus de l’administration Trump de divulguer les dossiers et les vidéos accumulés au cours des enquêtes sur les activités du pédocriminel Jeffrey Epstein devrait mettre fin à la croyance absurde, embrassée par les partisans de Trump et les libéraux crédules, selon laquelle Trump démantèlera l’État profond. Trump est et fait depuis longtemps partie de la cabale répugnante composée de politiciens – démocrates et républicains –, de milliardaires et de célébrités qui nous considèrent, nous, et souvent des filles et des garçons mineurs, comme des marchandises à exploiter pour leur profit ou leur plaisir.

La liste des personnes qui gravitaient autour d’Epstein est un véritable bottin mondain. Elle comprend non seulement Trump, mais aussi Bill Clinton, qui aurait fait un voyage en Thaïlande avec Epstein, le Prince AndrewBill Gates, le milliardaire gestionnaire de fonds spéculatifs Glenn Dubin, l’ancien gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson, l’ancien secrétaire au Trésor et ancien président de l’université Harvard Larry Summers, le psychologue cognitif et auteur Stephen Pinker, l’avocat Alan Dershowitz, le milliardaire et PDG de Victoria’s Secret Leslie Wexner, l’ancien banquier de Barclays Jes Staley, l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak, le magicien David Copperfield, l’acteur Kevin Spacey, l’ancien directeur de la CIA Bill Burns, le magnat de l’immobilier Mort Zuckerman, l’ancien sénateur du Maine George Mitchell  et le producteur hollywoodien déchu Harvey Weinstein, qui se délectaient des perpétuelles Bacchanales d’Epstein.

Parmi eux des cabinets d’avocats et des avocats coûteux, des procureurs fédéraux et d’État, des enquêteurs privés, des assistants personnels, des agents publicitaires, des domestiques et des chauffeurs. On trouvait aussi de nombreux fournisseurs et proxénètes, dont la petite amie d’Epstein et fille de Robert Maxwell, Ghislaine Maxwell. Parmi eux les médias et les politiciens qui ont impitoyablement discrédité et réduit au silence les victimes, et qui ont utilisé la force contre quiconque, dont une poignée de journalistes intrépides, cherchant à révéler les crimes d’Epstein et son cercle de complices.

Beaucoup de choses restent encore dans l’ombre. Mais certaines choses sont connues. Epstein avait installé des caméras cachées dans ses somptueuses résidences et sur son île privée des Caraïbes, Little St. James, afin de filmer ses amis influents se livrant à des orgies et à des abus sexuels sur des adolescentes et des adolescents mineurs. Ces enregistrements constituaient une mine d’or pour le chantage. Faisaient-ils partie d’une opération des services secrets israéliens, le Mossad? Ou bien étaient-ils utilisés pour garantir à Epstein une source stable d’investisseurs qui lui versaient des millions de dollars pour éviter d’être démasqués ? Ou bien étaient-ils utilisés dans les deux cas ? Il faisait voyager des mineures entre New York et Palm Beach dans son jet privé, le Lolita Express, qui aurait été équipé d’un lit à orgies. Son cercle d’amis célèbres, dont Clinton  et Trump, sont enregistrés comme ayant voyagé à plusieurs reprises à bord de cet avion dans les registres de vol publiés, bien que de nombreux autres registres aient disparu.

Les vidéos d’Epstein sont conservées dans les archives du FBI, ainsi que des preuves détaillées qui lèveraient le voile sur les penchants sexuels et la cruauté des puissants. Je doute qu’il existe une liste de clients, comme l’affirme la procureure générale Pam Bondi. Il n’existe pas non plus de dossier unique sur Epstein. Les documents d’enquête accumulés sur Epstein remplissent de nombreuses boîtes qui encombreraient le bureau de Bondi et, s’ils étaient rassemblés dans une seule pièce, occuperaient probablement la majeure partie de son bureau.

Epstein s’est-il suicidé, comme l’affirme le rapport d’autopsie officiel, en se pendant dans sa cellule le 10 août 2019 au Metropolitan Correctional Center de New York ? Ou a-t-il été assassiné ? Les caméras qui enregistraient l’activité dans sa cellule cette nuit-là ne fonctionnaient pas, nous ne le savons donc pas. Michael Baden, médecin légiste engagé par le frère d’Epstein, qui a été médecin légiste en chef de la ville de New York et qui était présent lors de l’autopsie, a déclaré qu’il pensait que l’autopsie d’Epstein suggérait un homicide.

L’affaire Epstein est importante car elle fait voler en éclats le mythe des divisions profondes entre les démocrates, qui n’avaient pas plus intérêt que Trump à divulguer les dossiers Epstein, et les républicains. Ils appartiennent tous au même club. Elle révèle comment les tribunaux et les forces de l’ordre s’entendent pour protéger les personnalités puissantes qui se livrent à des crimes. Elle met à nu la dépravation de notre classe dirigeante exhibitionniste, qui n’a de comptes à rendre à personne et qui est libre de violer, piller, saccager et exploiter les faibles et les vulnérables. C’est le bilan sordide de nos maîtres oligarchiques, ceux qui sont incapables de ressentir la honte ou la culpabilité, qu’ils se déguisent en Donald Trump ou en Joe Biden.

Cette classe de parasites au pouvoir a été parodiée dans le roman satirique du premier siècle, le Satyricon par Gaius Petronius Arbiter, écrit sous les règnes de Caligula, Claude et Néron. Comme dans le Satyricon, le cercle d’Epstein était dominé par des pseudo-intellectuels, des bouffons prétentieux, des escrocs, des petits délinquants, des riches insatiables et des dépravés sexuels. Epstein et son cercle restreint se livraient régulièrement à des perversions sexuelles dignes de Pétrone, comme le documente Julie Brown, journaliste d’investigation au Miami Herald, dont les reportages acharnés ont largement contribué à la réouverture de l’enquête fédérale sur Epstein et Maxwell, dans son livre “Perversion of Justice : The Jeffrey Epstein Story”.

Comme l’écrit Brown, en 2016, une femme anonyme, utilisant le pseudonyme “Kate Johnson”, a déposé une plainte civile devant un tribunal fédéral de Californie, affirmant avoir été violée par Trump et Epstein lorsqu’elle avait treize ans, pendant quatre mois, de juin à septembre 1994.

« J’ai supplié Trump à grands cris d’arrêter », a-t-elle déclaré dans le procès concernant son viol. « Trump a répondu à mes supplications en me frappant violemment au visage avec sa main ouverte et en criant qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait. »

Brown poursuit :

Johnson a déclaré qu’Epstein l’avait invitée à une série de « soirées sexuelles avec des mineurs » dans son manoir de New York, où elle a rencontré Trump. Séduite par des promesses d’argent et des opportunités de devenir mannequin, Johnson a déclaré avoir été contrainte d’avoir des relations sexuelles avec Trump à plusieurs reprises, dont une fois avec une autre fille de douze ans, qu’elle a surnommée « Marie Doe ».

Trump a exigé une fellation, selon la plainte, puis « a repoussé les deux mineures tout en les réprimandant violemment pour la « mauvaise » qualité de leurs performances sexuelles », selon la plainte déposée le 26 avril devant la cour fédérale de Californie centrale.

Par la suite, lorsqu’Epstein a appris que Trump avait dépucelé Johnson, il aurait « tenté de la frapper à la tête avec ses poings fermés », furieux de ne pas avoir été celui qui lui avait pris sa virginité. Johnson a affirmé que les deux hommes avaient menacé de s’en prendre à elle et à sa famille si elle révélait ce qui s’était passé.

La plainte indique que Trump n’a pas participé aux orgies d’Epstein, mais qu’il aimait regarder, souvent pendant que « Kate Johnson », âgée de treize ans, lui faisait une fellation.

Il semble que Trump ait réussi à faire annuler le procès en achetant son silence. Elle a depuis disparu.

En 2008, Alex Acosta, qui était alors procureur fédéral pour le district sud de Floride, a négocié un accord de plaidoirie  pour Epstein. L’accord accordait l’immunité contre toutes les accusations criminelles fédérales à Epstein, à quatre complices nommés et à tout « complice potentiel » non identifié. L’accord a mis fin à l’enquête du FBI visant à déterminer s’il y avait d’autres victimes et d’autres personnalités influentes impliquées dans les crimes sexuels d’Epstein. Il a suspendu l’enquête et scellé l’acte d’accusation. Trump, dans ce que beaucoup considèrent comme un geste de gratitude, a nommé Acosta secrétaire au Travail lors de son premier mandat.

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Trump a envisagé de gracier Ghislaine Maxwell après son arrestation en juillet 2020, craignant qu’elle ne révèle des détails sur son amitié de plusieurs décennies avec Epstein, selon le biographe de Trump, Michael Wolff. En juillet 2022, Maxwell a été condamnée à 20 ans de prison.

« La relation la plus étroite de Jeffrey Epstein dans sa vie était celle qu’il entretenait avec Donald Trump... Ces deux hommes étaient inséparables depuis une bonne quinzaine d’années. Ils faisaient tout ensemble », a dit  Wolff à  Joanna Coles, animatrice du podcast The Daily Beast. « Et cela va du partage, de la conquête des femmes, de la chasse aux femmes, du partage d’au moins une petite amie pendant au moins un an dans ce genre de relation entre riches, avec les avions les uns des autres, jusqu’à Epstein conseillant Trump sur la manière de frauder le fisc. »

Les anomalies juridiques, notamment la disparition d’une grande quantité de preuves incriminant Epstein, ont permis à ce dernier d’échapper à des accusations fédérales de trafic sexuel en 2007, lorsque ses avocats ont négocié un accord secret avec Acosta. Il a pu plaider coupable dans des accusations moins graves au niveau de l’État, à savoir sollicitation d’une mineure à des fins de prostitution.

Les hommes éminents accusés d’avoir participé au carnaval pédocriminel d’Epstein, y compris l’avocat d’Epstein, Dershowitz, ont violemment menacé  quiconque chercherait à les exposer. Dershowitz, par exemple, affirme qu’une enquête qu’il a refusé de rendre publique, menée par l’ancien directeur du FBI Louis Freeh, prouve qu’il n’a jamais eu de relations sexuelles avec Virginia Giuffre, une victime d’Epstein qui a été livrée au prince Andrew alors qu’elle était âgée de 17 ans. Giuffre, l’une des rares victimes à avoir publiquement dénoncé ses agresseurs, a déclaré avoir été « passée de main en main comme un plateau de fruits » parmi les amis d’Epstein et de Maxwell, jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’échapper à l’âge de 19 ans. Elle “s’est suicidée” en avril 2025. Dershowitz a envoyé plusieurs menaces à Brown et à ses rédacteurs en chef du Miami Herald.

Brown poursuit :

[Dershowitz] n’a cessé de faire référence à des informations contenues dans des documents scellés. Il a accusé le journal de ne pas rapporter les « faits » qui, selon lui, figuraient dans ces documents scellés. La vérité, ai-je tenté d’expliquer, c’est que les journaux ne peuvent pas écrire sur des choses simplement parce qu’Alan Dershowitz affirme qu’elles existent. Nous devons les voir. Nous devons les vérifier. Puis, parce que j’ai dit « montrez-moi les documents », il m’a publiquement accusée d’avoir commis un acte criminel en lui demandant de produire des documents qui étaient sous scellés judiciaires.

C’est ainsi que fonctionne Dershowitz.

Ce qui me dérange le plus chez ce bonhomme, c’est la façon dont les médias, à quelques exceptions près, ne le remettent pas en question de manière critique. Les journalistes ont vérifié les faits rapportés par Donald Trump et d’autres membres de son administration presque tous les jours, mais dans l’ensemble, les médias semblent laisser Dershowitz s’en tirer à bon compte dans l’affaire Epstein.

En 2015, lorsque les accusations de Giuffre ont été rendues publiques pour la première fois, Dershowitz est apparu dans toutes les émissions de télévision imaginables, jurant, entre autres, que les registres de vol d’Epstein le disculperaient. « Comment le savez-vous ? » lui a-t-on demandé.

Il a répondu qu’il n’avait jamais été dans l’avion d’Epstein pendant la période où Virginia était impliquée avec Epstein.

Mais si les médias avaient vérifié, ils auraient pu apprendre que, selon les registres, il était bien passager à bord de l’avion pendant cette période.

Il a ensuite déclaré sous serment qu’il n’avait jamais pris l’avion sans sa femme. Mais il figurait sur les listes d’embarquement comme ayant voyagé à plusieurs reprises sans sa femme. Lors d’au moins un voyage, il se trouvait dans l’avion avec une mannequin nommée Tatiana.

Epstein a fait don d’argent à Harvard et a été nommé chercheur invité au département de psychologie de Harvard, bien qu’il n’ait aucune qualification universitaire dans ce domaine. Il s’est vu remettre une carte magnétique et un code d’accès, ainsi qu’un bureau dans le bâtiment qui abrite le programme de dynamique évolutive de Harvard. Dans ses communiqués de presse, il se présentait comme « Jeffrey Epstein, philanthrope scientifique », « Jeffrey Epstein, militant pour l’éducation », « Jeffrey Epstein, évolutionniste », « Jeffrey Epstein, mécène des sciences » et « Jeffrey Epstein, gestionnaire de fonds spéculatifs non-conformiste ».

Epstein, reproduisant les prétentions et la vacuité des personnages parodiés dans le chapitre “Le dîner chez Trimalcion” du Satyricon, organisait des dîners somptueux pour ses amis milliardaires, parmi lesquels Elon Musk, Salar Kamangar et Jeff Bezos. Il imaginait des stratagèmes sociaux étranges, notamment un plan  pour ensemencer l’espèce humaine avec son propre ADN en créant un bébé composite dans son immense ranch au Nouveau-Mexique.

« Epstein était également obsédé par la cryogénisation, une philosophie transhumaniste dont les adeptes croient que les êtres humains peuvent être reproduits ou ramenés à la vie après avoir été congelés », écrit Brown. « Epstein aurait déclaré à certains membres de son cercle scientifique qu’il souhaitait inséminer des femmes avec son sperme afin qu’elles donnent naissance à ses enfants, et qu’il voulait que sa tête et son  pénis soient congelés”.

L’affaire Epstein est révélatrice de la faillite morale, de l’hédonisme et de la cupidité de la classe dirigeante. Cela transcende les clivages politiques. C’est le dénominateur commun entre les politiciens démocrates, tels que Bill Clinton, les philanthropes, tels que Bill Gates, la classe des milliardaires et Trump. Ils forment une seule et même classe de prédateurs et d’escrocs. Ce ne sont pas seulement les filles et les femmes qu’ils exploitent, mais nous tous.

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13/07/2025

NAGHAM ZBEEDAT
“C’est une forme de boycott” : pourquoi ces citoyens palestiniens d’Israël suppriment l’hébreu de leur quotidien

Malgré l’obtention de diplômes ou l’exercice d’un métier en hébreu, un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis de l’État israélien et des Israéliens juifs a conduit certains citoyens arabophones israéliens à renoncer complètement à l’hébreu, en particulier pendant la guerre de Gaza : « Je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence ».

 Nagham Zbeedat, Haaretz, 13/7/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Nagham Zbeedat est une journaliste palestinienne d’Israël couvrant les affaires palestiniennes et le monde arabe pour le quotidien Haaretz .@ztnagham

 

Illustration : Shumisat Rasulaev

Dans un café animé de Haïfa, un groupe d’amis passe sans effort de l’arabe à langlais, sans prononcer un mot d’hébreu. Ce n’est pas qu’ils ne le parlent pas. En fait, la plupart d’entre eux l’ont étudié pendant des années et le parlent couramment dans un contexte académique ou professionnel. Mais lorsqu’il s’agit de conversations informelles, de nombreux arabophones font désormais un choix délibéré : éviter complètement de parler hébreu.

Parmi ceux qui ont fait ce choix linguistique conscient, on trouve Ahlam, une infirmière diplômée de 26 ans originaire de la ville de Kafr Yasif, dans le nord du pays. Comme beaucoup de citoyens palestiniens d’Israël, elle a grandi en parlant arabe à la maison et a fréquenté des écoles publiques arabophones, où l’hébreu est enseigné comme deuxième langue à partir du CE2.

Ahlam a étudié les sciences infirmières à l’université de Tel Aviv et a terminé sa formation clinique dans un hôpital du centre d’Israël. Après s’être liée d’amitié avec des Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie, elle s’est rendu compte que l’hébreu s’était glissé dans son vocabulaire quotidien, même lorsqu’elle parlait arabe.

« J’ai commencé à me sentir dégoûtée de moi-même », dit-elle. « Pourquoi utilisais-je des mots hébreux avec des gens qui parlaient la même langue que moi ? Notre langue commune est l’arabe. Et pourtant, la moitié des mots que j’utilisais, ils ne les comprenaient même pas parce qu’ils étaient en hébreu. »

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Ahlam a commencé à supprimer délibérément les mots hébreux de son vocabulaire quotidien, un processus qu’elle poursuit encore aujourd’hui. « Je pense qu’il est important d’apprendre la langue, mais je ne trouve pas normal de l’utiliser entre nous [les Arabes] », explique-t-elle. « L’éducation m’a tellement éloignée de ma langue que je connais certains mots uniquement en hébreu et que je ne sais pas ce qu’ils signifient en arabe, et vice versa. Il y a des mots arabes que je ne comprends même plus. »


« Bien sûr, quand les Juifs ne parlent pas l’arabe, je suis obligée de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne », explique Ahlam, une infirmière de 26 ans originaire de Kafr Yasif. Photo  Olivier Fitoussi

Ce qui a commencé comme un changement subtil est devenu une tendance croissante parmi les jeunes citoyens arabes d’Israël, sous la forme d’une expression culturelle et politique discrète influencée par la guerre en cours, la discrimination et un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis des Israéliens juifs et de la culture hébraïque.

« [Parler hébreu] était quelque chose qui m’était imposé. J’ai vécu avec. Mais maintenant que je le rejette, c’est une façon de résister, de m’accrocher à mon identité et à mes racines », dit Ahlam. « Ils ont essayé de nous dépouiller de tout, y compris de notre langue. L’hébreu représente l’occupant. Celui qui est venu, a pris mon pays et m’a imposé sa langue. »

« Bien sûr, quand les Juifs ne connaissent pas l’arabe, je suis obligé de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne. »

Double identité

En Israël, le ministère de l’Éducation gère deux systèmes éducatifs distincts : les écoles arabophones et les écoles hébréophones. Chaque système dispose de ses propres superviseurs, budgets, établissements de formation des enseignants et systèmes de placement des enseignants. Cependant, le secrétariat pédagogique du ministère de l’Éducation élabore et supervise un programme unique pour les deux systèmes.

L’étude de l’hébreu dans les écoles arabophones est obligatoire à partir de la troisième année, voire dès la première année pour certains élèves. Ceux-ci suivent plusieurs heures de cours d’hébreu par semaine et, à la fin du lycée, ils passent des examens d’hébreu dans le cadre du baccalauréat. L’apprentissage de cette langue est obligatoire depuis la création de l’État. Mais l’apprentissage de l’hébreu n’est pas seulement une exigence éducative : il est pratiquement impossible pour les arabophones de travailler, d’étudier ou d’accéder aux services de santé et aux services sociaux sans une certaine maîtrise de l’hébreu.


Des adolescents apprenant l’hébreu dans un lycée de la ville bédouine de Sallama, dans le sud d’Israël, en 2020. Photo  Rami Shllush

Bien qu’elle ait dû acquérir un niveau élevé en hébreu pour pouvoir étudier à l’université et obtenir des diplômes en soins infirmiers, Ahlam a finalement pris la décision inhabituelle de poursuivre une carrière en dehors du système de santé israélien. Elle a préféré lancer sa propre petite entreprise en tant qu’infirmière consultante spécialisée dans l’activité physique, offrant des conseils personnalisés à des clients arabes qui cherchent à améliorer leur santé grâce à des soins axés sur le mouvement.

« Travailler dans le système de santé israélien ne me convenait tout simplement pas », dit-elle. « Même si j’aimais mon travail et que les patients m’appréciaient, je ne pouvais pas accepter de faire partie d’un système dirigé par un gouvernement qui bombarde mon peuple [à Gaza] et détruit notre secteur de la santé. »

« J’aurais adoré travailler dans mon domaine », dit-elle, « mais je ne peux tout simplement pas. Je suis sincèrement reconnaissante de ne pas vivre avec cette double identité, de ne pas devoir donner tout ce que j’ai pour combler les lacunes de leur système alors que mon propre peuple se voit refuser le droit le plus fondamental à des soins médicaux, tandis qu’Israël bombarde et arrête nos équipes médicales. »

Ironiquement, ce sont ses études universitaires qui ont perfectionné sa maîtrise de la langue. « L’éducation dans une institution israélienne a fait de l’hébreu une partie encore plus importante de ma vie quotidienne. Cela m’a éloignée de ma langue maternelle. Quand j’essaie de parler de sujets médicaux, je ne peux même pas le faire dans une autre langue, je ne sais le faire qu’en hébreu. Cela a complètement remplacé mes autres langues. Si je voulais étudier ou travailler à l’étranger, ce serait très difficile pour moi, car tout ce que j’ai appris est en hébreu. Je parle hébreu. »


Les enfants scolarisés dans le système scolaire arabophone d’Israël commencent l’apprentissage obligatoire de l’hébreu en troisième année. Photo  Tomer Appelbaum

« Une forme de boycott »

Ahlam n’est pas la seule à Haïfa à être mal à l’aise avec la présence de l’hébreu dans sa vie quotidienne. De l’autre côté de la table, Rashid, un ingénieur civil de 28 ans, acquiesce à mesure que la conversation avance. Comme Ahlam, il a pris la décision consciente de se distancier de l’hébreu dans sa vie quotidienne. « Ma mission d’éviter l’hébreu a commencé il y a huit ans », explique-t-il. « Aujourd’hui, je ne le parle plus que pour le travail. »

Travaillant dans un environnement mixte, Rashid est constamment entouré de collègues juifs israéliens et arabes qui parlent hébreu, mais il dit n’avoir jamais ressenti de pression pour l’adopter au-delà du nécessaire. « Je ne me sens pas proche de l’hébreu. J’ai toujours été distant de cette langue », explique-t-il.

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« Que ce soit pendant mes études ou maintenant au travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires. Je ne parle pas seulement une langue qui n’est pas la mienne, je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence. »


Une arcade à Fattoush, un café-bar de Haïfa très prisé des jeunes citoyens palestiniens d’Israël. Photo  Hagai Frid

Pour Rashid, ce refus de parler hébreu n’est pas seulement personnel, c’est politique. « Je considère cela comme une forme de boycott », affirme-t-il avec fermeté. « Mais il ne devrait pas falloir une guerre à Gaza ou l’annexion de la Cisjordanie pour que nous prenions conscience de l’urgence de préserver notre identité et notre langue. Cela aurait toujours dû être notre mission. »

Comme Rashid, Dima, 25 ans, diplômée en génie civil du Technion, a grandi en parlant arabe et a fait ses études universitaires en hébreu ; adolescente, elle a fait le choix délibéré de garder l’hébreu à distance.

« Je me suis assurée que cela ne fasse pas partie de mon langage quotidien », dit-elle. « Je ne suis pas disposée à utiliser l’hébreu sauf si je n’ai vraiment pas le choix, pas lors d’une réunion ou avec des amis. »

Dima décrit cette frontière linguistique comme étant à la fois personnelle et politique. « Utiliser une langue qui ne me reflète pas était difficile. C’était un défi constant de la séparer de mon identité. » Son détachement vis-à-vis de l’hébreu, dit-elle, s’est accentué ces derniers mois. « Dès le début, j’avais des réserves à l’égard de cette langue et de tout ce que représente l’État. Tout cela s’est intensifié avec cette guerre. »

Pour Dima, parler arabe, en particulier dans les espaces palestiniens communs, est une forme de résistance culturelle. « Notre simple présence ici est une forme de résistance. Alors que l’État tente de judaïser tout ce qui nous touche, nous accrocher à notre langue, à nos coutumes et à notre identité est notre moyen de riposter. »


« L’éducation m’a littéralement éloignée de ma langue à tel point que je ne comprends même plus certains mots arabes », explique Ahlam. Photo  Rami Shllush

Ce sentiment d’imposition culturelle est également ressenti par Arwa, une jeune fille de 18 ans qui vient d’obtenir son diplôme d’études secondaires et se prépare à entrer à l’université dans le centre d’Israël. Comme les autres, Arwa parle couramment l’hébreu ; elle a excellé dans cette langue tout au long de sa scolarité et a obtenu de bons résultats aux examens nationaux. Mais dernièrement, elle s’est mise à le pratiquer moins, en particulier dans des situations informelles avec ses amis.

Arwa, qui vit dans la ville de Sakhnin, dans le nord du pays, explique qu’elle et ses camarades se sentent souvent exclus par leurs homologues juifs israéliens, que ce soit dans la vie sociale ou dans le milieu scolaire. « Nous ne nous sentons pas les bienvenus », explique-t-elle. « Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la même langue et étudions dans les mêmes établissements. »

Certains diplômés arabes du secondaire ont des difficultés à étudier dans les collèges et universités israéliens où l’hébreu est la langue d’enseignement, car ils ne maîtrisent pas suffisamment cette langue. Dans les établissements d’enseignement supérieur israéliens, ils sont censés parler l’hébreu aussi couramment que les locuteurs natifs, car les cours, les examens et les devoirs sont tous en hébreu, alors que près d’un cinquième des étudiants israéliens sont de langue maternelle arabe.


Mustafa, un père de Nazareth, a du mal à convaincre son fils de prendre ses cours d’hébreu au sérieux. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. » Photo  Rami Shllush

Arwa décrit « une forte identité culturelle enracinée en Palestine », et non dans l’État israélien. Et bien que ses résultats scolaires restent solides, elle admet qu’elle appréhende d’entrer dans des espaces universitaires dominés par l’hébreu. « Je crains de ne pas être capable de tenir des conversations à ce niveau de fluidité », dit-elle. « Ce n’est pas que je ne comprends pas, c’est juste que je n’ai plus l’impression que ça m’appartient. »

Bien qu’Arwa reconnaisse son utilité, elle a commencé à associer l’hébreu à bien plus que la communication. « Après avoir été témoin de la vérité en ligne, de la guerre à Gaza, du massacre de mon peuple, tout cela documenté, j’ai cessé de voir l’hébreu comme une simple langue », dit-elle. « C’est devenu la langue de l’occupation, la langue d’une société qui exprime son racisme envers mon peuple. 

Ses parents travaillent tous deux pour le ministère israélien de l’Éducation, ce qui explique que la famille reste relativement discrète sur ses opinions culturelles et politiques en public. Mais à la maison, l’attachement à la langue arabe est évident. « Nous avons été élevés dans le sentiment d’appartenir à notre patrie, et non à l’occupant », explique-t-elle. « Nous ne parlons qu’arabe à la maison, à l’exception de quelques mots hébreux qui se sont naturellement glissés dans notre langage au fil des ans, comme mazgan [climatiseur]. »


« Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la langue et étudions dans les mêmes établissements », explique Arwa, une jeune fille de 18 ans originaire de Sakhnin. Photo  Olivier Fitoussi

Changement de code et identité

Ce glissement subtil, l’utilisation de mots hébreux dans des conversations autrement arabes, est courant chez les citoyens palestiniens d’Israël. Bien qu’il existe des équivalents arabes (par exemple « mukayyif » pour « mazgan »), les mots empruntés à l’hébreu les remplacent souvent dans le langage courant. Ce phénomène, connu sous le nom de “code-switching” [alternance codique ou changement de code, NdT], est profondément ancré dans les habitudes linguistiques de nombreuses familles palestiniennes vivant en Israël.

Une étude publiée en 2019 dans le Global Journal of Foreign Language examine les raisons pour lesquelles l’hébreu s’immisce dans les conversations arabes dans une enquête auprès d’étudiants arabes israéliens de l’Université arabo-américaine de Cisjordanie, où les cours sont dispensés exclusivement en arabe ou en anglais.

Les étudiants ont signalé des cas de changement de code même dans un environnement entièrement arabophone, et ont indiqué que ce phénomène était souvent inconscient ; les participants ont expliqué qu’ils n’avaient pas appris les équivalents arabes de certains mots dans leur famille ni même à l’école. L’étude a également révélé que l’âge et l’origine des personnes interrogées en Israël avaient une influence significative sur leur utilisation de l’hébreu.

« Il était clair que le nord a tendance à changer de code plus que le centre d’Israël », écrivent les chercheurs, ajoutant qu’« un pourcentage important d’étudiants venant du sud d’Israël utilisent le changement de code principalement pour des raisons liées à la proximité géographique des colonies israéliennes et au fait que de nombreux citoyens druzes [qui vivent principalement dans le nord d’Israël] servent dans l’armée israélienne ».

Dans cette étude, 72 % des participants estimaient que le changement de code linguistique avait une incidence sur leur sentiment d’identité palestinienne. La langue continuant à servir non seulement d’outil de communication, mais aussi de marqueur identitaire, le choix entre les mots mazgan et mukayyif dépasse la simple question sémantique. Il devient politique.


« Que ce soit pendant mes études ou aujourd’hui dans mon travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires », explique Rashid, un ingénieur civil de 28 ans. Photo  Rami Shllush

Mustafa, un père de 39 ans originaire de Nazareth, explique que son fils Mohammed, âgé de 13 ans, a développé une forte aversion pour l’hébreu. « Seuls quelques mots basiques lui échappent, comme mazgan, shalat (télécommande) ou haklata (enregistrement). Et même là, Mohammed ne les utilise pas beaucoup. Il n’aime pas l’hébreu, c’est la matière qu’il déteste le plus à l’école ».

« Il faut beaucoup d’efforts et de temps pour qu’il termine ses devoirs d’hébreu », admet Mustafa. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. »

Au lieu de cela, Mohammed s’est tourné vers l’anglais. « Il l’utilise beaucoup plus, surtout quand nous voyageons », explique Mustafa. « Je vois la différence dans son enthousiasme. Il passe tout en anglais : son téléphone, ses jeux vidéo, ses films. Cela le passionne. L’hébreu, en revanche, ne lui parle tout simplement pas. »

Ce fossé entre la langue et l’identité est une source de tension pour Mustafa, tant sur le plan émotionnel qu’en tant que parent. « C’est un sujet très sensible pour nous », dit-il. « D’un côté, nous essayons de l’encourager à apprendre l’hébreu : c’est nécessaire pour vivre ici. Mais d’un autre côté, je veux qu’il excelle dans quelque chose qu’il aime. Je veux qu’il ait des rêves qui dépassent les frontières de ce pays. »

Un moment qui l’a particulièrement marqué est celui où il a essayé de motiver son fils à terminer un devoir d’hébreu. « Je lui ai dit : “L’hébreu, c’est facile, c’est comme l’arabe, on est pratiquement cousins !” Et il m’a regardé et m’a répondu : “Tu n’arrêtes pas de dire qu’on est cousins, mais ils sont en train de nous tuer.” »