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28/07/2025

TIGRILLO L. ANUDO
Le procès d’Uribe en Colombie : le début de la fin de l’impunité

Tigrillo L. Anudo, 28 juillet 2025, à quelques heures du prononcé de la sentence pour fraude procédurale et subornation de témoins. Traduit par Tlaxcala

Posez votre petit fondement sur le tabouret
Mettez-vous à l'aise, Monsieur l'inculpé

Nous sommes un pays très jeune. À peine en train d’apprendre à cohabiter, à définir un cap, à instaurer les notions de justice judiciaire, à poser les premières briques dans la construction d’une maison collective, tiraillés entre la haine et l’amour, nous étreignant dans le désespoir et l’utopie.

Le pays n’avance pas de manière significative parce que les pouvoirs stratégiques restent entre les mains de la canaille, protégés par des médias canailles, blindés par des appareils canailles, légitimés par des serviteurs canailles.

Nos institutions ne sont pas aussi solides qu’on nous l’a raconté. Notre démocratie n’a jamais existé telle qu’on nous l’a présentée. La Colombie est un simulacre de maison qui abrite ses citoyens avec des droits inégaux. Certains oui, d’autres non. La vérité a toujours été souillée, voire défenestrée. Parmi toutes les carences de la Colombie, l’absence de vérité est l’une des plus paralysantes pour ses dynamiques de développement humain.

Le début du XXIe siècle fut marqué par l’obscurité, la douleur et l’ignominie avec les deux gouvernements successifs d’Álvaro Uribe Vélez (2002–2010). Ce qui le différencia des présidents précédents, c’est qu’Uribe ne cacha pas son penchant pour le crime et l’aporophobie, sa soif de terres et d’argent mal acquis, sa faim de pouvoir et de manipulation des masses ignorantes.

La principale signification d’une sentence de condamnation que pourrait prononcer la juge Sandra Liliana Heredia dans le procès d’Uribe est la proclamation d’une vérité : un président a utilisé sa fonction pour commettre des délits. Une vérité qui ouvrira la voie à d’importantes déductions.


Cette vérité, dans l’histoire d’un pays rempli d’idoles aux pieds d'argile, contribue à sortir de la naïveté, à dépasser l’adolescence politique, à abandonner l’analphabétisme politique. Elle pousse aussi à une révision collective du type de société grégaire et acritique que nous avons construite, à l’apprentissage de nouvelles valeurs pour remplacer les antivaleurs. C’est une brique de plus dans la construction d’une maison aux colonnes dignes.

Si une condamnation d’Álvaro Uribe Vélez devait être prononcée, un mythe aux multiples significations s’effondrerait. Tomberait le Messie de papier qui ne nous a sauvés d’aucune guérilla. Il ne serait plus le “Grand Colombien”. Ni l’efficace pacificateur. Encore moins le gardien des trois “petits œufs”*. Sa “sécurité” antidémocratique serait discréditée. Lui, qui a gouverné pour favoriser les plus riches. Lui, qui a persécuté les pauvres avec des lois liberticides et des décrets martiaux extrajudiciaires.

On nous a menti : les politiciens, les industriels, les grands propriétaires terriens, les entrepreneurs, les commerçants, les juges, les gouvernants, les acteurs armés, les universitaires, les prêtres. Il y a des exceptions. Les artistes aussi ont menti, mais leurs mensonges ont servi à révéler la vérité à travers leurs œuvres — de beaux mensonges qui dévoilent d’effroyables vérités.

Dans un pays rempli de mensonges, ce serait une grande victoire qu’une juge de la République condamne pour corruption un politicien présenté comme “le plus ferme au cœur grand”. La Colombie a besoin de vérité et de réparation pour les victimes. La contribution à la vérité est, entre autres, l’un des grands enjeux du procès du sociopathe et mythomane Álvaro Uribe. L’idée commence à s’imposer que personne n’est au-dessus de la Loi. Ce serait le début de la fin de l’impunité qui a avili la Colombie.

 NdT

*Lorsque le président Uribe a passé le relais au président Santos en août 2010, il lui a confié la tâche de préserver son héritage, qu'il a résumé en trois piliers, trois "petits oeufs" : la confiance des investisseurs, le progrès social et la sécurité. Dans son discours d'investiture de 2010, le président Santos a promis de préserver ces "petits oeufs".

TIGRILLO L. ANUDO
El juicio a Uribe en Colombia: una lucha por la verdad edificante

Tigrillo L. Anudo, 28 de Julio de 2025, a pocas horas de proferirse la sentencia por fraude procesal y soborno a testigos.


Somos un país muy joven. Apenas aprendiendo a convivir, a definir un norte, a instaurar las nociones de la justicia judicial, a poner los primeros ladrillos en la construcción de una casa colectiva, debatiéndonos entre el odio y el amor, abrazándonos en la desesperanza y la utopía.

El país no avanza significativamente porque los poderes estratégicos siguen en manos de la canalla, protegidos por medios de comunicación canallas, blindados por aparatos canallas, avalados por serviles canallas.

Nuestras instituciones no son tan sólidas como nos lo han contado. Nuestra democracia no ha existido como lo han difundido. Colombia es un remedo de casa que alberga a sus ciudadanos con desiguales derechos. Unos sí, otros no. La verdad siempre ha sido mancillada cuando no defenestrada. Entre todas las carencias de Colombia, la falta de verdad es una de las más paralizantes para sus dinámicas de desarrollo humano.

Los inicios del siglo XXI fueron de tenebrosidad, dolor e ignominia con los dos gobiernos sucesivos de Álvaro Uribe Vélez (2002 – 2010). La diferencia con los gobiernos de anteriores presidentes consistió en que Uribe no ocultó su inclinación al delito y a la aporofobia, su sed de tierras y dinero mal habidos, su hambre de poder y manipulación de la masa ignara.

El principal significado de una sentencia condenatoria que la jueza Sandra Liliana Heredia podría emitir sobre el proceso a Uribe es la proclamación de una verdad: que un presidente ha usado su investidura para delinquir. Verdad que llevará a importantes inferencias.

Esa verdad en la historia de un país con tantos ídolos de barro contribuye a salir de la ingenuidad, a superar la minoría de edad, a abandonar el analfabetismo político. También es un impulso hacia la revisión colectiva del tipo de sociedad gregaria y acrítica que venimos construyendo, al aprendizaje de nuevos valores que desplazan antivalores. Es otro ladrillo que se suma a la construcción de una casa con dignas columnas.

De darse una sentencia condenatoria contra Álvaro Uribe Vélez, se derrumba un mito con múltiples significantes. Cae el Mesías de papel que no nos salvó de ninguna guerrilla. Ya no es el “Gran colombiano”. Tampoco el eficiente pacificador. Menos el cuidador de los tres huevitos. Deslegitimada su “seguridad” antidemocrática. El que gobernó para favorecer los más ricos. El que persiguió a los pobres con leyes anti derechos y decretos marciales extrajudiciales.

Nos han mentido los políticos, los industriales, los terratenientes, los empresarios, los comerciantes, los jueces, los gobernantes, los actores armados, los académicos, los sacerdotes. Hay excepciones. Los artistas también han mentido pero sus mentiras han servido para divulgar la verdad a través de sus obras, bellas mentiras que revelan terribles verdades.

En un país lleno de mentiras sería una gran conquista que una jueza de la República condene por corrupto a un político promocionado como “el más firme y de corazón grande”. Colombia necesita verdad y reparación de las víctimas. La contribución a la verdad es entre otros uno de los grandes significados del juicio al sociópata y mitómano Álvaro Uribe. Se empieza a posicionar la idea de que nadie está por encima de la Ley. Sería el inicio del fin de la impunidad que ha envilecido a Colombia.


LYNA AL TABAL
Ist das also deine Neuheit, Ziad?

Lyna Al Tabal, Rai Al Youm, 27.07.2025
Übersetzt von Tlaxcala

Dieser Text ist eine Hommage an den Musiker, Komponisten und Schriftsteller Ziad Rahbani, Sohn der Sängerin Fairouz, der am 26. Juli in Beirut im Alter von 69 Jahren verstorben ist.

Wenn das deine Neuheit ist, Ziad… dann wollen wir sie nicht.

Ziad Rahbani lächelt immer noch – in einem seltsamen Schweigen. Er schaut uns mit geschlossenen Augen an, als hätte er schon alles gesehen… und nichts zähle mehr. Er schlummert wie ein Fürst, der seines Königreichs müde ist. Ziad schläft, nicht wahr?

Nein. Ziad leistet auf seine Weise Widerstand: Er zieht sich zurück. Er weigert sich einfach, an all dem teilzunehmen.

Seine Entscheidung, ab heute zu schweigen, ist seine stärkste Erklärung. Er hat sich entschieden, die Augen zu schließen… und zu träumen.

Aber wer träumt heute noch? Wer hat noch den Mut zu träumen? Ziad. Nur Ziad.

Ziad schläft, ja. Und er träumt von dieser Nation… Welch seltsame Nation ist das, von der du träumst, Ziad…!

In seinem Traum sieht er Palästina… ohne Barrieren, ohne Checkpoints, ohne Soldaten, die dir die Blume entreißen, weil ihre Farbe sie an das Blut erinnert, das sie seit jeher vergossen haben, und dir dann zurufen: „Bleib stehen… in der Sonne… und verbrenne.“



Dieses Calligraffiti von Ashekman zeigt Ziad Rahbani mit dem berühmten Satz „Bennesbeh Labokra Chou?“ – „Und morgen, was dann?“ (Titel eines Musiktheaterstücks von 1978), strategisch im Zentrum einer ehemaligen Kriegszone Beiruts platziert, der sogenannten „Kontaktlinie“, an der Kreuzung Basta/Bechara el Khoury/Sodeco. 
Foto: Jad Ghorayeb

 

Ziad träumt, dass die Besatzung beendet ist – und mit ihr die glatten Gesichter der Macht verschwunden sind – jene, die Normalisierungsabkommen unterschrieben, während der Feind seine Bomben auf uns warf. Niemand fragt sich, wo „Abbas“ ist, natürlich. Und niemand trauert um eine Autorität, die seit Oslo schläft. 

Damaskus, in seinem Traum, hat „Jules Jammal“* wieder in die Schulbücher aufgenommen und das Siegeszeichen über dem Nationalfriedhof erhoben, wo die Hälfte des Volkes begraben liegt – in all seiner Vielfalt. Und in diesem Traum applaudieren alle, sogar die Märtyrer. Dort steht eine Statue einer schönen Kämpferin namens Syria, die das Siegeszeichen macht.

Gaza ist wirklich zur Riviera Palästinas geworden – ob sie es wollen oder nicht. Grüne Plätze, goldener Sand, azurblaues Meer, bemalte Boote.
So sieht Ziad den Traum… in Farben.
Und du? Hast du dich je gefragt, ob deine Träume Farben haben oder nur schwarzweiß sind?

Ja, in diesem Traum riechen die Straßen von Gaza nach dem Parfum von Sinwar und Deif – ein Duft des Widerstands, eine Mischung aus Pulver… und Nostalgie. Kinder spielen auf Plätzen, die die Namen der palästinensischen Märtyrer tragen. Um sie herum Frauen… dieselben, die die Kinder geboren haben, die Israel ausgelöscht hat.
Die gleichen Namen.

Die gleichen Gesichter.
Die gleichen Augen… aber diesmal ohne Tränen. Denn in Ziads Träumen sind Tränen verboten.
Was für eine Niederlage für Israel… Für jedes bombardierte Haus haben wir zehn wieder aufgebaut. Und für jedes getötete Kind… haben unsere Frauen hundert geboren.

Beirut schickt seine Dichter nicht mehr in den Golf, um als kulturelles Alibi zu dienen oder beim übersättigten Westen um Subventionen zu betteln. Und die Kameras über den Botschaften wurden herausgerissen – wie verfaulte Zähne.

In seinem Traum ist die arabische Welt ein einziges Land, das jedoch alle Völker umfasst, von Tanger bis Salalah… Er träumt, dass die arabischen Völker die Grenzen nach Palästina überschreiten, sie erzwingen, wie es der Aktivist Georges Abdallah forderte, sie schleifen und das Land zurückerobern.

Todmüde? Oder einfach bis zum Erbrechen angewidert, Ziad? Beides… und dann basta.

Ziad hat die Tonart gewechselt, uns allein im Taumel zurückgelassen… Uns, seine Generation, die er in den Schlaf sang – während alles um sie zusammenbrach.

Wir sind die Generation der Trümmer: geboren zwischen 1970 und 1990, als instabil diagnostiziert, weil der Krieg nie stabil war. Und zum Glück: Wir wollen nicht geheilt werden von einem Leid, das uns klarsichtig machte.

Wir überlebten im Doppeltakt: Krieg bei Tag, Ziad bei Nacht. So hielten wir durch. Tote bei Morgengrauen, Melodien bei Sonnenuntergang. Und niemand fragte je, wie wir das schafften.

Unter Bomben laufen, nur um eine Ziad-Kassette zu holen… Man muss verrückt sein, oder? Aber wir taten es. Wir zogen seine Stimme dem eigenen Leben vor. Das war unsere Art zu lieben. Idiotisch. Wild.

Bist du je einem Scharfschützen ausgewichen – mit einer Ziad-Kassette in der Tasche? Wir schon. So kamen wir nach Hause, zwischen zwei Salven, ohne nachzudenken. Instinkt, Liebe, pure Dummheit.

Jeder glaubte, Ziad spreche nur zu ihm. Wir waren kein Publikum. Wir waren seine Generation, seine Kinder.

Und als unsere Häuser vom Feind aufgerissen wurden, gehörtest du auch zu denen, die unter den Trümmern zuerst nach der Ziad-Kassette suchten? Und als das Exil dich rief, hast du nicht als Erstes die Kassette von Ziad und die Stimme von Fairouz in deinen Koffer gelegt?

Ja, wir sind diese Kranken. Die Überlebenden einer Zeit, eines Systems, von Kriegen, die in unserem Fleisch und Geist stecken. Wir zucken beim kleinsten Geräusch. Es sind nicht mehr die Bomben – es sind die zuschlagenden Türen… die alles wieder wachrufen, was wir vergessen wollten.

Wir, die Widerständigen – ein Türknall reicht, um die Ruinen der Kindheit zu wecken, und der ganze Krieg kehrt zurück – ohne Vorwarnung.
Ein Blick reicht, um ins Wanken zu geraten: zu viel von dem, was wir flohen. Zu viel von dem, was wir schwiegen.

Wir geben unsere Gefühle mit krankhafter Großzügigkeit – bedingungslos.
Wir sind Kinder psychischer Risse, spiralförmiger Traumata, dessen, was man heute eine Störung nennt – und wir einfach Leben.

Wir vertrauen wie Idioten, heilen kaum, und stürzen beim ersten Lied oder der ersten Erinnerung sofort wieder ab.

Dieser Text handelt nicht von einem Künstler. Er handelt von einem Vater, einem Therapeuten ohne Kittel, der unsere Wunden mit Kassetten heilte. Seine Diagnosen stellte er mit wütendem Klavierspiel. Wir sind seine Generation. Die, die das Land, die Bank, die Religion, die Parteien und das Exil gekreuzigt haben… und die am Ende zu Ziad gingen.

Er lachte, ohrfeigte die Mächtigen mit Worten… lachte wieder, und wir lachten mit ihm.
Das war sein Widerstand. Und unserer.

Du hast recht, Ziad… Im Nahen Osten ist der Schlaf der einzige wahre Frieden geworden.

Du hast alle lächerlich gemacht – und niemand hasste dich. Du lachtest über alle gleichzeitig – und sie hörten dir zu wie einem desillusionierten Propheten.

Du warst der Einzige, der keine Entscheidung von uns verlangte. Alle Lager schienen dir absurd, hohl, austauschbar… außer einem: dem der Widerstand.

Widerstand ist keine Entscheidung. Er ist ein Reflex. Wie unter Wasser atmen. Wie stumm schreien. Wie in den Augen deines Nachbarn den Soldaten erkennen, der dein Haus in Stücke schoss… Dann denkst du nicht mehr: du leistest Widerstand.

Aber Ziad, unser Ziad… öffne die Augen. Es ist nicht mehr die Stunde der Träume.
Der Soldat ist da – er sitzt auf dem Sofa, trinkt meinen Kaffee
und summt deine Melodien…

Ist das also deine Neuheit, Ziad?

Wir wollen sie nicht.

Hau deinen Satz raus, Ziad…
Wir wollen Worte wie Kugeln.
Deine Stimme soll auf diese Welt krachen, die beim Klang der Bomben auf Gaza ruhig einschläft.

Nein, täusch dich nicht… Glaub nicht, dass ich weine um dich.
Mitten in meinen Tränen und meinem Schmerz habe ich nicht geschrieben, um zu trauern – sondern um das Schicksal zu verfluchen, das uns zerbrochen hat.

Ich habe meine Worte nur gemildert, um dich nicht zu erschrecken, unser schlafender Prinz…
Ich habe meine Worte gemildert, Ziad, damit die Leser sich nicht fürchten. Damit sie nicht glauben, ich weine.
Damit sie das nicht für eine Klage halten. Du schläfst nur. Vielleicht zu früh.

Man weint nicht um jene, die uns eine Sprache des Kampfes hinterlassen haben.
Ich weine nicht. Ich schreibe.

Das sind keine Abschiede.
Das sind die Worte einer verbeulten Generation. Deiner, Ziad.
Die Generation des Krieges, der Salven, der Angst, die wir wie schwarzen Kaffee trinken.

Deine Generation, Ziad – die das Ende der israelischen Besatzung erleben wird… ohne dich.

Wir sind diese Generation.
Und wir werden dieser Welt niemals verzeihen, die dich bis zur Erschöpfung getrieben… und dich zum Schlaf gezwungen hat.

AdÜ
Jules Youssouf Jammal ist eine legendäre Figur des arabischen Nationalismus: Der christlich-orthodoxe syrische Offizier soll während der französisch-israelisch-britischen „Suez-Operation“ 1956 einen Selbstmordangriff auf ein französisches Kriegsschiff ausgeführt haben.

27/07/2025

LYNA AL TABAL
¿Es ésta tu novedad, Ziad?

Lyna Al Tabal, Rai Al Youm, 27/7/2025
Traducido por Atahualpa Guevara, Tlaxcala

 

¿Así que es ésta tu novedad, Ziad…? Entonces no la queremos.
Ziad Rahbani sigue sonriendo, con un silencio extraño. Nos mira con los ojos cerrados, como si ya lo hubiera visto todo… y nada importara. Duerme como un príncipe cansado de su reino. Ziad duerme, ¿no?

No. Ziad resiste a su manera: se retira. Simplemente se niega a formar parte de todo esto.

Su decisión de guardar silencio a partir de hoy es su declaración más fuerte. Ha elegido cerrar los ojos… y soñar.

Pero ¿quién sueña todavía hoy? ¿Quién tiene aún el coraje de soñar? Ziad, solo Ziad.

Ziad duerme, sí. Y sueña con esta nación… Qué nación tan extraña es la que sueñas, Ziad…


Caligrafiti de Ashekman que representa a Ziad Rahbani con la célebre frase “¿Bennesbeh Labokra Chu?”, “Y mañana, ¿qué?” (título de una obra de teatro musical de 1978), ubicado estratégicamente en el centro de una antigua zona de guerra en Beirut, conocida como la línea de contacto, en la intersección de Basta/Bechara el Joury/Sodeco. Foto: Yad Jorayeb

 

En su sueño, ve Palestina… sin barreras, sin checkpoints, sin soldados que te arranquen la flor porque su color les recuerda la sangre que siempre han derramado, y luego te griten: “Quédate ahí, bajo el sol… y arde.”
Ziad sueña que la ocupación ha terminado, y con ella se han evaporado los rostros pulidos del poder —los que firmaban los acuerdos de normalización con una sonrisa, mientras el enemigo nos lanzaba bombas. Nadie se pregunta dónde está “Abbas”, claro. Y nadie llora una autoridad dormida desde Oslo.

Damasco, en el sueño, ha reintroducido a “Jules Jammal”* en los manuales escolares, y ha levantado el signo de la victoria sobre el cementerio nacional donde fue enterrada la mitad del pueblo, en toda su diversidad. Y en el sueño, todos aplauden, incluso los mártires. Hay allí una estatua de una combatiente hermosa, llamada Siria, que hace la señal de la victoria.

Gaza se ha convertido, de verdad, en la Riviera de Palestina —quieran ellos o no. Plazas verdes, arena dorada, un mar de azul intenso, barcas pintadas.
Así es como Ziad ve el sueño… a todo color.

¿Y tú? ¿Alguna vez te has preguntado si tus sueños tienen colores o si solo son en blanco y negro?

Sí, en el sueño, las calles de Gaza huelen al perfume de Sinwar y Deif —un perfume de resistencia, mezcla de pólvora… y de nostalgia. Los niños juegan en plazas que llevan los nombres de los mártires de Palestina. A su alrededor, mujeres… las mismas que dieron a luz a los hijos que Israel exterminó.
Los mismos nombres.

Los mismos rostros.

Los mismos ojos… pero esta vez, sin lágrimas. Porque en los sueños de Ziad, las lágrimas están prohibidas.

Qué derrota para Israel… Por cada casa bombardeada, hemos reconstruido diez. Y por cada niño asesinado… nuestras mujeres han dado a luz a cien.

Beirut ya no manda a sus poetas al Golfo para servir como coartada cultural, ni a mendigar migajas de subvención al Occidente sacio. Y las cámaras encima de las embajadas han sido arrancadas —como dientes podridos.
En el sueño, el mundo árabe es un solo país, pero que reúne a todos los pueblos, de Tánger a Salalah… Sueña que los pueblos árabes cruzan las fronteras hacia Palestina, las derriban, como lo proclamaba el militante Georges Abdallah, las arrasan y recuperan la tierra.
¿Cansado al punto del colapso? ¿O simplemente asqueado hasta la muerte, Ziad? Vamos, las dos cosas… y basta.

Ziad ha cambiado de acorde musical, dejándonos tambalear solos… Nosotros, su generación, aquella que él arrulló cantando el derrumbe.
Somos la generación de los escombros: nacidos entre el 70 y el 90, diagnosticados como inestables porque la guerra, esa, nunca fue estable. Y mejor así: no queremos curarnos de un mal que nos hizo lúcidos.
Sobrevivíamos a doble velocidad: guerra de día, Ziad de noche. Así nos manteníamos en pie. Los muertos al amanecer, las melodías al atardecer. Y nadie nos preguntaba cómo lo lográbamos.
Correr bajo las bombas por un casete de Ziad… Hay que estar loco, ¿verdad? Y sin embargo, lo hicimos. Preferíamos su voz a nuestras vidas. Así era nuestra forma de amar. Idiota. Feroz.
¿Alguna vez esquivaste a un francotirador con un casete en el bolsillo? ¿Un casete de Ziad? Nosotros sí. Entrábamos así, entre dos ráfagas, sin pensar. Instinto, amor, pura locura.

Cada uno creía que Ziad solo hablaba con él. No éramos un público. Éramos su generación, sus hijos.

Y cuando nuestras casas fueron destrozadas por el enemigo, ¿eras de los que primero buscaban bajo los escombros el casete de Ziad? ¿Y cuando el exilio te atrapó, no metiste primero en tu maleta el casete de Ziad… y la voz de Fairuz?

Sí, somos esos enfermos. Los sobrevivientes de una época, de un régimen, de guerras clavadas en nuestra carne y nuestra mente. Damos un salto ante el menor ruido. Ya no son las bombas, son las puertas que se cierran de golpe… y despiertan en nosotros todo lo que intentamos olvidar.
Nosotros, los resistentes, un portazo basta para despertar las ruinas de la infancia, y toda la guerra regresa, sin avisar.
Una mirada basta para tambalearse: en ella vemos demasiado. Demasiado de lo que huimos, demasiado de lo que callamos.

Ofrecemos nuestros sentimientos con una generosidad enfermiza, sin condiciones. Somos los hijos de las grietas mentales, de los traumas en espiral, de eso que hoy llaman un trastorno y que nosotros simplemente llamamos nuestra vida.

Confiamos como idiotas, apenas sanamos, y recaemos al primer recuerdo o a la primera canción.

Este texto no trata de un artista. Trata de un padre, un terapeuta sin bata, que curaba nuestras heridas con casetes. Diagnosticaba a golpes de piano rabioso. Somos su generación. Aquellos a quienes el país, el banco, la religión, los partidos y el exilio crucificaron… y que, al final, fueron a casa de Ziad.

Él reía, abofeteaba a los poderosos con sus palabras… luego reía otra vez, y reíamos con él. Esa era su forma de resistir, y también la nuestra.
Tienes razón, Ziad… en este Levante, dormir se ha vuelto el único verdadero descanso.

Ridiculizabas a todos, y sin embargo nadie te odiaba. Te burlabas de todos a la vez, y te escuchaban como se escucha a un profeta desencantado.
Fuiste el único que no nos exigió tomar partido. Todos los bandos te parecían absurdos, vacíos, intercambiables… excepto uno: el de la resistencia.
La resistencia no es una elección. Es un reflejo. Como respirar bajo el agua. Como gritar en silencio. Como reconocer, en la mirada de tu vecino, al soldado que pulverizó tu casa… Entonces ya no piensas: resistes.
Pero Ziad, nuestro Ziad… abre los ojos. Ya no es hora de soñar. El soldado está aquí, sentado en el sofá, bebe mi café,
y tararea tus melodías…

¿Es ésta tu novedad, Ziad?

No la queremos.

Lanza tu frase, Ziad… Queremos palabras como balas. Que tu voz golpee este mundo que se duerme al sonido de las bombas sobre Gaza.
No, no te equivoques… No creas que te lloro. En medio de mis lágrimas y mi dolor, no escribí para llorar, sino para maldecir el destino que nos ha roto.
Solo suavicé mis palabras, para no asustarte, nuestro príncipe dormido… Suavicé mis palabras, Ziad, para no asustar a los lectores. Que no crean que lloro. Que no lo tomen por una lamentación. Duermes, eso es todo. Tal vez demasiado pronto.

No se llora a quien nos legó un vocabulario de lucha. Yo no lloro. Escribo.
Esto no es una despedida. Son las palabras de una generación golpeada. La tuya, Ziad. La de la guerra, de las ráfagas, de la angustia que se bebe como café negro.

Tu generación, Ziad, la que verá el fin de la ocupación israelí… sin ti.
Somos esa generación.

Y jamás perdonaremos a este mundo que te llevó hasta el agotamiento… y te obligó al sueño.

NdT
* Jules Youssouf Jammal es una figura legendaria del nacionalismo árabe: este militar sirio cristiano ortodoxo habría lanzado un ataque suicida contra un buque de guerra francés durante la “operación de Suez” franco-israelo-británica de 1956.

 

 

LYNA AL TABAL
C’est donc ça, ta nouveauté, Ziad ?

Lyna Al Tabal, Rai Al Youm, 27/7/2025
Traduit par Tlaxcala

Si c’est ça ta nouveauté, Ziad… Alors nous n’en voulons pas.

Ziad Rahbani sourit encore, d’un silence étrange. Il nous regarde les yeux clos, comme s’il avait tout vu… et que plus rien ne comptait. Il sommeille comme un prince lassé de son royaume. Ziad dort, n’est-ce pas ?

Non. Ziad résiste à sa manière : il se retire. Il refuse simplement de prendre part à tout cela.

Sa décision de garder le silence à partir d’aujourd’hui est sa déclaration la plus forte. Il a choisi de fermer les yeux… et de rêver.

Mais qui rêve encore aujourd’hui ? Qui a encore le courage de rêver ? Ziad, uniquement Ziad.

Ziad dort, oui. Et il rêve de cette nation… Quelle étrange nation que celle dont tu rêves, Ziad…!

Dans son rêve, il voit la Palestine… sans barrières, sans checkpoints, sans soldats qui t’arrachent la fleur parce que sa couleur leur rappelle le sang qu’ils ont versé depuis toujours, puis te crient : “Reste là, sous le soleil… et brûle.”


Calligraffiti d’Ashekman représentant Ziad Rahbani avec la phrase célèbre « Bennesbeh Labokra Chou ? », « Et demain, quoi ? » (titre d’une pièce de théâtre musical de 1978), stratégiquement situé au centre d'une ancienne zone de guerre de Beyrouth, surnommée la ligne de contact, à l'intersection Basta/Bechara el Khoury/Sodeco. Photo Jad Ghorayeb

Ziad rêve que l’occupation a pris fin, et qu’avec elle se sont évaporés les visages lisses du pouvoir — ceux qui signaient les accords de normalisation en souriant, tandis que l’ennemi larguait ses bombes sur nous. Personne ne se demande où est “Abbas”, évidemment. Et nul ne pleure une autorité assoupie depuis Oslo.

Damas, dans le rêve, a réintroduit "Jules Jamal"* dans les manuels, et a levé le signe de la victoire au-dessus du cimetière national où fut enterrée la moitié du peuple, dans toute sa diversité. Et dans le rêve, tout le monde applaudit, même les martyrs. Il y a là une statue d'une combattante belle, appelée Syrie, qui fait le signe de la victoire.

Gaza est devenue, vraiment, la Riviera de la Palestine — qu’ils le veuillent ou non. Des places verdoyantes, du sable doré, une mer d’azur, des barques peintes.
Voilà comment Ziad voit le rêve… en couleurs.
Et toi ? Tu t’es déjà demandé si tes rêves avaient des couleurs ou s’ils n’étaient qu’en noir et blanc ?

Oui, dans le rêve, les rues de Gaza sentent le parfum de Sinwar et Deif — un parfum de résistance, un mélange de poudre… et de nostalgie. Les enfants jouent sur des places portant les noms des martyrs de la Palestine. Autour d’eux, des femmes… les mêmes qui ont donné naissance aux enfants qu’Israël a exterminés.
Les mêmes prénoms.

 Les mêmes visages.
Les mêmes yeux… mais cette fois, sans larmes. Car dans les rêves de Ziad, les larmes sont interdites.
Quelle défaite pour Israël… À chaque maison bombardée, nous en avons reconstruit dix. Et pour chaque enfant tué… nos femmes en ont donné cent.

Beyrouth n’envoie plus ses poètes au Golfe pour servir d’alibi culturel, ni quémander des miettes de subvention à l’Occident repu. Et les caméras au-dessus des ambassades ont été arrachées — comme des dents pourries.

Dans le rêve, le monde arabe est un pays unique, mais qui rassemble tous les peuples, de Tanger à Salalah… Il rêve que les peuples arabes franchissent les frontières vers la Palestine, les forcent, comme le clamait le militant Georges Abdallah, les rasent et récupèrent la terre.

Fatigué au point de claquer ? Ou juste écœuré à crever, Ziad ? Allez, les deux… et puis basta.

Ziad a changé d’accord musical, nous laissant vaciller seuls… Nous, sa génération, celle qu’il a bercée en chantant l’effondrement.

Nous sommes la génération des décombres : nés entre 70 et 90, diagnostiqués instables parce que la guerre, elle, n’a jamais été stable. Et tant mieux : on ne veut pas guérir d’un mal qui nous a rendus lucides.

On survivait à double vitesse : guerre le jour, Ziad la nuit. C’est ainsi qu’on tenait debout. Les morts à l’aube, les mélodies au crépuscule. Et personne pour nous demander comment on faisait.

Courir sous les bombes pour une cassette de Ziad… Faut être cinglé, hein ? Et pourtant, on l’a fait. On préférait sa voix à nos vies. C’était ça, notre manière d’aimer. Idiote. Féroce.

As-tu déjà esquivé un sniper, une cassette dans la poche ? Une cassette de Ziad ? Nous, oui. On rentrait comme ça, entre deux rafales, sans réfléchir. L’instinct, l’amour, la connerie pure.

Chacun croyait que Ziad ne s’adressait qu’à lui. Nous n’étions pas un public. Nous étions sa génération, ses enfants.

Et quand nos maisons furent éventrées par l’ennemi, faisais-tu partie de ceux qui cherchaient d’abord, sous les gravats, la cassette de Ziad ? Et quand l’exil t’a happé, n’as-tu pas glissé, en premier, dans ta valise la cassette de Ziad… et la voix de Fairouz ?

Oui, nous sommes ces malades. Les rescapés d’une époque, d’un régime, de guerres plantées dans nos chairs et nos esprits. Nous sursautons au moindre bruit. Ce ne sont plus les bombes, ce sont les portes qui claquent… et qui réveillent en nous tout ce que nous avons tenté d’oublier.

Nous, les résistants, un claquement de porte suffit à réveiller les ruines de l’enfance, et toute la guerre remonte, sans avertir.
Un regard suffit à vaciller : on y voit trop. Trop de ce qu’on a fui, trop de ce qu’on a tu.

Nous offrons nos sentiments avec une générosité maladive, sans conditions. Nous sommes les enfants des fissures mentales, des traumatismes en spirale, de ce qu’on appelle aujourd’hui un trouble et que nous appelons simplement notre vie.

Nous faisons confiance comme des imbéciles, guérissons à peine, et rechutons au premier souvenir ou à la première chanson.

Ce texte n’est pas sur un artiste. C’est sur un père, un thérapeute sans blouse, qui soignait nos plaies avec des cassettes. Il posait son diagnostic à coups de piano enragé. Nous sommes sa génération. Ceux que le pays, la banque, la religion, les partis et l’exil ont crucifiés… et qui, à la fin, sont allés chez Ziad.

Il riait, giflait les puissants avec ses mots… puis riait encore, et nous rions avec lui. C’était sa manière de résister, et la nôtre aussi.

Tu as raison, Ziad… dans ce Levant, le sommeil est devenu le seul vrai repos.

Tu ridiculisais tout le monde, et pourtant personne ne te haïssait. Tu te riais d’eux tous à la fois, et ils t’écoutaient comme on écoute un prophète désabusé.

Tu étais le seul à ne pas exiger de nous un choix. Tous les camps te semblaient absurdes, creux, interchangeables… sauf un : celui de la résistance.

La résistance n’est pas un choix. C’est un réflexe. Comme respirer sous l’eau. Comme hurler en silence. Comme reconnaître, dans le regard de ton voisin, le soldat qui a pulvérisé ta maison… Alors tu ne penses plus : tu résistes.

Mais Ziad, notre Ziad… ouvre les yeux. Ce n’est plus l’heure des rêves. Le soldat est là, assis sur le canapé, il boit mon café,
et fredonne tes mélodies…

C’est donc ça, ta nouveauté, Ziad ?

Nous n’en voulons pas.

Balance ta phrase Ziad…Nous voulons des mots comme des balles. Que ta voix cogne ce monde qui trouve le sommeil au son des bombes sur Gaza.

Non, ne te méprends pas… Ne crois pas que je te pleure. Au milieu de mes larmes et de mon chagrin, je n’ai pas écrit pour pleurer, mais pour maudire le sort qui nous a brisés.

J’ai simplement adouci mes mots, pour ne pas t’effrayer, notre prince endormi… J’ai adouci mes mots, Ziad, pour ne pas effrayer les lecteurs. Qu’ils ne croient pas que je pleure. Qu’ils ne prennent pas ça pour une lamentation. Tu dors, c’est tout. Trop tôt, peut-être.

On ne pleure pas ceux qui nous ont légué un vocabulaire de lutte. Moi, je ne pleure pas. J’écris.

Ce ne sont pas des adieux. Ce sont les mots d’une génération cabossée. La tienne, Ziad. Celle de la guerre, des rafales, de l’angoisse qu’on boit comme du café noir.

Ta génération, Ziad, celle qui verra la fin de l’occupation israélienne … sans toi.

Nous sommes cette génération.
Et jamais nous ne pardonnerons à ce monde qui t’a conduit jusqu’à l’épuisement… et t’a forcé au sommeil.

NdT

Jules Youssouf Jammal est une figure légendaire du nationalisme arabe : ce militaire syrien chrétien orthodoxe aurait lancé une attaque suicide contre un navire de guerre français durant l’ "opération de Suez" franco-israélo-britannique de 1956.

 

 

 

JOUMANA KHATIB
Un romancier suédois à la conquête de New York : “la permission d’être plus sauvage”
Rencontre avec Jonas Hassen Khemiri

Autofiction, fantastique ou comédie du déracinement ? Avec The Sisters, Jonas Hassen Khemiri signe son œuvre la plus audacieuse à ce jour.

Joumana Khatib, The New York Times, 17/6/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala


Joumana Khatib est rédactrice à la New York Times Book Review.

Après avoir vécu pendant des années avec l’impression d’avoir été « envoûté par une malédiction », l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri s’est lancé dans l’écriture d’un roman pour sauver sa propre vie.


Pour la première fois, Jonas Hassen Khemiri a écrit un roman en anglais, qu’il a ensuite traduit en suédois. Photo Peter Garritano pour The New York Times

En apparence, tout allait bien : il était l’un des écrivains et dramaturges les plus reconnus de Suède, son précédent livre La clause paternelle avait été finaliste du National Book Award, et il avait fondé sa propre famille. Pourtant, il demeurait hanté par la figure de son père, dont les longues absences durant son enfance avaient laissé une empreinte existentielle douloureuse.

Cette ombre paternelle étouffait le sens des possibles de Khemiri et il cherchait désespérément à s’en débarrasser. Elle le suivait alors qu’il sillonnait le monde, rencontrait ses idoles et apprenait à façonner la langue pour traduire sa réalité. Il n’est pas exagéré de dire que Khemiri a consacré sa vie à réfléchir aux malédictions — qui ne sont, selon lui, rien d’autre que « des histoires qui tentent de prédire notre avenir ».

Son nouveau roman, The Sisters [Les Sœurs, à paraître en sept. 2025], publié le 17 juin chez Farrar, Straus and Giroux, est sa tentative de s’en libérer définitivement. Le livre suit Ina, Evelyn et Anastasia Mikkola, trois sœurs grandissant autour de Stockholm, gravitant autour d’un narrateur autofictionnel nommé Jonas.

Comme Jonas (et comme Khemiri lui-même), les Mikkola sont suédo-tunisiennes, et luttent contre un héritage familial lourd : leur mère, vendeuse de tapis, est persuadée que la famille est maudite, et chacune des sœurs suit un chemin radicalement différent après une enfance dysfonctionnelle.

Ina, anxieuse et rigide, incarne parfaitement le syndrome de la fille aînée — mais reste profondément attachante. Evelyn, la belle du milieu, erre jusqu’à découvrir, sur le tard, une passion pour le théâtre. Anastasia, rongée par la colère, se transforme lors d’un séjour en Tunisie pour apprendre l’arabe, où elle fait une rencontre décisive. Jonas, dans le roman, les croise à l’adolescence et nourrit une longue fascination pour le trio qui finit par révéler une connexion plus profonde qu'il n'aurait pu l'imaginer.

En plus de sa longueur imposante — plus de 600 pages — le roman adopte une structure originale. Chaque section couvre une période de plus en plus courte : un an, six mois, une minute. Khemiri y entrelace aussi des épisodes autobiographiques : ses années d’adolescent zonard à Stockholm, sa dépression, et ses mois exubérants à New York.

Il a visité New York pour la première fois à 18 ans, partageant un logement avec « une strip-teaseuse et deux soûlards australiens » — une période qu’il décrit comme la plus heureuse de sa vie.

« Tu te souviens de cette citation de Naguib Mahfouz : ‘Le foyer, ce n’est pas là où tu nais, c’est là où tu cesses de fuir’ ? C’est ce que j’ai ressenti en arrivant ici ».

 

Khemiri, dans la poussette, avec des membres de sa famille à Uppsala, en Suède, en 1980. Photo  via Jonas Hassen Khemiri

En déjeunant dans un restaurant au bord de la patinoire du Rockefeller Center, lieu de légendes douteuses de la famille Mikkola qui attirent néanmoins les sœurs dans la ville, il était facile d'imaginer Khemiri, aujourd'hui âgé de 46 ans, ici adolescent : un jeune homme nerveux d’1 m 90, captivé par une lecture de Paul Auster, tout juste sorti de sa trilogie new-yorkaise ou errant pendant des heures et se demandant ce qui dans la ville lui procurait un tel bonheur.

L'écrivain Darin Strauss enseigne aux côtés de Khemiri au programme d'écriture créative de l'Université de New York, à New York et à Paris. « Il a 90 ans et 12 ans », dit Strauss. « C'est la personne la plus mature et la plus innocente que l'on puisse connaître. »

Son premier roman, Un rouge œil rouge (Ett öga rött, 2003, inédit en français), raconte l’histoire d’un adolescent suédois d’origine nord-africaine qui veut devenir un « sultan de la pensée », imperméable à la norme dominante. Le livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Suède, mais de nombreux critiques, bien qu’enthousiastes, ne savaient pas comment classer ce jeune auteur apparemment inclassable.

Dans une interview donnée à une publication usaméricaine destinée aux Suédois, Khemiri évoquait comment même les critiques positives trahissaient une forme d’intolérance. Il cite une critique qui affirmait que son livre donnait l’impression que « quelqu’un avait plongé un micro dans une famille immigrée ».

« Plongé ? » a-t-il rétorqué. « Donc les Suédois sont au-dessus, et les immigrés en dessous ? »

 « L'identité est fluide et toutes les étiquettes sont inventées », dit Khemiri. « Même nos noms». Photo Peter Garritano pour The New York Times

Trois ans plus tard parut le roman Montecore, un tigre unique ainsi que la pièce très acclamée Invasion!, une comédie noire cinglante et hilarante sur les réalités politiques de la vie en tant qu’homme du Moyen-Orient dans un monde post-11 septembre. Cette pièce valut à Khemiri un Obie Award pour l’écriture dramatique.

En grandissant, Khemiri ressentait souvent une pression intense à « prouver » sa suédité, bien qu’il soit né en Suède (et d’une mère suédoise). Ses origines familiales et son apparence physique — il s’est un jour décrit comme « un gars qui n’a pas l’air suédois, avec des cheveux de fille » — faisaient que d’autres remettaient parfois en question son identité.

Le père tunisien de Khemiri a enseigné un temps le français et l’arabe au lycée, et cette éducation multilingue a éveillé très tôt chez Khemiri une conscience aiguë du pouvoir que confère le langage. Tout cela a nourri une carrière d’écrivain prolifique : au cours des vingt dernières années, il a publié six romans et sept pièces de théâtre.

Des personnages qui lui ressemblent, certains portant même le prénom de Jonas, apparaissent fréquemment dans ses romans. « Jonas est toujours en mouvement », expliquait Khemiri dans un e-mail. « Ce prénom récurrent rappelle que l’identité est fluide et que toutes les étiquettes sont inventées. Même nos noms. »

Mais selon Khemiri lui-même, Les Sœurs est son roman le plus personnel. Son obsession croissante pour le passage du temps — et ce sentiment que le temps s’accélère avec l’âge — a orienté l’histoire. Les sœurs Mikkola le guidaient depuis les coulisses de son esprit, disait-il, l’encourageant à abandonner ses croyances préconçues sur un destin écrit à l’avance.

Quand les Mikkola sont apparues dans sa tête, elles lui parlaient en anglais — et c’est donc dans cette langue qu’il a écrit le livre, une première pour lui. Cela lui a permis de raconter des épisodes de sa vie qui auraient été trop douloureux à exprimer autrement.

Contrairement au suédois, au français ou à l’arabe, l’anglais — la langue du rappeur Nas et des stars de basket usaméricaines qu’il adorait, et une sorte de monnaie culturelle chez les adolescents suédois à la recherche d’un statut culturel — représentait pour lui un territoire linguistique plus neutre pour explorer des expériences sensibles.

Compte tenu du rôle central de New York dans Les Sœurs, il était naturel que Khemiri retourne y écrire ce roman. En 2021, il s’est installé à Brooklyn avec sa famille, quittant Stockholm, emmenant ses deux jeunes fils qui ne parlaient pas un mot d’anglais, après avoir obtenu une bourse Cullman de la New York Public Library.

Khemiri dans la branche principale de la New York Public Library. Il a écrit Les Sœurs pendant son séjour en tant que boursier. Photo Peter Garritano pour le New York Times.

Après avoir rédigé une première version en anglais et l’avoir présentée à son éditeur suédois, Khemiri se souvient d’un moment quelque peu gênant : C’est merveilleux que tu aies un nouveau livre, lui dit l’éditeur, mais pourquoi n’est-il pas en suédois ?

Khemiri a alors traduit ce premier manuscrit en suédois — publié en 2023 sous le titre Systrarna — puis l’a retraduit en anglais.

Quand il était plus jeune, « j’étais fasciné par les feux d’artifice littéraires, par le fait de repousser les limites du langage », dit-il, citant Vladimir Nabokov et Marguerite Duras parmi ses inspirations de l’époque. « En tant qu’écrivain plus âgé, j’ai compris que les possibilités sont en réalité infinies si je sors ma boussole et vais dans la direction de la vérité. »

Cela en valait la peine, cela a même été libérateur, a-t-il ajouté, « d’écrire des histoires inventées qui semblent plus sincères que ma vie réelle ».

La romancière Madeleine Thien s’est liée d’amitié avec Khemiri pendant leur résidence à la bibliothèque, alors qu’elle travaillait elle aussi sur un livre, et se souvient de lui comme d’un camarade attentif et malicieux.

« Il a toujours gardé ce regard émerveillé sur la bibliothèque, sur la ville, tout en refusant de se comporter comme on s’y attendrait de la part d’un intellectuel universitaire» : par exemple en projetant des films et en faisant du yoga dans les bureaux, et en promouvant en général une attitude espiègle parmi les autres boursiers.

Les sœurs Mikkola, ajoute-t-elle, étaient « si réelles pour lui que j’avais l’impression qu’elles étaient là, tout près ».

Strauss, collègue de Khemiri à N.Y.U., a appris à connaître une autre figure importante — bien réelle cette fois — grâce aux descriptions vivantes de Khemiri.

Alors qu’ils discutaient de leurs parents autour d’un repas, au début de leur amitié, Khemiri confia à Strauss que lorsqu’il cherchait « la permission d’être plus sauvage qu’il ne l’est en réalité, il invoquait ‘Hassen’ » — Hassen étant son deuxième prénom, mais aussi celui de son père, que Strauss comprit comme un homme imprévisible.

Khemiri expliqua à Strauss qu’il « ne pouvait pas être cette personne tout le temps ». Il a en lui trop de choses constantes, fiables, pour être un vrai rebelle. Mais savoir qu’il pouvait s’appuyer sur « Hassen » lui permettait d’être plus libre dans son travail.

Pourtant, « Hassen » est un héritage complexe. Cette sauvagerie n’était qu’un des aspects d’un homme qui faisait aussi des prédictions sombres et punitives sur le destin de son fils. (Le père de Khemiri est décédé en janvier.)

« Comme toute personne à qui on a déjà lancé une malédiction le sait, même quand on essaie de faire exactement l’inverse de ce qu’elle annonce, on vit toujours dans son ombre », a déclaré Khemiri. « On n’est jamais vraiment libre. »

Mais une malédiction, au fond, n’est qu’une histoire. Peu importe combien de temps on y croit — même si elle concerne votre propre vie — cela ne veut pas dire qu’elle est vraie.

 

Les Sœurs

Jonas Hassen KHEMIRI

Stockholm, 1991. Ina, Evelyn et Anastasia surgissent dans la vie de Jonas. Trois sœurs insaisissables, aussi magnétiques qu'éphémères. Lune excelle au basket, l'autre ensorcelle par ses récits, la dernière, regard perçant et couteau dissimulé, sait exactement où frapper. Très vite, Jonas pressent qu'un lien inintelligible les relie à sa propre histoire, à cet homme qu'il a toujours cherché à comprendre : son père. Puis un jour, elles disparaissent. Pendant trente ans, leurs trajectoires s'entrecroisent ici et là, furtivement, se frôlant sans jamais vraiment se toucher. Mais Jonas ne peut pas les oublier. Pourquoi les sœurs Mikkola l'obsèdent-elles à ce point ? Et pourquoi ont-elles cette impression tenace que leurs vies sont dictées par une force obscure ? Une malédiction : “Tout ce que vous aimez, vous le perdrez”.
De Stockholm à Tunis, de Paris à New York, du souvenir à l'oubli, Jonas Hassen Khemiri livre une odyssée littéraire d'une force et d'une subtilité redoutables, où le temps s'accélère et se fragmente, où la mémoire vacille et où la fiction se glisse dans les failles du réel.
septembre, 2025
14.50 x 24.00 cm
688 pages
Traduit par Marianne SÉGOL-SAMOY

ISBN : 978-2-330-20882-0
Prix indicatif : 26.80€