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27/09/2022

Ivan Maïski
Le communiste et le roi

 Ivan Maïsky, édité par  Gabriel Gorodetsky, The New York Review of Books, 28/4/2011

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ivan Maïski a été ambassadeur soviétique à Londres de 1932 à 1943. Gabriel Gorodetsky (Tel-Aviv, 1945) est un professeur émérite de l'université de Tel-Aviv, Quondam Fellow du All Souls College, Oxford et membre de l'Institut d'études avancées de Princeton. Il a édité The Maisky Diaries - Red Ambassador to the Court of St James' s, 1932-1943, (traduit du russe par le Dr Oliver Ready et Tatiana Sorokina, Yale University Press,  2015/2017). Une version française abrégée en a été publiée par Les Belles Lettres en 2017 (Ivan Maïski, Journal 1932-1943, traduit par Christophe Jaquet)

 

Présentation de Gabriel Gorodetsky

La terreur stalinienne et les purges des années 1930 ont découragé les hauts fonctionnaires soviétiques de mettre un stylo sur le papier, sans parler de tenir des registres personnels et surtout des journaux intimes. Les extraits suivants sont tirés du journal rare et unique tenu assidûment par Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres entre 1932 et 1943. Le journal, qui contient près de 1600 pages d'entrées denses manuscrites et dactylographiées, enregistre minutieusement et franchement ses observations, conversations et activités pendant son séjour à Londres.

Ancien menchevik avec des ancêtres juifs, Maïski a survécu à la terreur jusqu'à deux semaines avant la mort de Staline le 5 mars 1953. Au plus fort de la campagne anticosmopolite, il a été arrêté et inculpé d'espionnage, de trahison et d'implication dans un complot sioniste et condamné à six ans de prison. Après son arrestation, ses papiers privés et son journal ont été confisqués et déposés aux archives du ministère russe des Affaires étrangères, où je les ai trouvés. Libéré en 1955 et acquitté de toutes les accusations, il est mort en 1975.

Maïski était né en 1884 sous le nom de Jan Lachowiecki dans une famille juive polonaise de l'empire russe. Ses premières activités révolutionnaires conduisirent en 1902 à son expulsion de l'Université Saint-Pétersbourg et à son exil d'abord en Sibérie, puis à Londres, où il passa les années entre 1912 et 1917. Il y établit des relations étroites avec les futurs commissaires aux Affaires étrangères, Georgii Tchitcherine et Maxime Litvinov. C'est pendant ses années d'exil que Maïski acquit une maîtrise de la langue anglaise, ainsi que de l'histoire et la culture britanniques, et eut un large cercle d'amis issus des milieux politiques, intellectuels et littéraires, dont George Bernard Shaw, H.G. Wells et Beatrice Webb. Sa maîtrise des langues étrangères et sa connaissance de la scène internationale, renforcées par son amitié avec Litvinov, expliquent son ascension rapide dans le service diplomatique soviétique après la révolution. Après de courtes périodes à des postes subalternes à Londres, Tokyo et Helsinki, il retourna à Londres comme ambassadeur à la fin de 1932.

Ivan Mikhaïlovitch avec sa fille Nalia en 1926

Maïski a écrit son journal intime en visant la postérité. Il a enregistré des conversations avec cinq premiers ministres britanniques, dont Ramsay MacDonald, Lloyd George, Stanley Baldwin, Neville Chamberlain et Winston Churchill, ainsi qu'avec d'autres personnalités politiques britanniques de premier plan comme lord Halifax, Anthony Eden, lord Beaverbrook et John Maynard Keynes. Le journal témoigne de la dérive vers la guerre tout au long des années 1930, y compris l'apaisement à Munich, les négociations culminant dans le pacte Ribbentrop-Molotov, l'accession de Churchill au pouvoir, la bataille d'Angleterre, et les événements conduisant à l'alliance en temps de guerre après l'invasion de l’URSS par Hitler en juin 1941.

 

Ivan Maïski (deuxième à partir de la gauche), ambassadeur soviétique à Londres entre 1932 et 1943, accompagné de Winston Churchill au déjeuner des ambassadeurs alliés à l'ambassade soviétique, septembre 1941. Le général Władysław Sikorski, premier ministre du gouvernement polonais en exil, est le deuxième à droite.

 

12 mars 1937

Le 4 mars, tous les chefs de missions diplomatiques ont remis leurs lettres de créance au nouveau roi, George VI. La procédure a été simplifiée et réalisée en masse. Tous les ambassadeurs et les envoyés ont été alignés par ordre d'ancienneté dans la Bow Room du palais de Buckingham. Ils ont été admis un par un dans la pièce voisine, où le roi les attendait, lui ont soumis leurs lettres de créance, ont échangé quelques remarques comme exigé par le protocole, et sont ressortis, cédant la place au suivant. Le Roi a consacré deux ou trois minutes à chaque diplomate. [Anthony] Eden était présent à la cérémonie et a donné un coup de main, car le roi est taciturne et facilement embarrassé. Il bégaie aussi. Toute la cérémonie s'est bien déroulée. Le seul choc, qui provoqua un grand émoi dans la presse et dans la société, fut le « salut nazi » de [Joachim von] Ribbentrop. Lorsque l'ambassadeur allemand entra dans la pièce pour rencontrer le roi, il leva la main droite en saluant, plutôt que de faire l’habituelle courbette. Cette « nouveauté » offensa profondément les Anglais et déclencha une réaction défavorable dans les milieux conservateurs. Ribbentrop fut accusé de manque de tact et comparé à moi - un « bon garçon » qui salue le roi correctement, sans lever un poing serré au-dessus de sa tête.

Pour rencontrer les épouses des diplomates, le roi et la reine ont également donné aujourd'hui une five o’clock tea party, invitant les chefs de mission et leurs conjointes. Ribbentrop salua de nouveau le roi d'une main levée, mais il se courba devant la reine de la manière normale. Les petites princesses étaient également présentes : Elizabeth et Margaret Rose, toutes deux vêtues de robes rose clair et, c'était clair, terriblement excitées d'être présentes à une cérémonie aussi « importante ». Mais elles étaient aussi curieux d'une manière enfantine de tout ce qui les entourait. Elles sautaient d'un pied sur l'autre, puis elles ont commencé à rire, puis à mal se comporter, à l'embarras considérable de la Reine. Lord Cromer a conduit ma femme et moi au couple royal et nous avons eu une conversation assez longue, moi avec le roi et Agnia [Alexandrovna, sa femme, NdT] avec la reine. Les dames discutaient pour la plupart d'enfants, tandis que le roi s'enquérait de l'état de notre marine et du canal mer Blanche-Baltique. Le roi a exprimé sa grande satisfaction quand je l'ai informé que le cuirassé Marat arriverait pour le couronnement.

16 novembre 1937

Aujourd'hui, Agnia et moi avons assisté au « banquet d'État » donné par George VI en l'honneur du roi Léopold de Belgique, qui est arrivé pour une visite de quatre jours. C'était un banquet comme les autres. Cent quatre-vingts invités, toute la famille royale, les membres du gouvernement, les ambassadeurs (mais pas les envoyés) et divers notables britanniques. Nous avons mangé dans des assiettes en or avec des fourchettes et des couteaux en or. Le dîner, contrairement à la plupart des dîners anglais, était savoureux (le roi aurait un cuisinier français). Deux douzaines de « pipers » [joueurs de cornemuse] écossais entrèrent dans la salle pendant le dîner et marchèrent lentement plusieurs fois autour des tables, remplissant les voûtes du palais de leur musique semi-barbare.

J'aime cette musique. Il y a quelque chose des montagnes et des bois d'Écosse, de la distance des siècles passés, du passé primordial de l'homme. La musique des Pipers a toujours eu un effet étrange et excitant sur moi, m'attirant quelque part loin, vers de vastes champs et des steppes sans limites où il n'y a ni personnes ni animaux et où l'on se sent jeune et courageux. Mais j'ai vu que la musique n'était pas au goût de beaucoup d'invités. Ils la trouvaient rude, tranchante et indécent dans l'atmosphère solennelle et raffinée du palais Leopold était l'un des dîneurs mécontents….

Après deux discours prononcés par George VI et Léopold, qui ont proclamé une amitié indéfectible entre leurs États, les invités se sont déplacés dans les salles adjacentes et nous, les ambassadeurs, avons été réunis dans la Bow Room où se trouvaient les deux rois, les ministres et quelques courtisans de haut rang. Les dames étaient dans une salle voisine avec les jeunes et les vieilles reines. Ici, encore une fois, tout était comme toujours dans les « banquets d'État » : d'abord les rois parlaient entre eux tandis que les ambassadeurs faisaient tapisserie comme des « meubles diplomatiques » coûteux. Puis Lord Cromer et d'autres courtisans commencèrent à bourdonner parmi les invités et à conduire les « quelques chanceux », qui devaient être favorisés avec la « plus haute attention », à l'un ou l'autre des rois. Leopold s'entretient avec Chamberlain, Hoare, Montagu Norman (gouverneur de la Banque d'Angleterre) et, parmi les ambassadeurs, avec Dino Grandi [ambassadeur d'Italie], Ribbentrop [surnommé Brickendrop, le Gaffeur, NdT] et Charles Corbin [ambassadeur de France].

Il y avait une orientation évidente vers l'«agresseur» et le collaborateur de l'agresseur.

Naturellement, je n'ai pas été aussi honoré : l'URSS n'est plus à la mode aujourd'hui, surtout aux échelons supérieurs du Parti conservateur. L'ambassadeur du Japon, Yoshida, qui était dans un coin, n'était pas non plus invité à lui rendre hommage. Pas étonnant : les fusils japonais tirent actuellement sur la capitale et le prestige britanniques en Chine !…

J'ai fini par en avoir marre de ce spectacle ennuyeux et j'avais déjà l'intention de me glisser dans les autres pièces, où je pouvais voir beaucoup de gens intéressants que je connaissais. Mais à ce moment-là, il y eut une agitation soudaine dans la Bow Room. J'ai levé les yeux et j'ai réalisé ce qui se passait. Lord Cromer, sortant d'une pièce voisine, conduisit Churchill à Leopold et le présenta. George les rejoignit bientôt. Tous les trois eurent une conversation longue et animée, dans laquelle Churchill gesticula vigoureusement et les rois se mirent à rire. Puis l’audience a pris fin. Churchill s'éloigna des rois et se heurta à Ribbentrop. Ribbentrop a entamé une conversation avec le célèbre « bouffeur d’Allemands ». Un groupe s'est immédiatement formé autour d'eux. Je n'entendais pas de quoi ils parlaient, mais je pouvais voir de loin que Ribbentrop pontifiait, comme d'habitude, sombrement à propos de quelque chose et que Churchill plaisantait en réponse, suscitant des éclats de rire de la part des gens qui se tenaient autour.

Finalement, Churchill semblait s'ennuyer, se retourna et me vit. Puis il arriva ce qui suit : en pleine vue du rassemblement et en présence des deux rois, Churchill traversa la salle, vint à moi, et me secoua fermement la main. Puis nous entrâmes dans une conversation animée et étendue, au milieu de laquelle le roi George marcha vers nous et fit un commentaire à Churchill. On avait l'impression que George, troublé par la proximité inexplicable de Churchill avec « l'ambassadeur bolchevique », avait décidé de le sauver du « diable de Moscou ». Je me suis écarté et j'ai attendu de voir ce qui se passerait ensuite. Churchill termina sa conversation avec George et revint me voir pour continuer notre conversation interrompue. Les aristocrates dorés autour de nous étaient presque choqués….

17 août 1940

Le duc de Windsor est arrivé avec Mme Simpson aux Bahamas, où il a été nommé gouverneur. Essentiellement, bien sûr, c'est un exil. Pourquoi l'ancien roi a-t-il été traité si durement ?

D'excellentes sources m'ont dit que la reine Elizabeth était derrière tout ça. Elle est « maître » de la maison et a le roi sous sa coupe. Elle est terriblement jalouse. Elle s'est donné pour tâche d'apporter de la popularité et de la splendeur à la famille royale. Elle envoie le Roi partout - dans les camps, les usines, les troupes, la ligne de front - pour qu'il apparaisse partout, pour que les gens le voient et s'habituent à lui. Elle ne se repose jamais non plus : bazars, hôpitaux, opérateurs téléphoniques, agriculteurs, etc. - elle leur rend visite à tous, leur donne sa bénédiction, fait la grâce de sa présence, parade. Elle a même fait récemment ce qui suit, un coup très inhabituel. Le frère de la Reine…avait organisé une tea party privée à laquelle une douzaine de journalistes américains éminents avaient été invités. La Reine assista aussi à la party, et pendant une heure et demie elle « a gracieusement conversé » avec les correspondants, ensemble et individuellement. Mais pas, bien sûr, pour les journaux. La reine craint terriblement que le duc de Windsor puisse rentrer chez lui et « voler » la popularité de son frère, qui a été gagnée avec tant d'efforts. C'est pourquoi le duc de Windsor a été exilé aux Bahamas.

 

NdT

Le roi dont parle Maïski était George VI, qui succéda en 1936 à son frère Edouard VII après l’abdication de ce dernier (ravalé au rang de duc de Windsor) pour pouvoir épouser Mrs. Simpson, une roturière usaméricaine divorcée ; sa royale épouse la reine consort était Elizabeth (the Queen Mother), mère d’Elizabeth II et grand-mère de Charles III

 

DAVID BRODER
La dérive de l'Italie vers l'extrême droite a commencé bien avant l’ascension de Giorgia Meloni

 David Broder, The Guardian, 26/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

David Broder est un écrivain et traducteur britannique vivant à Rome et éditeur européen du magazine Jacobin. Il est un contributeur régulier au New Statesman et à  Internazionale, écrivant sur la politique italienne. Ses écrits sont également parus dans l'Independent, la New Left Review et Tribune. Il est l'auteur de The Rebirth of Italian Communism : Dissident Communists in Rome, 1943-44,  First They Took Rome : How the Populist Right Conquered Italy, et des Mussolini's Grandchildren, Fascism in Contemporary Italy (Pluto Press, 2023). @broderly

Une normalisation des partis d'extrême droite remontant à Berlusconi a ouvert la voie à la percée de Fratelli d’Italia

Giorgia Meloni, par Paolo Lombardi, 2013

Giorgia Meloni a remporté un succès remarquable lors des élections italiennes d'hier – et il est presque certain qu'elle deviendra Premier ministre. Les 26% obtenus par son parti postfasciste Frères d'Italie, en font le plus grand parti au niveau national. Dans l'ensemble, la coalition de droite qu'elle dirige actuellement aura une majorité considérable dans les deux chambres du Parlement.

Une partie de l'explication réside dans la faiblesse de l'opposition. Le Mouvement éclectique des Cinq Étoiles (15%) et les Démocrates de centre-gauche (19%) n'ont pas uni leurs forces et, après des années d'échec à améliorer le niveau de vie de la classe ouvrière, n'ont pas réussi à rallier la base historique de la gauche. Le taux de participation a facilement été le plus bas de l'histoire de la république, avec seulement 64% de votants.

Pourtant, ce n'est pas seulement l'histoire de l'Italie faisant un virage brusque et brusque vers la droite. C'est le dernier produit d'une longue normalisation des partis d'extrême droite. Les médias considèrent souvent l'ancien Premier ministre Silvio Berlusconi comme une influence « modératrice », mais il a joué un rôle clé dans la percée d'extrême droite d'aujourd'hui. Il s'est vanté d'avoir « inventé le centre-droit en 1994 » en s'alliant avec « la Ligue et les fascistes » – « nous les avons légitimés et constitutionnalisés ». Dès le début, Berlusconi a fait de dures déclarations anti-immigrants, banalisé régulièrement les crimes de Mussolini et nommé des néo-fascistes à vie à des postes de haut niveau.

Le dernier gouvernement de Berlusconi a été abattu par la crise de la dette souveraine en 2011, et il a ensuite soutenu un cabinet technocratique. Puis, en 2013, il a été banni de toute charge publique après une condamnation pour fraude fiscale. Cela a offert d'abord à la Ligue, puis à Frères d'Italie l’occasion de revendiquer un leadership sur la coalition de droite, en mettant en avant leur récit sur le déclin civilisationnel et la résistance nationaliste.

Une grande partie de l'ascension plus récente de Frères d'Italie est due à sa position en tant que seule opposition majeure au cabinet multipartite de Mario Draghi, auquel Matteo Salvini et Berlusconi ont adhéré lors de sa création en février 2021. Meloni a souligné qu'elle poursuivrait une approche « constructive » à l'égard de Draghi et continuerait sa distribution de fonds européens postpandémiques, mais sans conclure d'accords avec le centre-gauche. Cela l'a confortée à la tête de la coalition de droite, les autres partis promettant désormais d’en faire leur premier ministre.

Si l'Italie a maintenant son premier ministre le plus à droite depuis 1945, cela ne signifie pas un simple retour au passé. Les Frères d'Italie sont enracinés dans le Movimento Sociale Italiano (MSI), un parti néo-fasciste créé en 1946 qui s'est présenté aux élections mais a conservé une profonde hostilité envers la république créée à la fin de la résistance antifasciste.

Sous les gouvernements de Berlusconi, les dirigeants du MSI ont formellement accepté les valeurs libérales-démocrates, abandonné leur ancien nom et condamné l'antisémitisme de Mussolini. Pourtant, beaucoup chérissaient encore l'héritage du néofascisme d'après-guerre, et les Frères d'Italie ont été créés en 2012 comme une réaffirmation explicite de la tradition MSI. C'est un parti qui cherche à réécrire les manuels d'histoire pour mettre en évidence les crimes des partisans antifascistes. Mais il s'appuie également sur d'autres mèmes d'extrême droite plus internationaux, comme le « grand remplacement » des Européens par les immigrants – une théorie du complot qui a inspiré de multiples attentats terroristes.

Frères d'Italie a promis des changements majeurs à l'héritage politique de la république d'après-guerre. L'un consiste à marginaliser le parlement et les partis en instaurant une présidence de la République directement élue. Mais beaucoup de critiques craignent qu'il n'aille plus loin. Ce mois-ci, Frères d'Italie et de la Ligue ont été les seuls partis italiens à voter contre une résolution du Parlement européen qui condamnait la Hongrie de Viktor Orbán comme « autocratie électorale ». Le parti de Meloni a également proposé une interdiction constitutionnelle des « excuses pour le communisme et l'extrémisme islamique » – imitant les mesures fourre-tout utilisées à Budapest pour écraser les critiques de gauche.

Le processus de formation du gouvernement prend généralement au moins un mois, même lorsqu'il y a une majorité clairement identifiable. Les dirigeants de Frères d'Italie ont insisté qu'ils attendent du gouvernement sortant qu'il prenne des mesures clés sur la flambée des factures d'énergie avant leur propre arrivée au pouvoir. Pourtant, cette crise et la guerre en Ukraine pourraient causer des problèmes majeurs. Malgré ses propres déclarations, la base de Meloni est principalement hostile aux sanctions contre la Russie, et le leader de la Ligue, Salvini, a soulevé des doutes sur leur avenir.

On peut s'attendre à ce que Meloni et ses nouveaux députés se tendant aux attaques contre les immigrés, les « lobbies LGBT », les syndicats et d'autres groupes qu'ils appellent l '« establishment de gauche ». L'appel en faveur d'un « blocus naval » en Méditerranée vise à durcir le régime frontalier actuel de l'UE. Les partis de droite prévoient également d'importantes réductions d'impôt et l'abandon des prestations aux demandeurs d'emploi. Même avec une large majorité, face aux drames d'aujourd’hui, il n'est pas clair qu'ils seront en mesure de poursuivre l'ensemble de leur programme. Mais la vraie crainte est de savoir qui ce gouvernement choisira pour lui faire encaisser les retombées de cette crise.

 

 

 

ANNA SIMONE
Un journal d’erreurs jamais écrit : notes marginales sur l’ascension de Meloni et le déclin du PD

Anna Simone, Dinamopress.it, 26/9/2022 

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un tour de scrutin où, dans la déqualification généralisée de la politique désormais totalement subalterne au marketing de performance et à la technique, deux mots qui auraient pu faire la différence ont été absents : l'Histoire et la Société.

 

« Le fascisme convient aux Italiens parce qu'il est dans leur nature et qu'il renferme leurs aspirations, exalte leurs haines, rassure leur infériorité. Le fascisme est démagogique mais patronal, rhétorique, xénophobe, haineux de culture, méprisant la liberté et la justice, oppresseur des faibles, serviteur des forts, toujours prêt à pointer les autres du doigt comme causes de son impuissance ou de sa défaite (…). Il n'aime pas l’amour, mais la possession. Il n'a pas de sens religieux, mais il voit dans la religion le rempart pour empêcher les autres de s'élever au pouvoir. Il croit intimement en Dieu, mais en tant qu'entité avec laquelle il a établi un concordat, do ut des (donnant-donnant). Il est superstitieux, il veut être libre de faire ce qu'il veut, surtout s'il nuit ou dérange les autres. Le fasciste est prêt à tout pourvu qu'on lui concède qu'il est le patron, le Père. Les mères sont généralement fascistes. »

Dans les années 1960, Ennio Flaiano* décrivait ainsi la personnalité fasciste. Une synthèse parfaite, caustique, lucide et d'une certaine manière sans espoir, encline à dessiner le profil anthropologique de l'Italien moyen lequel, semble-t-il, reste valable même au lendemain de ces élections politiques. Cependant, malgré une anthropologie de base à certains égards incontestable et traçable un peu partout, non seulement dans la droite melonienne (n'oublions pas les résultats obtenus par la Ligue de Salvini au cours des dernières années ou les résultats obtenus par l'action performative orientée vers le succès de Renzi), il serait profondément naïf de s'arrêter à cette description.

En effet, si l’anthropologie du pouvoir masculin incarnée par le virilisme de la Loi du Père (d'où le nom « Frères d’Italie ») et par le pouvoir féminin de la Mère, dans ce cas incarné par la symbolique de l'utérus de la Nation (« Je suis Giorgia ») est importante pour comprendre le résultat obtenu par cette « femme-soldat », comme elle aime à se définir elle-même, nous ne pouvons certainement pas occulter que ce succès est aussi l’effet, sinon le résultat, d'une série de variables et de processus, contingences historico-politiques sur lesquelles, en particulier le Parti Démocrate, n'a pas su écrire son très personnel « journal d'erreurs ».

Si Meloni savait déjà qu'elle allait tripler ses suffrages en refusant de participer au « gouvernement technique » de mémoire draghienne (pour prendre la place de la Ligue), le Parti démocrate, dans son processus d'embourgeoisement progressif sanctionné par son étiquetage hâtif comme « populiste » de toutes les instances issues de la colère populaire et de l'adhésion sans passion aux processus de néolibéralisation de l'État, a su lui offrir la victoire sur un plateau d’argent.

Bien que tout cela se soit consommé dans un été chaud qui a coupé le souffle et la pensée, nous ne pouvons certainement pas accepter que ce résultat ne soit imputable qu'à la volatilité temporelle du présent. Dans cette campagne électorale, en effet, dans la déqualification généralisée de la politique désormais totalement subalterne au marketing de performance et à la technique, deux mots qui auraient pu faire la différence ont été absents : l'Histoire et la Société.

Premier mot absent : l'histoire

Dès le début de la guerre russo-ukrainienne, qui est devenue immédiatement après une guerre entre l'Occident et les puissances euro-asiatiques, on avait déjà compris que de nombreux éléments renvoyaient au début du XXe siècle, mais seulement du point de vue symbolique : une guerre qui aurait généré une deuxième crise économique en affaiblissant davantage le pouvoir d'achat, donc une augmentation de la colère populaire, une pandémie et une désorientation générale qui n'aurait certainement pas pu résoudre la technicité de l'agenda Draghi et de son PNRR [Plan national de relance et de résilience]. Dans les premières décennies du XXe siècle, il y avait eu une guerre, une pandémie de grippe espagnole, quelques années « rugissantes », la crise économique et enfin, comme c’est curieux, l’avènement des fascismes et des national-socialismes presque partout en Europe. Bien sûr, aujourd'hui, le contexte a changé sur le front de la qualité des politiques et l'affrontement ne se consomme pas entre libéraux éclairés et national-socialistes, mais entre néolibéralisation douce et néolibéralisation autoritaire (deux faces d'une même médaille), mais le résultat est pratiquement le même : en Pologne, en Hongrie et maintenant aussi en Italie, nous avons des personnalités « autoritaires », pour être élégants et ne pas exagérer avec le mot « fascistes », au gouvernement.

Le Parti Démocrate a-t-il su lire entre ces lignes de l'Histoire ? A-t-il compris que pour faire la différence, il aurait dû enclencher une coupure par rapport au draghisme et aux politiques de réarmement ? Non et bien sûr les urnes n'ont pas récompensé son arrogance parce qu'on le sait : les originaux sont toujours mieux que les photocopies.

De plus, en regardant les talk shows post-électoraux, il semble aussi qu'ils soient fiers d'être la première force de l'opposition et même la majorité dans la société, calculette en main, comme si Calenda [chef du parti “social-libéral” Azione, NdT] et Renzi étaient assignables à une quelconque forme de gauche et même après avoir refusé de s'allier avec la noblesse restée dans le Mouvement 5 étoiles qui vise en fait à prendre la place des « progressistes », cette fois sans technique et avec un peuple discret de « raisonnables » qui se sentent rassurés par Giuseppe Conte et son agenda social (de nombreux électeurs du PD l'ont préféré). Ainsi, en ce temps rapide et névrotique qui ne dépose rien, mais détruit tout, s'étonner de la victoire de Meloni, c'est un peu comme ne jamais avoir lu même un manuel d'histoire de base pour l’école primaire, ce qui prouve que courir derrière les banques et le capital en participant à des fêtes mondaines et en étiquetant la rage sociale comme « populisme » ne sert qu'à ceux qui font de l'instrumentalisation de la rage sociale l’échelle pour leur ascension très personnelle.

Deuxième mot absent : la société

Il y a quelques années, Alberto de Nicola et moi avons fait des recherches sur les banlieues de Rome et sur les comités de citoyens dans certains quartiers importants de la ville. Le volume s'appelle, ce n'est pas un hasard, le syndrome identitaire. De l'analyse des comités de matrice qualunquiste, donc de droite, il ressortait que la colère populaire s'était stratifiée en premier lieu vers le vote au Mouvement 5 étoiles et immédiatement après l’arrivée au gouvernement de ces derniers, ils se tournaient vers Salvini. Il était donc tout à fait évident que le fameux« flux électoral » irait alors dans la direction de Giorgia Meloni, une fois découverte l’esbrouffe du VRP avec le crucifix au cou (Salvini).

Un phénomène imprévu et saisonnier comme la naissance d'un cèpe dans les Abruzzes ? Non, seulement le résultat et l’effet du journal d’erreurs jamais écrit par le Parti démocrate et, pour tout dire, aussi par d'autres forces politiques de gauche devenues de plus en plus minoritaires.

Toutes ces gauches sans peuple, abandonnant celui-ci à son destin, malgré les données qui nous indiquaient et nous indiquent une augmentation du taux de pauvreté d'envergure considérable, ainsi qu'une augmentation du taux d'inégalités sociales tout aussi impressionnante, se sont de facto dirigées elles-mêmes vers l'impasse du suicide assisté. Les masses aujourd'hui, en plus d'être orphelines de représentation, sont aussi le fruit d'un processus de dépolitisation progressive qui commence par la décomposition du travail, se poursuit avec le système des privatisations, traverse la première crise économique de 2007 et se cogne la tête plus ou moins comme il peut à chaque élection, exactement comme peut le faire un désespéré.

Dans la religion commune qui demande à tous de devenir « entrepreneurs d'eux-mêmes », le Parti démocrate s'est-il jamais demandé ce qui se passe de manière réaliste dans la société et dans les territoires ? A-t-il jamais compris qu'en allant dans cette direction, il embrassait l’idée que la compétitivité se substituait progressivement au bien-être et que l’individualisme prenait la place de la société du XXe siècle marquée par le collecteur des idéologies et par les politiques redistributives ? S’est-il rendu compte que la société existe ? Cette campagne électorale jouée sur les réseaux sociaux, sur les entreprises de marketing politique, sur la mesure des sentiments populaires au moyen d'algorithmes très raffinés dans la canicule estivale a été, pour la soussignée, la plus féroce de tous les temps à observer, précisément parce qu'en cachant et en dissimulant les besoins réels de la société et de sa tenue, elle a laissé le champ libre au retour de l'Histoire, comme dans une sorte de prophétie qui s'auto-réalise, laissant tout le monde stupéfait et impuissant.

Et c'est là, dans ces absences de paroles, de pratiques et de politiques de gauche, que Meloni a pu atteindre ce résultat. Un autre élément très dangereux l'aide également : la « féminité ». En lisant son autobiographie, on comprend parfaitement que pour elle « être femme » signifie activer une relance symbolique de l'utérus de la Nation.

Rien de tout cela n'a à voir avec le féminisme des années soixante-dix et avec une partie du féminisme contemporain. Quoi qu'en disent certaines femmes qui visent à maintenir haut le drapeau du politiquement correct, il n'y a ici que violence et férocité, vengeance, animosité, culture du bouc émissaire. La défendre uniquement parce que femme et « mère » signifie participer à ce terrible jeu collectif selon lequel la politique se fait à partir des identités de genre et non à partir de la qualité des politiques elles-mêmes, à partir du modèle de développement que l'on choisit et à partir de la remise en commun politique et société.  Ingrédients fondateurs également pour les politiques antiracistes et antisexistes.

S'étonner ou ne pas admettre ses erreurs pour ceux qui font de la politique est à son tour une erreur, mais qui sait… C'est peut-être le bon moment pour reconnecter politique et histoire, politique et société, pour repenser le conflit, ainsi que de nouvelles pratiques relationnelles et alliances. D’autre part, à maux extrêmes, remèdes extrêmes. Probablement les places se rempliront pour défendre la 194 [loi dépénalisant l’IVG, NdT], contre la réforme de la Constitution et le présidentialisme, contre les premières coupes à l'école et à l'université, dans un contexte qui aggravera certainement la criminalisation de la dissidence et bien plus encore, comme cela se produit systématiquement en Hongrie et ailleurs. Probablement Meloni sera démystifiée, comme c’est déjà arrivé à Salvini (hurler n'est pas gouverner) parce qu'elle ne sera pas en mesure de répondre aux entreprises et à la colère populaire en même temps et bien plus encore. Tous les scénarios possibles et à écrire, à vivre. Cependant, ce qui apparaît vraiment clair dans cet horizon nébuleux, c'est que notre libération collective et singulière ne viendra certainement pas du PD. En fait, si celui-ci veut devenir adulte, il doit vraiment écrire son journal d'erreurs.

NdT

*Ennio Flaiano (1910-1972) : écrivain, journaliste, dramaturge, co-scénariste de films de Fellini, avait 12 ans quand, en octobre 1922, il se trouva dans le même train que des fascistes se rendant à  la marche sur Rome. Ce qui l’a marqué à vie.

 

 

BLACK ROSE/ROSA NEGRA
Des anarchistes iraniens parlent de la révolte contre le meurtre de Mahsa Amini par la police
Interview

 Black Rose / Rosa Negra – Comité des relations internationales, 23/9/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Introduction

 

Le 13 septembre 2022, Mahsa Amini, 22 ans, a été arrêtée à Téhéran par une patrouille d'orientation iranienne (également connue sous le nom de « police des moeurs »), pour ne pas avoir respecté les lois relatives à l'habillement. Trois jours plus tard, le 16 septembre, la police a informé la famille de Mahsa qu'elle avait « souffert d'insuffisance cardiaque » et qu'elle était tombée dans le coma pendant deux jours avant de décéder.

Les témoignages, y compris celui de son propre frère, montrent clairement qu'elle a été brutalement battue pendant son arrestation. Les analyses médicales qui ont fuité indiquent qu'elle a subi une hémorragie cérébrale et des blessures causées par un accident vasculaire cérébral qui ont finalement entraîné sa mort.

 

Depuis que ces détails ont été révélés publiquement, des manifestations de masse ont éclaté à travers l'Iran pour dénoncer le meurtre de Mahsa entre les pattes de la police.

Pour mieux comprendre cette situation en évolution rapide, nous avons mené une très brève entrevue avec la Fédération de l’ère anarchiste (فدراسیون عصر آنارشیسم), une organisation avec des sections en Iran et en Afghanistan.

 

Cet entretien a été réalisé entre le 20 et le 23 septembre

 

Entretien

 

Black Rose / Rosa Negra (BRRN) : Veuillez d'abord décrire brièvement la Fédération de l’ère anarchiste.

 

Fédération de l’ère anarchiste (FEA) : La Fédération de l’ère anarchiste est une fédération anarchiste locale active en soi-disant Iran, Afghanistan et au-delà.

 

Notre fédération est basée sur l'anarchisme de synthèse, acceptant toutes les tendances anarchistes sauf les tendances nationalistes, religieuses, capitalistes et pacifistes. Nos nombreuses années d'expérience de l'organisation dans des environnements extrêmement oppressifs comme l'Iran nous ont amenés à développer et à utiliser des tactiques et une philosophie organisationnelles insurrectionnelles.

 

Nous sommes une organisation athée, considérant la religion comme une structure hiérarchique qui est plus ancienne et durable que presque tous les autres systèmes autoritaires et beaucoup trop similaire au capitalisme et autres structures sociales autoritaires asservissant l'humanité aujourd'hui. La guerre de classe, de notre point de vue, comprend la guerre contre la classe du clergé qui nous prive de notre liberté et de notre autonomie en définissant le sacré et le tabou et en les imposant par la coercition et la violence.

 

BRRN: Qui était Mahsa Amini ? Quand, pourquoi et comment a-t-elle été tuée ?

 

FEA : Mahsa Amini, connue par sa famille sous le nom de Jina, était une fille kurde ordinaire de 22 ans originaire de la ville de Saqqez au Kurdistan.

 

Elle a voyagé avec sa famille à Téhéran pour rendre visite à des parents. Le 13 septembre, alors qu'elle était avec son frère Kiaresh Amini, la police des mœurs, la soi-disant « patrouille d'orientation » a arrêté Mahsa pour « hijab inapproprié ». Son frère a essayé de résister à l'arrestation, mais la police a utilisé des gaz lacrymogènes et a également battu Kiaresh.

 

Beaucoup d'autres femmes arrêtées ont été témoins de ce qui s'est passé dans la fourgonnette de police. Sur le chemin du poste de police, il y a eu une dispute entre les femmes détenues et les policiers. Mahsa Amini était l'une des filles protestant contre leur arrestation. Elle disait qu'elle n'était pas de Téhéran et qu'elle devrait être relâchée.

 

La police a utilisé la violence physique pour enfermer toutes les femmes détenues. Mahsa a aussi été battue. Les témoins oculaires ont dit que les policiers avaient frappé la tête de Mahsa durement contre la paroi de la fourgonnette.

 

Elle était toujours consciente quand elle est arrivée à l'Agence de sécurité morale, mais les autres femmes détenues ont remarqué qu'elle avait l'air malade. La police était complètement indifférente et l'a accusée de simuler. Les femmes continuaient à protester pour aider Mahsa à obtenir les soins médicaux dont elle avait besoin. Les protestations ont été accueillies avec violence par la police. Mahsa Amini a été à nouveau rouée de coups par la police et a perdu connaissance.

 

La police l'a alors remarqué et a tenté de la ranimer en lui pompant la cage thoracique et en levant et massant ses jambes. Après l'échec de ces tentatives, la police a attaqué d'autres femmes pour confisquer tous les téléphones cellulaires et caméras qui auraient pu enregistrer l'incident.

 

Après beaucoup de retard et avoir retrouvé les clés perdues de l'ambulance, les policiers ont emmené Mahsa à l'hôpital de Kasra.

 

La clinique qui a admis Mahsa Amini a affirmé dans un post Instagram que Mahsa était en état de mort cérébrale quand elle a été admise. Ce post Instagram a été supprimé par la suite.

 

Le 14 septembre, le compte Twitter d’ un ami travaillant à l'hôpital de Kasra a raconté que la police avait menacé les médecins, les infirmières et le personnel de ne prendre aucune photo ou preuve vidéo et de mentir aux parents de Mahsa sur la cause du décès. L'hôpital, intimidé, s'est conformé à la police. Ils ont menti aux parents qu'elle avait eu un « accident » et qu’ils l’avaient maintenue en vie pendant deux jours. Mahsa a été déclarée morte le 16 septembre. Sa cause de décès par scanners médicaux, divulguée par des hacktivistes, montre des fractures osseuses, une hémorragie et un œdème cérébral.

 

Des manifestants à Istanbul, en Turquie, brandissent une image de Mahsa Amini.

 

BRRN : L'identité de Mahsa en tant que Kurde a-t-elle joué un rôle dans son arrestation et sa mort ?

 

FAE : Sans aucun doute, le fait d’être kurde à Téhéran a joué un rôle dans la mort éventuelle de Mahsa. Mais, c'est une réalité que toutes les femmes en Iran vivent. Nous n'avons pas besoin de chercher loin pour trouver des images vidéo de la police des mœurs  battant et forçant les femmes dans les fourgonnettes de police, jetant les femmes dans la rue à partir d'une voiture en mouvement, et harcelant des femmes voilées pour leur “hijab inapproprié”. Ces vidéos montrent juste une infime fraction de l’enfer que vivent les femmes en Iran.

 

Le fait que Mahsa était avec son frère le jour de son arrestation n'était pas un hasard. Dans la société patriarcale iranienne, les femmes doivent être accompagnées par un parent masculin, qu'il s'agisse d'un père, d'un mari, d'un frère ou d'un cousin, dans leurs déplacements pour éloigner la police des mœurs et décourager tout individu hargneux en public. Les jeunes couples ne peuvent pas être vus trop près les uns des autres en public ou ils risquent d'être battus et arrêtés par la police des mœurs. Les parents devaient avoir des documents comme preuve de leurs revendications contre la police. Arrêter des femmes pour des rouges à lèvres et du vernis à ongles était une réalité dont beaucoup d'entre nous, les milléniaux en Iran, se souviennent très bien.

 

La menace d'attaques à l'acide pour « mauvais hijab » est un autre cauchemar que les femmes endurent en Iran.

 

Le patriarcat et l'autocratie religieuse affectent toutes les femmes.

 

BRRN : Comment le peuple iranien a-t-il appris la mort de Mahsa ? Quelle a été la réponse populaire initiale ?

 

FEA : Comme nous l'avons expliqué plus tôt, il y avait trop de témoins oculaires. Aucune menace n'aurait pu empêcher l'histoire de la mort de Mahsa de fuir.

 

Il convient de mentionner que le médecin qui assistait à Mahsa et le photojournaliste qui documentait l'état de santé de Mahsa et de sa famille en détresse, ont tous deux été arrêtés, et leur statut actuel est inconnu.

 

La réponse initiale a été l'indignation. Les gens partageaient déjà l'histoire de Mahsa à partir du 14 septembre. L'indignation n'était pas encore assez forte pour les manifestations et les révoltes. Les gens pensaient toujours que Mahsa était dans le coma, et il y avait de l'espoir pour son rétablissement. Puis, elle a été déclarée morte le 16 septembre.

 

Tout d'abord, il y a eu de petites manifestations à l'hôpital de Kasra, qui ont été dispersées par la police. Les étincelles du soulèvement actuel ont été allumées à Saqqez, la ville natale de Mahsa.

 

Une moto de police est brûlée lors d'une manifestation à Téhéran.

 

BRRN : Quelle est l'ampleur des manifestations actuelles ? Dans quelles régions du pays les manifestations ont-elles été concentrées ?

 

La situation est très dynamique et évolue exceptionnellement rapidement. Au moment de la rédaction du présent rapport, les flammes du soulèvement ont mis le feu à 29 des 31 provinces iraniennes. Une des caractéristiques de ce soulèvement est qu'il s'est étendu à de grandes villes à travers l'Iran, telles que Téhéran, Tabriz, Ispahan, Ahvaz, Rasht, et d'autres rapidement.

 

Qom et Mashhad, les bastions idéologiques du régime, ont rejoint le soulèvement. L'île de Kish, le centre capitaliste et commercial du régime, s'est également révoltée. C'est le soulèvement le plus divers que nous ayons connu ces dernières années.

 

Pour le 23 septembre, les syndicalistes planifient une grève générale en faveur des protestations.

 

Le régime a prévu une manifestation armée le même jour. Beaucoup de choses se passent en ce moment.

 

BRRN : Comment l'État iranien a-t-il réagi à ces manifestations ?

 

La réaction initiale du régime a été moins brutale qu'auparavant. Une raison est qu'ils ont été pris au dépourvu. Ils ne s'attendaient pas à cette réponse forte. La raison la plus importante est que le président Ebrahim Raisi est à l'ONU. Le manque de personnalités de haut rang, l'histoire médiatisée de Mahsa et des manifestations, et la pression sur le gouvernement surveillé par la communauté internationale ont arrêté le massacre pour le moment.

 

Attention : La police a tué et blessé de nombreuses personnes dès le premier jour des manifestations. Certaines d'entre elles étaient des enfants de 10 ans et des adolescents de 15 ans. Mais, nous avons connu novembre 2019 lorsque le régime a massacré des milliers de personnes en 3 jours.

 

Lors de tous les soulèvements précédents, la police n'était pas directement la cible de la colère des gens. Ce n'est pas la bonne réponse. Ce sont les méchants cette fois, et les gens sont à la recherche de leur sang. Cela les use physiquement et mentalement, ce que nous considérons comme une bonne nouvelle.

 

En ce moment, Saqqez et Sanandaj subissent une répression impitoyable. Le régime y a amené des chars et des véhicules militaires lourds pour réprimer le soulèvement. De nombreuses informations font état de tirs à balles réelles sur des manifestants.

 

Les manifestations se poursuivent. Les voitures de police sont renversées. Les postes de police ont été démolis et incendiés. Nous devons juste nous armer en pillant leur armurerie. Ensuite, nous entrons dans une autre phase de révolte.

 

Une barricade construite lors d'une manifestation à Téhéran le 21/09/22.

 

BRRN : Est-il exact de qualifier ces manifestations de féministes ?

 

FEA : Oui, tout à fait. Comme tous les autres soulèvements, il y a eu des développements et des mouvements sous la surface.

 

On peut dire que la récente répression hijabiste et l'augmentation de la brutalité de la police des moeurs ont commencé en réponse à l'auto-organisation spontanée, autonome et féministe des femmes iraniennes. Plus tôt cette année, les femmes iraniennes ont commencé à dresser des listes noires et à boycotter les personnes et les entreprises, telles que les cafés, qui appliquent strictement les directives hijabistes. Le mouvement était décentralisé et sans chef, visant à créer des espaces sûrs pour les femmes et les membres de la communauté LGBTQ.

 

Cette oppression brutale a culminé en ce moment où les femmes sont partout en première ligne, brûlant leurs foulards et se battant contre les flics sans hijab. Le principal slogan du soulèvement est aussi « Femme, vie, liberté », un slogan du Rojava, une société dont les ambitions sont basées sur une idéologie anarchiste, féministe et laïque.

 

BRRN : Quels éléments politiques (organisations, partis, groupes) sont présents dans les manifestations, le cas échéant ?

 

FEA : De nombreuses organisations, partis et groupes tentent de s'approprier ou d'influencer les manifestations pour leur bénéfice à chaque soulèvement.

 

La majorité d'entre eux se sont heurtés à un problème insurmontable au cours de ce soulèvement.

 

D'abord, les monarchistes. Reza Pahlavi, le bon à rien fils du défunt dernier Shah d'Iran, un individu soutenu par de l'argent volé et des réseaux de médias en dehors de l'Iran, a appelé à une journée nationale de deuil au milieu de l'indignation publique et des protestations initiales au lieu d'utiliser ses ressources pour aider la révolte. Les gens l'ont enfin vu pour le charlatan qu'il est. « Mort aux oppresseurs, que ce soit le Shah ou le Leader suprême « , on a entendu ça dans tout l'Iran.

 

Puis, le MEK, les Moudjahidines du peuple. Le MEK a un problème idéologique avec ce soulèvement. C'est une secte dont les membres féminins sont obligés de porter des foulards rouges. Leur histoire d'origine va de la combinaison des idéologies marxistes et islamiques, détournées par les marxistes-léninistes avant 1979, à la secte au service des États capitalistes et impérialistes d'aujourd'hui. Pourtant, les femmes en Iran brûlent leurs foulards et le Coran. Ils n'ont pas leur mot à dire dans ce climat politique.

 

Ensuite, il y a les partis communistes qui méprisent le Rojava et en parlent toujours mal. Leur analyse de classe déboulonnée et rouillée ne les aide pas à gagner des cœurs ici.

 

Avec tous leurs discours et leur propagande en tant que partisans de la laïcité et du féminisme, ils n'avaient même pas un slogan orienté vers la libération des femmes. Et leur idéologie les empêchait de chanter « Femmes, Vie, Liberté ». Ils n'avaient rien à dire, alors ils se taisent. Grâce à cela, leur présence est beaucoup plus faible dans les manifestations d'aujourd'hui.

 

Le mouvement anarchiste se développe en Iran. Ce soulèvement, sans chef, féministe, anti-autoritariste et scandant des slogans du Rojava, a conduit à une forte présence d’anarchistes, affiliés ou non à la fédération, dans ce soulèvement. Malheureusement, beaucoup ont également été arrêtés et blessés.

 

Nous travaillons à réaliser le potentiel anticapitaliste de ce mouvement. Parce que la République islamique est un culte de la mort et la religion, le patriarcat, le racisme et le capitalisme sont ses piliers idéologiques. Pour pouvoir vivre, nous devons être libres ; et cela ne peut se faire sans la libération des femmes au premier plan.

 

Manifestants étudiants à Téhéran le 19/09/22

 

BRRN : En solidarité. Merci de votre collaboration.

 

FEA : Solidarité.