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23/07/2025
Appeal on the Violations Against the Residents of As-Suwayda Province by the De Facto Authority in Damascus (11 languages)
نداء حول الانتهاكات بحق أهالي محافظة السويداء من قبل سلطة الأمر الواقع في دمشق (١١ لغات)
22/07/2025
RUWAIDA AMER
Nous crevons de faim
Mon corps est à bout. Ma mère s’effondre d’épuisement. Mon cousin défie la mort chaque jour pour obtenir un peu d’aide. Les enfants de Gaza meurent sous nos yeux, et nous sommes impuissants à les aider.
Ruwaida Amer ,+972 Magazine, 21/7/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ruwaida Kamal Amer est une journaliste, productrice et réalisatrice (sur)vivant à Gaza. Elle a précédemment travaillé comme enseignante de sciences. Après le déclenchement de la guerre, elle est restée avec sa famille à Gaza, d’où elle rend compte du génocide en cours et de ses effets dévastateurs sur la population civile. Son travail a été publié par plusieurs médias internationaux tels qu’Al Jazeera English, Euronews et ABC News. Elle écrit régulièrement pour le magazine +972 sur la réalité quotidienne de la vie dans Gaza assiégée et sur la crise humanitaire, et elle met souvent en lumière des histoires qui sont souvent ignorées par les médias grand public.
Des Palestiniens tentent de recevoir un repas chaud préparé par des bénévoles, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 20 juin 2025. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
J’ai tellement faim.
Je n’ai jamais pensé ces mots
comme je les pense aujourd’hui. Ils véhiculent une sorte d’humiliation que je
ne peux pas vraiment décrire. À chaque instant, je me surprends à souhaiter : «
Si seulement ce n’était qu’un cauchemar. Si seulement je pouvais me réveiller
et que tout soit fini. »
Depuis mai dernier, après avoir
été contrainte
de fuir mon foyer et trouver refuge chez des proches
dans le camp de réfugiés de Khan Younès, j’ai entendu ces mêmes mots prononcés
par d’innombrables personnes autour de moi. Ici, la faim est vécue comme une
atteinte à notre dignité, une cruelle contradiction dans un monde qui se targue
de progrès et d’innovation.
Chaque matin, nous nous
réveillons avec une seule idée en tête : trouver quelque chose à manger. Je
pense immédiatement à notre mère malade, qui a subi une opération de la colonne
vertébrale il y a deux semaines et qui a maintenant besoin de se nourrir pour
se rétablir. Nous n’avons rien à lui offrir.
Et puis il y a ma petite nièce et
mon petit neveu, Rital, 6 ans, et Adam, 4 ans, qui réclament sans cesse du
pain. Et nous, les adultes, nous essayons de résister à notre propre faim afin
de garder les miettes pour les enfants et les personnes âgées.
Depuis qu’Israël a imposé un
blocus total sur Gaza début mars (qui n’a été que
légèrement assoupli fin mai), nous n’avons pas mangé de viande, d’œufs ou de
poisson. En fait, nous avons dû renoncer à près de 80 % de notre alimentation
habituelle. Nos corps sont à bout. Nous nous sentons constamment faibles,
désorientés et déséquilibrés. Nous sommes facilement irritables, mais la
plupart du temps, nous restons silencieux. Parler demande trop d’énergie.
Huda Abu
Al-Naja, 12 ans, accompagnée de sa mère, reçoit un traitement contre la
malnutrition à l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans le sud de la bande de
Gaza, le 25 juin 2025. (Doaa Albaz/Activestills)
Nous essayons d’acheter tout ce
qui est disponible sur les marchés, mais les prix deviennent impossibles. Un
kilo de tomates coûte désormais 90 NIS (= 23€). Les concombres sont à 70 NIS le
kilo (= 18€). Un kilo de farine coûte 150 NIS (= 39€). Ces chiffres semblent
scandaleux et cruels.
Nous survivons avec un seul repas
par jour : généralement du pain, fait avec la farine que nous avons réussi à
trouver. Si nous avons de la chance, le déjeuner comprend parfois un peu de
riz, mais cela ne suffit pas à nous rassasier. Nous essayons de mettre un peu
de nourriture de côté pour ma mère, peut-être quelques légumes, mais ce n’est
jamais assez. La plupart du temps, elle est trop faible pour se tenir debout,
trop épuisée pour même prier.
Nous ne sortons presque plus de
chez nous, de peur que nos jambes ne nous lâchent. C’est déjà arrivé à ma sœur
: alors qu’elle cherchait dans les rues quelque chose, n’importe quoi, pour
nourrir ses enfants, elle s’est soudainement effondrée sur le sol. Son corps n’avait
même plus la force de rester debout.
Nous avons commencé à prendre
conscience de la gravité de la crise alimentaire lorsque le boulanger Abou
Hussein, connu de tous dans le camp, a commencé à réduire son activité. Il
cuisait auparavant pour des dizaines de familles chaque jour, dont la nôtre,
qui n’avons plus ni gaz ni électricité pour cuisiner. Du matin au soir, ses
fours à bois fonctionnaient sans interruption.
Mais récemment, il a été
contraint de réduire progressivement son temps de travail hebdomadaire. Ma sœur
rentrait à la maison et disait : « Abou Hussein est fermé. Il travaillera
peut-être demain. » Aujourd’hui, trouver de la pâte et de la farine est devenu
une véritable épreuve.
Trois générations en proie à la famine
Dans le camp, j’ai compris la
véritable cruauté de ce génocide : la promiscuité étouffante, la foule de
réfugiés chassés de leurs maisons et les innombrables récits de famine.
Une femme
palestinienne déplacée nourrit des enfants à Al-Mawasi, dans le sud de la bande
de Gaza, le 13 juillet 2025. (Doaa Albaz/Activestills)
Je vis actuellement chez ma
tante, qui nous a recueillis après notre déplacement et nous héberge depuis
deux mois. Comme presque tous les autres bâtiments du camp, sa maison a été
presque entièrement détruite par les attaques israéliennes. Les frères et sœurs
de ma tante ont travaillé sans relâche pour réparer ce qu’ils pouvaient et ont
réussi à rendre une pièce habitable.
La maison déborde de
petits-enfants, chacun luttant contre la faim. Mon cousin aîné, Mahmoud, est
père de quatre d’entre eux. Il a lui-même perdu près de 40 kilos au cours des
derniers mois. Les signes de malnutrition sont visibles partout sur son visage
pâle et son corps émacié.
Chaque jour avant l’aube, Mahmoud
se rend dans les centres de distribution d’aide humanitaire gérés par les USA, risquant
sa vie pour essayer de ramener de quoi manger à ses
enfants affamés. Depuis que je suis arrivé chez eux, il me raconte jour après
jour les mêmes histoires poignantes.
« Aujourd’hui, j’ai rampé à
quatre pattes parmi une foule de milliers de personnes », m’a-t-il récemment
confié en me montrant un sac rempli de restes de nourriture qu’il avait réussi
à récupérer. « J’ai dû ramasser tout ce qui était tombé par terre : des
lentilles, du riz, des pois chiches, des pâtes, même du sel. J’ai mal partout
où j’ai été piétiné, mais je dois le faire pour mes enfants. Je ne supporte pas
d’entendre leurs cris de faim. »
Un jour, Mahmoud est revenu les
mains vides. Il était livide et semblait sur le point de s’effondrer. Il m’a
raconté que l’armée israélienne avait ouvert le feu sans avertissement. « Le
sang d’un jeune homme à côté de moi a éclaboussé mes vêtements, m’a-t-il dit.
Pendant un instant, j’ai cru que c’était moi qui avais été touché. Je me suis
figé, persuadé que la balle était dans mon corps. »
Le jeune homme s’est effondré
juste devant lui, mais Mahmoud n’a pas pu s’arrêter pour lui venir en aide. « J’ai
couru plus de six kilomètres sans me retourner. Mes enfants ont faim et
attendent que je leur ramène à manger », a-t-il déclaré d’une voix brisée, «
mais ils ne seront pas contents si je rentre mort ».
Un
Palestinien blessé récupère de l’aide humanitaire distribuée par des organisations
internationales à Gaza, dans le nord de la bande de Gaza, le 26 juin 2025.
(Yousef Zaanoun/Activestills)
Mon autre cousin, Khader, a 28
ans. Il a une fille de 2 ans et sa femme est enceinte. Il est rongé par l’inquiétude
pour leur enfant à naître, qui doit venir au monde dans deux mois. Sa femme ne
mange pas correctement et chaque jour, il reste assis en silence, tourmenté par
les mêmes questions : Cette famine va-t-elle nuire à ma femme ? L’enfant qu’elle
mettra au monde sera-t-il en bonne santé ou malade ?
Sa fille de deux ans, Sham,
pleure toute la journée parce qu’elle a faim. Elle réclame du pain, n’importe
quoi d’autre que les aliments insipides et lourds à digérer qui composent son
régime quotidien, à savoir du riz, des lentilles et des haricots, qui lui ont
donné la diarrhée à plusieurs reprises.
Un jour, une amie de Khader lui a
donné une poignée de raisins pour elle. C’était un petit miracle. Khader s’est
agenouillé à côté de Sham et lui a offert les raisins, mais elle les a
simplement regardés, jouant avec eux dans ses petites mains et refusant de les
manger. Elle ne les reconnaissait pas : en deux ans de vie à Gaza, elle n’avait
jamais vu de raisins.
Ce n’est que lorsque son père en
a mis un dans sa bouche et lui a souri qu’elle l’a imité avec hésitation. Elle
a mâché. Puis elle a ri.
Les corps s’éteignent
Je me tiens souvent à la porte de
la maison, à regarder les enfants du camp. Ils passent la plupart de leur temps
assis par terre, le regard vide, fixant les passants. Quand je demande à l’un d’eux
de m’acheter une carte Internet pour que je puisse travailler ou appeler ma
nièce depuis la maison du voisin, ils me répondent d’une voix faible et
fatiguée. Ils me disent qu’ils ont faim. Qu’ils n’ont pas mangé de pain depuis
des jours.
Je n’ai que 30 ans, mais je ne
suis plus la femme énergique que j’étais autrefois. Avant, je travaillais de
longues heures. entre l’enseignement
et le journalisme, mais depuis que cette guerre a commencé, je n’ai
pas eu un instant de répit. Je jongle entre des tâches ménagères épuisantes —
prendre soin de ma mère et de ma famille — tout en essayant simultanément
de continuer
à documenter et à rédiger à propos de tout ce qui se passe
autour de moi.
Une femme
palestinienne déplacée prépare du pain sous sa tente, à Al-Mawasi, dans le sud
de la bande de Gaza, le 13 juillet 2025. (Doaa Albaz/Activestills)
Mais depuis environ un mois, je
ne suis plus capable de suivre l’actualité. Je n’arrive plus à me concentrer.
Mon corps est à bout. Je souffre d’anémie après avoir mangé exclusivement des
lentilles et d’autres légumineuses pendant des mois. Et depuis deux jours, je
ne peux plus avaler à cause d’une grave inflammation de la gorge, conséquence
de ma consommation excessive de dukkah
et de piments rouges pour tenter d’apaiser ma faim.
Mahmoud, un photographe de 28 ans
qui travaille avec moi sur des reportages vidéo, est également en difficulté. «
Je n’ai rien mangé depuis deux jours, à part de la soupe », m’a-t-il récemment
confié. « Je n’ai plus la force de travailler. » Personne n’en a la force.
Travailler pendant un génocide exige une force impossible à maintenir. La
famine a paralysé la productivité de tous les travailleurs de Gaza.
Hier, j’ai accompagné ma mère à l’hôpital
Nasser pour une séance de kinésithérapie après son opération. Sur le chemin,
nous avons vu des dizaines de personnes qui ne pouvaient pas marcher plus de
quelques mètres sans devoir s’arrêter pour se reposer. Ma mère était dans le
même état : ses jambes étaient trop faibles pour la porter. Elle s’est assise
sur une chaise en plastique au bord de la route, rassemblant le peu d’énergie
qu’elle pouvait pour continuer.
Alors que nous continuions à
marcher, nous avons entendu des cris. Des jeunes hommes et femmes couraient en
criant de joie : « Il y a des camions de farine dans la rue ! » Une foule
immense s’était formée. Les gens couraient désespérément vers les camions pour
tenter d’obtenir un sac de farine.
C’était le chaos. Personne n’escortait
les camions pour s’assurer que tout le monde puisse obtenir sa part en toute
sécurité. Au lieu de cela, nous avons vu la foule se précipiter vers des zones
dangereuses contrôlées par l’armée israélienne, juste pour obtenir de la
farine.
Certaines personnes sont revenues
avec des sacs. D’autres ont été
tuées. Nous avons vu des corps emportés sur les épaules d’hommes,
abattus à bout portant là où l’aide était censée leur sauver la vie.
Des
Palestiniens transportent un homme blessé par des tirs israéliens alors qu’il
tentait d’obtenir de l’aide alimentaire dans la rue Al-Rashid, au nord de la
ville de Gaza, le 16 juin 2025. (Yousef Zaanoun/ActiveStills)
18 morts de faim en 24 heures
Après la séance de thérapie, nous
avons quitté l’hôpital et sommes passées devant des femmes qui pleuraient sur
leurs enfants affamés, mourant sous nos yeux. Une femme, Amina Badir, hurlait
en serrant son enfant de 3 ans dans ses bras.
« Dites-moi comment sauver ma
fille Rahaf de la mort », s’écria-t-elle. « Depuis une semaine, elle ne mange
qu’une cuillère de lentilles par jour. Elle souffre de malnutrition. Il n’y a
pas de traitement, pas de lait à l’hôpital. Ils lui ont retiré son droit à la
vie. Je vois la mort dans ses yeux. »
Selon le ministère de la Santé à
Gaza, le nombre de morts dus à la faim et à la malnutrition depuis le 7
octobre a
augmenté à 86 personnes, dont 76 enfants. Hier, il a signalé que
18 personnes étaient mortes de faim au cours des dernières 24 heures seulement.
Le personnel médical a
tenu un piquet de protestation à l’hôpital Nasser pour demander l’intervention
internationale avant que davantage de personnes ne meurent de faim.
Je n’ai pas trouvé de taxi pour
nous ramener à la maison. Ma mère a attendu à la porte de l’hôpital pendant que
je cherchais un moyen de transport, mais le carburant est rare et les taxis
sont pratiquement inexistants. J’ai passé une heure entière à essayer.
Quand je suis revenue, j’étais
étourdie et faible. Je me suis effondrée. J’ai essayé de rester forte pour ma
mère, mais il n’y avait personne d’autre avec nous. Autour de moi, je voyais
des gens s’évanouir partout. Un homme m’a dit : « S’il y avait eu de la
nourriture convenable, ta mère ne serait pas tombée aussi malade. »
Nous essayons tous de nous
réconforter mutuellement dans cette famine sans fin. Sur Facebook, les gens
expriment leur colère, publiant post après post sur la politique d’affamement
menée par Israël qui a mis Gaza à genoux. Nous ne pouvons plus faire les choses
les plus élémentaires que les gens font chaque jour partout dans le monde. La
faim nous a tout pris.
ODED CARMELI
Quand les Israéliens ont-ils cessé de lire des livres ?
En Israël, un livre salué par la critique peut se vendre à 200 exemplaires, voire un seul. Les lecteurs ne s’intéressent plus au célèbre romancier David Grossman : ils préfèrent la littérature érotique et la propagande de droite.
Oded
Carmeli, Haaretz,
20/7/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Écouter résumé audio
Oded Carmeli (Kfar Saba, 1985) est un poète, journaliste et éditeur israélien vivant à Tel Aviv. En 2006, il a cofondéKetem, un fanzine littéraire avant-gardiste (2006-2008), ainsi que le premier Festival de poésie de Tel Aviv (2007). Il travaille actuellement comme rédacteur et écrit pour plusieurs journaux et magazines, dont Hava ALehaba (Allons vers l’avenir.), fondée en 2011, à laquelle est rattachée une maison d’édition, Hava Laor, créée en 2015. Carmeli a remporté le prix « Poetry for the Road » de Tel Aviv en 2008.Bibliographie
Si vous visitez la bibliothèque publique Beit Ariela à Tel Aviv, vous n’en croirez pas vos yeux. L’endroit est bondé. La salle de lecture est pleine à craquer, la salle d’étude est bondée, et n’espérez pas trouver une place à une table dans la bibliothèque Rambam. Mais comme dans le sketch « Cheese Shop » des Monty Python, il manque une chose : les livres.
De nombreuses autres formes d’activité
humaine s’y déroulent. Les architectes dessinent, les avocats tamponnent des
documents, les monteurs vidéo montent des films. Ils font tout sauf lire des
livres.
J’ai vu un homme en chemise
déchirée s’approcher d’une étagère et en sortir un gros ouvrage intitulé «
Encyclopédie des idées ». « Waouh, me suis-je dit, voilà quelqu’un qui aime
approfondir ses connaissances ! » Mais il a posé le livre à plat et a placé son
ordinateur portable dessus. Il avait raison. C’est mieux pour les articulations
quand le clavier est surélevé.
Bas du
formulaire
Il y a peu, la bibliothèque a
publié une annonce sur Facebook (je pense que la municipalité de Tel Aviv bat
tous les autres gouvernements locaux du monde en matière de publicités par
habitant). La vidéo montre un homme qui s’approche d’une bibliothécaire et lui
demande : « Avez-vous le nouveau livre de... » Mais la bibliothécaire l’interrompt
: « Oh ! Les livres, c’est un bon début. Laissez-moi vous montrer ce que nous
avons d’autre à la bibliothèque. »
Elle lui montre ensuite des
choses comme un
studio de podcast et une imprimante 3D. Et quand le pauvre garçon lui
rappelle : « Mais tu m’avais promis de me prêter ce livre », elle lui propose
des conférences, des ateliers et des spectacles. J’avais envie de crier : «
Donne-lui ce livre ! Ce garçon veut un livre ! Il est la preuve vivante que
quelqu’un veut encore lire des livres ! »
• • •
Un bon livre publié par un bon
éditeur et bénéficiant de bonnes critiques se vend à environ 500 exemplaires de
nos jours (oui, ça inclut les livres électroniques et les livres audio). Un
livre plus populaire se vendra à 1 000 exemplaires, et un best-seller pourra
atteindre les 10 000 exemplaires.
Il y a dix ans, un livre
ordinaire se vendait à 1 000 exemplaires, un livre à succès à quelques milliers
et un best-seller atteignait les dizaines de milliers. Mais la population de
lecteurs a diminué. Israël connaît une explosion démographique, mais l’Israël
intellectuel est en voie d’extinction.
En réalité, un livre encensé par
la critique peut se vendre à 200 ou 300 exemplaires. Et un livre qui fait la
une des journaux du week-end peut ne pas se vendre à un seul exemplaire ce
week-end-là.
• • •
Selon le ministère de la Culture,
74 % de la population dans la
colonie d’Efrat, en Cisjordanie ont emprunté des livres à leur
bibliothèque locale en 2022, contre seulement 8 % à Tel Aviv. Dans la colonie
de Kiryat Arba, 71 % des habitants étaient abonnés à une bibliothèque, contre
10 % à Kfar Sava.
Dans la colonie d’Elkana, ce
chiffre était de 62 % ; à Metula, dans le nord, il était de 13 %. Tout comme
dans les unités d’élite de l’armée, chaque année, on voit de plus en plus de
personnes portant la kippa dans les bibliothèques, les librairies et les salons
du livre.
• • •
Chaque année, des sondages sur la
lecture sont publiés pendant la Semaine du livre hébreu. Par exemple, le
quotidien Israel Hayom a publié une enquête montrant que l’année
dernière, 51 % des Israéliens ont lu entre un et cinq livres, 18 % entre six et
dix, 10 % entre onze et vingt, 19 % plus de vingt, et 2 % ont donné la réponse
étrange : « Je ne m’en souviens pas ».
Mais les sondages mentent. Ou
plutôt, les personnes interrogées mentent. Il n’est pas agréable d’admettre son
ignorance. Comment le sais-je ? Parce que si 51 % des Israéliens lisaient
réellement entre un et cinq livres par an, nous, les éditeurs, serions
millionnaires.
Pour savoir combien lisent
réellement les Israéliens, il faut creuser profondément dans les données
fournies par le Bureau central des statistiques. En 2022, les dépenses moyennes
des ménages en Israël s’élevaient à 17 600 shekels (4 490€) par mois. Sur
ce montant, les ménages consacraient en moyenne 22 shekels [=5,61€] à l’achat
de livres, soit un peu plus 0,1%.
En 2003, ces chiffres étaient
respectivement de 10 139 shekels [=2587€] et 19,1 shekels [=4,87€], soit près
de 0,2%. En bref, les Israéliens dépensent aujourd’hui deux fois moins pour les
livres qu’il y a vingt ans.
Étant donné que le prix moyen d’un
livre neuf est d’environ 80 shekels [=20€], une famille moyenne de 3,17
personnes achète aujourd’hui un tiers de livre par mois, y compris les livres
pour enfants et les livres religieux. Ainsi, l’Israélien moyen, qui dépense
7,07 shekels [=1,80€] par mois en livres, atteint le montant total nécessaire
pour acheter un livre tous les 11,5 mois. En d’autres termes, les Israéliens
achètent un livre par an. (Ils l’achètent, mais cela ne signifie pas qu’ils le
lisent.)
• • •
La bonne question n’est pas
pourquoi nous avons arrêté de lire. Après tout, lire n’est pas une partie de
plaisir ; se saouler ou boire en regardant une émission culinaire à la
télévision est bien plus agréable.
La bonne question est pourquoi
les gens lisent. Et la réponse est que jusqu’à récemment, tout le monde s’accordait
à dire qu’il était impossible d’être cultivé sans lire de livres. Et tout le
monde s’accordait à dire qu’une personne cultivée était un euphémisme pour
désigner une personne intelligente.
Il n’y a pas si longtemps, les
membres de la classe moyenne invitaient leurs amis dans leur salon et voulaient
paraître cultivés. Ils leur demandaient donc : « Avez-vous lu le
dernier roman d’A. B. Yehoshua ? Et si vous ne le faisiez pas,
vous étiez humilié. Vous étiez un idiot.
Mais aujourd’hui, quiconque
poserait cette question serait considéré comme un idiot. C’est ainsi que les
lecteurs de la classe moyenne ont été éliminés.
Le problème, bien sûr, c’est qu’il
est vraiment impossible d’être intelligent sans lire de livres. Mais aujourd’hui,
vous pouvez obtenir une licence et une maîtrise – en littérature – sans
vraiment lire quoi que ce soit. Vous en ressortirez complètement idiot, mais
avec un diplôme.
C’est dommage, car toute l’histoire
de l’humanité (dans tous les domaines, de la physique à l’architecture, de l’intellect
aux émotions) est codée dans un code spécial, et les livres sont le moyen le
moins cher et le plus démocratique de le déchiffrer.
Tout le monde peut désormais se
rendre dans un magasin physique ou en ligne et, à un prix raisonnable, acheter
une biographie d’Hitler et savoir qui était Hitler. Mais les gens écouteront
100 épisodes de podcasts sur Hitler ou regarderont 1 000 documentaires Netflix
sur le Führer et éviteront la source.
Pourquoi ? Parce que le
lendemain, devant la machine à café au travail, ils pourront recommander un
documentaire Netflix. Mais il est impossible de recommander une biographie de
Ian Kershaw. Recommander un livre ? Parler de livres ? C’est une source de
honte. Les livres sont passés d’un signe d’honneur à une marque de Cain.
• • •
En 2014, des chercheurs de l’université
de Haïfa ont découvert que l’Israélien sioniste religieux moyen ouvrait un
livre six fois par mois, contre deux fois par mois pour l’Israélien laïc moyen.
Pour l’Israélien moyen dont la relation à la religion est qualifiée de «
traditionnelle », ce chiffre était d’une fois par mois.
Au cours de la décennie qui a
suivi, l’appétit intellectuel des sionistes religieux s’est accru, tandis que
celui des laïcs s’est réduit aux dimensions de celui des Israéliens «
traditionnels ». Il s’agit là d’un changement tectonique dans les habitudes de
lecture des Israéliens. Les religieux ont également commencé à lire des livres
laïques, tandis que les laïcs ont cessé de lire.
En 2019, Dvir Sorek, un soldat
issu d’une yeshiva hesder – qui combine le service militaire et l’étude de la
Torah – a été tué dans une attaque terroriste dans le bloc de colonies de Gush
Etzion. Son père, Yoav Sorek, est l’un des chroniqueurs sionistes religieux les
plus en vue et le rédacteur en chef du journal Hashiloach.
Dvir, âgé de 19 ans, a été
poignardé à mort alors qu’il tenait un livre à la main du
célèbre romancier David Grossman. Il avait acheté cette œuvre une
heure plus tôt comme cadeau de fin d’année pour son rabbin.
Peut-on imaginer un adolescent de
Tel Aviv lire Grossman ? Peut-on imaginer un adolescent de Tel Aviv acheter un
livre de Grossman pour l’offrir à son professeur ?
• • •
Lorsque la police a fait une
descente dans une succursale de la librairie Educational Bookshop à
Jérusalem-Est cet hiver, les gauchistes se sont empressés de citer Heine, le
poète allemand qui a écrit : « Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler
les hommes. » Si seulement la moitié des personnes qui ont été si choquées
achetaient un seul livre – à Jérusalem-Est ou à Jérusalem-Ouest – et le
lisaient réellement, le Messie viendrait.
Mais en réalité, la distance
culturelle entre les forces de police du ministre de la Sécurité nationale
Itamar Ben-Gvir et les personnes qui le détestent est faible, et elle ne cesse
de se réduire.
• • •
« Fahrenheit 451 » (c’est un
livre) raconte l’histoire de soi-disant pompiers dans un monde futuriste dont
le travail consiste à brûler des livres. Mais il s’avère qu’il ne s’agit que de
pyrotechnie, car les gens ont tout simplement cessé de lire. Une loi
interdisant la lecture n’est promulguée que bien plus tard. Vous voulez vous
engager dans la résistance ? Lisez un livre.
• • •
Quiconque souhaite acheter une
bibliothèque peut faire défiler des dizaines de photos de beaux modèles sans
jamais voir un seul livre. Au lieu de livres, les bibliothèques servent à
ranger des bibelots, des poteries, de la vaisselle en porcelaine, des plantes
grimpantes et des trains miniatures. Même le mot « bibliothèque » cède peu à
peu la place à des alternatives telles que « armoire », « étagère » ou «
solution de rangement ».
Il n’y a pas si longtemps, un
salon sans bibliothèque était une anomalie. Mais bientôt, ce sera l’inverse. Le
salon comprendra une cuisine ouverte, un canapé et un écran géant, et personne
ne regrettera ces livres aux couvertures abîmées, ces témoins de notre
identité.
• • •
Le romancier usaméricain Joshua
Cohen m’a dit un jour qu’en yiddish, un mur recouvert de livres s’appelait «
papier peint juif ».
• • •
La nouvelle coutume qui consiste
à laisser des livres dans la rue à la disposition de toute personne intéressée
ne peut être interprétée que d’une seule manière : les vivants ne sont pas
enclins à hériter des trésors culturels des morts. Fils et filles, petits-fils
et petites-filles se lamentent devant les riches bibliothèques de leurs mères
et pères, grands-pères et grands-mères.
Ils feuillent rapidement les
livres de science-fiction, les biographies de grands hommes, les classiques
russes qui semblent contenir toutes les souffrances du monde, et ils ne peuvent
se résoudre à les jeter à la poubelle. Ils posent donc les livres sur un banc
en espérant que quelqu’un d’autre les trouvera intéressants. Mais bien sûr, il
n’y a personne d’autre.
Il existe une vieille blague au
sein du parti de gauche Meretz qui dit que chaque fois que l’on entend une
ambulance, c’est soit un gauchiste qui meurt, soit un droitier qui naît. On
pourrait également dire que chaque fois que l’on entend une ambulance, c’est
soit un lecteur qui meurt, soit un téléspectateur qui naît.
• • •
Les éditeurs reviennent des
salons du livre de Paris et de Francfort comme s’ils avaient assisté à une
résurrection. Il y a vraiment des lecteurs, rapportent-ils. La littérature est
bien vivante à l’étranger.
Ce n’est bien sûr pas tout à fait
exact. Le voile de l’ignorance tombe sur le monde entier. C’est une pandémie d’ignorance.
Mais la littérature francophone, avec environ 80 millions de lecteurs en
Europe, peut survivre en marge. Et la littérature germanophone, avec plus de 90
millions de lecteurs, peut survivre et même prospérer en marge, car les marges
de l’Allemagne sont larges.
Mais la littérature hébraïque ne
peut pas survivre comme un passe-temps, à l’instar de la philatélie ou de la
photographie naturaliste. Elle n’existerait tout simplement pas. Les frontières
de la littérature hébraïque s’étendent du Jourdain à la mer Méditerranée. Et à
l’intérieur de ces frontières, on compte environ 6 millions de locuteurs natifs
de l’hébreu qui lisent également de la littérature profane. C’est tout.
Si ces 6 millions de personnes ne
lisent pas de livres traduits, rien ne sera traduit en hébreu. Si ces 6
millions de personnes ne s’intéressent pas à la non-fiction, il n’y aura pas de
non-fiction en hébreu. Et si ces 6 millions de personnes ne lisent pas de
poésie, il n’y aura pas de poésie en hébreu.
La « littérature de la diaspora »
est une absurdité hédoniste. Personne n’imprimera un livre en hébreu pour les
20 000 Israéliens de Berlin ou les 5 000 du nord du Portugal. Tous deux
dépendent de la république littéraire d’Israël. Et la république littéraire d’Israël
dépend de trois ou quatre librairies indépendantes situées dans ou à proximité
de la rue Allenby à Tel Aviv.
« Si Hamigdalor n’existait pas,
je ne trouverais pas de littérature originale », m’a confié un ami éditeur, en
référence à la librairie située rue Mikveh Israel.
Lorsque j’ai écrit cet article,
le livre le plus vendu sur le site web de la librairie en ligne Ivrit, la plus
grande librairie en ligne d’Israël pour les livres électroniques et l’une des
plus importantes pour les livres imprimés, était le premier ouvrage de la série
« Billionaires of Manhattan » : « Most Eligible Billionaire ». La traduction en
hébreu a été publiée par Darling Publishing, un éditeur dont vous n’avez
sûrement jamais entendu parler.
Voici un résumé du livre : « La
rumeur dit que Henry, génie des affaires, est tout aussi doué au lit. Et oui,
il est irrésistible. Du sexe dans un costume à 7 000 dollars. Mais... il est
arrogant et agaçant. ... Il n’y a aucune chance que ce sourire narquois me
fasse craquer. ... De toute façon, qui a besoin de culottes ? »
• • •
Comme chacun sait, la lecture est
inversement proportionnelle à la qualité de l’écriture. « L’année dernière a vu
une augmentation significative du nombre de livres publiés, avec plus de 1 000
nouveaux titres », se vantait un communiqué de presse d’une maison d’édition
indépendante qui a atterri dans ma boîte mail. La société ajoutait une citation
festive de son PDG : « Le rayon livres israélien s’est considérablement enrichi
en 2024. »
J’ai donc demandé à l’agent de
relations publiques combien d’exemplaires de chacun de ces 1 000 livres avaient
été vendus en moyenne. Je n’ai pas obtenu de réponse.
Mais avec des éditeurs comme
ceux-là, au moins, vous savez à quoi vous attendre. Malheureusement, même les
vrais éditeurs ont cessé de vendre des livres aux lecteurs. À la place, ils
vendent désormais des livres aux écrivains.
Pour publier quelques centaines d’exemplaires
d’un livre chez Nine Lives Press, il faut compter entre 35 000 [=8 900€]
et 50 000 shekels [=12 750€]. Selon les rumeurs qui circulent dans le
milieu, chez les grands éditeurs comme Yedioth ou Kinneret, ce plaisir pourrait
même vous coûter 90 000 shekels [= 23 000€].
Je pense que toute cette
industrie des rêves et des cauchemars est immorale. Il n’y a aucune différence
entre quelqu’un qui aborde une fille dans un centre commercial, la complimente
sur sa beauté et lui propose de lui créer un book de mannequin tout en sachant
pertinemment que personne ne le regardera jamais, et un éditeur ou un rédacteur
en chef qui publie un livre dont il sait qu’il ne vaut rien, encaisse le chèque
et renvoie le pauvre écrivain chez lui pour écouter le chant des criquets.
Mon objectif n’est pas de
protéger les auteurs, mais les lecteurs. Qui regarderait la télévision si un
programme sur trois était financé par des acteurs qui rêvent de passer à l’écran
? Qui visiterait une galerie d’art qui expose 100 artistes par an si la moitié
de leurs œuvres étaient méprisables, mais que la galerie ne vous disait pas
lesquelles, car la moitié qu’elle considérait comme méprisables finançait l’autre
moitié qu’elle considérait comme exceptionnelles ?
Un livre dont la publication est
financée par l’auteur devrait comporter un avertissement, tout comme les
cigarettes ou les céréales pour petit-déjeuner riches en sucre. Pourquoi un
article de journal intitulé « Cinq conseils pour les jeunes qui contractent un
emprunt immobilier » doit-il être étiqueté « contenu promotionnel », alors que
le même auteur peut s’acheter un livre documentaire et le laisser trôner parmi
tous les autres ouvrages sur les étagères ?
• • •
Une autrice dont le premier roman
a été publié par une grande maison d’édition s’est un jour épanchée sur mon
épaule. « Personne ne s’intéresse à mon livre, m’a-t-elle confié, parce que
tout le monde pense que je l’ai payé. »
• • •
Les quelques personnes qui se
sont rendues à la Semaine du livre hébreu à Tel Aviv l’année dernière se
souviennent sans doute des deux files d’attente qui ont fait fleurir le désert.
L’une était une file de jeunes
filles hurlantes qui roulaient des valises vides dans le but de les remplir de
littérature érotique. (Adel Yahalomim est apparemment la maison d’édition la
plus rentable d’Israël.)
L’autre était une file de jeunes
hommes tendus qui prenaient soin de détourner les yeux des jeunes filles qui
criaient. Ils se dirigeaient vers des maisons d’édition de droite. (Sella Meir
est apparemment la deuxième maison d’édition la plus rentable d’Israël.)
Il y a dix ans, l’écrivain
Gabriel Moked m’a dit que la gauche était en train de perdre parce qu’elle s’était
débarrassée de ses atouts intellectuels et avait cessé de soutenir la
publication de revues et de livres. C’était une réponse bizarre à une question
sur « le problème de la gauche », et il était tellement évident qu’il cherchait
de l’argent pour ses revues et ses livres que je l’ai enfoui au fond de mon
esprit. Mais aujourd’hui, je me rends compte qu’il avait tout à fait raison.
Lorsque la droite veut quelque
chose, elle ne lance pas une campagne, elle publie des ouvrages volumineux,
comme les deux livres en hébreu de Simcha Rothman, membre du parti Sionisme
religieux : « Le parti de la Cour suprême » et « Pourquoi le peuple devrait-il
choisir les juges ? ». Il existe également un recueil d’écrits traduits de l’ancien
juge de la Cour suprême usaméricaine Antonin Scalia ; le titre du livre en
hébreu se traduit par « Au nom de la loi ». Les éditeurs de droite proposent
ensuite ces ouvrages à prix réduit – « le pack judiciaire » – sans aucune gêne.
Il existe également un coffret
intitulé « Les fondements de la démocratie », qui comprend des ouvrages des
commentateurs de droite Gadi Taub, Nave Dromi et Erez Tadmor, ainsi que le «
coffret Ben Shapiro », qui comprend le best-seller « Comment débattre avec les
gauchistes et les détruire : 11 règles pour gagner le débat ». Le ministre des
Affaires de la diaspora, Amichai Chikli, a un jour qualifié Sella Meir d’« arme
intellectuelle ». Il avait raison.
Sifriyat Shibolet, une
coentreprise de Sella Meir et du Fonds Tikvah qui traduit des ouvrages
conservateurs étrangers, compte actuellement 3 000 abonnés. Combien de
personnes sont encore abonnées à Sifriya La’am, un projet de la maison d’édition
Am Oved qui propose à ses abonnés des ouvrages originaux et traduits en hébreu
?
• • •
Dans dix ans, il ne restera plus
ici que des cafards, Benjamin Netanyahou [s’il n’est pas dans une cellule à
La Haye, NdT] et de la littérature [prétendument] érotique.
21/07/2025
HAGAI EL-AD
Vous avez un enfant dans l’armée israélienne ? Vous pourriez être les parents d’un criminel de guerre
Où est le procureur général militaire ? Le chef d’état-major de l’armée israélienne ? La procureure générale ? Le chef de l’opposition à la Knesset ? Le président de la Knesset ? Le président ? Silence. Nous sommes en train de massacrer.
Hagai El-Ad,Haaretz, 20 juillet 2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ils disent aux gens affamés de
venir chercher de la nourriture à 11 heures, mais ceux-ci, indisciplinés et
affamés, arrivent à 10 heures. Alors ils ordonnent aux soldats de les
bombarder, de les mitrailler, de les abattre. Et les soldats, soldats juifs disciplinés,
les bombardent, les mitraillent, les abattent. Par dizaines, par centaines.
Avez-vous un enfant qui sert sur
un bateau lance-missiles israélien ? Peut-être avez-vous un enfant qui est un
criminel de guerre. Artilleur ? Tireur d’élite ? Et bien sûr, avant tout,
pilote ?
Réfléchissez-y : vous pourriez
être les parents d’un criminel de guerre. Si votre enfant ne l’était pas, il ne
bombarderait pas des gens indisciplinés et affamés qui se sont présentés une
heure plus tôt. Des gens qui sont venus une heure plus tôt parce qu’ils avaient
faim, affamés parce que nous les avons affamés.
C’est pire que Kafr Qasem –le
tristement célèbre massacre de 1956 de 47 citoyens palestiniens d’Israël
qui ont été abattus par la police des frontières pour avoir enfreint sans le
savoir un couvre-feu.
C’est bien pire. Pas seulement à
cause du « drapeau noir » marquant les ordres
manifestement illégaux qui a été réduit à l’état de chiffon, et pas
seulement à cause de l’ampleur terrifiante et infiniment plus grande des crimes
commis. C’est bien pire encore à cause du silence – et du soutien public
général en Israël, de part et d’autre du mur.
Après tout, il est clair pour
tous ceux qui vivent ici qu’il n’y aura pas d’autre procès de Kafr Qasem, et qu’il
n’y aura certainement pas de procès de Nuremberg pour nos criminels de guerre –
le haut commandement militaire et les dirigeants politiques. Il n’y aura rien,
pas même une amende de 10 centimes, comme la peine infligée au commandant de
brigade jugé responsable de Kafr Qasem.
Où est l’avocate
générael militaire ? Elle reste silencieuse. Elle doit être occupée à
améliorer le mécanisme de dissimulation – pardon, je veux dire « d’enquête » –
des Forces de défense israéliennes.
Et le chef d’état-major de l’armée
israélienne ? Il est certainement en train de chercher dans le dictionnaire la
signification de cette expression désormais courante, « être guidé par des
valeurs ». Mais il n’y trouve que du vide, car c’est précisément pour ça que
nous avons inventé cette expression. Pour ne pas parler de moralité, pour
oublier : « Tu ne tueras point ».
Et où est la procureure générale
? Occupée
avec Bibi, et le défendant devant la Cour internationale de La Haye. Et où
est le chef de l’opposition à la Knesset ? Laissez-nous rire. Et où est le
président de la Knesset ? C’est une bonne blague. Le président ? Bof. Silence,
nous sommes en train de massacrer.
Vous souvenez-vous de tous les
discours prononcés à l’occasion du 50e anniversaire de la guerre du
Kippour, quelques jours avant le 7 octobre, dans lesquels on affirmait avoir
compris le « poids de la responsabilité » et tiré les leçons du passé ? Et
comment tout ce verbiage s’est révélé être un ramassis de conneries, de mots
vides de sens, dans les kibboutzim près de la frontière avec Gaza, à Sderot, à
Ofakim et au festival Nova ? Des fleuves de sang et d’horreur impossibles à
comprendre et qui ne le seront jamais.
Au-dessus de tout cela règne une
leadership qui n’a rien appris, un Premier ministre machiavélique qui a l’honneur
de détrôner Golda Meir de son titre de pire Premier ministre de l’histoire d’Israël
– un gouvernement composé des pires nullités qui tiennent des discours
grandiloquents, derrière lesquels il n’y a rien non plus. Une démonstration de
leçons apprises au lieu de modestie et de bon sens.
Vous vous souvenez de tout ça ?
Alors souvenez-vous aussi de tous les discours prononcés lors de la Journée
internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, de toutes les
cérémonies, de tous les cours à l’école. Nous avons appris de l’Holocauste non
seulement que les Juifs ne seraient plus jamais sans défense, mais aussi que
les soldats juifs ne seront jamais comme eux. Vous vous souvenez ? Voici un
autre océan de paroles creuses, un autre tas de conneries. Des prétentions
vides d’engagement envers les valeurs humaines fondamentales – et une réalité
faite de corps brisés partout dans la bande de Gaza.
Des mots comme du sable, pourris
jusqu’aux fondations – et les corps pourrissent sous le sable.
On peut déjà imaginer la montagne
de détritus qui va s’accumuler au sujet de la « nécessité militaire », du
danger probable, de la complexité de la situation et de l’évaluation des
renseignements. Et bien sûr, la proportionnalité et les procédures qui ont été
clarifiées, ah, les procédures !
Mais comment est-il possible de
supporter tous ces mots blanchis ? Après tout, tout le monde connaît la «
nécessité » ; nous savons tous ce qu’Israël fait à Gaza : détruire autant que
possible, tuer autant que possible.