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15/10/2022

JUAN PAZ Y MIÑO
Bolivie : l'expérience de l'économie sociale, communautaire et productive

 Juan José Paz y Miño Cepeda, 19/92022
Original : Bolivia: la experiencia de la economía social, comunitaria y productiva

Traduit par Rafael Tobar, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Voilà un sujet d’étude qui devrait être privilégié dans les milieux académiques et universitaires où la théorie économique qui provient des pays capitalistes centraux continue de dominer, bien qu'elle ne réponde pas aux réalités historiques de l'Amérique latine. Celles-ci méritent des approches  absolument différentes.


“Wiphala, symbole de victoire sur le fascisme” : fresque murale inaugurée en mai 2022 avenue Jean-Jaurès à Gentilly (Val-de-Marne, France)

Au début des années 1960, l'Équateur et la Bolivie (mais aussi le Paraguay) étaient les pays les plus en retard d'Amérique du Sud.

Le « tableau économique du sous-développement » qu'ils offraient était aussi comparable à celui d'autres pays d'Amérique centrale : proto-capitalisme, pouvoirs oligarchiques, analphabétisme, misère, pénurie de logements, absence de services de base, formes de travail agricole essentiellement précaires, ruralité, etc.

Ces pays n'étaient pas encore entrés dans « la phase de démarrage » que certains analystes considéraient comme une voie d'avenir, si l’on se réfère à l'idéologie des « étapes de la « croissance économique » formulée par W. W. Rostow.

En 1809, les premières révolutions d'indépendance dans les régions hispano-américaines d'Amérique latine éclatèrent aussi bien à Chuquisaca qu’à La Paz (Haut-Pérou) et à Quito.

Dans ces deux pays, les républiques du XIXe siècle étaient sous l'hégémonie d'oligarchies foncières (Équateur) et minières (Bolivie).

Les militaires devinrent des acteurs permanents de la politique bolivienne, un trait caractéristique que le pays n'a pas non plus surmonté au XXe siècle.

Aux incessantes dictatures s'ajoutèrent les conflits territoriaux avec les voisins.

La Bolivie perdit son accès à la mer lors de la guerre du Pacifique (1879-1884).

En Équateur, la révolution libérale (1895) scella les querelles politiques du XIXe siècle.

Mais les processus anti-oligarchiques et nationalistes visant à promouvoir les économies sociales n'ont eu lieu qu'au XXe siècle : à partir de la Révolution Julienne (1925) en Équateur et en Bolivie avec les militaires nationalistes entre 1932-1946, et surtout avec l’impressionnante révolution populaire de 1952, un événement qui, en raison des profonds changements qu’il a entraîné, se situe entre la révolution mexicaine (1910) et la révolution cubaine (1959).

C’est grâce au développementalisme [1] des années 1960 et 1970, où l'État jouait un rôle économique central, le capitalisme moderne « décolla » en Équateur et partiellement en Bolivie.

Puis vint l'ère Reagan (1981-1989), les conditionnalités du FMI [2] et la mondialisation transnationale, qui unifièrent un autre décollage en Amérique latine : celui du néolibéralisme.

En Équateur, le néolibéralisme fut mis en place par León Febres Cordero (1984-1988) et fut consolidé par les gouvernements successifs jusqu'au début du XXIe siècle.

En Bolivie, le néolibéralisme émergea avec Víctor Paz Estenssoro (1985-1989) qui, paradoxalement, avait été le premier président « populiste » de la Révolution entre 1952 et 1956.

Dans les deux pays, le néolibéralisme fut tributaire de l'autoritarisme, de l'effondrement du contrôle de l'État sur l'économie, de la mise à mal des institutions démocratiques, des passe-droits des élites riches et des grands groupes économiques, tandis que les conditions de vie et de travail de la plupart des pays d’Amérique Latine se dégradaient.

C'est la réaction contre ce « modèle » qui a conduit à la victoire présidentielle d'Evo Morales en Bolivie (2006-2019), de Rafael Correa en Équateur (2007-2017) et d'un certain nombre de dirigeants latino-américains représentatifs du premier cycle progressiste de l’Amérique Latine, largement étudié par les sciences sociales latino-américaines.

Tous ont remis en question le néolibéralisme et plusieurs ont progressé dans la construction d'économies sociales.

La Constitution de 2008 en Équateur et celle de 2009 en Bolivie ont renforcé le cadre historique des nouvelles économies, fait des avancées en matière de principes et de droits,  ont reconnu la plurinationalité et ont proclamé le Sumak Kawsay [3].

Le Sumak Kawsay (Bien vivre) comme renouveau de la société quechua, peinture de Juan César Umajinga Umajinga, Quilotoa, d’après Alfonso Toaquiza de Tigua. Collection personnelle Joe Quick

Dans les deux pays, les capacités de l’État ont été restaurées, les services publics essentiels ont été renforcés et étendus, de même que les investissements étatiques ; des systèmes fiscaux progressifs redistribuant les richesses ont été rétablis.

En outre, des subventions et des « aides » pour la population la plus démunie ont été étendues, de même que les intérêts privés ont dû être assujettis aux intérêts publics et aux droits du travail ainsi qu’aux droits sociaux et environnementaux, tout cela dans le nouveau cadre institutionnel.

La Bolivie, dont la majeure partie de la population est indigène, progressa vers un État plurinational, nationalisa les hydrocarbures, les mines et autres ressources, et mena des politiques sans précédent autour de  la culture ancestrale de la coca.

Les acquis sociaux de ces politiques ont été pleinement vérifiés par des organismes internationaux tels que la CEPAL [4], le PNUD [5], l'OIT [6] et même la Banque mondiale et le FMI.

Cela se matérialisa surtout dans la vie quotidienne des populations et dans le soutien des citoyens à leurs dirigeants.

Bien entendu, la société s'est également polarisée, car les oligarchies d'affaires et les élites riches, autrefois bénéficiaires du néolibéralisme créole, aux côtés de la droite politique, des médias hégémoniques et des intérêts impérialistes, non seulement ont convergé dans l’opposition, mais ont également créé un climat de résistance constante et même de conspiration car ils considéraient le « socialisme du 21e  siècle » comme un ennemi.

En Équateur, le « changement de cap » inattendu du gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021) mit fin à la voie de l'économie sociale et restaura l’oligarchie néolibérale. À cet effet, il persécuta le « corréisme» [7], abandonna l’intérêt pour les ressources économiques, les biens et services publics, restaura les privilèges des élites traditionnelles et fit en sorte que le pays retrouve des conditions similaires à celles des dernières décennies du XXe siècle.

Un solide bloc de pouvoir s’est ainsi mis en place, consolidé avec le gouvernement de Guillermo Lasso, le banquier élu président en mai 2021.

En Bolivie, il a fallu un coup d'État, l'ascension au pouvoir de Jeanine Áñez (2019-2020), la persécution des dirigeants du gouvernement précédent et la restauration du néolibéralisme à travers l'autoritarisme, le racisme et la répression, ainsi que de terribles massacres comme ceux qui ont eu lieu à Sacaba et Senkata, et qui ont été condamnés par la CIDH [8].

Mais en Bolivie, le retour au néolibéralisme ne put être consolidé, car avec l’élection de Luis Arce Catacora (2020), a été rétabli le modèle d'économie sociale qui est devenu le plus prospère d'Amérique latine, notamment parce qu'il a réussi à surmonter la récession économique de 2015 et celle provoquée par la pandémie de Covid 19.

On a assisté à une croissance constante du PIB, à l’orientation vers la souveraineté économique, environnementale et alimentaire, à une redistribution des revenus entraînant une réduction significative de la pauvreté, un système fiscal progressif et efficace, la protection du travail et le régime de protection communautaire, accompagné d’un soutien à la production nationale et en particulier aux petits et moyens producteurs agricoles, le taux d'inflation le plus bas du monde, ainsi que des mesures d'industrialisation par substitution des importations, le contrôle du commerce des importations et surtout une expansion économique basée sur le marché intérieur et non sur les exportations. La Bolivie  a adopté des positions anti-impérialistes et a expulsé le FMI.

Le président Luis Arce a lui-même écrit plusieurs ouvrages sur le « modèle économique social, communautaire et productif » bolivien. C’est un modèle qui mérite d'être étudié en Amérique latine, non seulement parce qu'il réfute les postulats néolibéraux, mais aussi en raison de ses réalisations sociales, qu'aucun gouvernement conservateur et à la solde des patrons n'a atteint dans la région, y compris au Chili, autrefois modèle des élites patronales.

L’étude de ce modèle  devrait être privilégiée dans les milieux académiques et universitaires, où la théorie économique qui provient des pays capitalistes centraux continue de dominer, bien qu'elle ne réponde pas aux réalités historiques de l'Amérique latine. Celles-ci méritent des approches absolument différents.

NdT

[1] Le développementalisme est une théorie économique se référant au développement, qui tient son origine en Amérique latine. Très commun en Amérique latine dans les années 50 et 60, le développementalisme est considéré par Kathryn Sikkink (1991) comme un modèle économique alors que pour Luis Carlos Bresser-Pereira (2007) il s’agit d'une stratégie nationale de développement. Voir https://www.etudier.com/dissertations/La-Cepal-Et-Les-D%C3%A9veloppementalistes/548342.html

[2] Dans son acception la plus large, le terme de conditionnalité recouvre à la fois la conception des programmes appuyés par le FMI — c’est-à-dire les politiques macroéconomiques et structurelles — et les instruments spécifiques utilisés pour suivre les progrès accomplis vers les objectifs fixés par le pays en coopération avec le FMI. Selon celui-ci, « la conditionnalité aide les pays membres à résoudre leurs problèmes de balance des paiements sans recourir à des mesures qui porteraient atteinte à la prospérité nationale ou internationale ». Voir https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/02/21/28/IMF-Conditionality

[3]  Sumak kawsay est un néologisme en quechua créé dans les années 1990 par des organisations socialistes-indigènes. Créé à l'origine comme une proposition politique et culturelle, les gouvernements équatorien et bolivien l'ont ensuite adopté. Le terme fait référence à la mise en œuvre d'un socialisme qui s'éloigne de la théorie socialiste occidentale et embrasse plutôt le savoir et le mode de vie ancestral et communautaire du peuple quechua. En Équateur, il a été traduit par buen vivir ou "bonne vie", bien que les experts de la langue quechua s'accordent à dire qu'une traduction plus précise serait "la vie abondante". Voir https://fr.wikiinfo.wiki/wiki/Sumak_kawsay

[4] Fondée en 1948, La Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL en espagnol: Comisión Económica para América Latina) est une commission régionale de l'Organisation des Nations Unies (ONU). La CEPAL est rebaptisée CEPALC en 1985.. Elle publie des statistiques économiques de référence sur l'Amérique Latine.Voir https://www.cepal.org/es

[5] Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) fait partie des programmes et fonds de l'ONU. Son rôle est d'aider les pays en développement en leur fournissant des conseils mais également en plaidant leurs causes pour l'octroi de dons. Voir https://www.undp.org/fr

[6] L'Organisation internationale du travail ou OIT est depuis 1946 une agence spécialisée de l'ONU. Sa devise, si vis pacem, cole justitiam, est gravée dans la pierre de ses locaux. Le Bureau international du travail est le secrétariat permanent de l'OIT Voir https://www.ilo.org/global/lang--fr/index.htm

[7] Lancé en 2005, le « corréisme » est un courant politique équatorien composé de partisans du président Rafael Correa. Ce courant politique est fondé sur un socialisme revisité qui se définit comme « socialisme du XXIe siècle ».

[8] Crée en 1959, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) est l’un des deux organismes de protection des droits de l’homme de l’Organisation des États américains (OEA), l’autre étant la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Son siège est à Washington. Voir https://www.oas.org/fr/cidh/

14/10/2022

HAMID DABASHI
Comment le corps des femmes iraniennes est devenu un champ de bataille idéologique

Hamid Dabashi, Middle East Eye, 28/9/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hamid Dabashi (Ahvaz, Khouzistan, Iran, 1951) est titulaire de la chaire Hagop Kevorkian d'études iraniennes et de littérature comparée à l'université Columbia de New York. Ses derniers livres sont Reversing the Colonial Gaze : Persian Travellers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked : On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said : Remembrance of Things Past (Haymarket, 2020).
@DabashiHamid

Le dévoilement forcé dans les sociétés « démocratiques » est aussi pernicieux que le voile forcé dans n'importe quelle partie du monde musulman

Manifestation contre le président iranien Ebrahim Raisi devant des Nations Unies le 21 septembre 2022 à New York (AFP)

La mort en détention d'une jeune Iranienne, Mahsa (Jina) Amini, a une fois de plus attiré l'attention mondiale sur la question du voile obligatoire en Iran.

Amini était une femme de 22 ans originaire de Saqqez, dans le nord-ouest du Kurdistan d'Iran, qui rendait visite à sa famille à Téhéran. Le 16 septembre, elle a été arrêtée dans les rues de Téhéran par une unité de la soi-disant “police des mœurs”, Gasht-e Ershad, comme on l’appelle et la craint en Iran ; probablement agressée physiquement, elle est tombée dans le coma en détention et est morte. 

Des responsables iraniens, dont le Président Ebrahim Raisi, ont appelé à une enquête sur sa mort. Raisi a également appelé la famille d'Amini en exprimant ses condoléances.

Mais ce fut trop peu, trop tard. Des protestations généralisées ont été signalées dans tout le pays - et des dizaines de personnes ont été tuées - avec la mort tragique d'Amini servant de point de déclenchement d’une colère et une frustration refoulées contre le régime au pouvoir.

Alors que les organes de l'État tentent de minimiser l'incident et d'écraser violemment les manifestations, les journalistes expatriés se sont rassemblés dans des médias comme BBC Persian ou Radio Farda pour comme d’'habitude monter en épingle leurs reportages et présenter l'ensemble de la protestation comme le signe que le régime de Téhéran est sur le point de tomber.

Les Moujahidine du peuple (Mujahideen-e Khalq , MEK) discrédités et les monarchistes entourant le fils de l'ancien Shah Reza Pahlavi se sont joints aux agitateurs professionnels au service des changeurs du régime usaméricains et ont pris le train en marche pour utiliser cet incident à leurs propres fins politiques.

Une forte composante islamophobe de l'activisme de clavier iranien a également abusé de l'occasion pour diaboliser toute l'idée des habitudes vestimentaires des femmes musulmanes. Il faut donc faire preuve d'une extrême prudence pour ne pas confondre cette coterie d'agents provocateurs hors d'Iran avec le véritable soulèvement à l'intérieur du pays. Il y a aussi beaucoup d'Ahmad Chalabi et Kanan Makiya parmi les expatriés iraniens.  

« Moralité » et classe

La terreur que les idéologues, la composante salafiste et talibanesque du régime iranien, exercent sur leurs citoyens ne se limite pas à, mais commence par, la régulation des codes vestimentaires des femmes iraniennes - en particulier les femmes pauvres et de classe moyenne.

Les femmes dans les parties les plus riches et les plus opulentes de Téhéran se soucient très peu de ces codes, et la soi-disant “police des mœurs” qui est elle-même formée principalement de personnes issues de familles pauvres et de la classe moyenne, n'ose pas les approcher.

La dynamique de pouvoir entre les riches et les pauvres - les puissants et les sans-pouvoir - révèle ici une banalité systémique qui définit le tissu même de la société iranienne sous le régime islamique.

Des décennies de sanctions usméricaines contre l'Iran ont exacerbé le terrible fossé entre les très pauvres et les obscènement riches en Iran. Les partisans et les facilitateurs du régime au pouvoir ont amassé des richesses astronomiques grâce à des pratiques commerciales louches et à une corruption profondément enracinée.

Dans un essai publié en 2009, Djavad Salehi Ispahani, un économiste iranien largement respecté basé aux USA, a résumé brièvement la condition post-révolutionnaire : « En Iran, les faits concernant l'évolution de l'égalité sont vivement débattus. Toutefois, les données du Centre statistique iranien montrent que les inégalités ont changé en termes de dépenses des ménages, de niveau d'instruction et d'accès aux soins de santé et aux services de base. Le tableau qui se dégage est mitigé : succès de l'amélioration du niveau de vie et de la qualité de vie des pauvres, et échec de l'amélioration de la répartition globale des revenus."  

Depuis la publication de cet article, les choses ont radicalement changé pour le pire - en partie à cause des sanctions étouffantes des USA.  Alors que le soulèvement social de 2017-2018 – moins de dix ans après la publication de l'article - a été principalement alimenté par les pauvres et pour des raisons économiques, le soulèvement actuel a lié ces problèmes économiques persistants aux préoccupations sociales principalement des classes moyennes concernant le comportement abusif de l'État à l'égard des femmes et le voile obligatoire.

Comme l'a révélé le soulèvement de 2017-2018, les lignes de faille économiques du régime au pouvoir, et les protestations déclenchées par le meurtre d'Amini en détention révèlent les aspirations frustrées d'une génération hautement compétente et connectée avec une conception d'elle-même différente de celle que l'État totalitaire lui permet d'exprimer.    

Du voile obligatoire au dévoilement obligatoire

Malgré la coalescence d'autres questions économiques tout aussi importantes, si ce n'est plus, au cœur de ces manifestations actuelles se trouve le voile obligatoire des femmes iraniennes contre leur gré.

Certes, il y a des millions de femmes iraniennes qui portent le hijab volontairement et fièrement comme signe de leur foi et de leur identité. Mais il y a aussi des millions d'autres femmes qui ne souhaitent pas que cette pratique leur soit imposée violemment.  

Le voile obligatoire qui a été initié peu de temps après que la République islamique a été proclamée était en contestation directe du dévoilement obligatoire, ou kashf-e hijab, que Reza Shah Pahlavi avait imposé aux femmes iraniennes quand il a pris le pouvoir dans les années 1930.


Reza Shah, "libérateur" de la nation iranienne, symbolisée pâr une femme-enfant dévoilée, dans un dessin du magazine Nahid (Venus) du 12 mai 1928

Deux tyrans, Reza Shah et l'ayatollah Khomeini, se sont concentrés sur le maintien de l'ordre dans les corps des femmes comme lieu de leurs idéologies respectives de pouvoir et de domination, les corps des femmes étant le champ de bataille idéologique de leurs pratiques patriarcales.

La première manifestation sociale massive contre le voile obligatoire de la République islamique a eu lieu à l'occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979. Plus de 40 ans plus tard, le régime a lamentablement échoué à imposer à ses citoyen·nes défiant·es sa brutale surveillance policière du corps des femmes.


Téhéran, 8 mars 1979

Ce à quoi nous assistons en Iran avec l'imposition du voile obligatoire est, bien sûr, l'inverse de ce que nous voyons dans une grande partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord où les femmes musulmanes sont systématiquement harcelées si elles choisissent de porter le hijab musulman. Depuis des décennies, pas un seul jour ne passe sans une attaque violente raciste, misogyne et sectaire contre des femmes musulmanes en Europe et aux USA.  

Selon le Southern Poverty Law Center, l'institution très respectée qui documente les crimes de haine, « les groupes de haine anti-musulmans sont un phénomène relativement nouveau aux USA, beaucoup apparaissant après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces groupes diffament largement l'islam et colportent des théories complotistes selon lesquelles les musulmans sont une menace subversive pour la nation. Cela crée un climat de peur, de haine et d'intimidation à l'égard des musulman·es ou de ceux·celles qui sont perçu·es comme tels »

Les femmes musulmanes qui portent le hijab sont la cible principale de toute cette industrie de l'islamophobie car elles sont les plus visibles. Ces crimes ne sont pas seulement le fait d'un gang de gorilles racistes bien financés par des millionnaires islamophobes.


Dans toute l'Europe ainsi qu'aux USA, il y a eu une législation ciblant les femmes musulmanes et leur hijab. Des interdictions totales ou partielles du hijab musulman ont été introduites en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, en Bulgarie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne (dans certaines localités de Catalogne), en Suisse, en Norvège et ailleurs.

Les USA ne vont pas mieux. Dans un article important du Hastings Race and Poverty Law Journal de 2008, Aliah Abdo écrit : « Le premier amendement de la Constitution des États-Unis garantit la liberté de religion, mais le climat sociopolitique et juridique actuel a permis diverses restrictions sur le hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes. »

L'article, intitulé “The Legal Status of Hijab in the United States”, détaille « les restrictions et interdictions affectant le port du hijab dans les milieux éducatifs, l'emploi, l'entrée dans les prisons, les photos de permis de conduire d'État, les compétitions sportives, les aéroports, et devant les tribunaux, notant une tendance alarmante à la fois au niveau international et national."

Le dévoilement forcé en Amérique du Nord, en Europe ou en Inde est aussi pernicieux que le voile obligatoire en Iran, en Afghanistan ou dans toute autre partie du monde musulman. Les deux pratiques, bien qu’opposées en apparence, sont identiques en réalité, transformant le corps d'une femme musulmane en un champ de bataille d'idéologies opposées de contrôle corporel et de biopouvoir. Insister sur le choix de porter le hijab est donc aussi vital en Amérique du Nord et en Europe que le droit de ne pas le porter dans des endroits comme l'Iran ou l'Afghanistan.

Le monde dans son ensemble ne peut plus tolérer l'hypocrisie et la pratique du deux poids, deux mesures en ce qui concerne l'assujettissement des femmes en tant que citoyennes de deuxième ordre dans leur propre pays. Aucun pays européen ni les USA ne peuvent dénoncer le comportement abusif de l'État iranien tout en abritant les formes les plus vicieuses d'islamophobie ciblant les femmes musulmanes dans leur propre pays.  

Un soulèvement mené par des femmes 

Le comportement violent du régime islamiste au pouvoir en Iran est à la fois inquiétant et embarrassant pour les femmes musulmanes en Iran et à l'étranger qui choisissent de porter le hijab, et ce par fierté et identité. Il est impossible d'imaginer une femme musulmane qui choisit de porter le hijab aux USA ou en Europe ou ailleurs en tolérant son imposition violente aux femmes qui ne veulent pas le porter.  

La mort d'Amini en Iran a déjà marqué un soulèvement social massif dans tout le pays, révélant une fois de plus au monde entier le fait que le régime au pouvoir a violemment imposé une jurisprudence draconienne de peur et d'intimidation pour maintenir son emprise tyrannique sur le pouvoir.

L’appareil de propagande, de sécurité, de renseignement et militaire du régime peut ou pas réussir à écraser ce soulèvement comme il l’a fait dans les vagues de révolte précédentes.

Mais le fait indubitable demeure que la République islamique, en tant qu'appareil d'État, n'a pas réussi catégoriquement à générer un iota de légitimité pour elle-même plus de 40 ans après avoir volé les rêves et les aspirations d'un avenir démocratique pour des millions d'Iraniens.

Vers cet avenir démocratique, le résultat positif le plus significatif qui puisse résulter de ce soulèvement est que les femmes le dirigent et en définissent le cours et les conséquences. Mais le terme « femmes » ne doit pas être pris comme un terme générique, car deux intersections sont cruciales : la dynamique de classe et le symbolisme du voile. 

La cause légitime du choix des femmes de porter ou non le hijab doit croiser la dynamique entre la classe ouvrière et la classe moyenne. Quand les femmes voilées et dévoilées, les travailleuses et les femmes de la classe moyenne, se réuniront pour mener ce soulèvement, alors enfin nous aurons une révolution sous les yeux.

Avant cela, méfiez-vous des gadgets et des contrefaçons des changeurs de régime basés aux USA avec un opportuniste de carrière comme porte-parole pour rien d’autre que leurs propres intérêts pathétiques.

Personne ne parle au nom d'Amini sauf les voix fortes mais sourdes d'un soulèvement social massif à la recherche des termes de sa propre émancipation. Posez vos oreilles sur le sol et écoutez attentivement. Les subalternes de par le monde ne parlent pas anglais.  

                             Zan, Zendaji, Azadi Femme, Vie, Liberté  زن، زندگی، آزادی

 

WILLIAM NEUMAN
Les USA ne peuvent pas maintenir la fiction que Juan Guaidó est le président du Venezuela et doivent reconnaître la réalité : il s’appelle Nicolás Maduro

William Neuman, The New York Times, 8/10/2022
Español
Nicolás Maduro es el presidente de Venezuela. Debemos reconocerlo
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

William Neuman est un auteur et journaliste qui a travaillé pour le New York Times pendant plus de 15 ans. Il a été chef du bureau du Times pour la région des Andes de 2012 à 2016, à Caracas, au Venezuela. Il était auparavant journaliste pour le New York Post et son travail a également été publié par le San Francisco Chronicle, le Fort Worth Star-Telegram, le Milwaukee Journal Sentinel et The Independent, entre autres. Il a commencé sa carrière de journaliste alors qu'il vivait au Mexique et a publié des traductions en anglais de plusieurs romans en espagnol. Auteur de Things Are Never so Bad That They Can’t Get Worse: Inside the Collapse of Venezuela.

NdT : la Maison Blanche saura-t-elle entendre ce genre de « voix de la raison » qui lui demandent de reconnaître la réalité du Venezuela, à savoir que son président s’appelle Nicolás Maduro, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas (ce qui semble être le cas de l’auteur) ? -FG

Lorsque les USA ont organisé un échange de prisonniers avec le président vénézuélien Nicolás Maduro la semaine dernière - renvoyant chez eux deux neveux de l'épouse de M. Maduro qui avaient été condamnés pour trafic de drogue en échange de sept USAméricains détenus dans les prisons vénézuéliennes - cela a mis en évidence l'incohérence de la politique usaméricaine envers le Venezuela.


Alors même qu'elle négocie avec M. Maduro, la Maison Blanche continue d'insister sur le fait que Juan Guaidó, un homme politique de l'opposition, est le véritable président du Venezuela. Les USA n'ont pas de relations diplomatiques officielles avec le gouvernement Maduro, et l'ambassade à Caracas est fermée depuis le début de 2019, peu après que le président Donald Trump a reconnu M. Guaidó comme président dans une tentative infructueuse et de longue haleine de forcer M. Maduro à quitter le pouvoir.

Il est temps pour l'administration Biden d'accepter que le gambit de Guaidó a échoué et que la plupart des Vénézuéliens, et la majeure partie de la communauté internationale, sont passés à autre chose. La Maison Blanche a besoin d'une politique vénézuélienne basée sur les faits, et non sur la fiction. Et le fait est que M. Maduro est président du Venezuela et que M. Guaidó ne l'est pas.

Accepter la réalité aura de nombreux avantages potentiels - notamment pour l'opposition vénézuélienne, qui patauge au milieu d'un effort turbulent pour se reconstruire.

Après que M. Trump a annoncé son soutien à M. Guaidó en janvier 2019, des dizaines d'autres pays ont suivi l'exemple de Washington. Mais aujourd'hui, seule une poignée décroissante continue de reconnaître M. Guaidó comme le président du Venezuela et, comme les USA, évite les liens diplomatiques directs avec le gouvernement de M. Maduro.

Et cette liste se raccourcit.

Gustavo Petro, le président de gauche nouvellement élu de la Colombie, a agi rapidement après son entrée en fonction en août pour abandonner la reconnaissance de M. Guaidó par son pays et rouvrir son ambassade à Caracas. Ce changement est crucial car la Colombie a longtemps été l'allié le plus important de Washington en Amérique du Sud et un soutien clé de M. Guaidó.

Le Brésil, autre soutien puissant de M. Guaidó, pourrait être le prochain, si Luiz Inácio Lula da Silva reprend la présidence lors d'un second tour de scrutin plus tard ce mois-ci.

M. Guaidó n'a jamais été président que de nom - il n'avait pas de gouvernement et aucun pouvoir d'action au Venezuela. Il a fait preuve de courage lorsqu'il a défié le régime répressif de M. Maduro, mais il n'a jamais eu de plan viable, au-delà des vagues espoirs d'un coup d'État militaire ou d'une intervention usaméricaine. Et il s'est rallié à l'approche lourde en sanctions de M. Trump, qui a exacerbé la crise économique du Venezuela.