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28/01/2024

SARA ROY
La longue guerre contre Gaza

Sara Roy, The New York Review of Books, 19/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En cinquante-six ans, Israël a transformé Gaza d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie.

Gaza est dévastée sous nos yeux. L’un des objectifs déclarés de l’assaut israélien, qui a fait jusqu’à présent plus de 19 400 morts, est de « détruire le Hamas » en représailles à son attaque qui a fait 1 200 morts dans le sud d’Israël en octobre. Mais nombre de critiques, comme l’ambassadeur palestinien au Royaume-Uni, Husam Zomlot, ont fait valoir de manière convaincante que l’objectif d’Israël est moins de vaincre le Hamas - ce qui est de toute façon impossible - que d’expulser finalement les Palestiniens de Gaza sans censure ni sanction internationale.

Exposition “L'occupation tue les enfants", Deir El Balah, juin 2023

Les preuves de leurs affirmations sont de plus en plus nombreuses. À la mi-octobre, le ministère israélien du Renseignement a rédigé un document « conceptuel » proposant le transfert forcé et permanent des 2,3 millions d’habitants de Gaza vers la péninsule du Sinaï. Le ministère est moins influent que son nom ne le laisse entendre, mais ses idées politiques sont néanmoins diffusées au sein du gouvernement et des services de sécurité. En novembre, un fonctionnaire de l’USAID a contacté un de mes collègues et lui a demandé s’il était possible de construire un village de tentes dans le Sinaï, qui serait suivi d’un arrangement plus permanent quelque part dans la partie nord de la péninsule. Plus tard dans le mois, le quotidien Israel Hayom a révélé que le Premier ministre Benjamin Netanyahou cherchait à « réduire au minimum possible le nombre de citoyens palestiniens dans la bande de Gaza ».

La profanation actuelle de Gaza est la dernière étape d’un processus qui a pris des formes de plus en plus violentes au fil du temps.

Au cours des cinquante-six années qui se sont écoulées depuis l’occupation de la bande en 1967, Israël a transformé Gaza d’un territoire politiquement et économiquement intégré à Israël et à la Cisjordanie en une enclave isolée, d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie. Il a également exclu les habitants de Gaza de la sphère politique, les transformant d’un peuple aux revendications nationalistes en une population dont la majorité a besoin d’une forme quelconque d’aide humanitaire pour survivre.

La violence à Gaza n’a pas été uniquement, ni même principalement, une question militaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’est agi d’actes quotidiens et ordinaires : la lutte pour accéder à l’eau et à l’électricité, nourrir ses enfants, trouver un emploi, aller à l’école en toute sécurité, se rendre à l’hôpital, voire enterrer un être cher. Pendant des décennies, la pression exercée sur les Palestiniens de Gaza a été immense et implacable. Les dommages qu’elle a causés - taux élevés de chômage et de pauvreté, destruction généralisée des infrastructures et dégradation de l’environnement, y compris la contamination dangereuse de l’eau et du sol, entre autres facteurs - sont devenus une condition permanente.

Gaza 1956, En marge de l'Histoire, de Joe Sacco, Futuropolis, 2010

J’ai visité Gaza pour la première fois en 1985, alors que j’étais étudiante diplômée. Je suis tout de suite tombée amoureuse des habitants, qui m’ont accueillie en tant que juive, usaméricaine et femme. À l’époque, l’une des premières questions que l’on me posait était : « Êtes-vous chrétienne ? » Lorsque les gens ont appris que j’étais juive, ils ont d’abord été choqués et confus, mais aussi curieux. Une fois que j’ai expliqué que j’étais là pour en savoir plus sur leur société et leur économie et sur la manière dont l’occupation affectait leur vie, il n’a pas fallu longtemps pour gagner leur confiance. Et le fait d’être juive est devenu un atout : des gens qui me connaissaient à peine m’ont invitée chez eux et dans leur entreprise. Nombre d’entre eux m’aideront plus tard à collecter des données lorsque je vivrai à Gaza pendant la première intifada, qui a débuté en 1987.

J’avais beaucoup à apprendre, mais il était clair dès le départ que Gaza avait été historiquement le centre de la résistance palestinienne à l’occupation, un point de fierté pour ceux avec qui j’ai travaillé et vécu. Elle est aussi depuis longtemps le centre de la mémoire historique palestinienne. La grande majorité des habitants sont issus de familles qui ont subi un nettoyage ethnique en 1948 dans des endroits comme Isdud, al-Majdal et al-Faluja. Certains de mes premiers souvenirs de Gaza sont ceux de jeunes enfants réfugiés décrivant avec force détails les maisons et les villages où leurs grands-parents avaient vécu, mais qu’ils n’avaient jamais vus. Ils étaient très proches de leurs maisons ancestrales. Je me souviens du plaisir qu’ils prenaient à décrire et de l’estime de soi que cela leur procurait.

Israël n’a jamais su quoi faire de cette minuscule bande de terre. Dès le début de l’occupation, les dirigeants du pays ont reconnu qu’il fallait pacifier Gaza pour empêcher la création d’un État palestinien - leur principal objectif - et minimiser la résistance palestinienne s’ils voulaient annexer la Cisjordanie. Au cours des deux premières décennies de l’occupation, de la guerre des Six Jours de 1967 au début de la première Intifada, leur tactique préférée a consisté à contrôler l’économie de Gaza. Plus de 100 000 Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie travaillaient en Israël. Ensemble, les territoires constituaient le deuxième marché d’exportation d’Israël après les USA, et ils en sont venus à dépendre fortement d’Israël pour l’emploi et le commerce. Il en est résulté une combinaison de prospérité individuelle (amélioration du niveau de vie) et de stagnation collective. Les secteurs productifs de Gaza, y compris l’industrie manufacturière et l’agriculture, ont reçu peu d’investissements, ce qui a empêché le développement.

La première Intifada a clairement montré que cette stratégie de pacification avait échoué. L’amélioration du niveau de vie ne pouvait plus compenser l’absence de liberté. Avec les accords d’Oslo de 1993, qui ont marqué la fin de la première intifada, la politique israélienne est progressivement passée de la régulation de l’économie de Gaza à son atténuation, puis à sa neutralisation, en interdisant le commerce plus conventionnel et la circulation des travailleurs entre Gaza et ses principaux marchés en Israël et en Cisjordanie. On dit souvent que cette stratégie a commencé en 2007, lorsque le Hamas, après avoir battu le Fatah lors des élections législatives de l’année précédente, a pris le contrôle de Gaza. Cette année-là, Israël a imposé un blocus qui a sévèrement limité le commerce avec Gaza et l’entrée de certains produits alimentaires dans la bande. Mais le blocus, qui en est à sa dix-septième année, n’est qu’une forme plus extrême des mesures déjà en place.

Au début de l’année 1991, avant que le Hamas ne commence à lancer des roquettes et à orchestrer des attentats suicides, Israël a commencé à restreindre et à bloquer périodiquement la circulation des travailleurs à destination et en provenance de Gaza, ainsi que le commerce dont sa petite économie dépendait de manière disproportionnée. Au départ, l’objectif était de contenir et de réprimer l’agitation. Mais comme l’a écrit la journaliste israélienne Amira Hass, cela « s’est rapidement transformé en quelque chose de plus profond ».

En janvier 1991, Israël a annulé l’autorisation générale de sortie qui permettait aux Palestiniens de se déplacer librement en Israël, en Cisjordanie et à Gaza. Par la suite, les Palestiniens ont dû obtenir des autorisations individuelles pour quitter Gaza ou la Cisjordanie, et même pour se rendre d’un endroit à l’autre. Au fil du temps, ces permis ont été soumis à des critères politiques et sécuritaires de plus en plus stricts. « La guerre du Golfe », écrit Hass,

a été l’occasion d’inverser la situation de libre circulation pour le plus grand nombre et d’interdiction pour quelques-uns. À partir de ce moment-là, tous les Palestiniens se sont vu refuser ce droit, avec des exceptions pour certaines catégories explicites, notamment les travailleurs, les commerçants, les personnes ayant besoin d’un traitement médical, les collaborateurs et les personnalités palestiniennes importantes.

L’annulation de l’autorisation générale de sortie a marqué le début de la politique de bouclage d’Israël. Après une série d’attaques à l’intérieur d’Israël en 1993, « le commandant militaire a émis un autre ordre annulant les permis de sortie personnels », selon HaMoked, une ONG israélienne de défense des droits humains qui aide les Palestiniens. Dans la pratique, cet ordre, qui a été continuellement renouvelé, a établi le « bouclage général » des territoires, en vigueur jusqu’à ce jour. Comme le dit B’Tselem, un autre groupe de défense des droits qui se concentre sur la Cisjordanie et Gaza, « isoler Gaza du reste du monde, y compris en la séparant de la Cisjordanie, fait partie d’une politique israélienne de longue date ».

Cette politique de séparation et de confinement est devenue plus explicite au lendemain des accords d’Oslo. En 1994, Israël a construit une clôture autour de Gaza, la première d’une longue série. Lorsque la seconde intifada a éclaté en 2000, des restrictions de voyage ont été imposées aux habitants de Gaza, y compris aux étudiants, à qui il a été interdit de poursuivre des études supérieures en Cisjordanie. « L’entrée des résidents de Gaza en Israël dans le but de rendre visite à leur famille ou de retrouver leur conjoint a été interdite », selon les termes de B’Tselem.

Les visites des citoyens palestiniens d’Israël et des résidents de Jérusalem-Est à leurs proches à Gaza ont été réduites au minimum. En outre, Israël a sévèrement limité la capacité de l’ensemble de la population de Gaza à se rendre à l’étranger, et a interdit à de nombreuses personnes de le faire. Les importations et les exportations ont été restreintes et souvent interrompues. Israël a également interdit à la plupart des habitants de Gaza de travailler en Israël, privant ainsi des dizaines de milliers de personnes de leur source de revenus.

En 2005, Israël s’est « désengagé » de la bande de Gaza, en retirant toutes ses colonies et ses forces militaires. Depuis, les responsables israéliens affirment que ce désengagement a officiellement mis fin à l’occupation de la bande de Gaza par le pays. Cependant, selon le droit international, Israël reste un occupant, car il maintient un « contrôle effectif » sur les frontières de Gaza (à l’exception de Rafah, que l’Égypte contrôle), l’accès à la mer, l’espace aérien et le registre de la population.[1]

Au fil du temps, il est devenu de plus en plus difficile pour les décideurs politiques d’envisager un règlement politique qui traiterait la bande de Gaza et la Cisjordanie comme une seule entité et pour les Palestiniens eux-mêmes d’imaginer un avenir collectif.

Un autre effet crucial de la politique israélienne - plus perceptible après l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 - a été de transformer l’occupation d’une question politique et juridique dotée d’une légitimité internationale en un différend frontalier auquel s’appliquent les règles des conflits armés. Israël a en effet modifié sa relation avec Gaza, passant de l’occupation à la guerre, comme en témoignent les nombreux assauts meurtriers qu’il a lancés sur le territoire au cours des dix-sept dernières années, parmi lesquels l’opération Pluies d’été (2006), l’opération Hiver chaud (2008), l’opération Plomb durci (2008-09), l’opération Pilier de défense (2012), l’opération Bordure protectrice (2014), l’opération Gardien des murs (2021), l’opération Aube naissante (2022) et l’opération Bouclier et Flèche (2023). Ses alliés internationaux ont rapidement accepté ce changement : Gaza est désormais identifiée uniquement au Hamas et traitée comme une entité étrangère hostile.

Dans le cadre de cette nouvelle approche, Israël a totalement renoncé à l’idée que Gaza puisse avoir une économie de marché. « Dans le cadre de leur plan global d’embargo contre Gaza », ont écrit des responsables usaméricains depuis Tel-Aviv en novembre 2008, « les responsables israéliens ont confirmé [...] à de multiples occasions qu’ils avaient l’intention de maintenir l’économie gazaouie au bord de l’effondrement sans pour autant la pousser dans ses derniers retranchements ». Plus précisément, leur objectif était de la maintenir « au niveau le plus bas possible toit en évitant de provoquer une crise humanitaire ». [selon un câble révélé par Wikileaks]

L’objectif n’était donc pas d’élever les gens au-dessus d’une norme humanitaire spécifique, mais de s’assurer qu’ils restent au niveau de cette norme, voire en deçà.

Depuis 2010, Israël a périodiquement assoupli les restrictions, mais le blocus a néanmoins presque entièrement détruit l’économie de Gaza. À la veille du conflit actuel, le taux de chômage était de 46,4 % (en 2000, avant le blocus, il était de 18,9 %). Environ 65 % de la population souffre d’insécurité alimentaire, ce qui signifie qu’elle ne peut accéder en toute sécurité à une quantité suffisante d’aliments nutritifs pour satisfaire ses besoins alimentaires, tandis que 80 % ont besoin d’une forme ou d’une autre d’aide internationale pour nourrir leur famille.

Le résultat le plus frappant de cette politique a peut-être été la transformation des Palestiniens de Gaza, qui sont passés d’une communauté jouissant de droits nationaux, politiques et économiques à un problème humanitaire. Les besoins de plus de deux millions de personnes ont été réduits à des sacs de farine, de riz et de sucre - une aide dont la communauté internationale était, et reste, entièrement responsable. Gaza n’a pu connaître que le soulagement, pas le progrès. Depuis, l’humanitaire est devenu le principal moyen par lequel les donateurs internationaux interagissent avec les Palestiniens de Gaza - en fait, un dispositif que l’armée israélienne utilise pour gérer une population indésirable, sans autre vision que celle d’une gestion plus poussée. « La Cisjordanie et Gaza sont aujourd’hui presque complètement dissociées », indiquait un rapport de la Banque mondiale en 2008, « Gaza se transformant brutalement d’une route commerciale potentielle en une plaque tournante murée pour les dons humanitaires ».

En d’autres termes, Israël a créé un problème humanitaire pour gérer un problème politique. Il n’a pas seulement contraint à l’intervention humanitaire, mais a transformé la vie ordinaire en guerre par d’autres moyens, en utilisant la menace d’une catastrophe comme forme de gouvernance et la souffrance comme instrument de contrôle. Jusqu’à récemment, l’objectif était d’éviter une catastrophe à grande échelle telle que la famine.

Aujourd’hui, cet objectif a été dépassé. Au cours des dix dernières semaines, à l’exception d’une « pause humanitaire » d’une semaine, Gaza a été totalement assiégée ; Israël a pratiquement interrompu l’entrée de carburant et restreint l’entrée de nourriture, entre autres produits de première nécessité. Les Palestiniens qui ont refusé de se déplacer vers la partie sud de la bande de Gaza après les avertissements de l’armée israélienne au début de l’assaut ont été informés qu‘ils « pourraient être identifiés comme complices d’une organisation terroriste ». Le critère de mesure est passé de la famine à la mort. « Je suis toujours en vie » : c’est tout ce que mes amis de Gaza peuvent se dire.

Mohammad Sabaaneh

À Gaza, où l’écrasante majorité de la population est confinée dans une minuscule bande de terre qu’elle n’est pas autorisée à quitter, l’occupation a empêché l’émergence de toute forme d’environnement social normal. Les jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population, n’ont aucune idée du monde au-delà de la bande de Gaza. Ils ne savent pas ce que signifie monter à bord d’un avion, d’un bateau ou même d’un train. Lors de mon dernier voyage à Gaza en 2016, un ami et collègue m’a dit :

Les gens ont peur d’entrer dans le monde, ou ils y entrent de manière défensive, avec des armes. Notre ouverture au monde se rétrécit et de plus en plus de gens ont peur de quitter Gaza parce qu’ils ne savent pas comment faire face au monde extérieur, comme un prisonnier libéré de prison après des années d’enfermement.

À Gaza, la vie quotidienne implique un rétrécissement de l’espace et de la certitude de vivre dans cet espace, ainsi qu’un rétrécissement du désir, des attentes et de la vision. « Étant donné les immenses difficultés de la vie quotidienne », ai-je écrit pour The London Review of Books après ce voyage en 2016, « les besoins ordinaires - avoir assez de nourriture, de vêtements, d’électricité - n’existent pour beaucoup qu’au niveau de l’aspiration ». Aujourd’hui, même les choses les plus banales sont largement hors de portée.

En 1946, Chaim Weizmann, premier président d’Israël, s’est penché sur la viabilité du projet sioniste. « La capacité d’absorption économique d’un pays est ce que sa population en fait », a-t-il déclaré.

Les conditions naturelles, la fertilité de la région, le climat exerceront leur influence... mais ils ne peuvent à eux seuls donner aucune indication sur le nombre d’habitants que le pays pourra finalement supporter. Les résultats définitifs dépendront de l’éducation et de l’intelligence du peuple... de son système social qui encourage ou non l’expansion la plus large de l’effort économique ; de l’utilisation intelligente des ressources naturelles ; et enfin - et dans une très large mesure - de l’effort du gouvernement pour accroître la capacité d’absorption du pays ou de son indifférence à cet égard.[2]

Ce sont ces mêmes facteurs - une population éduquée, une économie et une société saines et autonomes, une utilisation productive des ressources naturelles et un contrôle indigène sur la capacité d’absorption de la terre - qu’Israël a largement refusés aux Palestiniens. Depuis le début de l’occupation, ce déni a été qualifié d’indéfini ou de transitoire, une condition imposée aux Palestiniens avec la promesse de quelque chose de meilleur à l’horizon. Je n’oublierai jamais ce qu’un ami très cher, feu le médecin Hatem Abou Ghazaleh, m’a dit lors de mon premier voyage à Gaza en 1985 : « Rien n’est plus permanent que le temporaire ».



[1] Bien que l'Égypte contrôle le poste frontière de Rafah, Israël surveille néanmoins tous les mouvements qui le traversent. Depuis le 7 octobre, toutes les fournitures humanitaires entrant à Gaza par Rafah doivent être inspectées par Israël.

[2] Cité dans George T. Abed, “The Economic Viability of a Palestinian State”, Journal of Palestine Studies, No. 2, Vol. 19 (1989/1990).

27/01/2024

SARA ROY
Vivre avec l’Holocauste : l’itinéraire d’une enfant de survivants de l’Holocauste

Sara Roy, Journal of Palestine Studies, Vol. 32, no. 1 (automne 2002), p. 5
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l’occasion de ce 79ème anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz par l’Armée rouge (27 janvier 1943), nous publions la traduction d’une intervention de Sara Roy lors de la deuxième conférence annuelle sur la mémoire de l’Holocauste au Centre d’études américaines et juives et au Séminaire George W. Truett de l’Université Baylor (Waco, Texas), le 8 avril 2002. L’auteure étudie Gaza depuis 40 ans et elle retrace ci-dessous son cheminement exemplaire.-FG

Il y a quelques mois, j’ai été invitée à réfléchir à mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste. Ce parcours se poursuit et se poursuivra jusqu’à ma mort. Bien qu’il me soit impossible de tout dire, il me semble particulièrement poignant d’aborder ce sujet à un moment où le conflit entre Israéliens et Palestiniens s’enfonce si tragiquement dans un abîme moral et où, pour moi du moins, l’essence même du judaïsme, de ce que cela signifie d’être juif, semble s’enfoncer dans le même abîme.

L’Holocauste a été l’élément déterminant de ma vie. Il n’aurait pas pu en être autrement. J’ai perdu plus de 100 membres de ma famille et de ma famille élargie dans les ghettos nazis et les camps de la mort en Pologne - grands-parents, tantes, oncles, cousins, un frère ou une sœur pas encore né(e) - des personnes dont j’ai tant entendu parler tout au long de ma vie, mais que je n’ai jamais connues. Ils vivaient en Pologne dans des communautés juives appelées shtetls.

Déportation des Juifs du ghetto de Lodz vers le camp de la mort de Chelmno, avril 1942. Photo Walter Genewein

En réfléchissant à ce que je voulais dire sur ce parcours, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre consciente avec l’Holocauste. Bien que je n’en sois pas certaine, je pense que c’est la première fois que j’ai remarqué le numéro que les nazis avaient tatoué sur le bras de mon père. Pour ses oppresseurs, mon père, Abraham, n’avait pas de nom, pas d’histoire et pas d’identité autre que ce numéro à l’encre bleue, que je n’ai jamais noté. Lorsque j’étais un jeune enfant de quatre ou cinq ans, je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi il avait ce numéro sur le bras. Il m’a répondu qu’il l’avait peint une fois, mais qu’il s’était rendu compte qu’il ne s’enlevait pas au lavage, et qu’il était donc resté avec.

Mon père était l’un des six enfants de sa famille et il a été le seul à survivre à l’Holocauste. Je sais très peu de choses sur sa famille, car il ne pouvait pas en parler sans s’effondrer. Je sais peu de choses sur ma grand-mère paternelle, dont je porte le nom, et encore moins sur les sœurs et le frère de mon père. Je ne connais que leurs noms. Je souffrais tellement de le voir souffrir de ses souvenirs que j’ai cessé de lui demander de les partager.     

Le nom de mon père a été reconnu dans les milieux de l’Holocauste parce qu’il était l’un des deux survivants connus du camp de la mort de Chelmno, en Pologne, où 350 000 Juifs ont été assassinés, parmi lesquels la majorité de ma famille, du côté de mon père et de ma mère. Ils y ont été emmenés et gazés à mort en janvier 1942. J’ai appris par un cousin de mon père qu’il y a maintenant une plaque à l’entrée de ce qui reste du camp de la mort de Chelmno avec le nom de mon père dessus - quelque chose que j’espère voir un jour. Mon père a également survécu aux camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald, ce qui lui a valu d’être appelé à témoigner lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961.

Ma mère, Taube, était l’une de neuf enfants - sept filles et deux garçons. Son père, Herschel, était rabbin et schohet - un sacrificateur rituel d’animaux- et profondément aimé et respecté par tous ceux qui l’ont connu. Herschel était un homme érudit qui avait étudié avec certains des plus grands rabbins de Pologne. Les histoires que ma mère et ma tante m’ont racontées indiquent également qu’il était une sorte de féministe, se mettant à quatre pattes pour aider sa femme ou ses filles à laver le sol, traitant les femmes de sa vie avec le même respect et la même révérence qu’il accordait aux hommes. Ma grand-mère, Miriam, dont j’ai également le nom, était une âme gentille et douce, mais c’est elle qui imposait la discipline dans la famille, car Herschel ne pouvait jamais élever la voix face à ses enfants. Ma mère venait d’une famille profondément religieuse et aimante. Mes oncles et tantes étaient aussi dévoués à leurs parents qu’ils l’étaient à eux-mêmes. La famille vivait très modestement, mais chaque shabbat, mon grand-père ramenait à la maison un pauvre ou un sans-abri qui s’asseyait en bout de table pour partager le repas.

Ma mère et sa sœur Frania ont été les deux seules de leur famille à survivre à la guerre. Tous les autres ont péri, à l’exception d’une autre sœur, Shoshana, qui avait émigré en Palestine en 1936. Ma mère et Frania avaient réussi à rester ensemble pendant toute la guerre - sept ans dans les ghettos de Pabanice et de Lodz, puis dans les camps de concentration d’Auschwitz et d’Halbstadt. La seule fois où elles ont été séparés en sept ans, c’est à Auschwitz. Elles se trouvaient dans une ligne de sélection, où les Juifs étaient alignés et leur destin scellé par le médecin nazi Joseph Mengele, qui était le seul à déterminer qui vivrait et qui mourrait. Lorsque ma tante s’est approchée de lui, Mengele l’a envoyée sur la droite, au travail (un sursis temporaire). Lorsque ma mère s’est approchée de lui, il l’a envoyée à gauche, à la mort, ce qui signifiait qu’elle serait gazée. Miraculeusement, ma mère a réussi à se faufiler à nouveau dans la ligne de sélection, et lorsqu’elle s’est approchée à nouveau de Mengele, il l’a envoyée au travail.

Un moment décisif de ma vie et de mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste s’est produit avant même ma naissance. Il s’agit de décisions prises par ma mère et sa sœur, deux femmes très remarquables, qui allaient changer leur vie et la mienne.

Après la fin de la guerre, ma tante Frania voulait désespérément se rendre en Palestine pour y rejoindre sa sœur, qui s’y trouvait depuis dix ans. La création d’un État juif était imminente et Frania pensait que c’était le seul endroit sûr pour les Juifs après l’Holocauste. Ma mère n’était pas d’accord et a refusé catégoriquement de partir. Elle m’a dit à plusieurs reprises au cours de ma vie que sa décision de ne pas vivre en Israël était fondée sur une conviction, apprise et renforcée par ses expériences pendant la guerre, selon laquelle la tolérance, la compassion et la justice ne peuvent être pratiquées ou étendues lorsque l’on ne vit qu’avec les siens. « Je ne pouvais pas vivre en tant que juive parmi les seuls juifs », a-t-elle déclaré. « Pour moi, ce n’était pas possible et ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais vivre en tant que juive dans une société pluraliste, où mon groupe restait important, mais où d’autres étaient également importants pour moi ».

Frania a émigré en Israël et mes parents sont partis en Amérique. Il était extrêmement douloureux pour ma mère de quitter sa sœur, mais elle estimait qu’elle n’avait pas d’autre choix. (Elles sont restées très proches et se sont vues souvent, tant dans ce pays qu’en Israël). J’ai toujours trouvé remarquable le choix de ma mère et le contexte dans lequel il s’inscrivait.

J’ai grandi dans un foyer où le judaïsme était défini et pratiqué non pas comme une religion, mais comme un système d’éthique et de culture. Dieu était présent mais pas central. Ma première langue était le yiddish, que je parle encore avec ma famille. Mon foyer était rempli de joie et d’optimisme, même s’il était parfois ponctué de chagrins et de pertes. Israël et la notion de patrie juive étaient très importants pour mes parents. Après tout, les restes de notre famille s’y trouvaient. Mais contrairement à beaucoup de leurs amis, mes parents n’étaient pas sans critique à l’égard d’Israël, dans la mesure où ils estimaient qu’ils pouvaient l’être. L’obéissance à un État n’était pas une valeur juive ultime, ni pour eux, ni après l’Holocauste. Le judaïsme a fourni le contexte de notre vie et des valeurs et croyances qui ne dépendaient pas des frontières
nationales, mais les transcendaient. Pour ma mère et mon père, le judaïsme signifiait témoigner, s’élever contre l’injustice et renoncer au silence. Il signifiait compassion, tolérance et secours. Cela signifiait, comme l’a écrit Ammiel Alcalay, veiller dans la mesure du possible à ce que les souvenirs du passé ne deviennent pas les souvenirs de l’avenir. Telles étaient les valeurs juives ultimes. Mes parents n’étaient pas des saints ; ils avaient leurs défauts et commettaient des erreurs. Mais ils se souciaient profondément des questions de justice et d’équité, et ils se souciaient profondément des gens - de tous les gens, pas seulement des leurs.
    
Les leçons de l’Holocauste m’ont toujours été présentées comme étant à la fois particulières (c’est-à-dire juives) et universelles. Le plus important peut-être, c’est qu’elles étaient présentées comme indivisibles. Les diviser reviendrait à diminuer leur signification.

En repensant à ma vie, je me rends compte que, par leurs actes et leurs paroles, ma mère et mon père n’ont jamais essayé de me protéger de la connaissance de soi ; au contraire, ils ont insisté pour que j’affronte ce que je ne savais pas ou ne comprenais pas. Noam Chomsky parle des « paramètres de la pensée pensable ». Ma mère et mon père ont constamment repoussé ces paramètres aussi loin qu’ils le pouvaient, ce qui n’était pas assez loin pour moi, mais ils m’ont appris à les repousser et à comprendre l’importance de le faire.

Carlos Latuff, 2008

Il était peut-être inévitable que je suive un chemin qui me conduirait à la question israélo-arabe. J’ai visité Israël à de nombreuses reprises au cours de mon enfance. Enfant, je trouvais que c’était un endroit magnifique, romantique et paisible. Adolescente et jeune adulte, j’ai commencé à ressentir certaines contradictions que je n’arrivais pas à expliquer complètement, mais qui étaient centrées sur ce qui semblait être l’absence presque totale, dans la vie et le discours israéliens, de la vie juive en Europe de l’Est avant l’Holocauste, et même de l’Holocauste lui-même. Je demandais à ma tante pourquoi ces sujets n’étaient pas abordés et pourquoi les Israéliens n’apprenaient pas à parler yiddish. Mes questions se heurtaient souvent à un silence sinistre.

Le plus douloureux pour moi était le dénigrement de l’Holocauste et de la vie juive d’avant l’État [d’Israël] par nombre de mes amis israéliens. Pour eux, c’était l’époque de la honte, où les Juifs étaient faibles et passifs, inférieurs et indignes, méritant non pas notre respect mais notre dédain. « Nous ne nous laisserons plus jamais massacrer et nous n’accepterons plus jamais d’être massacrés », disaient-ils. Il n’était guère nécessaire de comprendre ces millions de personnes qui ont péri ou les vies qu’elles ont vécues. Il était encore moins nécessaire de les honorer. Pourtant, dans le même temps, l’Holocauste était utilisé par l’État pour se défendre contre les autres, pour justifier des actes politiques et militaires.

Je n’arrivais pas à comprendre ni à donner un sens à ce que j’entendais. Je me souviens avoir eu peur pour ma tante. Dans ma confusion, je me souviens aussi d’une profonde colère. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à penser aux Palestiniens et à leur conflit avec les Juifs. Si tant d’entre nous pouvaient nier les leurs et pervertir ainsi la vérité, pourquoi pas les Palestiniens ? Y avait-il un lien quelconque entre les Juifs assassinés d’Europe et les Palestiniens ? Je ne le savais pas, mais c’est ainsi que mes recherches ont commencé.

Le voyage a été douloureux, mais il a été l’un des plus significatifs de ma vie. À mes côtés, toujours, se trouvait ma mère, qui m’a toujours soutenu, même si elle était parfois ambivalente et en conflit. Mon père était mort jeune ; je ne sais pas ce qu’il aurait pensé, mais j’ai toujours senti sa présence. Ma famille israélienne s’est opposée à ce que je faisais et est toujours restée ferme dans son opposition. En fait, je n’ai pas parlé de mon travail avec eux pendant plus de quinze ans.

Carlos Latuff, 2014

Malgré de nombreuses visites en Israël durant ma jeunesse, je me suis rendue pour la première fois en Cisjordanie et à Gaza durant l’été 1985, deux ans et demi avant le premier soulèvement palestinien, afin d’effectuer des recherches sur le terrain pour ma thèse de doctorat, qui portait sur l’aide économique usaméricaine à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Mes recherches visaient à déterminer s’il était possible de promouvoir le développement économique dans des conditions d’occupation militaire. Cet été-là a changé ma vie, car c’est à ce moment-là que j’ai compris et expérimenté ce qu’était l’occupation et ce qu’elle signifiait. J’ai appris comment fonctionne l’occupation, son impact sur l’économie, sur la vie quotidienne et sur les personnes. J’ai appris ce que cela signifiait d’avoir peu de contrôle sur sa vie et, plus important encore, sur la vie de ses enfants.

Comme pour l’Holocauste, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre avec l’occupation. L’une de mes premières rencontres a impliqué un groupe de soldats israéliens, un vieil homme palestinien et son âne. Alors que je me trouvais dans une rue avec des amis palestiniens, j’ai remarqué qu’un Palestinien âgé marchait dans la rue en conduisant son âne. Il était accompagné d’un petit enfant de trois ou quatre ans maximum, manifestement son petit-fils. Des soldats israéliens qui se trouvaient à proximité se sont approchés du vieil homme et l’ont arrêté. L’un d’eux s’est approché de l’âne et lui a ouvert la bouche. « Hé le vieux », lui a-t-il demandé « pourquoi est-ce  que les dents de ton âne sont si jaunes ? Pourquoi elles ne sont pas blanches ? Tu ne brosses pas les dents de votre âne ? ». Le vieux Palestinien était mortifié, le petit garçon visiblement bouleversé. Le soldat a répété sa question, en criant cette fois, tandis que les autres soldats riaient.

L’enfant s’est mis à pleurer et le vieil homme est resté là, silencieux, humilié. Cette scène s’est répétée alors qu’une foule s’était rassemblée. Le soldat ordonne alors au vieillard de se tenir derrière l’âne et lui demande d’embrasser le derrière de l’animal. Le vieil homme a d’abord refusé, mais comme le soldat lui criait dessus et que son petit-fils devenait hystérique, il s’est penché et l’a fait. Les soldats ont et s’en sont allées. Ils avaient atteint leur but : humilier le vieil homme et son entourage. Nous sommes tous restés là en silence, honteux de nous regarder les uns les autres, n’entendant rien d’autre que les sanglots incontrôlables du petit garçon. Le vieil homme n’a pas bougé pendant un temps qui nous a semblé très long. Il est resté là, humilié et détruit.

Je suis restée là moi aussi, stupéfaite et incrédule. J’ai immédiatement pensé aux histoires que mes parents m’avaient racontées sur la façon dont les Juifs avaient été traités par les nazis dans les années 1930, avant les ghettos et les camps de la mort, sur la façon dont les Juifs étaient forcés de nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents et de se faire couper la barbe en public. Ce qui est arrivé au vieil homme était absolument équivalent dans son principe, son intention et son impact : il s’agissait d’humilier et de déshumaniser. Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre le soldat allemand et le soldat israélien. Tout au long de l’été 1985, j’ai assisté à des incidents similaires : de jeunes Palestiniens forcés par des soldats israéliens à aboyer comme des chiens à quatre pattes ou à danser dans les rues.

 À cet égard, ma première rencontre avec l’occupation a été la même que ma première rencontre avec l’Holocauste, avec le numéro sur le bras de mon père. Le message était le même : la négation de l’humanité. Il est important de comprendre les différences très réelles de volume, d’échelle et d’horreur entre l’Holocauste et l’occupation et d’être prudent dans les comparaisons, mais il est également important de reconnaître les parallèles lorsqu’ils existent.  

En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, j’ai toujours voulu pouvoir, d’une manière ou d’une autre, vivre et ressentir certains aspects de ce que mes parents ont enduré, ce qui, bien sûr, était impossible. J’ai écouté leurs histoires, en voulant toujours en savoir plus, et j’ai partagé leurs larmes. Je me demandais souvent : à quoi ressemble la terreur pure ? À quoi ressemble-t-elle ? Qu’est-ce que cela signifie de perdre toute sa famille de manière aussi horrible et aussi immédiate, ou de voir tout un mode de vie s’éteindre de manière aussi irrévocable ? J’essayais de m’imaginer à leur place, mais c’était impossible. C’était hors de ma portée, trop insondable.

 Ce n’est que lorsque j’ai vécu avec des Palestiniens sous occupation que j’ai trouvé au moins une partie des réponses à certaines de ces questions. Je n’ai pas cherché les réponses, elles m’ont été imposées. J’ai appris, par exemple, à quoi ressemblait la terreur pure grâce à mon amie Rabia, dix-huit ans, qui, figée par la peur et des tremblements incontrôlables, est restée collée au milieu d’une pièce que nous partagions dans un camp de réfugiés, incapable de bouger, alors que des soldats israéliens tentaient d’enfoncer la porte d’entrée de notre abri. J’ai éprouvé de la terreur en voyant des soldats israéliens frapper une femme enceinte au ventre parce qu’elle leur avait fait un signe de V, et j’étais trop paralysée par la peur pour l’aider. J’ai pu comprendre plus concrètement la signification de la perte et du déplacement lorsque j’ai vu des hommes adultes sangloter et des femmes hurler lorsque les bulldozers de l’armée israélienne ont détruit leur maison et tout ce qu’elle contenait parce qu’ils avaient construit leur maison sans permis, que les autorités israéliennes avaient refusé de leur accorder.

C’est peut-être dans le concept de maison et d’abri que je trouve le lien le plus profond entre les Juifs et les Palestiniens, et peut-être l’illustration la plus douloureuse de la signification de l’occupation. Je ne saurais décrire à quel point il est horrible et obscène d’assister à la destruction délibérée de la maison d’une famille, sous les yeux de celle-ci, impuissante à l’arrêter. Pour les Juifs comme pour les Palestiniens, une maison représente bien plus qu’un toit, elle représente la vie elle-même. À propos de la démolition des maisons palestiniennes, Meron Benvenisti, historien et universitaire israélien, écrit :

On ne saurait trop insister sur la valeur symbolique d’une maison pour un individu pour qui la culture de l’errance et de l’enracinement dans la terre est si profondément ancrée dans la tradition, pour un individu dont le mythe national repose sur la tragédie du déracinement d’une patrie volée. L’arrivée d’un fils premier-né et la construction d’une maison sont les événements centraux de la vie de cet individu, car ils symbolisent la continuité dans le temps et l’espace physique. La démolition de la maison de l’individu s’accompagne de la destruction du monde.

L’occupation des Palestiniens par Israël est au cœur du problème entre les deux peuples et le restera tant qu’elle n’aura pas pris fin. Au cours des trente-cinq dernières années, l’occupation a signifié la dislocation et la dispersion, la séparation des familles, le déni des droits humains, civils, juridiques, politiques et économiques imposés par un système de régime militaire, la torture de milliers de personnes, la confiscation de dizaines de milliers d’hectares de terres et le déracinement de dizaines de milliers d’arbres, la destruction de plus de 7 000 maisons palestiniennes, la construction de colonies israéliennes illégales sur des terres palestiniennes et le doublement de la population de colons au cours des dix dernières années ; d’abord l’affaiblissement de l’économie palestinienne et maintenant sa destruction ; le bouclage ; le couvre-feu ; la fragmentation géographique ; l’isolement démographique ; et la punition collective.

Carlos Latuff, 2014

L’occupation des Palestiniens par Israël n’est pas l’équivalent moral du génocide des Juifs par les nazis. Mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Non, ce n’est pas un génocide, mais c’est une répression, et elle est brutale. Et c’est devenu effroyablement naturel. L’occupation, c’est la domination et la dépossession d’un peuple par un autre. Il s’agit de la destruction de leurs biens et de la destruction de leur âme. L’occupation vise essentiellement à priver les Palestiniens de leur humanité en leur refusant le droit de déterminer leur existence, de mener une vie normale dans leur propre maison. L’occupation, c’est l’humiliation. Elle est synonyme de désespoir. Et tout comme il n’y a pas d’équivalence morale ou de symétrie entre l’Holocauste et l’occupation, il n’y a pas non plus d’équivalence morale ou de symétrie entre l’occupant et l’occupé, même si nous, les Juifs, nous considérons comme des victimes.

C’est dans ce contexte de privation et d’étouffement, aujourd’hui largement oublié, que les horribles et ignobles attentats suicides ont vu le jour et ont coûté la vie à davantage d’innocents. Pourquoi des Israéliens innocents, dont ma tante et ses petits-enfants, devraient-ils payer le prix de l’occupation ? Comme les colonies, les maisons rasées et les barricades qui les ont précédés, les kamikazes n’ont pas toujours été là.

La mémoire dans le judaïsme - comme toute mémoire - est dynamique et non statique, embrassant une multiplicité de voix et rejetant l’hégémonie d’une seule. Mais dans le monde de l’après-Holocauste, la mémoire juive a failli, voire échoué, sur un point essentiel : elle a exclu la réalité de la souffrance palestinienne et la culpabilité juive à cet égard. En tant que peuple, nous avons été incapables de faire le lien entre la création d’Israël et le déplacement des Palestiniens. Nous n’avons pas voulu voir, et encore moins nous souvenir, que le fait de trouver notre place signifiait la perte de la leur. La férocité du conflit actuel s’explique peut-être par le fait que les Palestiniens insistent pour faire entendre leur voix, en dépit de nos efforts constants et désespérés pour la maîtriser.

Au sein de la communauté juive, il a toujours été considéré comme une forme d’hérésie de comparer les actions ou les politiques israéliennes à celles des nazis, et il faut certainement être très prudent en le faisant. Mais que signifie le fait que les soldats israéliens peignent des numéros d’identification sur les bras des Palestiniens ; que les jeunes hommes et garçons palestiniens d’un certain âge sont invités par des haut-parleurs israéliens à se rassembler sur la place de la ville ; que les soldats israéliens admettent ouvertement qu’ils tirent sur des enfants palestiniens pour le sport ; que certains morts palestiniens doivent être enterrés dans des fosses communes tandis que les corps d’autres sont abandonnés dans les rues de la ville et les allées des camps parce que l’armée ne veut pas autoriser un enterrement correct ; lorsque certains responsables israéliens et intellectuels juifs appellent publiquement à la destruction de villages palestiniens en représailles à des attentats suicides ou au transfert de la population palestinienne hors de Cisjordanie et de Gaza ; lorsque 46 % du public israélien est favorable à de tels transferts et que le transfert ou l’expulsion devient un élément légitime du discours populaire ; lorsque des responsables gouvernementaux parlent de « nettoyage des camps de réfugiés » et lorsqu’un intellectuel israélien de premier plan appelle à une séparation hermétique entre Israéliens et Palestiniens sous la forme d’un mur de Berlin, sans se soucier de savoir si les Palestiniens de l’autre côté du mur risquent de mourir de faim à cause de cela.

 Que sommes-nous censés penser lorsque nous entendons cela ? Que doit penser ma mère ?  Dans le contexte de l’existence juive d’aujourd’hui, que signifie préserver le caractère juif de l’État d’Israël ? Cela signifie-t-il préserver une majorité démographique juive par tous les moyens et maintenir la domination juive sur le peuple palestinien et sa terre ? Quel est le récit que nous créons en tant que peuple, et quel type de voix recherchons-nous ? Quel sens donnons-nous, en tant que Juifs, à l’avilissement et à l’humiliation des Palestiniens ? Qu’est-ce qui est au centre de notre discours moral et éthique ? Quelle est la source de notre héritage moral et spirituel ? Quelle est la source de notre rédemption ? Le processus de création et de reconstruction est-il terminé pour nous ?     


Je voudrais terminer cet essai par une citation d’Irena Klepfisz, écrivaine et enfant survivante du ghetto de Varsovie, dont le père les a fait sortir, elle et sa mère, avant de mourir lui-même lors de l’insurrection :

« J’en ai conclu que l’une des façons de rendre hommage à ceux que nous aimions, qui ont lutté, résisté et sont morts, est de s’accrocher à leur vision et à leur indignation féroce face à la destruction de la vie ordinaire de leur peuple. C’est cette indignation que nous devons maintenir vivante dans notre vie quotidienne et appliquer à toutes les situations, qu’elles impliquent des Juifs ou des non-Juifs. C’est cette indignation que nous devons utiliser pour alimenter nos actions et notre vision chaque fois que nous voyons des signes de perturbation de la vie commune : l’hystérie d’une mère pleurant son adolescent abattu ; une famille stupéfaite devant une maison vandalisée ou démolie ; une famille séparée, déplacée ; des lois arbitraires et injustes qui exigent la fermeture ou l’ouverture de magasins et d’écoles ; l’humiliation d’un peuple dont la culture est étrangère et jugée inférieure ; un peuple laissé sans abri et sans citoyenneté ; un peuple vivant sous un régime militaire. Grâce à notre expérience, nous reconnaissons ces maux comme des obstacles à la paix. Dans ces moments de reconnaissance, nous nous souvenons du passé, nous ressentons l’indignation qui a inspiré les Juifs du ghetto de Varsovie et nous la laissons nous guider dans les luttes actuelles. »

Pour moi, ces mots définissent la véritable signification du judaïsme et les leçons que mes parents ont cherché à transmettre. 


Holocaust parting: Zionism, par Mohamed Afefa, 2024

 L'auteure

Sara Roy est chercheuse principale au Center for Middle Eastern Studies de l’Université de Harvard (USA), spécialisée dans l’économie palestinienne, l’islamisme palestinien et le conflit israélo-palestinien. La Dre. Roy est également coprésidente du Séminaire sur le Moyen-Orient. Elle est l’auteure notamment de The Gaza Strip : The Political Economy of De-development (Institute for Palestine Studies, 1995, 2001, troisième édition 2016 avec une nouvelle introduction et une postface et édition arabe, 2018) et de l’ouvrage primé Hamas and Civil Society in Gaza : Engaging the Islamist Social Sector (Princeton University Press, 2011, 2014 avec une nouvelle postface). Son dernier ouvrage s’intitule Unsilencing Gaza, Reflections on Resistance (Pluto Press, 2021). Sara Roy a beaucoup écrit sur la question palestinienne et le conflit israélo-palestinien. Elle a commencé ses recherches dans la bande de Gaza et en Cisjordanie en 1985, en se concentrant sur le développement économique, social et politique de la bande de Gaza et sur l’aide étrangère des USA à la région. Depuis lors, elle a beaucoup écrit sur l’économie palestinienne, en particulier à Gaza, et sur le dé-développement de Gaza, un concept qu’elle a inventé. Elle a donné de nombreuses conférences aux USA, en Europe, au Moyen-Orient et en Australie, entre autres. Outre ses travaux universitaires, elle siège au conseil consultatif de l’American Near East Refugee Aid (ANERA) et a été consultante auprès d’organisations internationales et de groupes d’entreprises privées travaillant au Moyen-Orient.




ROSA LLORENS
La défaite de l’Occident : Emmanuel Todd lance une bombe

Rosa Llorens, 27/1/2024

Tout le monde parle du dernier ouvrage d’Emmanuel Todd et, dans l’univers médiatique mainstream, pour le vilipender. Cela prouve à la fois que cet intellectuel français est incontournable, et que ses thèses sont un véritable brûlot, dangereux pour l’establishment. Il ne se contente pas d’annoncer la défaite de l’Occident, il passe en revue les faits qui la rendent inéluctable et irréversible, marquant une spectaculaire évolution par rapport à La lutte des classes en France au XXIe siècle (2020) : s’il y réaffirmait sa fidélité profonde aux USA, il présente aujourd’hui ceux-ci comme un véritable Empire du Mal, la menace principale pour la planète, un trou noir qui aspire avant tout ses alliés ou plutôt ses vassaux. On pense à Fenrir, le grand loup de la mythologie nordico-germanique, qui doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes et dieux, et amener la fin du monde.

 Fenrir enchaîné, manuscrit islandais, 1680

La défaite de l’Occident est un grand livre à bien des titres : d’abord, Todd apporte sa prestigieuse caution intellectuelle à ceux qui voyaient depuis longtemps les USA (au moins depuis les bombardements sur les villages de Normandie, sur Dresde, Hiroshima et Nagasaki et le Plan Marshall) comme l’ennemi, en écrivant tout haut ce qu’on pensait tout bas ; certes, les lumineuses démonstrations de Todd, toujours appuyées sur  des faits et des chiffres, n’empêcheront pas la presse orwellienne  (qui construit une narration contraire à la réalité) de parler d’anti-américanisme primaire, mais, s’agissant de Todd, c’est une accusation grotesque.


 Terre Promise, par Mark Bryan, peintre californien

Puis, Emmanuel Todd, par sa présence même, par la construction rigoureuse de ses ouvrages, apporte ce que les classes dirigeantes de l’Occident essaient aujourd’hui de détruire : le lien avec l’Histoire, la tradition. C’est en effet un grand intellectuel « à la française » ; quand on lit des ouvrages US, même de bonne tenue et favorables à nos propres idées, on est dérouté par leur manque de cohérence : les auteurs passent sans prévenir de la démonstration au story telling, multipliant les exemples sans aucune analyse. Todd, lui, apporte un grand confort de lecture : tout est rigoureusement construit, lié et justifié.

Il s’avère même un descendant de Tocqueville, dans certaines analyses paradoxales : ainsi, pourquoi chez les Ukrainiens une haine telle des Russes qu’ils préfèrent s’autodétruire plutôt que de vivre de façon apaisée avec eux ? C’est qu’ils souffrent d’un état d’inauthenticité et veulent se cacher qu’ils ne veulent pas se séparer de la Russie, la guerre contre les Russes étant une façon de rester liés à elle - et le seul moyen de se donner une identité.

La rigueur n’empêche pas l’humour : si, selon lui, les Anglais, dans leur débâcle, ont complètement perdu le sens de l’humour (ils ont sérieusement envisagé de déporter des immigrés sans papiers au Rwanda), Todd, lui, a repris le flambeau, et distille souvent son humour en fin de paragraphe. Exemple : à propos de la saisie d’avoirs russes, qui a effrayé les riches dans le monde entier : « Saluons pourtant l’effet démocratique involontaire des sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de leurs peuples les privilégiés du Reste du Monde ». Ou encore, à propos de l’Allemagne dont Todd prédit que, contrairement aux USA, elle se sortira de la crise : « Depuis que le journal britannique The Economist, qui se trompe toujours, l’a présentée à nouveau (le 17 août 2023) comme l’homme malade de l’Europe, j’en suis sûr ». En outre, lorsque Todd a des idées qu’il ne peut pas prouver, il ne renonce pas à les exprimer : il les introduit (et c’est parfois les plus stimulantes) sous forme de suggestions humoristiques ; ainsi, pourquoi les pays de l’Est, qui ont pourtant eu plus à souffrir de l’Allemagne que de l’URSS, la préfèrent-ils à la Russie ? Lorsqu’il est de mauvaise humeur, nous dit Todd, il se demande s’ils ne lui sont pas secrètement reconnaissants de les avoir débarrassés de leur problème juif. (Ce serait là de l’humour juif plutôt qu’anglais).

Mais venons-en fond de l’ouvrage : Todd passe en revue les atouts et les tares des principaux pays concernés, la Russie et l’Ukraine, et des plus importants pays de l’Ouest, en finissant par les USA, sans oublier le Reste du Monde dans son ensemble. Chaque fois, il s’appuie sur l’histoire du pays étudié, et sur ses structures familiales, ce thème anthropologique étant la source de sa légitimité ; mais, dans ce domaine, Todd met de l’eau dans son vin : il reconnaît qu’on ne peut pas déduire automatiquement la nature politique d’un pays de ses structures familiales, et opère même une inversion dans ses jugements sur la famille nucléaire d’une part (France, Grande-Bretagne et USA), et, d’autre part, les familles souche (Allemagne) et communautaire (Russie): dans la mesure même où ces deux dernières sont autoritaires et collectives, elles apportent des repères et un support dans le monde chaotique qui est le nôtre. En revanche, la famille nucléaire, censée favoriser la liberté, accroît aujourd’hui la désorientation et la vulnérabilité et aboutit à l’anomie.

Todd est resté l’homme qui, dès 1976, dans La chute finale, a prédit la fin de l’URSS à partir du taux de mortalité infantile. Eh bien, entre 2000 et 2020, ce taux est passé de 19 pour 1000 à 4,4, passant au-dessous du taux des USA, 5,4 ; ce seul chiffre suffit à montrer le redressement de la Russie sous la direction de Poutine. Mais on peut ajouter que les taux de suicide, homicide et décès par alcoolisme ont suivi la même tendance, ce qu’on peut opposer à la vague de décès par opioïdes chez les hommes blancs de 45-54 ans aux USA. Autant dire que l’image de Poutine véhiculée en Occident est strictement contraire aux faits réels. Mais elle s’explique fort bien par l’attention de Poutine aux revendications ouvrières et à sa popularité chez le peuple : pour les médias de l’Ouest, cela se traduit par « populisme » et donc « fascisme ».

Inutile d’insister sur l’Ukraine, sauf pour dire que Todd lui consacre pas moins de 9 cartes, qui prouvent son hétérogénéité, (ainsi, le secteur le plus nationaliste, autour de Lvov, est lié à la Pologne et au monde germanique, sans oublier que juste au Sud de ce secteur se trouve la région d’Oujhorod, historiquement, linguistiquement hongroise) : depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine n’a pas réussi à se constituer en Etat.

L’étude de l’évolution des pays de l’Ouest est particulièrement riche en surprises et en concepts (c’est-à-dire outils de réflexion). Toute une série d’entre eux réunit l’Europe de l’Ouest et les USA : la religion zéro, le nihilisme, l’oligarchie.

On retrouve ici un grand classique toddien : le rôle du protestantisme dans le décollage économique de l’Europe du Nord-Ouest, puis des USA, mais aussi une thèse désormais admise : l’alphabétisation de masse réalisée par le protestantisme, qui a d’abord favorisé la démocratie, a débouché sur une nouvelle inégalité, entre les éduqués supérieurs et les autres. Les éduqués supérieurs forment aujourd’hui une caste à part, qui ignore le peuple : aussi le travail des politiciens est-il désormais de tromper le peuple, pour lui faire accepter des politiques contraires à ses intérêts ; le régime des pays occidentaux ne peut plus être appelé une démocratie, nous sommes en oligarchie, et la guerre  en cours n’est pas celle des démocraties contre les régimes autoritaires, mais celle de l’oligarchie libérale contre la démocratie autoritaire (et, dans ces deux formules, précise Todd, le substantif est aussi important que l’adjectif).

L’oligarchie est évidemment en lutte contre tout ce qui est collectif, contre les valeurs communes, contre la religion, et même la « religion zombie » (où la croyance religieuse s’est effacée mais où ses valeurs continuent à structurer la morale et les engagements politiques). Dans ce contexte de religion zéro, on constate aujourd’hui une atomisation de la société, et une anomie morale ; or, l’individu, réduit à lui-même, n’a pas gagné en liberté, il s’est retrouvé angoissé et impuissant : c’est le nihilisme. Ce désarroi généralisé est accru par la guerre que les classes dominantes livrent à la réalité, propageant par les médias des convictions contraires à la réalité : c’est le cas de l’idéologie transgenre, qui nie le fait fondamental : il y a des hommes XY et des femmes XX qui resteront toujours tels, quelle que soit la violence des opérations que l’industrie chirurgicale et médicamenteuse peut leur faire subir.

De ce point de vue de l’idéologie LGBT(etc), l’étude consacrée à la Suède est intéressante : Todd démolit le mythe d’une Suède égalitaire et pacifique : au XVIIe siècle, elle s’est consacrée, sous Gustave II Adolphe, à une entreprise impérialiste, devenant une puissance de premier plan dans l’atroce Guerre de Trente Ans ; et, en 2017 (la boucle est bouclée), elle a rétabli le service militaire, alors qu’elle se présente comme le pays le plus féministe du monde : la présence de ministres femmes ne change rien à la politique d’un pays. N’y aurait-il pas même un rapport entre féminisme et bellicisme ? demande malicieusement Todd. Il semble qu’une fois au pouvoir, les femmes veulent montrer qu’elles en ont autant que les hommes.

Mais les analyses les plus percutantes concernent la Grande-Bretagne et les USA, et notamment leur évolution socio-religieuse.

Le chapitre sur la Grande-Bretagne a pour sous-titre : « Croule Britannia » (jeu de mots avec Rule Britannia, toujours l’humour anglais de Todd). Inutile de redonner les chiffres de la désindustrialisation ; il est plus intéressant de remarquer que plus la GB est affaiblie, plus elle est violemment belliciste, comme si les gesticulations guerrières devaient cacher son état réel, et plus elle se lance dans une politique d’affirmative action : les minorités ethniques sont surreprésentées dans les public schools les plus prestigieuses, comme au gouvernement : dans le gouvernement Liz Truss, on trouvait des ministres originaires du Ghana, de Sierra Leone, d’Inde ; le gouvernement actuel est présidé par un Anglo-indien, de nombreux Anglo-Pakistanais ont été ou sont ministres. Cela veut-il dire que la GB a renoncé au racisme induit par le protestantisme (les hommes ne sont pas égaux, certains sont des élus, d’autres des réprouvés en puissance) ? La thèse de Todd est moins naïve : le sentiment raciste a été reporté de la couleur sur la classe ; depuis le XIXe siècle au moins les Anglais de la bonne société considèrent les ouvriers comme une race à part (il suffit de voir le type de langage qu’Agatha Christie prête aux rares ouvriers de ses romans, analogue à la « langue paysanne » des comédies de Molière). Aujourd’hui, ils se sentent bien plus proches des « coloured people » riches et bien éduqués que des Anglais du peuple. On peut même considérer la nomination de ministres de couleur comme une vengeance sadique à l’égard de ceux-ci : les classes supérieures prennent plaisir à soumettre les classes inférieures à des Noirs ou gens de couleur en général.


La Mort guidant le peuple, par Mark Bryan, 2020

Aux USA aussi, l’effondrement du protestantisme met fin au dogme de l’inégalité des hommes ; mais, là, ce dogme avait permis la cohésion du melting pot américain, en opposant des Indiens d’abord, puis des Noirs inférieurs, à des Blancs supérieurs et donc égaux entre eux. Si sa disparition met fin à un racisme systématique, il sonne aussi la fin de l’égalité (symbolique, certes) des Blancs, d’où la frustration, la démoralisation des Blancs perdants, ouvriers, chômeurs, électeurs de Trump, bref des « deplorable » d’Hillary Clinton. Mais la situation n’est pas plus réjouissante pour l’immense majorité des Noirs, dans un pays soumis au néolibéralisme, où l’ascenseur social, comme en France, s’est bloqué : s’ils sont surreprésentés au gouvernement, ils le sont aussi dans les prisons et dans les catégories les plus pauvres.

Mais l’économie US n’est pas plus brillante que sa société : leur PIB n’est qu’une illusion ; Todd propose de le remplacer par un PIR (produit intérieur réel, ou réaliste), en le dégonflant de toutes les activités inutiles, non productrices de richesse, voire néfastes (« médecins tueurs », qui prescrivent des opioïdes pour assurer la paix sociale, avocats surpayés, économistes, « grands prêtres du mensonge », etc .) : Le PIB se verrait ainsi réduit de moitié. En appliquant cette correction, on comprend comment la Russie, dont on nous donne le PIB à 3,3 % de celui de l’Occident, peut fabriquer plus d’armes, ultra-modernes, que lui. Le déclin économique des USA, encouragés par la domination du dollar à délaisser les activités productrices au profit des affaires (production d’argent sans aucune production réelle) aboutit à un déficit sévère d’ingénieurs (deux fois plus peuplés que la Russie, ils produisent, en pourcentage, trois fois moins d’ingénieurs, et, en quantité absolue, pas très loin de deux fois moins).

Cette dégénérescence économique, morale, sociale de l’Occident explique que le Reste du Monde ait refusé de suivre les USA dans la condamnation de la Russie et les sanctions. Todd parle même d’un soft power russe : si, au siècle dernier, c’était le communisme qui se présentait comme une idéologie universelle, aujourd’hui c’est le « conservatisme » moral de la Russie. L’Occident qui, dans son arrogance, avec ses siècles de colonisation, était sûr de rallier le Reste du Monde à ses valeurs, s’est rendu compte que celles-ci ne séduisaient pas, que, tout au contraire, le Reste du Monde se reconnaissait dans le refus russe de la domination LGBT, et de l’idéologie transgenriste. C’est ce « conservatisme » qui permet à la Russie de rallier les pays les plus différents, et même ennemis, comme on l’a vu récemment avec le rapprochement irano-saoudien, et, en général, ce qu’on appelait le Tiers-Monde. « L’Occident a découvert qu’on ne l’aime pas » : au contraire, son nihilisme suscite le dégoût.

La Découverte de Cabrillo, par Mark Bryan, 2021. Dans un futur indéterminé, des Micronésiens rescapés de la Catastrophe mondiale, abordent la Californie à San Diego, essayant de comprendre cette civilisation disparue, symbolisée par les restes de la statue monumentale (4 mètres, 6 tonnes) du conquistador Cabrillo, offerte par Salazar aux USA en 1939

Les analyses de Todd sont décapantes et d’une grande richesse. Certes, on pourrait lui reprocher, malgré tout, un tropisme américain, lorsqu’il oppose à la mauvaise Amérique d’aujourd’hui la « bonne Amérique » de Roosevelt et Eisenhower, et angélise le play boy Obama : malgré toute sa perspicacité, il n’arrive pas, ici, à éviter la naïveté. Mais il faut retenir à son actif sa prompte réaction à la guerre de destruction d’Israël à Gaza (il ne va pas jusqu’à parler de génocide) : dès le 30 octobre, il a ajouté à son livre un postscript , « Nihilisme américain : la preuve par Gaza ». Ce qui est ici démontré, c’est soit le manque total de compétence du « blob » de Washington, soit son irrationalité, les deux étant du reste cohérents : les USA ignorent la diplomatie, ils ne connaissent qu’un seul type de réaction, la violence, la destruction. Et ils font peur : en refusant un cessez-le-feu, ils rejettent « la morale commune de l’humanité », et n’entraînent derrière eux, outre Israël et l’Europe (en partie) que des confetti insulaires comme Fidji, Tonga, Nauru… Il ne reste qu’à espérer une défaite des USA, qui serait une « revanche ultime de la raison dans l’Histoire ».

 

Feuilleter le livre

  Emmanuel Todd présente son livre le jeudi 1er février 2024 à la Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail, 75007 PARIS. Téléphone :  01 45 48 24 84