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28/02/2024

ROBYN CRESWELL
Réimaginer Al-Andalus
Recension du livre d’Eric Calderwood “On Earth or in Poems: The Many Lives of al-Andalus”

 Robyn Creswell, The New York Review of Books, 22/2/2024
Traduit par Fausto Giudice,
Tlaxcala

Pour les penseurs arabes modernes, l’expérience andalouse a tout représenté, des dangers du factionnalisme aux avantages de l’ouverture culturelle en passant par la douleur de l’exil.

Ouvrage recensé :

On Earth or in Poems: The Many Lives of al-Andalus [Sur la terre ou dans les poèmes : Les multiples vies d’al-Andalus]
par Eric Calderwood
Harvard University Press, 2023, 345 p., Hard Cover 45,00 $, 37,95£-Kindle 33,99$

La nouvelle de Jorge Luis Borges « La quête d’Averroès » commence un après-midi dans l’Andalousie du XIIe siècle, dans la maison ombragée de Cordoue d’Ibn Rushd, plus tard connu en Europe sous le nom d’Averroès.

Le philosophe est dans une impasse dans son commentaire de la Poétique d’Aristote : deux mots, “tragédie” et “comédie”, sont omniprésents dans le grec mais opaques pour l’arabe, qui n’a aucune notion de dramaturgie. Lors d’un dîner ce soir-là, le sujet de la poésie revient sur le tapis : un invité affirme que les vers bédouins de l’époque préislamique, fondement de la littérature arabe, sont obsolètes pour les poètes qui vivent dans des villes sophistiquées comme Cordoue.
Lorsque Zuhayr, poète du VIe siècle, comparait le destin à un chameau aveugle, la métaphore était saisissante ; aujourd’hui, elle semble absurde. Le philosophe n’est pas d’accord. Il affirme, de manière parfaitement aristotélicienne, que la poésie traite des universaux : son but n’est pas d’étonner mais d’inventer des figures compréhensibles par tous. (Borges semble insinuer sournoisement que le chameau puissant mais maladroit, contre lequel toute lutte humaine est condamnée, pointe vers une traduction arabe de “tragédie”, même si Ibn Rushd ne s’en rend pas compte). En raison de l’universalisme de la poésie, poursuit le philosophe, le passage du temps l’enrichit au lieu de la rendre obsolète. En nous remémorant les vers de Zuhayr, nous ne pensons pas seulement à sa métaphore, mais nous comparons nos luttes aux siennes : « La figure avait deux termes ; maintenant, elle en a quatre ».

Ibn Rushd termine par une anecdote. Lors d’un séjour en Afrique du Nord, « torturé par les souvenirs de Cordoue », il fut consolé par un vers de poésie composé par le calife Abderrahman, qui s’adressait à un arbre de son jardin royal en pensant à sa maison de Damas : « Toi aussi, tu es, ô palme ! /en terre étrangère … ».

Les compagnons de table d’Ibn Rushd savaient tout d’ Abderrahman. Membre de la famille omeyyade, qui a dirigé le deuxième califat islamique depuis Damas entre 661 et 750, il a échappé au massacre de sa famille par les Abbassides rivaux et s’est enfui vers l’ouest. En 756, il proclame la domination omeyyade sur la péninsule ibérique - al-Andalus, en arabe - que ses descendants gouverneront depuis Cordoue pendant près de trois siècles. De nombreux éléments de la nouvelle capitale rappellent la Syrie natale d’Abderrahman : son domaine d’al-Rusafa, avec ses palmiers transplantés, porte le même nom qu’un complexe royal près de Damas ; le mihrab [niche de prière] de sa grande mosquée est orienté vers le sud, comme ceux de Syrie, bien que La Mecque se trouve évidemment à l’est de Cordoue. « Singulier privilège de la poésie », déclare Ibn Rushd dans l’histoire de Borges, « des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne ».

Dans l’histoire littéraire arabe, la mémoire d’al-Andalus survit comme le palmier transplanté d’Abderrahman. Le passage du temps a enrichi ses significations et en a fait une sorte de patrimoine universel, alors même que l’époque de la domination musulmane s’éloignait. Ce processus de mémorialisation a commencé alors que les Arabes régnaient encore sur une grande partie de la péninsule. Pour les poètes, le siège califal de Cordoue, mis à sac au début du XIesiècle, est devenu le lieu de réflexions mélancoliques sur les gloires passées et les rouages impénétrables du destin. « O peuple d’al-Andalus », s’exclame le Valencien Ibn Khafaja, au XIe siècle, dans des vers maintes fois repris depuis, « Comme Dieu vous a comblés/d’eau, d’ombre, de rivières et d’arbres/le jardin du Paradis n’est nulle part ailleurs que sur votre terre ».

 Al-Andalus a également fasciné les écrivains arabes modernes, pour des raisons légèrement différentes. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nombreux nationalistes ont commencé à se tourner vers le passé, en particulier le passé précolonial, pour y trouver des exemples de réussite et de puissance arabes. L’Espagne musulmane constituait un modèle évident : une patrie (en arabe, al-watan) perdue  qui pouvait consoler et inspirer face à une domination étrangère. De ce point de vue, la Reconquista de Ferdinand et Isabelle était le signe avant-coureur d’une longue histoire d’occupation et d’exil.

L’Égyptien Ahmad Shawqi, surnommé le « prince des poètes », a été expulsé vers l’Espagne en 1914. Au Caire, il avait été poète de la cour du khédive Abbas II, destitué par les Britanniques au début de la Première Guerre mondiale en raison de ses sympathies ottomanes. Shawqi a passé les six années suivantes en Espagne, où les vestiges de l’Al-Andalus arabe lui rappelaient vivement son pays. Dans son célèbre « Poème rimant sur la lettre Sin », Shawqi se promène parmi les ruines de Cordoue, voyant tout à travers le prisme fracturé de l’exil : le magnifique passé andalou, les palais et les mosquées vides du présent, le watan égyptien désespérément absent. Dans les dernières lignes du poème, il promet que ses enfants « prendront ces ruines comme des sermons », car « si vous ne pouvez pas vous tourner vers le passé, vous ne trouverez jamais de consolation ». Pour Shawqi, comme pour de nombreux penseurs arabes, al-Andalus est un lieu de mémoire et de désir, évoquant la nostalgie d’une histoire depuis longtemps disparue qui semble néanmoins offrir d’importantes leçons pour le présent.

La mosquée d'Urbana, en Illinois, reprend les entrelacs rouges et blancs de la grande mosquée de Qurtaba (Cordoue)


L’ouvrage d’Eric Calderwood, On Earth or in Poems, est, écrit-il, une étude de la « postérité culturelle » de la domination musulmane en Espagne. Il s’intéresse tout particulièrement à cette postérité chez les intellectuels arabes modernes. Presque tous les mouvements politiques et culturels du monde arabe se sont intéressés à Al-Andalus d’une manière ou d’une autre, et le livre de Calderwood est un enchevêtrement d’études de cas : arabistes, berbéristes, féministes, Palestiniens, musiciens contemporains. (Il n’explique pas pourquoi il a choisi ces groupes et non, par exemple, les islamistes ou les laïcs arabes, qui ont leurs propres points de vue sur le sujet). À travers leurs poèmes et leurs pamphlets, leurs films et leurs chansons, chaque groupe a produit ce que Calderwood appelle un « mythe » d’Al-Andalus. Il s’intéresse moins à l’exactitude de ces mythes qu’à leur utilisation politique. Comme il le dit, « les affirmations modernes sur Al-Andalus sont souvent autant (ou plus) destinées à répondre aux besoins du présent qu’à comprendre le passé ».

Pour les historiens, l’histoire d’al-Andalus commence en 711, lorsque les armées omeyyades commandées par Tariq ibn Ziyad conquièrent la majeure partie de l’Ibérie sur les rois wisigoths (le nom Gibraltar vient de l’arabe Jabal Tariq, « la montagne de Tariq »). Quelque quarante-cinq ans plus tard, Abderrahman établit sa nouvelle capitale à Cordoue. Elle devint rapidement un centre de civilisation rivalisant avec Bagdad, avec d’innombrables bibliothèques, des palais et des mosquées opulents, de vastes aqueducs, des centaines de bains publics et des marchés proposant des marchandises en provenance d’Inde, de Chine et d’Europe du Nord, le tout défendu par l’une des marines les plus puissantes du monde. Juifs, chrétiens et musulmans ont contribué à faire de Cordoue « la patrie de la sagesse », comme l’a appelée plus tard un panégyriste arabe, « la maison du raisonnement juste, le jardin des fruits des idées ».


Le collier de la colombe (طوق الحمامة awq al-hamāma), par Ebrahim Busaad, 2011

La domination omeyyade a duré jusqu’au début du XIe siècle, lorsque des factions armées en guerre ont divisé le califat en cités-états indépendantes. L’époque des « petits royaumes » a été marquée par la discorde politique mais aussi par l’épanouissement culturel, notamment dans les œuvres d’Ibn Hazm, auteur de l’élégant traité d’amour Le collier de la colombe (1022), ainsi que dans les vers hébraïques de Shmu’el HaNagid (Isma’il ibn Nag’rila), le vizir juif de Grenade.

La péninsule fut essentiellement réunifiée en 1086 sous la bannière des Almoravides, une dynastie berbère d’Afrique du Nord, suivie à son tour par les Almohades, qui avaient également leur capitale à Marrakech. Les Almohades ont été les mécènes puis les persécuteurs d’Ibn Rushd et ont souvent été décrits - comme leurs prédécesseurs almoravides précédents - comme des fanatiques, en partie parce qu’ils ont interdit les œuvres du philosophe et ont ordonné qu’elles soient brûlées en public. Au milieu du XIIIe siècle, la Reconquista avait réduit la domination musulmane à l’État de Grenade, qui succomba aux armées de l’Aragon et de la Castille au cours de la fatidique année 1492.

Les penseurs modernes ont tiré des fils distincts, bien que se chevauchant souvent, de cette dense trame historique. Les nationalistes arabes ont mis l’accent sur les dangers du factionnalisme et sur la force que confère l’unité. Pour les libéraux laïques, l’expérience andalouse a prouvé les avantages de l’ouverture culturelle, de la recherche sans entrave et de la tolérance religieuse. Pour de nombreux Palestiniens, comme pour de nombreux Juifs, il s’agissait d’un récit édifiant sur la perte de la patrie et les chagrins de l’exil. Calderwood compare ces souvenirs collectifs à un couteau suisse, « un ensemble varié d’outils prêts à répondre à toutes sortes de problèmes et de besoins ». Il ne voit pas d’un bon œil la recherche d’une « ontologie d’al-Andalus » - en termes simples, une étude de ce qu’il était - et appelle plutôt à une « phénoménologie », qui montrerait plutôt « comment al-Andalus s’est manifesté à diverses époques et en divers lieux ».

L’outil le plus populaire de cette trousse d’interprétation, que de nombreux penseurs ont utilisé pour comprendre al-Andalus, est le concept de convivencia [convivance, coexistence]. De nombreux lecteurs anglophones ont découvert cette idée dans The Ornament of the World (2002) de la chercheuse María Rosa Menocal, un portrait lyrique de ce qu’elle appelle la « culture de la tolérance » de l’Espagne médiévale. Dans le récit franchement idéalisant - et largement lu - de Menocal, qui s’appuie extensivement sur des sources littéraires et philosophiques, les musulmans, les juifs et les chrétiens andalous ont créé une société de « syncrétisme éclectique », tragiquement anéantie par les puritains religieux : d’abord les Almoravides et les Almohades, puis les armées de Ferdinand et d’Isabelle. Menocal a terminé son livre juste avant les attentats du 11 septembre, et son exploration des « profondeurs inconnues de la tolérance et de la symbiose culturelles de notre patrimoine » était particulièrement opportune à un moment où les gros titres des journaux annonçaient un choc imminent des civilisations.

L’idée de convivencia, bien que souvent associée à l’Andalousie, n’est pas andalouse : ses racines plongent dans un passé beaucoup plus récent. C’est l’historien et critique littéraire espagnol Américo Castro qui, dans son livre España en su historia : cristianos, moros y judíosPDF[Buenos Aires, 1948, interdit sous Franco, réédité en 1983 et 2001, inédit en français, NdT], a utilisé pour la première fois le terme dans le sens particulier - et commodément vague - de coexistence religieuse et ethnique. Empruntant le terme à la philologie, où il désigne la lutte pour la suprématie entre les variantes vernaculaires d’un mot, Castro lui a donné une tournure existentialiste, l’utilisant pour caractériser l’interaction quotidienne entre les « castes » chrétiennes, musulmanes et juives, qu’il considérait comme la base de l’identité espagnole. L’argument de Castro a suscité des réponses véhémentes de la part d’historiens pour qui les éléments catholiques et castillans de l’identité espagnole étaient primordiaux.

Avec le temps, le débat sur la convivencia a été assimilé à une version de l’ère franquiste des guerres culturelles, opposant les nationalistes catholiques aux libéraux républicains. La notion de coexistence religieuse de Castro s’accorde avec les revendications d’une importante école de pensée juive du dix-neuvième siècle. Heinrich Graetz, l’un des fondateurs de l’historiographie juive moderne [Histoire des Juifs, version françaiseHTML], a retourné les idéaux de tolérance des Lumières contre les chrétiens européens, opposant « l’oppression fanatique du christianisme » à la situation des juifs dans les cultures musulmanes, où « les fils de Juda étaient libres de lever la tête et n’avaient pas besoin de regarder vers l’extérieur avec crainte et humiliation ». Bien qu’ils n’aient pas utilisé le terme de convivencia”, Graetz et ses collègues n’ont pas manqué de faire l’éloge d’un âge d’or juif sous la domination musulmane. Ironie du sort, les historiens arabes modernes ont eu tendance à mettre l’accent sur cette tradition de tolérance islamique - avec l’implication que seul le sionisme est à blâmer pour les malheurs de la région - tandis que de nombreux historiens israéliens se sont efforcés de réfuter la notion de coexistence harmonieuse en Andalousie.

 Eric Calderwood à la Foire du Livre de Rabat, où la traduction arabe de son livre sur L'Andalous colonial a été présentée

Dans un ouvrage précédent, Colonial al-Andalus, Spain and the Making of Modern Moroccan Culture [2018, traduit en arabe et en espagnol, inédit en français], Calderwood relate une autre série d’ironies dans l’histoire moderne de la convivencia. Au début du XXe siècle, un groupe d’intellectuels espagnols, dont l’écrivain et homme politique Blas Infante, a milité pour l’autonomie politique de l’Andalousie. Opposé à l’exclusivité du phalangisme espagnol (ainsi qu’au nationalisme catalan), Infante décrit la société andalouse comme un mélange racial et culturel dont la vitalité découle du métissage. « L’invasion arabe a nourri les Andalous, principalement de sang arabe et berbère », écrit Infante dans un passage d’Ideal Andaluz (1915), renversant l’obsession espagnole de la limpieza de sangre, ou pureté du sang. « L’ascendance sémite qui nous est jetée à la figure comme un stigmate [...] est notre plus grand titre de gloire ». Contrairement aux intellectuels espagnols qui cherchaient dans le Nord les sources de la civilisation, l’Infante qualifiait l’Europe de colonisateur barbare. Il qualifie les Andalous d’ « Euro-Africains, Euro-Orientaux, hommes universalistes ».

Infante a été assassiné par les fascistes au début de la guerre civile espagnole, mais Calderwood retrace avec soin la surprenante survie de ses idées dans l’idéologie franquiste. Le virage d’Infante vers l’Afrique est né de la conviction que l’Espagne et le Maroc appartenaient à une même région historique, l’Andalousie, qu’il fallait réunir. En 1931, il demande que le Protectorat espagnol du nord du Maroc, une portion de territoire côtier gouvernée par l’Espagne depuis 1912, soit cédé à l’autorité andalouse. Cette idée d’unité hispano-marocaine est devenue la pierre angulaire de la politique coloniale de Franco, qui a justifié la domination espagnole sur le nord du Maroc en invoquant un passé andalou commun. Franco a utilisé ce mythe pour recruter 80 000 soldats marocains dans son camp pendant la guerre civile, tout en soutenant le mouvement nationaliste marocain dans sa lutte pour l’indépendance et en organisant même un bateau à vapeur pour transporter les pèlerins musulmans du Maroc vers l’Arabie saoudite.

Enfin, ironie du sort, la convivencia est devenue un élément de l’identité marocaine officielle. La constitution du pays déclare l’importance de son passé andalou et affirme « l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue ». Bien que le Maroc ait acquis son indépendance à une époque d’insurrection anticoloniale, les péripéties de la convivencia montrent comment, selon l’expression de Calderwood, « une façon espagnole de parler du Maroc est devenue une façon marocaine de parler du Maroc ». Certaines de ces ironies sont peut-être plus discrètes que ne le suggère Calderwood. Les nationalistes espagnols et marocains avaient un ennemi commun, la France, et leur alliance était déterminée par des intérêts politiques - et peut-être par une antipathie partagée pour l’athéisme, autre thème de la propagande franquiste - plus que par un engagement commun envers l’Andalousie. Le nationalisme marocain met précisément l’accent sur ces moments du passé médiéval - les régimes berbères des Almoravides et des Almohades - que les écrivains espagnols, y compris l’Infante, ont généralement dédaignés. 

En poursuivant les péripéties de la vie après la mort de l’Andalousie dans la rhétorique politique, on finit par se demander s’il s’agit vraiment d’une histoire de retournements ironiques ou simplement de manipulations cyniques. Et si l’Andalousie n’était pas tant une boîte à outils qu’un récipient vide ? Et si elle pouvait signifier tout ce que l’on veut ? Dans son nouveau livre, Calderwood s’inquiète de cette possibilité. Il reconnaît que les intellectuels berbères, les féministes et les poètes palestiniens ont tiré des leçons très différentes des ruines d’al-Andalus. Mais il affirme que « l’extrême plasticité » fait partie du pouvoir de l’Andalousie, sa capacité « à se modeler et à s’adapter à des lieux et à des époques différents ». Son objectif est de « tolérer la contradiction » : « Al-Andalus signifie beaucoup de choses différentes pour beaucoup de gens différents, et le défi éthique consiste à garder à l’esprit toutes ces significations disparates sans que l’une d’entre elles ne prenne le pas sur les autres ».

L’ouverture d’esprit pourrait être la meilleure option une fois que les questions de vérité historique - c’est-à-dire l’ « ontologie d’al-Andalus » - ont été mises de côté. Mais Calderwood ne pense pas que toutes les interprétations d’al-Andalus soient également bonnes. Son premier chapitre est une critique de ce qu’il appelle « l’al-Andalus arabe », « la plus durable et la plus résistante des visions concurrentes d’al-Andalus » dans le livre. Il ne s’agit pas de la mémoire collective d’une tendance politique distincte, mais du mythe propagé par la culture arabe dominante dans son ensemble. Calderwood trouve des exemples de cette tradition dans une trilogie de romans historiques du début du XXe siècle sur l’Andalousie de l’écrivain libanais Jurji Zaydan, qu’il compare à une série télévisée syrienne populaire sur le même sujet, produite au début des années quatre-vingt.

Calderwood affirme que la version arabiste d’al-Andalus est exclusiviste en termes raciaux - les héros des histoires sont des Arabes, tandis que les méchants sont souvent des Berbères - ainsi qu’en termes géographiques : à l’origine de l’histoire andalouse se trouve Damas l’Omeyyade, et non Marrakech l’Almoravide. C’est le seul exemple de critique dans un livre qui célèbre par ailleurs l’adaptabilité infinie de l’Andalousie. Mais les termes de l’argumentation de Calderwood sont remarquablement vagues. En quoi ces deux œuvres, aussi populaires soient-elles, sont-elles représentatives de la mémoire collective « arabe » ? L’arabisme culturel de Zaydan est historiquement et idéologiquement distinct du baathisme syrien qui semble inspirer la série télévisée, mais Calderwood ne dit rien sur l’arabisme, le baathisme ou leurs relations. Il écrit que les revendications historiques sur al-Andalus répondent aux « besoins du présent », mais ne précise pas quels besoins et acteurs actuels - l’élite levantine, le régime syrien - sont servis par ces récits arabisants.

Calderwood veut remettre en question la convention qui associe l’Andalousie à la convivencia ; la coexistence n’était pas la seule façon dont les Arabes modernes envisageaient l’héritage de la domination musulmane. Pourtant, les principes libéraux de tolérance et d’inclusion sont les propres critères politiques de Calderwood. C’est la nature excluante du mythe « arabe » - sa négation des contributions berbères à l’histoire andalouse - qu’il conteste. Blas Infante a imaginé une république où les identités se conjuguent à l’infini : Euro-Orientaux, Euro-Africains et autres. Son slogan était : « En Andalousie, il n’y a pas d’étrangers ».

La tolérance à l’égard de tous est cependant une barre très haute. Dans son précédent livre, Calderwood montre comment l’andalucismo d’Infante n’a pas été à la hauteur. Dans le dernier chapitre de son nouveau livre, il se demande si un groupe de musiciens contemporains pourrait répondre à la norme.

Ce chapitre semble d’abord déplacé. C’est le seul qui ne concerne pas explicitement un groupe politique. Mais en fait, les musiciens de Calderwood sont mieux compris comme des libéraux modernes. Reprenant des éléments de son travail sur l’andalucismo, il montre comment les artistes espagnols et marocains ont collaboré pour inventer une tradition musicale hybride qui revendique des racines médiévales. C’est la tradition des réflexions de Federico García Lorca sur le cante jondo, ainsi que des écrits d’Infante sur la musique flamenca. « Les idées qui ont servi le colonialisme peuvent-elles être réhabilitées aujourd’hui au service d’un dialogue interculturel productif ? », demande Calderwood, qui semble répondre par l’affirmative. L’engagement des musiciens en faveur de l’échange, de l’harmonie et de la fusion les rend exemplaires d’une nouvelle convivencia.

Son argumentation culmine dans une « analyse intersectionnelle » des chansons de Khaled, un rappeur espagnol d’origine marocaine qui chante en plusieurs langues et fusionne le flamenco avec la trap. « ¡Al-Andalus es mi raza ! », affirme Khaled dans un morceau – « Al-Andalus est ma race ! » -, marquant ainsi sa solidarité avec les opprimés des deux côtés du détroit de Gibraltar. Dans le clip de « Volando Recto » (En volant droit), l’Alhambra de Grenade fait son apparition.



Le gangsta rap, un genre qui se caractérise par des guerres de territoire et une autopromotion fanfaronne, est un drôle d’endroit pour chercher la convivencia. Dans une phrase de « Volando Recto » que Calderwood ne cite pas, Khaled raille ses rivaux : « Je vais te mettre dans le cul et je ne suis pas un pédé » [Os voy a follar to’l culo y no soy marica]. Sur un autre morceau, « La Bendición », qui célèbre les rues malfamées d’où il vient, Khaled chante : « Gitan, latino, maghrébin - personne n’est chrétien ici ». Les connotations du mot « chrétien » (Khaled utilise le terme nsrani, nazaréen, courant dans la darja marocaine) peuvent être discutées, mais le sentiment n’est pas exactement intersectionnel. Ce n’est pas une critique de l’art de Khaled, évidemment, mais il est difficile de comprendre pourquoi la version d’al-Andalus du rappeur, avec ses diverses inclusions et exclusions, est plus acceptable que la version « arabe » critiquée par Calderwood. Le principe libéral de tolérance pour tous, comme dans la formulation originale d’Infante, semble utopique et appliqué de manière incohérente. 

Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
Mahmoud Darwich, Onze astres sur l’épilogue andalou (1992)

La plus grande méditation sur Al-Andalus par un penseur arabe moderne est la suite lyrique du poète palestinien Mahmoud Darwich « Onze astres sur l’épilogue andalou ». Calderwood, qui emprunte le titre de son livre à un vers du poème, le qualifie à juste titre de « zénith » de l’écriture palestinienne sur Al-Andalus. Le titre de Darwich fait référence à l’histoire coranique de Joseph, l’un des favoris du poète, qui raconte à son père un rêve dans lequel il voit les onze planètes, ainsi que le soleil et la lune, se prosterner devant lui. Dans le poème de Darwich, qui se compose de onze parties, la vision de la gloire future de Joseph se transforme en une série d’oracles du passé. Un chœur d’orateurs des derniers jours de l’Al-Andalus arabe défile dans le texte, chantant les cycles de l’histoire et faisant le compte de leurs pertes.

Darwich a publié son poème en 1992, un an après que les Palestiniens et les Israéliens se furent réunis à Madrid pour entamer les négociations qui devaient aboutir aux accords d’Oslo. Le premier ministre israélien, Yitzhak Shamir, a ouvert la conférence en rappelant le 500ème anniversaire de l’expulsion des Juifs [d’Espagne] et a cité le poète judéo-espagnol Yehuda Halevi sur la nostalgie de Sion : « Mon coeur est en Orient et moi au bout de l’Occident». Darwich se méfie de ces nostalgies, ainsi que des négociations. Dans un poème sur l’exode palestinien de Beyrouth en 1982, il écrit à propos de l’intérêt de pure forme des régimes arabes pour la cause palestinienne : « Au sommet de chaque minaret, il y a un charlatan et un violeur qui prêchent Al-Andalus ». Lors des pourparlers de paix de Madrid, Darwich a vu l’histoire se répéter. Les Arabes étaient à nouveau expulsés et leurs dirigeants signaient les termes de la capitulation.

Mais le poème de Darwich est à l’opposé de l’amertume ou de l’exhortation. Sa force réside dans sa distanciation inquiétante, comme si la vision du poème des tourbillons historiques, de la « conquête et de la contre-conquête », conférait à ses locuteurs une équanimité presque inhumaine. Un cataclysme se prépare, mais dans la première partie du poème, exprimée par un collectif - peut-être les habitants de Grenade qui seront bientôt expulsés - l’atmosphère est d’un calme effrayant :

Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos jours

De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous emporterons

Et celles que nous laisserons. Là. Au dernier soir

Nous ne disons adieu à rien, et ne trouvons pas le temps pour notre fin

Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves

Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables d’ironie

Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant Ici, au dernier soir

Nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et

     reconquête

Et un temps ancien qui remet à ce temps nouveau les clefs de nos portes

Entrez dans nos maisons, ô conquérants, et buvez notre vin

Sur le mode simple de notre mouwachah . Car nous sommes la nuit à sa

     mienuit. Et nulle

Aube portée par un cavalier venu du dernier appel à la prière

Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches sont fraîches, mangez-les

Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au sommeil

Après ce long siège, et dormez sur le duvet de nos rêves

Les draps sont mis, les parfums déposés aux portes, et les miroirs nombreux

Entrez-y pour que nous en sortions jusqu’au dernier. Et sous peu nous

     chercherons ce que

Fut notre Histoire autour de la vôtre dans les contrées lointaines

Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle

Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
(trad. Elias Sanbar)

L’extrême logique de la convivencia est peut-être d’accueillir l’ennemi chez soi. Mais n’entendre qu’un fatalisme épuisé dans le poème de Darwich, c’est manquer l’entêtement de « nous ne disons adieu à rien » ou « tout reste pareil ». Les conquérants vont et viennent, pourrions-nous dire, mais les conquis laissent aussi des traces. En ce sens, ils ne partent jamais vraiment. Comme l’a écrit Edward Said à propos de « Onze astres » et de son ton étrangement posthume, le poème ne traite pas tant du moment de la fin « mais de ce qui se passe après la fin, de ce que c’est que de vivre au-delà de son temps et de son lieu ».

Darwich a souvent exprimé son ambition de devenir un poète « troyen ». L’histoire peut être écrite par les vainqueurs, mais comme Darwich l’a dit à un intervieweur, « il y a plus d’inspiration et de richesse humaine dans la défaite que dans la victoire. Il y a une grande poésie dans l’expérience de la perte ». Calderwood écrit que « Onze astres » n’est pas un poème qui pleure sur une patrie disparue, mais un poème qui envisage des avenirs possibles - andalous et palestiniens. C’est ainsi que Darwich lui-même avait tendance à parler de « Onze astres ». Mais cette lecture passe à côté de ce qu’il y a de plus troublant dans ce poème, à savoir sa détermination à ne voir les choses que sous l’angle de la défaite, comme si l’histoire n’était qu’une série d’expulsions qui s’accumulent. Pour Darwich, adopter ce point de vue - tout en gardant son sang-froid et sa dignité - lui permet de se tenir aux côtés d’autres peuples vaincus et exilés, des habitants de Troie aux Arabes de Grenade, en passant par les Palestiniens de 1948. La consolation, s’il y en a une dans cette vision sinistre, vient des universels poétiques de la perte, et non des détails éphémères de la victoire.

« J’exhorte vos soldats, les soldats et les gardiens du peuple, à ne pas laisser la Palestine devenir une nouvelle Andalousie ! » : un poème de Malek Hamed, Gaza, de 2012, 521ème année de la chute de l’Andalous (sur Facebook)

Robyn Creswell est un critique, universitaire et traducteur usaméricain spécialisé dans la littérature arabe contemporaine. Il enseigne la littérature comparée et la traduction à l'université Brown. Il a été rédacteur en chef de la rubrique poésie à la Paris Review. Il a traduit des œuvres de Sonallah Ibrahim et d'Abdelfattah Kilito, et, plus récemment, le recueil de poésie d’Iman Mersal, Le Seuil. Une version révisée de sa thèse de doctorat a été publiée par Princeton University Press sous le titre City of Beginnings : Poetic Modernism in Beirut (2019).  Regarder sa masterclass sur Palestine, Resistance & Poetry (2021). CV

 

27/02/2024

Tribute to/Hommage à Aaron Bushnell

SERAJ ASSI
Aaron Bushnell a refusé de se taire sur l’horreur de Gaza : il s’est immolé

 Seraj Assi, Jacobin, 26/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Versión española: Aaron Bushnell se negó a guardar silencio ante los horrores de Gaza: se inmoló por fuego delante de la embajada israelí en Washington

La mort atroce d'Aaron Bushnell par auto-immolation était une prise de position contre la misère noire à Gaza infligée par Israël et soutenue par le propre gouvernement de Bushnell.

Dimanche, un jeune USAméricain en uniforme militaire s'est dirigé vers la porte de l'ambassade d'Israël à Washington. Il s'est présenté dans un flux vidéo en direct (livestream).

Je m'appelle Aaron Bushnell. Je suis un membre actif de l'armée de l'air US et je ne veux plus être complice d'un génocide. Je suis sur le point de m'engager dans un acte de protestation extrême. Mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine des mains de leurs colonisateurs, ce n'est pas du tout extrême. C'est ce que notre classe dirigeante a décidé de considérer comme normal.

Les images horribles montrent Bushnell, âgé de 25 ans, qui s'arrête devant l'ambassade, pose son téléphone, s'asperge d'un liquide inflammable et s'enflamme.

Ses dernières paroles : « Libérez la Palestine ».

Alors que Bushnell s'effondrait, des policiers qui avaient assisté à la tragédie se sont précipités vers la scène. Alors que l'agent de sécurité de l'ambassade pointait son arme sur le corps enflammé de Bushnell, on a entendu un agent muni d'un extincteur lui crier : « Je n'ai pas besoin de flingues, j'ai besoin d'extincteurs ! »

Bushnell s'est effondré en criant « Free Palestine» en proie à des douleurs intenses et terrifiantes. Il a succombé à ses blessures dans un hôpital local de Washington peu de temps après.

Bushnell était un militaire usaméricain qui a donné sa vie pour protester contre les horreurs commises à Gaza avec la complicité de son propre gouvernement. Il servait dans l'armée de l'air usaméricaine depuis près de quatre ans. Son profil LinkedIn indique qu'il est sorti de l'entraînement de base « en tête de vol et en tête de classe ». Ses amis et ses proches le décrivent comme « une force de joie dans notre communauté ». Un message en ligne se souvient de lui comme d'une « personne incroyablement douce, gentille et compatissante ». (Le compte de médias sociaux de Bushnell affiche toujours un drapeau palestinien sur son profil).

@krime_1

La mort de Bushnell survient alors que l'administration de Joe Biden continue d'armer Israël jusqu'à la garde, lui prodiguant des milliards de dollars tout en fournissant une couverture diplomatique à ses crimes de guerre à Gaza, en opposant son veto à plusieurs résolutions de l'ONU en faveur d'un cessez-le-feu. Les USA ont récompensé les crimes de guerre d'Israël en commettant leur propre crime de guerre, puisqu'ils continuent d'affamer les Palestiniens en interrompant le financement de l'UNRWA, l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient ; Cet arrêt du financement est une punition collective infligée au peuple palestinien pour avoir demandé justice à la Cour internationale de justice (CIJ), tout en promettant de ne pas punir Israël pour son invasion potentielle imminente de Rafah, même si elle vise des civils, et malgré les craintes croissantes de génocide et d'épuration ethnique. (Les USA ont été l'un des rares pays à défendre Israël lors de l'audience de la CIJ sur l'occupation israélienne la semaine dernière).

 Alors que Bushnell brûlait, le nombre de morts à Gaza dépassait les trente mille civils, dont près de la moitié étaient des enfants. Deux millions de Palestiniens ont été déplacés. La moitié de la population est au bord de la famine, car Israël continue de priver la bande de Gaza assiégée de nourriture, d'eau et de médicaments, condamnant ainsi des milliers de Palestiniens à une mort lente et atroce.

 Aaron Bushnell n'est pas le premier USAméricain à s'immoler par le feu pour protester contre le génocide de Gaza. En décembre dernier, un manifestant s'est immolé devant le consulat d'Israël à Atlanta, en Géorgie, dans ce que la police a décrit comme « probablement un acte extrême de protestation politique ». Un drapeau palestinien a été trouvé sur les lieux après l’acte.

L'auto-immolation est un acte de protestation radical qui vise à choquer et à mobiliser les gens tout en nous alertant sur les horreurs de la guerre. Cette protestation s'inscrit dans une tradition profondément ancrée dans l'activisme anti-guerre aux USA. En 1970, un jeune Californien du nom de George Winne Jr est mort après s'être immolé par le feu à San Diego pour protester contre la guerre du Viêt Nam. Alors qu'il agonisait, il a demandé à sa mère d'écrire au président Richard Nixon pour lui expliquer les raisons de son geste. Sa lettre disait :

Notre fils George Jr. s'est immolé par le feu sur le campus de l'UCSD le 10 mai. Avant de mourir, il nous a dit qu'il avait choisi le moyen le plus spectaculaire auquel il pouvait penser pour attirer l'attention des gens sur la situation la plus déplorable du monde et de ce pays.
Au début de l'année 1991, Gregory Levey, un manifestant pacifiste et enseignant d'Amherst (Massachusetts), s'est immolé pour protester contre la première guerre d'Irak. Raymond Moules lui emboîte le pas trois jours plus tard à Springfield, en Virginie.

Cette tactique extrême a également des précédents internationaux, du moine bouddhiste Thich Quang Duc, qui s'est immolé à Saigon en 1963 pour protester contre la guerre des USA au Viêt Nam, à Mohamed Bouazizi, le vendeur ambulant tunisien qui s'est immolé dans la ville de Sidi Bouzid en 2010 et a contribué à déclencher le printemps arabe.*

S'immoler par le feu n'est pas une tactique que toute personne saine d'esprit choisirait d'employer à la légère. Il s'agit d'une action née du désespoir, du sentiment qu'aucune autre tactique, qu'il s'agisse d'écrire et d'appeler les élus, de participer à des manifestations ou de s'engager dans la désobéissance civile, n'est en mesure d'accélérer la fin du flot d'horreurs auquel nous assistons à Gaza depuis le mois d'octobre. L'action de Bushnell était extrême, mais beaucoup d'entre nous peuvent certainement s'identifier à ses sentiments de désespoir, de rage et de déchirement engendrés par le fait d'assister à un nettoyage ethnique en direct sur nos plateformes de médias sociaux, puis de voir que très peu d'élus - y compris au sein du Parti démocrate - ont le courage d'exiger la fin d'une violence aussi effroyable.

Bushnell est mort pour que Gaza vive. Il est mort pour une Palestine libre et pour nous rappeler que de nombreux USAméricains s'opposent à l'occupation, à l'apartheid et au siège de Gaza par Israël, ainsi qu'à l'oppression du peuple palestinien qui dure depuis des décennies. Sa mort devrait être un appel à l'action, un appel urgent à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin aux atrocités incessantes commises à Gaza avec l'argent public usaméricain et l'approbation des fonctionnaires usaméricains, afin que plus personne ne se sente obligé de s'ôter la vie dans le cadre d'une protestation aussi macabre.

Peu avant sa mort, Aaron a publié en ligne le message suivant : « Beaucoup d'entre nous aiment à se demander : "Que ferais-je si j'étais encore en vie à l'époque de l'esclavage ? Ou du temps de Jim Crow dans le Sud ? Ou de l'apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? La réponse est que vous êtes en train de le faire. En ce moment même ».

NdT
*Lire à ce sujet Le feu de la révolte, Torches humaines du Maghreb à l’Europe, par Annamaria Rivera, éditions workshop19/The Glocal Workshop, 2022

Seraj Assi est né et a grandi dans un petit village palestinien en Israël. À l'âge de trente ans, il s'est exilé aux USA et s'est installé à Washington DC. Il est titulaire d'un doctorat en études arabes et islamiques de l'université de Georgetown. Sa thèse de doctorat a été publiée sous le titre The History and Politics of the Bedouin, Reimagining Nomadism in Modern Palestine (Routledge, 2020). Son premier roman, My Life as an Alien, a été publié par Tartarus Press en 2023. Il écrit pour plusieurs médias. Il est le fondateur de Mideasta Consulting Services, un cabinet de conseil à Washington DC.

*** 

La résistance palestinienne rend hommage au martyr Aaron Bushnell

Les déclarations suivantes ont été publiées sur Resistance News Network le 26 février 2024


@ms3_99

Hamas

Nous, au sein du Mouvement de la résistance islamique (Hamas), exprimons nos sincères condoléances et notre entière solidarité avec la famille et les amis du pilote américain Aaron Bushnell, dont le nom a été immortalisé en tant que défenseur des valeurs humanitaires et du sort du peuple palestinien opprimé qui souffre à cause de l'administration américaine et de ses politiques injustes, comme l'activiste américaine Rachel Corrie qui a été écrasée par un bulldozer sioniste en 2003 à Rafah, la même ville pour laquelle Bushnell a payé de sa vie pour qu'elle soit détruite. Comme l'activiste américaine Rachel Corrie, écrasée par un bulldozer sioniste en 2003 à Rafah, la même ville pour laquelle Bushnell a payé de sa vie pour faire pression sur le gouvernement de son pays afin d'empêcher l'armée sioniste criminelle de l'attaquer et d'y commettre des massacres et des violations.

L'administration du président américain Joe Biden porte l'entière responsabilité de la mort d'Aaron Bushnell en raison de sa politique de soutien à l'entité nazi-sioniste dans sa guerre de génocide contre le peuple palestinien, car il a donné sa vie pour mettre en lumière les massacres et le nettoyage ethnique sioniste contre notre peuple dans la bande de Gaza.

L'héroïque pilote Aaron Bushnell restera immortel dans la mémoire de notre peuple palestinien et des peuples libres du monde, et un symbole de l'esprit de solidarité humanitaire mondiale avec notre peuple et sa juste cause.

L'incident tragique qui a coûté la vie au pilote Bushnell est l'expression de la colère croissante des citoyens américains qui rejettent la politique de leur pays qui contribue au massacre et au génocide de notre peuple, et qui rejettent la violation par leur gouvernement des valeurs humanitaires mondiales, en fournissant une couverture pour assurer l'impunité de l'entité nazie et de ses dirigeants contre toute punition et responsabilité.

Département central des médias du Front populaire de libération de la Palestine

L'acte d'un soldat américain se sacrifiant pour la Palestine est le plus grand sacrifice et une médaille, ainsi qu'un message poignant à l'administration américaine pour qu'elle cesse de participer à l'agression.

 Le Front populaire de libération de la Palestine a affirmé que l'acte d'Aaron Bushnell, membre de l'armée de l'air américaine, qui s'est immolé par le feu devant l'ambassade sioniste à Washington pour protester contre la guerre contre Gaza, et qui a appelé à la « libération de la Palestine », confirme l'état de colère du peuple américain face à l'implication officielle des USA dans la guerre génocidaire sioniste menée contre la bande de Gaza.

Il indique également que le statut de la cause palestinienne, en particulier dans les cercles américains, est de plus en plus profondément ancré dans la conscience mondiale, et révèle la vérité de l'entité sioniste en tant qu'outil colonial bon marché dans les mains de l'impérialisme sauvage.

 Le Front exprime son entière solidarité avec la famille du
soldat et tous les sympathisants américains qui ont pris une position honorable et dont la lutte et la pression pour arrêter le génocide sur la bande de Gaza n'ont pas cessé, confirmant que l'acte d'un soldat américain sacrifiant sa vie pour attirer l'attention du peuple américain et du monde sur la situation critique de la bande de Gaza est un acte de solidarité et de solidarité. Le Front a confirmé que l'acte d'un soldat américain sacrifiant sa vie pour attirer l'attention du peuple américain et du monde sur le sort du peuple palestinien, malgré sa nature tragique et la grande douleur qu'il implique, est considéré comme le plus grand sacrifice et la plus haute médaille, et le message poignant le plus important adressé à l'administration américaine, qu'elle est impliquée dans le crime de guerre à Gaza et que le peuple américain s'est réveillé et rejette cette implication, appelant l'administration à cesser son soutien et son parti pris pour l'entité sioniste.

 Le Front a envoyé un message aux soldats arabes pour qu'ils prennent comme exemple et modèle ce soldat américain qui a sacrifié sa vie pour une noble cause comme la cause palestinienne, et pour qu'ils quittent les tranchées de l'attente, de l'incapacité, et qu'ils passent à la tranchée de la confrontation pour soutenir la Palestine et son peuple qui est massacré, assiégé et affamé au vu et au su du monde entier et à seulement quelques kilomètres des terres arabes et à quelques mètres des frontières.

 La Palestine sera victorieuse tant qu'elle sera profondément gravée dans les consciences du monde, et l'histoire inscrira en lettres d'or les noms de tous les sympathisants et de toutes les personnes libres du monde qui se sont tenus à ses côtés et ont sacrifié leur vie pour elle.

 

26/02/2024

URI MISGAV
“La menace existentielle pour Israël vient de l’intérieur” : David Ivry, pilier de la défense israélienne depuis des décennies, déballe tout

Uri Misgav, Haaretz, 23/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le général de division ER David Elkana Ivry, né en 1934, a été vice-président de Boeing International et président de Boeing Israël de 2003 à 2021. Il a participé à toutes les guerres menées par Israël de 1956 à 1996. Ce vétéran du “sionisme à visage humain” s’est livré dans une série d’entretiens avant et après le 7 octobre. Encore un criminel de guerre qui mourra paisiblement dans son lit.-FG

David Ivry était dans la salle de guerre à presque tous les moments critiques de la défense israélienne. Aujourd’hui, dans sa 90e année, alors que le pays traverse peut-être la pire crise de son histoire, l’ancien commandant de l’armée de l’air, chef d’état-major adjoint de Tsahal et ambassadeur à Washington est prêt à en venir au fait

 

David Ivry : « La première chose qui aurait dû se produire [après le 7 octobre], c’est que le dirigeant déclare : “J’annule la réforme judiciaire - nous sommes tous dans le même bateau”. Ça n’a pas été le cas »

David Ivry est inquiet. « Nous entrons dans une guerre d’usure », déclare-t-il d’une voix calme, avant de soupirer. Nous sommes au début du mois de janvier, lorsque le nombre de victimes israéliennes était bien inférieur à ce qu’il est aujourd’hui. « Je connais cette dynamique depuis le Liban, lorsque j’étais chef d’état-major adjoint des forces de défense israéliennes [1983-85]. Nous sommes dans un endroit que nous avons conquis, les gens s’habituent à la situation et nous passons progressivement du statut de conquérants à celui de cibles. Et cette fois, c’est plus grave qu’au Liban, à cause du
“métro” [labyrinthe de tunnels souterrains] et d’autres infrastructures souterraines [à Gaza]. La question est de savoir combien de temps nous pourrons tenir le coup, et comment y parvenir alors que le gouvernement refuse de parler de solutions politiques ».

Nous allons nous enfoncer dans le bourbier de Gaza ?

« Je vous dis que nous sommes déjà dans le bourbier de Gaza. Nous n’avons pas de solution claire sur ce qui va se passer, alors nous continuons à dire que nous serons là pour très longtemps. Et nous n’avons pas encore dit un mot sur ce qui se passe dans le nord ».[à  la frontière avec le Liban, NdT].

Partagez-vous le sentiment que nous nous trouvons à l’un des moments les plus difficiles de notre histoire ?

 « Oui. Le 7 octobre est une catastrophe épouvantable qui a changé la stratégie de toute la région. L’échec est immense. Il est impardonnable. Pendant Yom Kippour [la guerre de 1973], l’arrière n’a pratiquement pas été attaqué. Ici, des communautés ont été capturées, ce qui ne s’était pas vu depuis la guerre d’indépendance. À l’intérieur même du pays, nous avons aujourd’hui le plus grand nombre de réfugiés israéliens que j’aie jamais vu. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une menace existentielle. Pendant la guerre d’indépendance, nous avons été confrontés à une menace existentielle. Jusqu’à la guerre des six jours, nous avons vécu avec le sentiment d’une menace existentielle. Le Hamas et le Hezbollah ne constituent pas une menace existentielle. La menace existentielle est interne ».

Toute sa vie, Ivry a contribué à forger la puissance stratégique de l’État d’Israël. En plus d’avoir été chef d’état-major adjoint de Tsahal, l’ancien pilote est surtout connu pour avoir été commandant de l’armée de l’air israélienne, directeur général du ministère de la défense, fondateur et chef du Conseil de sécurité nationale, président d’Israel Aerospace Industries et ambassadeur d’Israël à Washington. En septembre dernier, il a fêté ses 89 ans. Il ne fête pas les anniversaires : sa mère est décédée alors qu’il était très jeune le jour de l’un de ses anniversaires, et son fils Gil, pilote de F-16, a été tué dans un accident d’entraînement le jour d’un autre anniversaire. La montre fêlée de Gil, retrouvée sur le site de l’accident, est exposée dans une armoire à souvenirs dans sa maison de Ramat Hasharon, à côté des médailles et autres récompenses qu’il a accumulées au cours de sa vie.

Le poids des années ne se fait pas sentir chez lui. Ivry est vigoureux, actif et analytique, et il a une mémoire phénoménale. Il est marié à Ofra – « Nous nous connaissons depuis l’âge de zéro an, nous faisions partie du même groupe pendant notre enfance. L’offre formelle de sortir ensemble est venue après que je l’ai invitée à la cérémonie au cours de laquelle nous avons obtenu nos ailes en tant que pilotes ». Au cours de l’année écoulée, nous avons eu une série de longues conversations portant sur la mission de sa vie par rapport à la défense et à la sécurité de l’État. Nos rencontres ont commencé dans l’ombre de la menace d’une refonte judiciaire qui s’est manifestée il y a un an et de la grave fracture qui en a résulté au sein de la nation et qui l’a empêché de dormir.

Avant le 7 octobre, nous étions assis ici et vous avez exprimé votre profonde inquiétude.

« J’étais très inquiet au sujet d’une guerre civile, et je crains qu’elle [cette menace] ne refasse surface. Une guerre civile est une menace existentielle. Lorsque le coup d’État a commencé, je suis devenu vraiment déprimé. Les gens parlent constamment d’unité en temps de guerre et de « ensemble, nous vaincrons », etc. La première chose qui aurait dû se produire [après le 7 octobre] était que le dirigeant déclare : « J’annule maintenant la réforme judiciaire - nous sommes tous dans le même bateau ». ça ne s’est pas produit. [Netanyahou n’a pas dit ça. C’est important. En fin de compte, les Arabes nous ont aidés au moins à arrêter la réforme. Sinon, je ne sais pas où nous en serions aujourd’hui. Mais le prix à payer est très élevé. Trop élevé ».

Des soldats des FDI évacuent un soldat blessé dans la bande de Gaza, le mois dernier. « Le passage du statut de conquérant à celui de cible ». Photo: AFP

La période de service d’Ivry en tant que commandant de l’armée de l’air israélienne, de 1977 à 1982, a été principalement marquée par l’un des plus grands succès de l’histoire de ce corps : la destruction, en 1981, du réacteur nucléaire irakien, situé au sud-est de Bagdad, à quelque 1 600 kilomètres d’Israël.

« Dès le premier jour de ma prise de fonction, une réunion a été organisée avec tous les responsables de la communauté du renseignement afin d’évaluer le réacteur qui était alors en construction », raconte Ivry. « La conclusion était qu’il s’agissait d’un réacteur ayant des missions militaires et qu’il représentait donc un danger. Les recommandations étaient de poursuivre l’activité diplomatique afin d’inciter la France [fournisseur du réacteur d’Osirak] à résilier son contrat avec les Irakiens, de perturber leurs progrès de diverses manières et, entre-temps, de préparer un plan d’attaque. À partir de ce moment-là, j’ai réfléchi à la manière d’augmenter la portée de la FAI [Force aérienne d’Israël] : lorsque les premiers commandants d’escadron de F-16 se sont rendus aux USA pour ramener les avions, je leur ai dit : “Dites-moi quelle est la plus longue portée que vous pouvez obtenir avec lui [un F-16] pour une attaque au sol”. Ils ne comprenaient pas pourquoi j’insistais autant sur ce point ».

Pendant quelques années, vous et la FAI vous êtes préparés à mener l’opération.

« Nous ne sommes pas les premiers à avoir décidé qu’il était permis d’attaquer un réacteur nucléaire. Les Iraniens ont essayé de l’attaquer à deux reprises et ont tout gâché. Le problème, c’est qu’après chaque attaque iranienne, les Irakiens ont renforcé leur défense. Ils ont construit de hauts murs, ils ont envoyé des ballons avec des câbles en fer, de sorte que si vous voliez à basse altitude, vous les heurtiez ; ils ont apporté des SAM [missiles sol-air]. Il a été décidé d’attaquer avant qu’ils atteignent un certain seuil d’uranium enrichi ».

L’opération est planifiée pour le printemps 1981. « Des discussions quotidiennes ont eu lieu au sein de l’état-major des FDI », poursuit Ivry. « Au milieu des préparatifs et des discussions [en mai], le fils de Raful [chef d’état-major de Tsahal de l’époque, Rafael Eitan] a été tué dans un accident d’avion. Il pilotait un Kfir, est parti en vrille et s’est écrasé au sol. Lors des funérailles, “Eizer” [Ezer Weizman], qui n’était plus ministre de la défense, m’a attrapé et m’a dit : “Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas le faire [attaquer le réacteur]”. Je n’ai rien dit. »

ROSA LLORENS
La Ferme des Bertrand : entre émotion et perplexité

Rosa Llorens, 26/2/2024 

La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire US. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.

Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de G. Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute-Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de cailloux). 

 

 Tous les critiques relèvent la force des paroles d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du cinéma la gorge un peu serrée.

Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la mécanisation, au point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.

Cependant, ce parti-pris de modernité suscite moins d’empathie, pour diverses raisons.

D’abord, une raison qu’on peut taxer de sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé par les machines (tels des Palestiniens à un check-point) et défiler une par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise bas d’une vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans des boxes à part.

Il y a quelque chose de fondamentalement pervers dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans d’abominables méga-usines [comme celles du groupe MHP, de l’oligarque Yuriy Kosyuk, plus gros producteur de poulets d’Europe, récemment épinglé par Macron].

Notre Ryaba [poule aux œufs d’or) : sans antibiotiques, sans hormones de croissance, existe aussi en version halal

Autre chose laisse perplexe dans ce film : oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ; parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides par jour.

La ferme des Bertrand est un film réussi (sans doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, auteur en 2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.