24/07/2025

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
Que se passe-t-il en Syrie… et en Asie occidentale ?

   Sergio Rodríguez Gelfenstein, 24/7/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

À Carlos Pereyra Mele, professeur et maître.

L’un des plus aigus et brillants analystes en géopolitique
qui nous a quittés hier, trop tôt.
Adieu, Maestro !

Comme cela devient habituel, , les médias transnationaux à but lucratif, censés informer, se consacrent paradoxalement à la désinformation. On peut le constater de manière particulièrement aberrante lorsqu’il s’agit des événements en Asie occidentale. Bien que la déformation des faits soit une pratique quotidienne, la situation est aujourd’hui atroce lorsqu’on tente de reconstruire les péripéties et les actions qui se déroulent dans cette région depuis deux ans et demi.

Ces derniers jours, ce sont les faits en Syrie dominent l’actualité régionale. Comme si le génocide en Palestine, l’agression permanente contre le Liban et la rhétorique belliciste contre les voisins s’étaient arrêtés, la falsification des faits cache la véritable toile de fond de l’affaire.


La situation géographique de la Syrie, située au carrefour des peuples et des civilisations, en a fait, tout au long de l’histoire, un joyau inestimable pour ceux qui aspiraient à contrôler la région. La présence de peuples différenciés dans certaines zones du pays a créé des aires d’influence traditionnelles d’idéologies, de leaders et de tribus ayant leur propre identité, culture et histoire. Par exemple, les Kurdes se trouvent au nord, les Druzes au sud-est, les Alaouites sur la côte méditerranéenne, et les Sunnites dans la zone centrale.

Cette situation, stabilisée sans grands conflits [sic] sous le gouvernement de Bachar Al Assad, a été détruite par une intervention étrangère qui, en attisant les différences sectaires et religieuses à son avantage, a engendré la division et la disparition de la sécurité fondée sur l’équilibre.

Au-delà de la dynamique interne syrienne, trois puissances étrangères ont joué un rôle déterminant dans la situation actuelle : Israël, les USA (avec la France en appendice), et la Turquie.

Comme je l’ai écrit à d’autres occasions, il est presque impossible aujourd’hui d’analyser un scénario de manière isolée. De même, tout événement international doit être compris dans ses trois dimensions — locale, régionale et globale — si l’on veut réellement en cerner les fondements et les implications.

Ce texte tente donc d’analyser ce scénario complexe sous une vision holistique, seule capable de fournir des pistes pour sa compréhension. Malgré l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Liban conclu en novembre dernier, l’entité sioniste l’a violé à de multiples reprises. Les USA et la France, garants de cet accord, ont trahi leur engagement en permettant que l’agression — qui a déjà causé la mort de près de 400 Libanais — se poursuive en toute impunité.



Cet accord était censé prolonger la résolution 1701 de 2006 du Conseil de sécurité de l’ONU, signée après 34 jours de guerre suite à l’invasion du Liban par Israël. L’accord établissait un cessez-le-feu total et le retrait des troupes israéliennes. Israël n’avait pas atteint ses objectifs à l’époque : détruire le mouvement chiite libanais Hezbollah et « démilitariser » le Liban.

Ce non-respect de la résolution 1701 reste une épée de Damoclès suspendue au-dessus de toute tentative de stabilisation. Dans le contexte actuel, Thomas Barrack, envoyé spécial du président Donald Trump pour la Syrie, a insisté sur l’obligation du gouvernement libanais de désarmer le Hezbollah, menaçant Beyrouth de détruire le Liban pour l’annexer à la Syrie si cela n’était pas fait. En réalité, si cet ultimatum était mis à exécution, il signifierait la fin des Accords Sykes-Picot de 1916, qui avaient organisé le contrôle de la région selon les intérêts européens sous le couvert d’une stabilité jamais atteinte.

L’instabilité nécessaire au maintien des intérêts occidentaux s’est poursuivie ces dernières années. De la première guerre du Golfe (1990–1991), à celle d’Irak (2003–2011), en passant par l’Afghanistan (2001–2021), le prétendu Printemps arabe débuté en 2011, la guerre au Yémen commencée en 2015, le génocide permanent contre le peuple palestinien, les attaques israéliennes intermittentes contre le Liban, l’intervention turque en Syrie, ou encore les guerres contre le terrorisme d’Al-Qaïda et de Daech en Irak et Syrie, toutes ont pour objectif le maintien de l’instabilité, pour affaiblir, fragmenter, dominer et contrôler la région.

Pour les USA, la priorité stratégique est d’assurer leur sécurité énergétique. Les centres de production pétrolière sont donc constamment dans leur viseur, ce qui explique leur présence active en Asie occidentale — région possédant les plus grandes réserves mondiales. Cela explique aussi leur implication dans le conflit ukrainien. Dans ce cadre, le Venezuela est également concerné, mais en tant que pays d’Amérique latine — « l’arrière-cour » de Washington — sa dynamique est différente et ne sera pas abordée ici.

Rassemblant tous ces éléments, on peut commencer à répondre à la question : Pourquoi la Syrie ? Bien avant le conflit actuel, même avant la guerre du Golfe, des projets de construction d’oléoducs existaient déjà. L’un devait partir du Golfe Persique, traverser l’Irak et la Syrie jusqu’à la Turquie pour approvisionner l’Europe. Le second a motivé le coup d’État de 1953 en Iran contre le Premier ministre Mossadegh, après qu’il eut nationalisé le pétrole [jusque-là “british”]. Ce projet fut définitivement écarté après la révolution islamique de 1979. Aujourd’hui, plusieurs projets d’oléogazoducs partant du Golfe Arabo-Persique vers l’Europe passent par la Syrie.

C’est dans la continuité de ces projets que, presque en même temps que le Printemps arabe de 2011, une grande conspiration occidentale a vu le jour pour affaiblir la région et s’emparer de ses ressources. Les USA et l’OTAN ont ainsi conçu, financé et mis en œuvre un coup d’État en Ukraine pour atteindre le même but : éliminer la Russie comme fournisseur énergétique de l’Europe. Il s’agissait de faire venir l’énergie du Golfe Arabo-Persique, région dominée par des monarchies conservatrices aisément contrôlables.

Dans un premier temps, après la chute de l’URSS et devant la faiblesse de la Russie sous Eltsine, l’Occident a tenté d’exciter les minorités nationales et religieuses russes. Cette tentative ayant échoué, il a reporté leurs efforts sur l’Asie occidentale.

Bachar Al Assad a été pressé par l’Occident d’approuver les projets d’oléoducs. Il a toujours refusé. C’est ce qui explique pourquoi, après avoir renversé Kadhafi en Libye, le Printemps arabe a « atterri » en Syrie. Ce refus d’Al Assad est l’une des raisons du coup d’État en Ukraine en 2014, et de l’implication directe de la Russie : Moscou avait compris que la cible stratégique de cette guerre était la Russie, pas la Syrie.

Aujourd’hui, après la chute de Bachar Al Assad et le génocide à Gaza, le plan des oléoducs a été relancé. Le terroriste Ahmed Al Charaa alias Al Joulani, devenu président de la Syrie, agit comme instrument des USA et d’Israël. Sur leurs ordres, il a attaqué la province de Soueïda, peuplée majoritairement de Druzes. Bien qu’ils ne représentent que 3 % de la population, les Druzes ne sont pas monolithiques et sont divisés politiquement — ce qui « facilite » l’action des terroristes devenus gouvernement. Une faction soutient Al Joulani, une autre Israël, menée par Hikmat al Hijri, né au Venezuela comme beaucoup d’habitants de Soueïda [surnommé « le peitit Venezuela », ce dernier étant appelé « Venesueida », NdT]. Une troisième est nationaliste et avait de bonnes relations avec Al Assad.

MBS, Trump et Al Charaa, mai 2025

Al Joulani ne gouverne pas vraiment. Sa coalition est pleine de contradictions ethniques, religieuses, et politiques. Il se maintient au pouvoir grâce aux USA, à Israël et à la Turquie, et se consacre au massacre des minorités : d’abord les Kurdes au nord, puis les Alaouites sur la côte, et maintenant les Druzes au sud.

Pour attaquer Soueïda, Al Joulani utilise des sunnites de Daraa (frontalière avec la Jordanie), des tribus bédouines locales, et une armée composée à 40 % de terroristes étrangers (principalement ouïghours de Chine et du Pakistan, mais aussi Afghans, Tchétchènes, Daguestanais…), 40 % de terroristes syriens loyaux à Al Joulani, et 20 % de membres de diverses tribus et courants musulmans. Ensemble, ils forment une force de 60 000 hommes.

Les attaques visent à justifier l’intervention israélienne en Syrie sous prétexte que les tribus bédouines menacent la sécurité du pays. Mais en réalité, c’est Al Joulani qui orchestre cette instabilité sur ordre de Washington et Tel-Aviv. Le gouvernement syrien actuel n’a pris aucune mesure contre l’intervention militaire sioniste.

Al-Charaa, vu par Kamal Sharaf, Yémen

Soueïda est devenue la pierre angulaire des intérêts internationaux. Israël veut y créer un “Corridor de David” sécurisant le territoire syrien qu’il occupe [le Golan]. Les USA visent les gisements pétroliers. La Turquie veut des oléogazoducs qui traverseraient son territoire, ce qui lui rapporterait d’énormes revenus.



Mais les ambitions vont plus loin : les USA et Israël veulent démembrer la Syrie en quatre micro-États ethnico-confessionnels, pour justifier l'existence raciste de l'entité sioniste. Ces mini-États, dirigés par des marionnettes comme Al Joulani, permettraient la réalisation du plan du “Grand Israël” et la création d’un nouveau Moyen-Orient.

Ainsi, la Syrie serait divisée en :

  • un secteur kurde au nord sous influence turque,
  • une région alaouite sur la côte (Lattaquié et Tartous),
  • un émirat islamique contrôlé par Al Joulani au centre,
  • un corridor israélo-druze au sud-est, aux frontières jordanienne et irakienne.

Si ce plan est mis en œuvre, toute la région serait morcelée, permettant à l’Occident de s’approprier les ressources énergétiques et d’écarter la Russie du marché européen. Le Golfe Arabo-Persique, via la Syrie et la Turquie, deviendrait le nouveau fournisseur.

Erdoğan le marionettiste, par Adnan Al Mahakri,Yémen

La Turquie cherche à devenir ce pont énergétique vers l’Europe. Cela explique son rôle dans la chute d’Al Assad. Le projet des Frères musulmans, dont Erdogan est issu, vise à devenir le porte-parole des musulmans du monde. Mais cela nécessite un Iran affaibli, ce qu’ils n’ont pas réussi à obtenir.

Les événements de Soueïda doivent donc être compris dans une perspective plus large :

  • Les USA veulent nuire à la Russie et s’approprier le pétrole.
  • Israël veut construire son corridor pour fragmenter davantage le monde arabe.
  • La Turquie veut des bénéfices énergétiques et un rôle de leader.

Ce plan n’a pas abouti à cause de la résistance de l’Iran et de ses alliés (Irak, Liban, Yémen…). Les prochaines cibles pourraient être la Jordanie et surtout l’Égypte, qui possède une des plus grandes armées du monde et un fort sentiment national. Un rapprochement Iran-Égypte serait un obstacle majeur aux projets impérialistes.

Le journaliste égyptien Mohamed Hassanein Heikal (sunnite et panarabiste) affirmait que seule une alliance stratégique Iran-Égypte pouvait sauver le monde arabe. C’est la plus grande peur de l’Occident.

Des erreurs égyptiennes ont empiré les choses : la cession des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite en 2017, puis leur probable transformation en bases militaires usaméricaines, a provoqué une vive opposition au sein de l’armée égyptienne.

De même, les pressions usaméricaines sur les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) pour réduire leur aide à l’Égypte après qu’elle les eut pourtant défendus, ont été mal vues.

Une alliance Iran-Égypte créerait un bloc de 200 millions d’habitants et une armée de plus de 2,5 millions de soldats, contrôlant le détroit d’Ormuz, le canal de Suez et Bab el-Mandeb — les trois nœuds clés de la circulation énergétique mondiale.

Dans ce contexte, la désintégration de la Syrie et de l’Asie occidentale, et la construction d’oléogazoducs passant par ces territoires, devient un enjeu stratégique majeur.

Voici les acteurs en jeu. Le reste — même l’Arabie saoudite — compte peu. Les monarchies médiévales ne cherchent qu’à conserver leur richesse, maintenir leur pouvoir, et apaiser leur population au strict minimum. La cause palestinienne, arabe ou musulmane ne les intéresse que si elle ne menace pas le statu quo ni ne dérange les puissances occidentales qui garantissent leur contrôle sur leurs peuples.

22/07/2025

RUWAIDA AMER
Nous crevons de faim

Mon corps est à bout. Ma mère s’effondre d’épuisement. Mon cousin défie la mort chaque jour pour obtenir un peu d’aide. Les enfants de Gaza meurent sous nos yeux, et nous sommes impuissants à les aider.

Ruwaida Amer  ,+972 Magazine, 21/7/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ruwaida Kamal Amer est une journaliste, productrice et réalisatrice (sur)vivant à Gaza. Elle a précédemment travaillé comme enseignante de sciences. Après le déclenchement de la guerre, elle est restée avec sa famille à Gaza, d’où elle rend compte du génocide en cours et de ses effets dévastateurs sur la population civile. Son travail a été publié par plusieurs médias internationaux tels qu’Al Jazeera English, Euronews et ABC News. Elle écrit régulièrement pour le magazine +972 sur la réalité quotidienne de la vie dans Gaza assiégée et sur la crise humanitaire, et elle met souvent en lumière des histoires qui sont souvent ignorées par les médias grand public.

 


Des Palestiniens tentent de recevoir un repas chaud préparé par des bénévoles, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 20 juin 2025. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

J’ai tellement faim.

Je n’ai jamais pensé ces mots comme je les pense aujourd’hui. Ils véhiculent une sorte d’humiliation que je ne peux pas vraiment décrire. À chaque instant, je me surprends à souhaiter : « Si seulement ce n’était qu’un cauchemar. Si seulement je pouvais me réveiller et que tout soit fini. »

Depuis mai dernier, après avoir été contrainte de fuir mon foyer  et trouver refuge chez des proches dans le camp de réfugiés de Khan Younès, j’ai entendu ces mêmes mots prononcés par d’innombrables personnes autour de moi. Ici, la faim est vécue comme une atteinte à notre dignité, une cruelle contradiction dans un monde qui se targue de progrès et d’innovation.

Chaque matin, nous nous réveillons avec une seule idée en tête : trouver quelque chose à manger. Je pense immédiatement à notre mère malade, qui a subi une opération de la colonne vertébrale il y a deux semaines et qui a maintenant besoin de se nourrir pour se rétablir. Nous n’avons rien à lui offrir.

Et puis il y a ma petite nièce et mon petit neveu, Rital, 6 ans, et Adam, 4 ans, qui réclament sans cesse du pain. Et nous, les adultes, nous essayons de résister à notre propre faim afin de garder les miettes pour les enfants et les personnes âgées.

Depuis qu’Israël a imposé un blocus total  sur Gaza début mars (qui n’a été que légèrement assoupli fin mai), nous n’avons pas mangé de viande, d’œufs ou de poisson. En fait, nous avons dû renoncer à près de 80 % de notre alimentation habituelle. Nos corps sont à bout. Nous nous sentons constamment faibles, désorientés et déséquilibrés. Nous sommes facilement irritables, mais la plupart du temps, nous restons silencieux. Parler demande trop d’énergie.

 

Huda Abu Al-Naja, 12 ans, accompagnée de sa mère, reçoit un traitement contre la malnutrition à l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 25 juin 2025. (Doaa Albaz/Activestills)

Nous essayons d’acheter tout ce qui est disponible sur les marchés, mais les prix deviennent impossibles. Un kilo de tomates coûte désormais 90 NIS (= 23€). Les concombres sont à 70 NIS le kilo (= 18€). Un kilo de farine coûte 150 NIS (= 39€). Ces chiffres semblent scandaleux et cruels.

Nous survivons avec un seul repas par jour : généralement du pain, fait avec la farine que nous avons réussi à trouver. Si nous avons de la chance, le déjeuner comprend parfois un peu de riz, mais cela ne suffit pas à nous rassasier. Nous essayons de mettre un peu de nourriture de côté pour ma mère, peut-être quelques légumes, mais ce n’est jamais assez. La plupart du temps, elle est trop faible pour se tenir debout, trop épuisée pour même prier.

Nous ne sortons presque plus de chez nous, de peur que nos jambes ne nous lâchent. C’est déjà arrivé à ma sœur : alors qu’elle cherchait dans les rues quelque chose, n’importe quoi, pour nourrir ses enfants, elle s’est soudainement effondrée sur le sol. Son corps n’avait même plus la force de rester debout.

Nous avons commencé à prendre conscience de la gravité de la crise alimentaire lorsque le boulanger Abou Hussein, connu de tous dans le camp, a commencé à réduire son activité. Il cuisait auparavant pour des dizaines de familles chaque jour, dont la nôtre, qui n’avons plus ni gaz ni électricité pour cuisiner. Du matin au soir, ses fours à bois fonctionnaient sans interruption.

Mais récemment, il a été contraint de réduire progressivement son temps de travail hebdomadaire. Ma sœur rentrait à la maison et disait : « Abou Hussein est fermé. Il travaillera peut-être demain. » Aujourd’hui, trouver de la pâte et de la farine est devenu une véritable épreuve.

Trois générations en proie à la famine

Dans le camp, j’ai compris la véritable cruauté de ce génocide : la promiscuité étouffante, la foule de réfugiés chassés de leurs maisons et les innombrables récits de famine.

 

Une femme palestinienne déplacée nourrit des enfants à Al-Mawasi, dans le sud de la bande de Gaza, le 13 juillet 2025. (Doaa Albaz/Activestills)

Je vis actuellement chez ma tante, qui nous a recueillis après notre déplacement et nous héberge depuis deux mois. Comme presque tous les autres bâtiments du camp, sa maison a été presque entièrement détruite par les attaques israéliennes. Les frères et sœurs de ma tante ont travaillé sans relâche pour réparer ce qu’ils pouvaient et ont réussi à rendre une pièce habitable.

La maison déborde de petits-enfants, chacun luttant contre la faim. Mon cousin aîné, Mahmoud, est père de quatre d’entre eux. Il a lui-même perdu près de 40 kilos au cours des derniers mois. Les signes de malnutrition sont visibles partout sur son visage pâle et son corps émacié.

Chaque jour avant l’aube, Mahmoud se rend dans les centres de distribution d’aide humanitaire gérés par les USA, risquant sa vie  pour essayer de ramener de quoi manger à ses enfants affamés. Depuis que je suis arrivé chez eux, il me raconte jour après jour les mêmes histoires poignantes.

« Aujourd’hui, j’ai rampé à quatre pattes parmi une foule de milliers de personnes », m’a-t-il récemment confié en me montrant un sac rempli de restes de nourriture qu’il avait réussi à récupérer. « J’ai dû ramasser tout ce qui était tombé par terre : des lentilles, du riz, des pois chiches, des pâtes, même du sel. J’ai mal partout où j’ai été piétiné, mais je dois le faire pour mes enfants. Je ne supporte pas d’entendre leurs cris de faim. »

Un jour, Mahmoud est revenu les mains vides. Il était livide et semblait sur le point de s’effondrer. Il m’a raconté que l’armée israélienne avait ouvert le feu sans avertissement. « Le sang d’un jeune homme à côté de moi a éclaboussé mes vêtements, m’a-t-il dit. Pendant un instant, j’ai cru que c’était moi qui avais été touché. Je me suis figé, persuadé que la balle était dans mon corps. »

Le jeune homme s’est effondré juste devant lui, mais Mahmoud n’a pas pu s’arrêter pour lui venir en aide. « J’ai couru plus de six kilomètres sans me retourner. Mes enfants ont faim et attendent que je leur ramène à manger », a-t-il déclaré d’une voix brisée, « mais ils ne seront pas contents si je rentre mort ».

 
Un Palestinien blessé récupère de l’aide humanitaire distribuée par des organisations internationales à Gaza, dans le nord de la bande de Gaza, le 26 juin 2025. (Yousef Zaanoun/Activestills)

Mon autre cousin, Khader, a 28 ans. Il a une fille de 2 ans et sa femme est enceinte. Il est rongé par l’inquiétude pour leur enfant à naître, qui doit venir au monde dans deux mois. Sa femme ne mange pas correctement et chaque jour, il reste assis en silence, tourmenté par les mêmes questions : Cette famine va-t-elle nuire à ma femme ? L’enfant qu’elle mettra au monde sera-t-il en bonne santé ou malade ?

Sa fille de deux ans, Sham, pleure toute la journée parce qu’elle a faim. Elle réclame du pain, n’importe quoi d’autre que les aliments insipides et lourds à digérer qui composent son régime quotidien, à savoir du riz, des lentilles et des haricots, qui lui ont donné la diarrhée à plusieurs reprises.

Un jour, une amie de Khader lui a donné une poignée de raisins pour elle. C’était un petit miracle. Khader s’est agenouillé à côté de Sham et lui a offert les raisins, mais elle les a simplement regardés, jouant avec eux dans ses petites mains et refusant de les manger. Elle ne les reconnaissait pas : en deux ans de vie à Gaza, elle n’avait jamais vu de raisins.

Ce n’est que lorsque son père en a mis un dans sa bouche et lui a souri qu’elle l’a imité avec hésitation. Elle a mâché. Puis elle a ri.

Les corps s’éteignent

Je me tiens souvent à la porte de la maison, à regarder les enfants du camp. Ils passent la plupart de leur temps assis par terre, le regard vide, fixant les passants. Quand je demande à l’un d’eux de m’acheter une carte Internet pour que je puisse travailler ou appeler ma nièce depuis la maison du voisin, ils me répondent d’une voix faible et fatiguée. Ils me disent qu’ils ont faim. Qu’ils n’ont pas mangé de pain depuis des jours.

Je n’ai que 30 ans, mais je ne suis plus la femme énergique que j’étais autrefois. Avant, je travaillais de longues heures. entre l’enseignement et le journalisme, mais depuis que cette guerre a commencé, je n’ai pas eu un instant de répit. Je jongle entre des tâches ménagères épuisantes — prendre soin de ma mère et de ma famille — tout en essayant simultanément de continuer à documenter et à rédiger  à propos de tout ce qui se passe autour de moi.

 

Une femme palestinienne déplacée prépare du pain sous sa tente, à Al-Mawasi, dans le sud de la bande de Gaza, le 13 juillet 2025. (Doaa Albaz/Activestills)

Mais depuis environ un mois, je ne suis plus capable de suivre l’actualité. Je n’arrive plus à me concentrer. Mon corps est à bout. Je souffre d’anémie après avoir mangé exclusivement des lentilles et d’autres légumineuses pendant des mois. Et depuis deux jours, je ne peux plus avaler à cause d’une grave inflammation de la gorge, conséquence de ma consommation excessive de dukkah et de piments rouges pour tenter d’apaiser ma faim.

Mahmoud, un photographe de 28 ans qui travaille avec moi sur des reportages vidéo, est également en difficulté. « Je n’ai rien mangé depuis deux jours, à part de la soupe », m’a-t-il récemment confié. « Je n’ai plus la force de travailler. » Personne n’en a la force. Travailler pendant un génocide exige une force impossible à maintenir. La famine a paralysé la productivité de tous les travailleurs de Gaza.

Hier, j’ai accompagné ma mère à l’hôpital Nasser pour une séance de kinésithérapie après son opération. Sur le chemin, nous avons vu des dizaines de personnes qui ne pouvaient pas marcher plus de quelques mètres sans devoir s’arrêter pour se reposer. Ma mère était dans le même état : ses jambes étaient trop faibles pour la porter. Elle s’est assise sur une chaise en plastique au bord de la route, rassemblant le peu d’énergie qu’elle pouvait pour continuer.

Alors que nous continuions à marcher, nous avons entendu des cris. Des jeunes hommes et femmes couraient en criant de joie : « Il y a des camions de farine dans la rue ! » Une foule immense s’était formée. Les gens couraient désespérément vers les camions pour tenter d’obtenir un sac de farine.

C’était le chaos. Personne n’escortait les camions pour s’assurer que tout le monde puisse obtenir sa part en toute sécurité. Au lieu de cela, nous avons vu la foule se précipiter vers des zones dangereuses contrôlées par l’armée israélienne, juste pour obtenir de la farine.

Certaines personnes sont revenues avec des sacs. D’autres ont été tuées. Nous avons vu des corps emportés sur les épaules d’hommes, abattus à bout portant là où l’aide était censée leur sauver la vie.

Des Palestiniens transportent un homme blessé par des tirs israéliens alors qu’il tentait d’obtenir de l’aide alimentaire dans la rue Al-Rashid, au nord de la ville de Gaza, le 16 juin 2025. (Yousef Zaanoun/ActiveStills)

18 morts de faim en 24 heures

Après la séance de thérapie, nous avons quitté l’hôpital et sommes passées devant des femmes qui pleuraient sur leurs enfants affamés, mourant sous nos yeux. Une femme, Amina Badir, hurlait en serrant son enfant de 3 ans dans ses bras.

« Dites-moi comment sauver ma fille Rahaf de la mort », s’écria-t-elle. « Depuis une semaine, elle ne mange qu’une cuillère de lentilles par jour. Elle souffre de malnutrition. Il n’y a pas de traitement, pas de lait à l’hôpital. Ils lui ont retiré son droit à la vie. Je vois la mort dans ses yeux. »

Selon le ministère de la Santé à Gaza, le nombre de morts dus à la faim et à la malnutrition depuis le 7 octobre a augmenté  à 86 personnes, dont 76 enfants. Hier, il a  signalé  que 18 personnes étaient mortes de faim au cours des dernières 24 heures seulement. Le personnel médical a tenu un piquet de protestation à l’hôpital Nasser pour demander l’intervention internationale avant que davantage de personnes ne meurent de faim.

Je n’ai pas trouvé de taxi pour nous ramener à la maison. Ma mère a attendu à la porte de l’hôpital pendant que je cherchais un moyen de transport, mais le carburant est rare et les taxis sont pratiquement inexistants. J’ai passé une heure entière à essayer.

Quand je suis revenue, j’étais étourdie et faible. Je me suis effondrée. J’ai essayé de rester forte pour ma mère, mais il n’y avait personne d’autre avec nous. Autour de moi, je voyais des gens s’évanouir partout. Un homme m’a dit : « S’il y avait eu de la nourriture convenable, ta mère ne serait pas tombée aussi malade. »

Nous essayons tous de nous réconforter mutuellement dans cette famine sans fin. Sur Facebook, les gens expriment leur colère, publiant post après post sur la politique d’affamement menée par Israël qui a mis Gaza à genoux. Nous ne pouvons plus faire les choses les plus élémentaires que les gens font chaque jour partout dans le monde. La faim nous a tout pris.

ODED CARMELI
Quand les Israéliens ont-ils cessé de lire des livres ?

En Israël, un livre salué par la critique peut se vendre à 200 exemplaires, voire un seul. Les lecteurs ne s’intéressent plus au célèbre romancier David Grossman : ils préfèrent la littérature érotique et la propagande de droite.


Lire tout en tenant un parapluie en équilibre et en flottant dans la mer Morte, au début du XXe siècle. Photo : Bibliothèque du Congrès, Science Photo Library

Oded Carmeli, Haaretz, 20/7/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


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Oded Carmeli (Kfar Saba, 1985) est un poète, journaliste et éditeur israélien vivant à Tel Aviv. En 2006, il a cofondéKetem, un fanzine littéraire avant-gardiste (2006-2008), ainsi que le premier Festival de poésie de Tel Aviv (2007). Il travaille actuellement comme rédacteur et écrit pour plusieurs journaux et magazines, dont Hava ALehaba (Allons vers l’avenir.), fondée en 2011, à laquelle est rattachée une maison d’édition, Hava Laor, créée en 2015. Carmeli a remporté le prix « Poetry for the Road » de Tel Aviv en 2008.Bibliographie


 Si vous visitez la bibliothèque publique Beit Ariela à Tel Aviv, vous n’en croirez pas vos yeux. L’endroit est bondé. La salle de lecture est pleine à craquer, la salle d’étude est bondée, et n’espérez pas trouver une place à une table dans la bibliothèque Rambam. Mais comme dans le sketch « Cheese Shop » des Monty Python, il manque une chose : les livres.

De nombreuses autres formes d’activité humaine s’y déroulent. Les architectes dessinent, les avocats tamponnent des documents, les monteurs vidéo montent des films. Ils font tout sauf lire des livres.

J’ai vu un homme en chemise déchirée s’approcher d’une étagère et en sortir un gros ouvrage intitulé « Encyclopédie des idées ». « Waouh, me suis-je dit, voilà quelqu’un qui aime approfondir ses connaissances ! » Mais il a posé le livre à plat et a placé son ordinateur portable dessus. Il avait raison. C’est mieux pour les articulations quand le clavier est surélevé.

Bas du formulaire

Il y a peu, la bibliothèque a publié une annonce sur Facebook (je pense que la municipalité de Tel Aviv bat tous les autres gouvernements locaux du monde en matière de publicités par habitant). La vidéo montre un homme qui s’approche d’une bibliothécaire et lui demande : « Avez-vous le nouveau livre de... » Mais la bibliothécaire l’interrompt : « Oh ! Les livres, c’est un bon début. Laissez-moi vous montrer ce que nous avons d’autre à la bibliothèque. »

Elle lui montre ensuite des choses  comme un studio de podcast et une imprimante 3D. Et quand le pauvre garçon lui rappelle : « Mais tu m’avais promis de me prêter ce livre », elle lui propose des conférences, des ateliers et des spectacles. J’avais envie de crier : « Donne-lui ce livre ! Ce garçon veut un livre ! Il est la preuve vivante que quelqu’un veut encore lire des livres ! »


Des visiteurs travaillant sur leurs ordinateurs portables à la Bibliothèque nationale d’Israël à Jérusalem. Photo Yahel Gazit

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Un bon livre publié par un bon éditeur et bénéficiant de bonnes critiques se vend à environ 500 exemplaires de nos jours (oui, ça inclut les livres électroniques et les livres audio). Un livre plus populaire se vendra à 1 000 exemplaires, et un best-seller pourra atteindre les 10 000 exemplaires.

Il y a dix ans, un livre ordinaire se vendait à 1 000 exemplaires, un livre à succès à quelques milliers et un best-seller atteignait les dizaines de milliers. Mais la population de lecteurs a diminué. Israël connaît une explosion démographique, mais l’Israël intellectuel est en voie d’extinction.

En réalité, un livre encensé par la critique peut se vendre à 200 ou 300 exemplaires. Et un livre qui fait la une des journaux du week-end peut ne pas se vendre à un seul exemplaire ce week-end-là.

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Selon le ministère de la Culture, 74 % de la population dans la colonie d’Efrat, en Cisjordanie ont emprunté des livres à leur bibliothèque locale en 2022, contre seulement 8 % à Tel Aviv. Dans la colonie de Kiryat Arba, 71 % des habitants étaient abonnés à une bibliothèque, contre 10 % à Kfar Sava.

Dans la colonie d’Elkana, ce chiffre était de 62 % ; à Metula, dans le nord, il était de 13 %. Tout comme dans les unités d’élite de l’armée, chaque année, on voit de plus en plus de personnes portant la kippa dans les bibliothèques, les librairies et les salons du livre.

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Chaque année, des sondages sur la lecture sont publiés pendant la Semaine du livre hébreu. Par exemple, le quotidien Israel Hayom a publié une enquête montrant que l’année dernière, 51 % des Israéliens ont lu entre un et cinq livres, 18 % entre six et dix, 10 % entre onze et vingt, 19 % plus de vingt, et 2 % ont donné la réponse étrange : « Je ne m’en souviens pas ».

Mais les sondages mentent. Ou plutôt, les personnes interrogées mentent. Il n’est pas agréable d’admettre son ignorance. Comment le sais-je ? Parce que si 51 % des Israéliens lisaient réellement entre un et cinq livres par an, nous, les éditeurs, serions millionnaires.

Pour savoir combien lisent réellement les Israéliens, il faut creuser profondément dans les données fournies par le Bureau central des statistiques. En 2022, les dépenses moyennes des ménages en Israël s’élevaient à 17 600 shekels (4 490€) par mois. Sur ce montant, les ménages consacraient en moyenne 22 shekels [=5,61€] à l’achat de livres, soit un peu plus 0,1%.

En 2003, ces chiffres étaient respectivement de 10 139 shekels [=2587€] et 19,1 shekels [=4,87€], soit près de 0,2%. En bref, les Israéliens dépensent aujourd’hui deux fois moins pour les livres qu’il y a vingt ans.

Étant donné que le prix moyen d’un livre neuf est d’environ 80 shekels [=20€], une famille moyenne de 3,17 personnes achète aujourd’hui un tiers de livre par mois, y compris les livres pour enfants et les livres religieux. Ainsi, l’Israélien moyen, qui dépense 7,07 shekels [=1,80€] par mois en livres, atteint le montant total nécessaire pour acheter un livre tous les 11,5 mois. En d’autres termes, les Israéliens achètent un livre par an. (Ils l’achètent, mais cela ne signifie pas qu’ils le lisent.)


La bibliothèque publique Beit Ariela à Tel Aviv pendant une grève. Photo Daniel Bar-On

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La bonne question n’est pas pourquoi nous avons arrêté de lire. Après tout, lire n’est pas une partie de plaisir ; se saouler ou boire en regardant une émission culinaire à la télévision est bien plus agréable.

La bonne question est pourquoi les gens lisent. Et la réponse est que jusqu’à récemment, tout le monde s’accordait à dire qu’il était impossible d’être cultivé sans lire de livres. Et tout le monde s’accordait à dire qu’une personne cultivée était un euphémisme pour désigner une personne intelligente.

Il n’y a pas si longtemps, les membres de la classe moyenne invitaient leurs amis dans leur salon et voulaient paraître cultivés. Ils leur demandaient donc : « Avez-vous lu le dernier roman d’A. B. Yehoshua ? Et si vous ne le faisiez pas, vous étiez humilié. Vous étiez un idiot.

Mais aujourd’hui, quiconque poserait cette question serait considéré comme un idiot. C’est ainsi que les lecteurs de la classe moyenne ont été éliminés.

Le problème, bien sûr, c’est qu’il est vraiment impossible d’être intelligent sans lire de livres. Mais aujourd’hui, vous pouvez obtenir une licence et une maîtrise – en littérature – sans vraiment lire quoi que ce soit. Vous en ressortirez complètement idiot, mais avec un diplôme.

C’est dommage, car toute l’histoire de l’humanité (dans tous les domaines, de la physique à l’architecture, de l’intellect aux émotions) est codée dans un code spécial, et les livres sont le moyen le moins cher et le plus démocratique de le déchiffrer.

Tout le monde peut désormais se rendre dans un magasin physique ou en ligne et, à un prix raisonnable, acheter une biographie d’Hitler et savoir qui était Hitler. Mais les gens écouteront 100 épisodes de podcasts sur Hitler ou regarderont 1 000 documentaires Netflix sur le Führer et éviteront la source.

Pourquoi ? Parce que le lendemain, devant la machine à café au travail, ils pourront recommander un documentaire Netflix. Mais il est impossible de recommander une biographie de Ian Kershaw. Recommander un livre ? Parler de livres ? C’est une source de honte. Les livres sont passés d’un signe d’honneur à une marque de Cain.


La librairie Matmon dans le quartier Teder de Tel Aviv. Photo Avshalom Halutz

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En 2014, des chercheurs de l’université de Haïfa ont découvert que l’Israélien sioniste religieux moyen ouvrait un livre six fois par mois, contre deux fois par mois pour l’Israélien laïc moyen. Pour l’Israélien moyen dont la relation à la religion est qualifiée de « traditionnelle », ce chiffre était d’une fois par mois.

Au cours de la décennie qui a suivi, l’appétit intellectuel des sionistes religieux s’est accru, tandis que celui des laïcs s’est réduit aux dimensions de celui des Israéliens « traditionnels ». Il s’agit là d’un changement tectonique dans les habitudes de lecture des Israéliens. Les religieux ont également commencé à lire des livres laïques, tandis que les laïcs ont cessé de lire.

En 2019, Dvir Sorek, un soldat issu d’une yeshiva hesder – qui combine le service militaire et l’étude de la Torah – a été tué dans une attaque terroriste dans le bloc de colonies de Gush Etzion. Son père, Yoav Sorek, est l’un des chroniqueurs sionistes religieux les plus en vue et le rédacteur en chef du journal Hashiloach.

Dvir, âgé de 19 ans, a été poignardé à mort alors qu’il tenait un livre à la main du célèbre romancier David Grossman. Il avait acheté cette œuvre une heure plus tôt comme cadeau de fin d’année pour son rabbin.

Peut-on imaginer un adolescent de Tel Aviv lire Grossman ? Peut-on imaginer un adolescent de Tel Aviv acheter un livre de Grossman pour l’offrir à son professeur ?


Projection d’un film palestinien à la librairie Café Yafa à Jaffa. Photo Avshalom Halutz

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Lorsque la police a fait une descente dans une succursale de la librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est cet hiver, les gauchistes se sont empressés de citer Heine, le poète allemand qui a écrit : « Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes. » Si seulement la moitié des personnes qui ont été si choquées achetaient un seul livre – à Jérusalem-Est ou à Jérusalem-Ouest – et le lisaient réellement, le Messie viendrait.

Mais en réalité, la distance culturelle entre les forces de police du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et les personnes qui le détestent est faible, et elle ne cesse de se réduire.

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« Fahrenheit 451 » (c’est un livre) raconte l’histoire de soi-disant pompiers dans un monde futuriste dont le travail consiste à brûler des livres. Mais il s’avère qu’il ne s’agit que de pyrotechnie, car les gens ont tout simplement cessé de lire. Une loi interdisant la lecture n’est promulguée que bien plus tard. Vous voulez vous engager dans la résistance ? Lisez un livre.

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Quiconque souhaite acheter une bibliothèque peut faire défiler des dizaines de photos de beaux modèles sans jamais voir un seul livre. Au lieu de livres, les bibliothèques servent à ranger des bibelots, des poteries, de la vaisselle en porcelaine, des plantes grimpantes et des trains miniatures. Même le mot « bibliothèque » cède peu à peu la place à des alternatives telles que « armoire », « étagère » ou « solution de rangement ».

Il n’y a pas si longtemps, un salon sans bibliothèque était une anomalie. Mais bientôt, ce sera l’inverse. Le salon comprendra une cuisine ouverte, un canapé et un écran géant, et personne ne regrettera ces livres aux couvertures abîmées, ces témoins de notre identité.

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Le romancier usaméricain Joshua Cohen m’a dit un jour qu’en yiddish, un mur recouvert de livres s’appelait « papier peint juif ».

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La nouvelle coutume qui consiste à laisser des livres dans la rue à la disposition de toute personne intéressée ne peut être interprétée que d’une seule manière : les vivants ne sont pas enclins à hériter des trésors culturels des morts. Fils et filles, petits-fils et petites-filles se lamentent devant les riches bibliothèques de leurs mères et pères, grands-pères et grands-mères.

Ils feuillent rapidement les livres de science-fiction, les biographies de grands hommes, les classiques russes qui semblent contenir toutes les souffrances du monde, et ils ne peuvent se résoudre à les jeter à la poubelle. Ils posent donc les livres sur un banc en espérant que quelqu’un d’autre les trouvera intéressants. Mais bien sûr, il n’y a personne d’autre.

Il existe une vieille blague au sein du parti de gauche Meretz qui dit que chaque fois que l’on entend une ambulance, c’est soit un gauchiste qui meurt, soit un droitier qui naît. On pourrait également dire que chaque fois que l’on entend une ambulance, c’est soit un lecteur qui meurt, soit un téléspectateur qui naît.


Bibliothèque nationale d’Israël. Photo Yahel Gazit

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Les éditeurs reviennent des salons du livre de Paris et de Francfort comme s’ils avaient assisté à une résurrection. Il y a vraiment des lecteurs, rapportent-ils. La littérature est bien vivante à l’étranger.

Ce n’est bien sûr pas tout à fait exact. Le voile de l’ignorance tombe sur le monde entier. C’est une pandémie d’ignorance. Mais la littérature francophone, avec environ 80 millions de lecteurs en Europe, peut survivre en marge. Et la littérature germanophone, avec plus de 90 millions de lecteurs, peut survivre et même prospérer en marge, car les marges de l’Allemagne sont larges.

Mais la littérature hébraïque ne peut pas survivre comme un passe-temps, à l’instar de la philatélie ou de la photographie naturaliste. Elle n’existerait tout simplement pas. Les frontières de la littérature hébraïque s’étendent du Jourdain à la mer Méditerranée. Et à l’intérieur de ces frontières, on compte environ 6 millions de locuteurs natifs de l’hébreu qui lisent également de la littérature profane. C’est tout.

Si ces 6 millions de personnes ne lisent pas de livres traduits, rien ne sera traduit en hébreu. Si ces 6 millions de personnes ne s’intéressent pas à la non-fiction, il n’y aura pas de non-fiction en hébreu. Et si ces 6 millions de personnes ne lisent pas de poésie, il n’y aura pas de poésie en hébreu.

La « littérature de la diaspora » est une absurdité hédoniste. Personne n’imprimera un livre en hébreu pour les 20 000 Israéliens de Berlin ou les 5 000 du nord du Portugal. Tous deux dépendent de la république littéraire d’Israël. Et la république littéraire d’Israël dépend de trois ou quatre librairies indépendantes situées dans ou à proximité de la rue Allenby à Tel Aviv.

« Si Hamigdalor n’existait pas, je ne trouverais pas de littérature originale », m’a confié un ami éditeur, en référence à la librairie située rue Mikveh Israel.


Hamigdalor

Lorsque j’ai écrit cet article, le livre le plus vendu sur le site web de la librairie en ligne Ivrit, la plus grande librairie en ligne d’Israël pour les livres électroniques et l’une des plus importantes pour les livres imprimés, était le premier ouvrage de la série « Billionaires of Manhattan » : « Most Eligible Billionaire ». La traduction en hébreu a été publiée par Darling Publishing, un éditeur dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler.

Voici un résumé du livre : « La rumeur dit que Henry, génie des affaires, est tout aussi doué au lit. Et oui, il est irrésistible. Du sexe dans un costume à 7 000 dollars. Mais... il est arrogant et agaçant. ... Il n’y a aucune chance que ce sourire narquois me fasse craquer. ... De toute façon, qui a besoin de culottes ? »


Ahmad Muna, l’un des propriétaires de la librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est, est assis devant son magasin fermé après une descente de la police israélienne en mars. Photo Olivier Fitoussi

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Comme chacun sait, la lecture est inversement proportionnelle à la qualité de l’écriture. « L’année dernière a vu une augmentation significative du nombre de livres publiés, avec plus de 1 000 nouveaux titres », se vantait un communiqué de presse d’une maison d’édition indépendante qui a atterri dans ma boîte mail. La société ajoutait une citation festive de son PDG : « Le rayon livres israélien s’est considérablement enrichi en 2024. »

J’ai donc demandé à l’agent de relations publiques combien d’exemplaires de chacun de ces 1 000 livres avaient été vendus en moyenne. Je n’ai pas obtenu de réponse.

Mais avec des éditeurs comme ceux-là, au moins, vous savez à quoi vous attendre. Malheureusement, même les vrais éditeurs ont cessé de vendre des livres aux lecteurs. À la place, ils vendent désormais des livres aux écrivains.

Pour publier quelques centaines d’exemplaires d’un livre chez Nine Lives Press, il faut compter entre 35 000 [=8 900€] et 50 000 shekels [=12 750€]. Selon les rumeurs qui circulent dans le milieu, chez les grands éditeurs comme Yedioth ou Kinneret, ce plaisir pourrait même vous coûter 90 000 shekels [= 23 000€].

Je pense que toute cette industrie des rêves et des cauchemars est immorale. Il n’y a aucune différence entre quelqu’un qui aborde une fille dans un centre commercial, la complimente sur sa beauté et lui propose de lui créer un book de mannequin tout en sachant pertinemment que personne ne le regardera jamais, et un éditeur ou un rédacteur en chef qui publie un livre dont il sait qu’il ne vaut rien, encaisse le chèque et renvoie le pauvre écrivain chez lui pour écouter le chant des criquets.

Mon objectif n’est pas de protéger les auteurs, mais les lecteurs. Qui regarderait la télévision si un programme sur trois était financé par des acteurs qui rêvent de passer à l’écran ? Qui visiterait une galerie d’art qui expose 100 artistes par an si la moitié de leurs œuvres étaient méprisables, mais que la galerie ne vous disait pas lesquelles, car la moitié qu’elle considérait comme méprisables finançait l’autre moitié qu’elle considérait comme exceptionnelles ?

Un livre dont la publication est financée par l’auteur devrait comporter un avertissement, tout comme les cigarettes ou les céréales pour petit-déjeuner riches en sucre. Pourquoi un article de journal intitulé « Cinq conseils pour les jeunes qui contractent un emprunt immobilier » doit-il être étiqueté « contenu promotionnel », alors que le même auteur peut s’acheter un livre documentaire et le laisser trôner parmi tous les autres ouvrages sur les étagères ?

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Une autrice dont le premier roman a été publié par une grande maison d’édition s’est un jour épanchée sur mon épaule. « Personne ne s’intéresse à mon livre, m’a-t-elle confié, parce que tout le monde pense que je l’ai payé. »

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Les quelques personnes qui se sont rendues à la Semaine du livre hébreu à Tel Aviv l’année dernière se souviennent sans doute des deux files d’attente qui ont fait fleurir le désert.

L’une était une file de jeunes filles hurlantes qui roulaient des valises vides dans le but de les remplir de littérature érotique. (Adel Yahalomim est apparemment la maison d’édition la plus rentable d’Israël.)

L’autre était une file de jeunes hommes tendus qui prenaient soin de détourner les yeux des jeunes filles qui criaient. Ils se dirigeaient vers des maisons d’édition de droite. (Sella Meir est apparemment la deuxième maison d’édition la plus rentable d’Israël.)

Il y a dix ans, l’écrivain Gabriel Moked m’a dit que la gauche était en train de perdre parce qu’elle s’était débarrassée de ses atouts intellectuels et avait cessé de soutenir la publication de revues et de livres. C’était une réponse bizarre à une question sur « le problème de la gauche », et il était tellement évident qu’il cherchait de l’argent pour ses revues et ses livres que je l’ai enfoui au fond de mon esprit. Mais aujourd’hui, je me rends compte qu’il avait tout à fait raison.

Lorsque la droite veut quelque chose, elle ne lance pas une campagne, elle publie des ouvrages volumineux, comme les deux livres en hébreu de Simcha Rothman, membre du parti Sionisme religieux : « Le parti de la Cour suprême » et « Pourquoi le peuple devrait-il choisir les juges ? ». Il existe également un recueil d’écrits traduits de l’ancien juge de la Cour suprême usaméricaine Antonin Scalia ; le titre du livre en hébreu se traduit par « Au nom de la loi ». Les éditeurs de droite proposent ensuite ces ouvrages à prix réduit – « le pack judiciaire » – sans aucune gêne.

Il existe également un coffret intitulé « Les fondements de la démocratie », qui comprend des ouvrages des commentateurs de droite Gadi Taub, Nave Dromi et Erez Tadmor, ainsi que le « coffret Ben Shapiro », qui comprend le best-seller « Comment débattre avec les gauchistes et les détruire : 11 règles pour gagner le débat ». Le ministre des Affaires de la diaspora, Amichai Chikli, a un jour qualifié Sella Meir d’« arme intellectuelle ». Il avait raison.

Sifriyat Shibolet, une coentreprise de Sella Meir et du Fonds Tikvah qui traduit des ouvrages conservateurs étrangers, compte actuellement 3 000 abonnés. Combien de personnes sont encore abonnées à Sifriya La’am, un projet de la maison d’édition Am Oved qui propose à ses abonnés des ouvrages originaux et traduits en hébreu ?

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Dans dix ans, il ne restera plus ici que des cafards, Benjamin Netanyahou [s’il n’est pas dans une cellule à La Haye, NdT] et de la littérature [prétendument] érotique.