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07/09/2022

AMIRA HASS
Shireen Abu Akleh : quatre raisons pour lesquelles Israël peut s'en tirer avec ce meurtre aussi

Amira Hass, Haaretz, 6/9/2022
Traduit par Fausto Giudice

 En règle générale, les Israéliens ne croient pas les Palestiniens et sont convaincus que l'armée a toujours raison, mais dans le cas de Shireen Abu Akleh, la victime n'est pas anonyme. Cela n'a quand même pas empêché Tsahal de mener une opération de camouflage

Peinture murale sur Shireen Abu Akleh après sa mort, à Gaza, en mai. Photo : Adel Hana/AP

L'armée israélienne veut nous faire croire qu'il y a une “forte probabilité” qu'un de ses soldats de l'unité d'élite Duvdevan se soit trompé et ait pensé que la journaliste Shireen Abu Akleh était une Palestinienne armée (à cause du casque sur la tête et du gilet pare-balles qu'elle portait). C'est pourquoi il lui a tiré dessus à travers une lunette de visée, qui grossit par une puissance de quatre, depuis l'intérieur de la jeep blindée où il était assis. D'un point de vue civil, et non militaire, deux conclusions découlent de la nouvelle dissimulation de Tsahal, connue sous le nom d’« enquête ». La première est que si un soldat confond les journalistes et les hommes armés, et si ses commandants lui permettent de continuer à tirer dans cette confusion vers les journalistes au moins 10 balles, alors Tsahal est vraiment dans un sale état. La deuxième conclusion est qu'une telle confusion n'est possible que parce que Tsahal, ses commandants et ses soldats, ont un mépris profond et croissant pour la vie des civils palestiniens.

Les soldats sont programmés pour être “confus” et faire de telles erreurs professionnelles, parce qu'ils sont socialisés pour croire qu'ils sont la victime alors que le criminel est la population civile palestinienne qui est sous la domination étrangère israélienne.

L'annonce par l'unité du porte-parole des FDI des conclusions de la nouvelle enquête sur le meurtre de la journaliste, qui avait l'habitude de couvrir les invasions et les raids militaires, ignore le fait qu'avant de tirer et de la tuer, le soldat ou un autre soldat a tiré sur le journaliste Ali al-Samoudi et l'a blessé à l'épaule.

La déclaration du porte-parole des FDI et les reportages des médias passent également sous silence le fait que quelques minutes avant le tir mortel, le groupe de journalistes - portant des casques et des gilets pare-balles - est passé devant les soldats qui se trouvaient à l'intérieur de leurs véhicules blindés.

« Nous avons marché de manière rectiligne, alors que devant nous, à une distance d'environ 200 mètres, se trouvaient quelques jeeps de l'armée. Nous voulions que les soldats nous voient et nous reconnaissent en tant que journalistes », a expliqué le journaliste vétéran al-Samoudi à l'ONG israélienne de défense des droits humains B'Tselem. Comme sa collègue Abu Akleh, al-Samoudi avait l'expérience de la couverture de tels événements et avait appris quels moyens de prudence étaient nécessaires pour rester en sécurité.

Deux autres journalistes qui se trouvaient sur les lieux à Jénine et ont livré leurs témoignages à B'Tselem - Shatha Hanaysha et Mujahid al-Sa'adi - ont également souligné que leurs actes visaient à assurer aux soldats dans les jeeps qu'ils étaient des journalistes. S'il y avait eu une bataille à cet endroit, ils ne seraient pas passés devant les jeeps avec autant de confiance.

Selon les FDI, le soldat a tiré une vingtaine de balles, dont 10 sur la “zone” où se tenait Abu Akleh. Selon B'Tselem, les soldats ont tiré environ 16 balles en direction des journalistes. L'un des six premiers tirs a blessé al-Samoudi. Il s'est précipité pour s'abriter derrière une voiture en stationnement. Trois autres journalistes, dont Abu Akleh, ont reculé de l'endroit où ils se trouvaient. Puis sept coups de feu ont été tirés dans leur direction, dont l'un a touché Abu Akleh à la tête, par derrière. Alors qu'un habitant palestinien tentait de l'évacuer, les soldats ont tiré vers lui trois autres coups de feu. Alors, est-ce ce seul soldat qui a tiré ou plusieurs ? Nous ne le savons pas.

Il y a cinq conditions nécessaires pour que le meurtre ou la blessure de civils palestiniens par des soldats des FDI se passe tranquillement et sans aucune complication médiatique. Dans le cas du meurtre d'Abu Akleh, seules quatre de ces cinq conditions étaient réunies.

La première condition est que le public israélien croie les histoires de cow-boys dont il est gavé, comme si les soldats des FDI en Cisjordanie étaient envoyés au combat, même symétrique, contre des forces ennemies de même puissance qui n'ont aucune raison ou justification de résister à l'invasion militaire de leur quartier.

La dernière couverture en date fait état de tirs nourris en direction des jeeps blindées des FDI dans lesquelles se trouvaient les soldats. Il est vrai que de nombreux jeunes Palestiniens, en particulier dans la région et le camp de réfugiés de Jénine, se sont procuré des armes et ont juré de ne pas laisser l'armée envahir leurs villages et leurs quartiers sans résistance, comme si les soldats étaient des chasseurs en safari.

Sur les reportages occasionnels à la télévision, les tireurs armés ont effectivement l'air effrayants : des visages masqués, d'énormes fusils à la main. Parfois, ils parviennent même à toucher un soldat. Mais être considéré comme un héros par les Palestiniens et être prêt à sacrifier sa vie contre un ennemi équipé d'armes sophistiquées et avancées ne remplace pas les exercices d'entraînement et le développement continu des tactiques de combat dans des conditions de guérilla. Et ces deux éléments font manifestement défaut.

Les sources militaires, qui ont rendu compte de l'“enquête” et ont été citées dans la presse, ont fait état de tirs massifs, indiscriminés et mettant en danger la vie des soldats pendant la bataille. Personne ne peut douter de la peur subjective des soldats, mais est-il possible de croire la description faite par l'“enquête” d'une bataille dans laquelle les soldats des FDI sont décrits comme des civils presque innocents qui se trouvaient là par hasard ?

Des clips vidéo filmés en temps réel, obtenus et diffusés par des médias internationaux - tels que CNN et le New York Times - montrent qu'il n'y a eu aucune bataille, ni pendant ni avant que le soldat désorienté ne tire sur les deux journalistes. Si des balles ont touché les jeeps, cela ne s'est pas produit à ce moment-là. Alors de quelle bataille nous parle-t-on ?

La deuxième condition requise pour que la mort d'un civil palestinien passe complètement sous le radar est l'incrédulité et le discrédit automatiques de l'opinion publique israélienne à l'égard de tout témoignage oculaire palestinien et de toute enquête indépendante - que ce soit par des médias étrangers ou par des organisations de défense des droits humains.

Même si, après la publication de ces enquêtes et d'autres enquêtes journalistiques indépendantes, les FDI peuvent toujours se cacher derrière des termes comme “par erreur” et “forte probabilité” - c'est précisément parce qu'elles se sentent protégées par le même discrédit israélien de toute constatation palestinienne.

La troisième condition est le mépris collectif et constant des Israéliens pour la liste croissante de civils palestiniens tués ou blessés par des soldats des FDI ou des agents de la police des frontières, qui laisse entrevoir un modèle de règles d'engagement très indulgentes. B'Tselem documente chaque cas, dont certains obtiennent l'attention des lecteurs du Haaretz, et c'est tout. Les chiffres croissants ne tirent pas la sonnette d'alarme - ni pour le public, ni pour la Knesset, ni pour le ministère public, ni pour les tribunaux. Alors pourquoi les FDI devraient-elles se transformer et modifier leurs protocoles ?

La quatrième condition est que le public israélien considère comme naturelle et normale la mission des forces de sécurité - l'armée, les services de renseignement, la police - en tant que gardiens et protecteurs de l'entreprise de colonisation. Parce que le projet de colonisation s'étend sans opposition internationale, de plus en plus d'Israéliens en profitent directement et indirectement - une apparente normalité que les Palestiniens - également des manifestants non armés - perturbent parfois.

Et comme presque tous les foyers israéliens ont un fils ou un fille soldat auquel ils s'identifient automatiquement, la capacité cognitive à mettre en doute cette fausse normalité est altérée et paralysée. Le soldat a toujours raison. C'est pourquoi les FDI ont toujours raison aussi. (Sauf, bien sûr, si les commandants maltraitent les soldats ou leur donnent de la nourriture immangeable. C'est seulement dans ce cas que les parents gueulent).

La cinquième condition est l'anonymat des victimes palestiniennes. Lorsqu'un Israélien est blessé dans une attaque palestinienne, il est immédiatement reconnu et cher au public israélien : avec une histoire de vie, et le contexte sociologique qui est compris sans beaucoup de mots.

Le tueur inconnu de #ShireenAbuAkleh !, par Emad Hajjaj

Lorsque les morts et les blessés sont des Palestiniens - même si leurs noms sont publiés - ils sont étrangers, aucun des quelques détails connus ne peut susciter des associations d'affection et d'identification chez les Israéliens. Dans le cas d'Abu Akleh, c'est exactement la condition qui n'a pas été remplie. Elle était à la fois une citoyenne usaméricaine et une icône médiatique pour des centaines de millions de téléspectateurs de la chaîne de télévision Al Jazeera. Elle est également devenue célèbre pour ceux qui ne la connaissaient pas auparavant.

Mais cela n'a pas suffi pour que les FDI s'abstiennent d'étouffer l'affaire. C'est précisément le fait que les FDI aient ignoré la documentation vidéo et les témoignages de témoins palestiniens, publiés par des médias internationaux respectés, qui soulève des questions sur la véritable raison de la dissimulation dans cette affaire.

S'agissait-il vraiment d'un soldat confus (ou deux) qui a fait une erreur, ou d'un doigt léger sur la gâchette dans le cadre d'une routine - une routine que Tsahal n'a pas l'intention de changer parce qu'elle est un moyen de “gouvernabilité” nécessaire pour faire avancer l'entreprise de colonisation ?

06/09/2022

KEEANGA-YAMAHTTA TAYLOR
‘“Bon sang oui, nous sommes subversif·ves”
Note de lecture de l’autobiographie d’Angela Davis et d’une anthologie d’auteures communistes noires

Keeanga-Yamahtta Taylor, The New York Review of Books, 22/9/2022
Traduit par Fausto Giudice

Keeanga-Yamahtta Taylor est professeure Leon Forrest d'études afro-américaines à l’Université Northwestern (Evanston, Illinois). Elle est l'auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation (2016) [fr. Black Lives Matter, Le renouveau de la révolte noire américaine, Agone, 2017) et How We Get Free : Black Feminism and the Combahee River Collective (2017). @KeeangaYamahtta

Malgré toute son influence en tant que militante, intellectuelle et écrivaine, Angela Davis n'a pas toujours été prise autant au sérieux que ses pairs. Pourquoi ?

Angela Davis, par  Johnalynn Holland, NYRB

Ouvrages recensés :

Angela Davis: An Autobiography
by Angela Y. Davis
Haymarket, 358 pp., $28.95

Organize, Fight, Win: Black Communist Women’s Political Writing
edited by Charisse Burden-Stelly and Jodi Dean
Verso, 323 pp., $29.95 (paper)

En 1969, un étudiant de l'UCLA qui était aussi un agent infiltré du FBI a révélé dans le journal du campus que le département de philosophie de l'école avait récemment embauché un membre du Parti communiste. Une semaine plus tard, le San Francisco Examiner rapportait que cette personne était une professeure de vingt-cinq ans nommée Angela Davis.

Le conseil des Régents de l'Université de Californie a convoqué Davis et lui a demandé si elle était communiste. Oui, répondit-elle. « Bien que je pense que cette appartenance ne nécessite aucune justification, écrit-elle au conseil, je veux que vous sachiez qu'en tant que femme noire, je ressens le besoin urgent de trouver des solutions radicales aux problèmes des minorités raciales et nationales dans les USA capitalistes blancs. » Le conseil l'a renvoyée, la mettant sous les feux des projecteurs nationaux sur les questions de liberté académique et les effets persistants de l'anticommunisme de la guerre froide.

Un juge a contesté la décision du conseil, estimant qu'il n'avait pas le droit de licencier Davis en raison de ses affiliations politiques. Pendant le processus d'appel, elle a été autorisée à enseigner (avec des critiques élogieuses). Mais quelques mois plus tard, le conseil, dirigé par le gouverneur de l'époque, Ronald Reagan, renvoya Davis. Cette fois, ils ont affirmé que son discours politique ne convenait pas à un professeur d'université, citant sa déclaration : « Bon sang, oui, nous sommes subversif·ves…et nous allons continuer à être subversif·ves jusqu'à ce que nous ayons subverti tout le satané système d'oppression. »

Alors que le destin professoral de Davis passait par les tribunaux, elle s'impliqua dans une campagne réclamant justice pour trois prisonniers connus sous le nom de Soledad Brothers, qui étaient accusés d'un meurtre en représailles d'un gardien de prison blanc. L'un des frères était le célèbre écrivain et panthère noire George Jackson, avec qui Davis aurait une relation amoureuse.

En août 1970, quelques mois seulement après le deuxième licenciement de Davis, Jonathan, le frère de Jackson âgé de dix-sept ans, a pris le contrôle d’un palais de justice dans le comté de Marin. Il interrompit le procès de deux détenus noirs, leur donna des armes et tenta d'enlever le juge, le procureur et les membres du jury. Les gardes ont ouvert le feu. Jonathan Jackson, le juge, le procureur et les deux détenus ont été tués.

Les armes utilisées par Jonathan Jackson avaient été enregistrées par Davis. Elle les avait achetées bien avant qu'il ne prenne d'assaut le palais de justice, par souci de sa sécurité. Depuis l'article de l’Examiner, Davis avait reçu des menaces de mort quotidiennes. De plus, en tant que membre du Black Panther Party à Los Angeles, elle avait vu les efforts de la police pour détruire le groupe. En décembre 1969, trois cents policiers ont utilisé des grenades et de la dynamite pour assiéger le quartier général du parti à Los Angeles. Au mois de mai suivant, des troupes de la Garde nationale ont tué des étudiants non armés dans l'État du Kent, dans l'Ohio, et la police a tué des étudiants manifestant au Jackson State College, dans le Mississippi. La répression de la gauche, en particulier de la gauche radicale noire, s'intensifiait.

Alors, quand les nouvelles de la fusillade du palais de justice ont atteint Davis, elle a conclu qu'il valait mieux partir en cavale. À partir d'août 1970, Davis était sur la liste des personnes les plus recherchées du FBI, la troisième femme jamais apparue sur cette liste. Elle a été arrêtée en octobre, dans un motel à New York, et a passé seize mois en prison en attendant d'être jugée - principalement en isolement cellulaire, parce que les fonctionnaires craignaient son influence sur les femmes détenues. Au début, Davis était passible de la peine de mort. Cinq jours après l'abolition de la peine de mort par la Cour suprême de Californie en février 1972, elle a été autorisée à obtenir une mise en liberté sous caution. Son procès a commencé en mars. Personne ne croyait qu'elle aurait un procès équitable, alors le président Richard Nixon a personnellement invité quatorze scientifiques soviétiques à l'observer par eux-mêmes.

Le portrait de Davis s'est répandu dans tout le pays, non plus sur des affiches, mais sur des badges, des dépliants et des t-shirts. Une campagne « Free Angela Davis » a éclaté dans le monde entier. Aretha Franklin s'est engagée à payer sa caution en espèces, « non pas parce que je crois au communisme, mais parce qu'elle est une femme noire qui veut la liberté pour tous les Noirs ». Davis devint un symbole pour la liberté d'expression, pour les femmes qui parlaient ouvertement, et pour le militantisme noir, une incarnation de l'agitation et de la rébellion qui définissaient l'époque.

Pourtant, elle a travaillé pour détourner l'attention de sa situation personnelle et vers le mouvement. Même dans le moment étonnant où la présidente du jury a lu le verdict de non-culpabilité - le jury ayant trouvé des preuves insuffisantes pour étayer sa participation à l’acte de Jonathan -, elle a redirigé l'attention vers la campagne internationale qui avait exigé sa liberté. Davis a décrit cette décision comme une « victoire du peuple ».

Le cinquantième anniversaire de l'acquittement historique de Davis pour meurtre, enlèvement et conspiration, accusations qui lui avaient fait risquer autrefois une exécution, a été peu remarqué en juin dernier, mais en tant que penseuse, elle peut être aussi influente aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été. Depuis les soulèvements de Baltimore et de Ferguson, dans le Missouri, jusqu'aux manifestations de l'été 2020, la dernière décennie n'a pas été une période de pragmatisme et d'obéissance des Noirs, comme y a insisté Jaime Harrison, président (noir) du Comité national démocrate, mais une ère de rébellion des Noirs. L'acharnement des récentes manifestations, la lueur des bâtiments en feu et la brutalité pure de la police en réponse ont provoqué des souvenirs du radicalisme noir des années 1960. Et les débats que ces protestations ont inspirés ont également été des débats sur la façon de se souvenir d'une ère antérieure de militantisme et de pensée politique noirs - et sur la meilleure façon de poursuivre cette tradition.

Il y a deux façons prédominantes de mal comprendre la tradition radicale noire. D'un côté, les libéraux ont soutenu que l'émergence du radicalisme noir dans les années 1960 avait suscité une réaction blanche et gâché la bonne volonté acquise par le mouvement des droits civiques,  plus appétissant. « Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous admettrons qu'il y a eu des moments où certains d'entre nous, prétendant faire pression pour le changement, se sont égarés », a déclaré le président Barack Obama en 2013, lors d'un événement marquant le cinquantième anniversaire de la Marche sur Washington. « L'angoisse des assassinats a déclenché des émeutes auto-vaincues. Des griefs légitimes contre la brutalité policière ont été invoqués pour justifier un comportement criminel. » C'est ainsi, explique Obama, « que les progrès ont stagné. C'est comme ça que l'espoir a été détourné. C'est ainsi que notre pays est resté divisé. »

De ce point de vue, le mouvement des droits civiques représente un « progrès graduel » contre les excès de la politique radicale noire. Mais cette dichotomie entre le patient mouvement des droits civiques et l'autodestruction du mouvement de libération des Noirs ne tient pas la route à la lumière de l'examen historique. Et cela oblitère la relation entre les deux parties : l'insurrection noire de la fin des années 1960 a été menée par des personnes désillusionnées par la lenteur du changement, même après l'adoption d'une législation très vantée sur les droits civils.

Ce point de vue, hélas, persiste chez les politiciens qui pensent que Bernie Sanders n'a pas remporté la majorité des voix des démocrates noirs dans les primaires présidentielles de 2020 parce que les électeurs noirs sont tout simplement trop pragmatiques et ont trop à perdre. Ou chez Jim Clyburn, l'ancien président du caucus noir du Congrès et actuellement le troisième démocrate à la Chambre. Après les manifestations de l'été 2020, Clyburn a déclaré que lui et feu John Lewis avaient convenu en privé que la demande de définancement de la police « pourrait saper le mouvement BLM, tout comme « Burn, baby, burn » [Brûle, bébé, brûle]- un slogan des émeutes de Watts - « a détruit notre mouvement dans les années soixante ».

« John ne crierait jamais : ‘Brûle, bébé, brûle’ », dit Clyburn. En fait, lorsque Lewis devait prendre la parole lors de la Marche sur Washington, Bayard Rustin et A. Philip Randolph le pressaient de changer ses propos à la dernière minute, craignant que ses commentaires ne soient si incendiaires qu'ils pourraient offenser les responsables du Parti Démocrate, tous les deux faisant pression pour qu’ils agissent plus rapidement sur la législation des droits civils. « Le temps viendra où nous ne limiterons pas notre marche à Washington », avait prévu Lewis de dire.

Nous marcherons à travers le Sud, à travers le cœur de Dixie, comme Sherman l'a fait. Nous poursuivrons notre propre politique de la terre brûlée et brûlerons Jim Crow jusqu’à l’os sans violence. Nous allons fragmenter le Sud en mille morceaux et les reconstituer à l'image de la démocratie. Nous rendrons l'action des derniers mois minable.

Le fait n'est pas que Lewis était un radical de libération des Noirs, mais qu'en 1963, il était aussi frustré et en colère au sujet du rythme du changement que le sont les radicaux noirs d'aujourd'hui qui exigent que la police ne soit plus financée.

L'autre incompréhension des années 1960 vient généralement de jeunes gens qui cherchent l'inspiration d'un précédent mouvement de libération des Noirs. Les militants radicalisés d'aujourd'hui peuvent parfois se livrer à la nostalgie pour ce qui est essentiellement une unité imaginaire, comme si les années 1960 avaient été une période définie par l'efficacité organisationnelle et la clarté politique. Cela rend parfois plus difficile de se souvenir à la fois des provocations incessantes dirigées contre les militants du mouvement par la police et les agents fédéraux et des désaccords politiques au sein du mouvement lui-même. Comme toujours à gauche, il y avait une tension sur les rôles de leadership que les femmes devraient avoir, si les USA étaient fascistes, et si l'organisation multiraciale était nécessaire ou souhaitable. Parfois, nous négligeons une histoire plus douloureuse de récriminations, de sectarisme et d'intolérance politique et sociale parmi ceux qui, à part ça, étaient camarades. Ces désaccords peuvent expliquer pourquoi Davis - pour toute son influence en tant que militante, intellectuelle et écrivaine - n'a pas toujours été prise autant au sérieux que ses pairs de l'époque.

Ces dernières années, de nombreux universitaires et militants se sont efforcés de retrouver l'histoire de ces luttes de masse.

En particulier, ils ont essayé d'examiner le travail du Parti communiste. Dans leur nouvelle collection Organize, Fight, Win, qui rassemble les écrits des femmes communistes noires à partir des années 1920, Jodi Dean et Charisse Burden-Stelly fournissent une généalogie des souches du féminisme noir qui ont émergé dans le cadre de la radicalisation des années 1960. Elles établissent une lignée qui relie la politique radicale et l'émergence de Davis dans les années 1960 aux femmes noires qui, dès les années 1920, avaient aidé à analyser ce qu'elles appelaient le « triple fardeau » de la race, du genre et de la classe comme base de leur oppression. Comme Davis, elles se considéraient comme faisant partie d'une lutte mondiale contre le capitalisme et le colonialisme et pour le socialisme et un monde meilleur.

Les contributions, les observations, l'expérience et l'originalité de Davis dans le cadre de cette tradition ont souvent été négligées même si ses contemporains masculins des années 1960 ont été examinés de manière exhaustive. Pourquoi ? En tant que femme queer noire, Davis ne s'intègre pas dans des versions de l'histoire radicale qui valorisent de façon prévisible les hommes noirs - de Martin Luther King Jr. à Malcolm X, Fred Hampton et Huey Newton - comme sujets dignes et compliqués.

De nombreuses biographies et documentaires ont ignoré non seulement Davis et d'autres femmes, mais aussi les mouvements auxquels elles et des milliers de personnées ordinaires étaient attachés. Une série de biographies critiques qui sont apparues peu après l'arrestation de Davis n'ont pas réussi à capter sa croyance que sa radicalisation politique était l'expérience typique des autres jeunes Noirs. Toni Morrison a qualifié l'un de ces portraits de « vue cyclopéenne d'Angela Davis qui laisse au lecteur une biographie totalement inutile, en quelque sorte offensante dans son regard borgne ».

Une autre raison pour laquelle Davis a été négligée est son appartenance au Parti communiste. Les communistes ont longtemps été accusés d'invoquer l'antiracisme pour recruter des Noirs à leur cause sans s'intéresser véritablement à leur bien-être. Richard Wright, un ancien membre, a décrit sa désillusion avec le parti dans American Hunger ; Ralph Ellison, dans Invisible Man, s'est demandé si l'engagement des communistes envers l'antiracisme était vraiment réel.

Pour sa part, en 1968 Davis a rejoint une branche entièrement noire du parti à Los Angeles, dont les membres avaient une réputation locale en tant que bons et fiables militants. Dans son écriture, comme les femmes communistes noires qui l'ont poursuivie, elle est allée bien au-delà de la ligne du parti, en théorisant sur l'imbrication de la race, de la classe et du genre dans la vie des femmes noires des années avant que « intersectionnalité » ne soit dans les salles de classe et sur chaque chyron nerveux. Elle a même critiqué le parti en tant qu’ organisation nationale : il n'a pas accordé « une attention suffisante aux dimensions nationales et raciales de l'oppression du peuple noir, et donc submergé les caractéristiques spéciales de notre oppression sous l'exploitation générale de la classe ouvrière ».

Elle a quitté le parti en 1991 à cause de ce qu'elle décrit comme un manque de démocratie interne. Tout au long, elle était lucide dans sa compréhension de ses lacunes, mais la longévité de son mandat signifiait qu'elle pouvait être rejetée comme son porte-parole. Son adhésion avait également causé de la rancœur chez certains Afro-USAméricains pris dans la peur du rouge de longue date.

Depuis cinq décennies maintenant, Davis est une écrivaine prolifique et une intellectuelle public, expliquant à un large public comment l'inégalité raciale façonne la vie des Noirs. Son essai prophétique révolutionnaire « The Black Woman' s Role in the Community of Slaves » (1971), dédié à George Jackson et écrit à partir de la prison du comté de Marin en attendant d'être jugée, portait autant sur la résistance des femmes noires à l'esclavage que sur la critique acerbe du Rapport Moynihan de 1965 sur la pauvreté noire, qui offrait une vision déformée des matriarches noires émasculant les hommes noirs, idée qui était devenue populaire parmi les hommes noirs dans le mouvement révolutionnaire.

Davis avait été sceptique à l'égard du mouvement des femmes, le jugeant essentiellement blanc et de classe moyenne. Puis, en prison, elle a vu comment la race et la pauvreté chevauchaient le genre et rendaient les femmes détenues, en particulier celles qui étaient enceintes, particulièrement vulnérables à l'État. Cela l'a persuadée d'intégrer le genre dans ses analyses politiques - tout comme la théorie concoctée par les procureurs selon laquelle Davis a participé au siège du tribunal pour libérer son amant, George Jackson (une femme bafouée !). À l'époque, les écrits de Davis étaient des interventions nécessaires pour construire l'unité entre les hommes et les femmes noirs au sein du mouvement. Ce n'est que plus tard qu'ils ont fini par être considérés comme du « féminisme noir ».

Davis a presque quatre-vingts ans. Elle reste politiquement active et très visible, une source d'inspiration pour les jeunes militant·es et organisateur·trices internationaux·ales. Elle n'a pas disparu dans le milieu universitaire après son procès, pas plus qu'elle n’a renoncé à ses idées radicales. Au lieu de cela, au cours du demi-siècle qui s'est écoulé depuis son acquittement, elle a continué à faire campagne contre les prisons et au nom des détenu·es. Elle a également continué d'embrasser la politique de l'internationalisme, de défendre l'autodétermination pour les Palestiniens, de dénoncer les abus de la police au Brésil et de lutter contre le néolibéralisme en Afrique du Sud. Elle reste controversée : en 2019, le Birmingham Civil Rights Center a annoncé qu'il honorait Davis, puis a annulé le prix dans ce qui a été largement considéré comme une réaction à son soutien à la campagne de Boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël, seulement pour rétablir le prix plus tard ce mois-ci.

Aujourd'hui, près de cinquante ans après sa première publication en 1974, Davis a sorti une nouvelle édition d'Angela Davis : An Autobiography, un texte historique de la politique noire de gauche. Aujourd'hui, il est populaire de voir le socialisme comme une préoccupation des jeunes hommes blancs ; la réédition nous rappelle la longue tradition de l'implication des Noirs dans les organisations socialistes et communistes, et de l'éclat de cette éminente femme noire radicale. Il préserve le texte des deux premières éditions avec quelques corrections mineures de faits : Davis reconnaît dans une nouvelle préface longue et perspicace que ses vues ont évolué ou que son langage aujourd'hui serait différent. (« Je ne suis que trop consciente des façons dont les suppositions masculinistes m'ont empêché de comprendre l'impact des régimes carcéraux sur les femmes », écrit-elle au sujet de ses observations homophobes sur les relations queer derrière les barreaux.) Une autobiographie reste un document important pour comprendre l'ampleur de la radicalisation politique dans les années 1960 ainsi que sa lignée étendue, car l'histoire personnelle de Davis est intimement liée à celle du mouvement noir de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Davis est née à Birmingham, en Alabama, en 1944. Après une éducation élémentaire dans les écoles noires locales sans ressources, elle a poursuivi ses études dans des écoles privées blanches d'élite du Nord-Est. Sa famille n'était pas riche mais avait des liens à l'extérieur du Sud qui lui donnaient, ainsi qu'à ses frères et sœurs, accès à un monde au-delà du Birmingham jimcrowisé - des liens qui passaient presque entièrement par des membres noirs du Parti communiste. Elle a ensuite étudié la philosophie en Europe ; à vingt-cinq ans, elle était professeure adjointe à l'UCLA.

Ce n'était pas, se plaignaient certains critiques de An Autobiography, l'expérience des Noirs ordinaires. Mais Davis a vu quelque chose de général dans son histoire de vie : la contradiction entre les proclamations officielles des USA comme société libre et démocratique et le racisme quotidien qu'elle et ses pairs ont enduré. C'est ce qui l'a radicalisée. « Certes, depuis 1959–1960, les Noirs dans leur ensemble dans ce pays ont fait d'énormes progrès dans la conscience de la nécessité de la libération, et je pense que j'en fais partie », a-t-elle déclaré à Ebony en 1972. « Tout comme je pouvais signaler des centaines, des milliers d'autres hommes et femmes noirs de mon âge qui ont connu presque le même type de développement. »

Pendant les quinze premières années de la vie de Davis, le gouvernement fédéral a utilisé tout son pouvoir pour marginaliser le Parti communiste et criminaliser sa participation. Dans une série de procès entre 1949 et 1958, 108 communistes ont été reconnus coupables d'avoir prôné le renversement du gouvernement et condamnés cumulativement à plus de quatre cents ans de prison. En 1947, le président Harry Truman a signé un décret établissant un programme fédéral de fidélisation des employés afin d'éliminer les communistes qui travaillaient peut-être dans la bureaucratie. Près de cinq millions de travailleurs fédéraux ont fait l'objet d'enquêtes. En 1950, la loi McCarran exigeait que les membres des « organisations d'action communiste » s'inscrivent auprès du procureur général. Ces efforts législatifs et d'autres ont contribué à créer un climat de suspicion et de récriminations. Des listes noires ont été créées qui compilaient les noms des vrais communistes et aussi de toute personne jugée sympathisante de la cause, coûtant à des milliers de personnes leurs moyens de subsistance.

Pour Davis, ces persécutions étaient personnelles. Sallye Davis, sa mère, avait été une dirigeante du Southern Negro Youth Congress (SNYC), une organisation cofondée par des membres noirs du Parti communiste et qui faisait campagne contre la taxe de vote et pour le droit de vote. Sallye Davis avait organisé, au nom des Scottsboro Boys, neuf jeunes Noirs accusés à tort d’avoir violé deux femmes blanches. On en sait moins sur l'activité politique du père d'Angela Davis, Frank, mais John Abt, l'avocat du Parti communiste, a écrit dans son autobiographie que Frank l'avait contacté personnellement pour lui demander de la représenter lorsqu'elle était emprisonnée à New York.

Beaucoup des amis d'enfance les plus proches de Davis, dont Claudia et Margaret Burnham, avaient des parents qui étaient des leaders noirs dans le parti. (Margaret, tout en travaillant comme avocate pour le Fonds de défense juridique de la NAACP, était un membre central de l'équipe juridique de Davis).

Dorothy Burnham - dont des écrits figurent dans Organize, Fight, Win- avait quitté New York pour Birmingham avec son mari, Louis, pour se joindre à la lutte contre le racisme et Jim Crow. L'anticommunisme était un phénomène national, mais la répression était particulièrement aiguë dans le Sud, où les fonctionnaires blancs attribuaient les revendications de droits civils à l'agitation extérieure des provocateurs communistes. À la fin des années 1940, Bull Connor, le fonctionnaire local réputé pour avoir fait lâcher des chiens sur des enfants noirs lors de manifestations en 1963, a forcé les Burnham à quitter Birmingham pour retourner à New York.

Lorsque Davis a commencé à fréquenter l'école secondaire à New York, son réseau d'amitié s'est élargi pour inclure les enfants des principaux membres du parti. Parmi eux, Harriet Jackson, fille de James Jackson et Esther Cooper Jackson, anciens dirigeants de la SNYC. Elle est aussi devenue amie de Mary Lou Patterson, la fille de William Patterson, surtout connu pour sa pétition de 1951 aux Nations Unies, « We Charge Genocide », qui a été soumise à Paul Robeson et qui a soutenu que le racisme du gouvernement usaméricain était un crime punissable, et avec Bettina Aptheker, dont le père était le célèbre historien du parti Herbert Aptheker, le plaignant dans une affaire de la Cour suprême de 1964 qui a contesté avec succès la constitutionnalité des interdictions fédérales de passeport pour des membres du parti.

Dans son autobiographie, Davis souligne que, précisément parce qu'elle a associé le Parti communiste avec les parents de ses amis, cela lui a d'abord semblé être une vieille organisation conservatrice. Mais ces relations contredisaient aussi les représentations officielles et populaires des communistes comme faux-jetons. Cela n'avait jamais été son expérience, ce qui signifiait qu'elle était jusqu'à un certain point imperméable à l'anticommunisme de son époque. Elle compare son expérience de la lecture du Manifeste communiste au lycée à celle d'être frappée par « un éclair ». Il offrait un moyen de donner un sens aux règles et règlements déconcertants qui maintenaient Jim Crow intact :

Les yeux lourds de haine sur Dynamite Hill ; le rugissement des explosifs, la peur, les pistolets cachés, la femme noire en pleurs à notre porte, les enfants sans déjeuners, l'effusion de sang dans la cour d'école, les jeux sociaux de la classe moyenne noire, Shack I/Shack II, l'arrière du bus, les fouilles policières, tout ça s’est combiné. Ce qui avait semblé être une haine personnelle de ma part, un refus inexplicable des Blancs du Sud d'affronter leurs propres émotions, et une volonté obstinée des Noirs d'acquiescer, est devenue la conséquence inévitable d'un système impitoyable qui s'est maintenu en vie et bien en encourageant la méchanceté, la concurrence et l'oppression d'un groupe par un autre.

Davis a passé une partie de ses années universitaires à Paris, à la Sorbonne, et a finalement suivi un programme d'études supérieures à Francfort. Là, elle a embrassé son statut de protégée de l'intellectuel marxiste Herbert Marcuse, dont elle avait assisté à des conférences pendant sa dernière année à Brandeis [première université financée par la communauté juive, Boston, NdT], en entreprenant des études doctorales de philosophie à l'Université Goethe (Francfort) avec des théoriciens dont Theodor Adorno et Jürgen Habermas. Entretemps, sa politique radicale s'approfondissait. À Paris, elle avait rencontré la résistance algérienne à l'occupation française, et maintenant en Allemagne, elle était sous l'influence du mouvement étudiant de masse. Mais elle avait ses propres batailles à mener à la maison.

Davis retourna aux USA en 1967. Elle se rendit à San Diego pour poursuivre ses études avec Marcuse, qui enseignait alors à l'UCSD. Elle a également décidé de se joindre aux activités politiques du mouvement de libération des Noirs à Los Angeles. Surtout après ses expériences à Francfort, cela signifiait faire partie d'une organisation. « En 1968, j'ai réalisé à quel point j'avais besoin de trouver un collectif », écrit-elle.

L'activité individuelle - sporadique et déconnectée - n'est pas un travail révolutionnaire. Le travail révolutionnaire sérieux consiste en des efforts persistants et méthodiques à travers un collectif d'autres révolutionnaires pour organiser les masses pour l'action. Comme je me considérais depuis longtemps comme un marxiste, les alternatives qui s'offraient à moi étaient très limitées.

Ne trouvant aucun point d'entrée clair ou facile dans le mouvement noir, elle dut créer le sien. Davis a aidé à organiser un syndicat d'étudiants noirs à l'UCSD et, ce faisant, a développé des liens avec l'organisation au-delà du campus. Mais elle découvrit rapidement à quel point le terrain du mouvement noir était compliqué. Dans les années qui ont suivi les émeutes de Watts à Los Angeles, le Congrès noir, qui représentait les nombreux groupes différents travaillant dans le mouvement, était devenu le centre de l'organisation radicale en Californie du Sud. C’était une bagarre constante pour positionner son groupe comme faisant partie de la direction du congrès, essayant de distinguer son groupe du reste en invoquant sa supériorité politique ou son zèle révolutionnaire.

Ces divergences pouvaient dégénérer en violence politique et ce fut bel et bien le cas. À l'automne 1967, lors d'une conférence de jeunes Noirs visant à promouvoir l'unité à Los Angeles, une fusillade a éclaté entre des membres de l'Organisation culturelle nationaliste américaine, dirigée par Ron Karenga, le créateur de Kwanzaa, et un groupe appelé United Front. Les tensions pouvaient facilement avoir été manipulées par des informateurs du FBI ou d'autres personnes voulant perturber l'activité organisationnelle de la gauche noire. « Au milieu du chaos qui a suivi la fusillade », se souvient Davis, « j'ai lu la littérature, participé à certains ateliers et découvert que la seule chose que nous avions vraiment en commun était la couleur de peau. Pas étonnant que l'unité fût fragile. »

Davis a finalement rejoint le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC), qui, en Californie du Sud à la fin des années 1960, était très différent de l'organisation étudiante de défense des droits civiques qui avait été fondée en 1960 en Caroline du Nord. La branche de Los Angeles du SNCC était issue d'un compromis négocié entre le Black Panther Political Party et le Black Panther Party for Self-Defense , qui avait été formé en Californie du Nord en 1966. Davis rappelle dans son autobiographie qu'une panthère d'Oakland a exigé

que votre putain de parti se débarrasse du nom de Black Panther Party. En fait, vous feriez mieux de le changer pour le putain de Parti des Chattes Roses. Et si vous n'avez pas changé de nom d'ici vendredi prochain, on va tous vous buter.

Avec l'aide de James Forman, qui dirigeait le SNCC à l'échelle nationale, le chapitre de la côte Ouest est né.

Le SNCC s'est rapidement implanté dans la communauté en s'organisant contre les brutalités policières et en développant un programme d'éducation politique dont Davis était responsable. En quelques mois, le groupe était devenu populaire et influent. Davis l'appellerait « l'une des organisations les plus importantes de la communauté noire de Los Angeles ». Mais les succès ont été de courte durée. Au fil du temps, deux problèmes se sont développés qui ont engendré de profonds conflits politiques.

Le premier était le sexisme, qui sapait le travail quotidien du groupe. Davis décrit des hommes, inquiets de leur leadership au sein de l'organisation, accusant des dirigeantes de comploter pour un « coup d'État matriarcal ». « On m'a beaucoup critiquée (…) pour avoir fait le travail d'un homme », écrit-elle.

Je me suis familiarisée très tôt avec la présence généralisée d'un syndrome malheureux parmi certains militants noirs - à savoir confondre leur activité politique avec une affirmation de leur malveillance. Ils ont vu - et certains continuent de voir - la virilité noire comme quelque chose de distinct de la féminité noire. Ces hommes considèrent les femmes noires comme une menace à leur réalisation de la virilité, en particulier les femmes noires qui prennent l'initiative et travaillent pour devenir des leaders à part entière.

Le deuxième problème était l'anticommunisme. Les hommes qui constituaient la direction du chapitre local du SNCC s'opposaient à la proéminence de Franklin Alexander au sein du groupe parce qu'il était communiste. Finalement Alexander a été expulsé. Il ne s'agissait pas seulement de conflits sectaires, mais d'un conflit motivé par des divergences politiques de fond. Le rôle de Davis dans la direction de l’« école de libération » a été critiqué parce qu'elle enseignait le marxisme dans le cadre de ses cours d'éducation politique, où les chefs de groupe croyaient qu'il serait préférable d'enseigner aux gens des compétences commerciales pratiques qui pourraient aider à leur survie à la place.

La plupart des lois utilisées pour intimider les communistes au niveau national avaient été déclarées inconstitutionnelles à la fin des années 1960. Mais la stigmatisation sociale de l'appartenance au parti est restée, même parmi les étudiants et la gauche radicale noire émergente. Le Parti communiste a été harcelé par le gouvernement usaméricain, et sa propre direction répressive - avec ses positions toujours changeantes et équivoques, son opposition sectaire intense aux opposants politiques, et son soutien rigide et non critique à l'Union soviétique - a également terni sa réputation parmi les intellectuels et les militants.

Et pourtant, les crises de plus en plus profondes au sein de la gauche révolutionnaire noire - direction autoritaire ; sexisme suffocant, y compris la subordination des femmes dirigeantes ; lignes politiques erratiques ; une tendance à glorifier la violence au lieu d'organiser la lutte de masse - ont néanmoins ouvert la voie à Davis dans le parti. En 1968, son entrée est venue par une branche entièrement noire de Los Angeles appelée le Che-Lumumba Club. Le chapitre de Los Angeles du SNCC comprenait non seulement Franklin Alexander, mais aussi sa compagne, Kendra, une autre cadre du parti. Davis était amoureuse de la sophistication politique de Charlene Mitchell, la sœur aînée de Franklin, une organisatrice du parti qui s'est portée candidate à la présidence des USA sur un ticket du Parti communiste en 1968.

D'après l'expérience de Davis, non seulement les dirigeantes, les organisatrices et les penseuses politiques du parti - les communistes californiens étaient dirigés par la dissidente Dorothy Healy -, mais tous ses camarades la traitaient comme une égale, respectueux de son sens de l'organisation et de ses contributions politiques. Selon elle, le Parti communiste avait une compréhension claire de l'oppression et de l'exploitation sous le capitalisme, et il centrait également sa doctrine sur la construction d'un mouvement de masse multiracial enraciné dans la classe ouvrière. L'engagement de longue date de Davis envers l'organisation multiraciale provient de l'influence de ses parents et, comme elle l'a expliqué dans l’anthologie Feminist Freedom Warriors (2018), elle avait besoin de quelque chose de plus grand que le Black Panther Party :

Mes expériences au sein du Parti communiste m'ont donné ce cadre global, cette façon de m'identifier non seulement aux luttes de travailleurs et aux luttes qui étaient menées par des personnes d'autres origines raciales et ethniques, des travailleurs blancs, et ainsi de suite, mais aussi du monde.

Ce n'était pas tant un impératif moral que le seul moyen logique de réussir une révolution aux USA. Tout ce qui n'impliquait pas « les masses » était désespérément utopique.

Son rejet du nationalisme noir a mis Davis en contradiction avec les courants dominants de la gauche radicale noire. Elle a été « troublée » quand, en 1968, elle a entendu Stokely Carmichael dire à une conférence de Black Power à Los Angeles que « en tant que peuple noir…nous devons oublier le socialisme, qui est une création européenne, et commencer à penser au communisme africain ». Aux USA, écrit-elle :

lorsque les Blancs sont considérés indistinctement comme des ennemis, il est pratiquement impossible d'élaborer une solution politique…. J'ai appris que tant que la réponse noire au racisme resterait purement émotionnelle, nous n'irions nulle part.

Une Autobiographie a été écrite à l'instigation de l'éditrice de Davis à Random House, Toni Morrison. Davis craignait qu'à vingt-huit ans, elle ne soit trop jeune pour écrire des mémoires, mais Morrison l'encouragea à écrire une « autobiographie politique ». Dans la première édition du livre, Davis écrit qu’

il met l'accent sur les personnes, les événements et les forces de ma vie qui m'ont propulsé vers mon engagement actuel. Un tel livre pourrait servir un but très important et pratique. Il y avait la possibilité que, après l'avoir lu, plus de gens comprendraient pourquoi tant d'entre nous n'ont pas d'autre alternative que d'offrir nos vies - nos corps, notre connaissance, notre volonté - à la cause de notre peuple opprimé.

Elle espérait également que d'autres « pourraient être inspirés à rejoindre notre communauté de lutte croissante ».

Sa réticence à se concentrer sur elle-même dans sa propre autobiographie n'a pas disparu. « Je suis plus convaincue que jamais que nous devons nous engager dans une critique implacable de notre centrage sur l'individu », avertit Davis dans sa nouvelle préface. Elle est une autoanalyste réticente, tiraillée entre raconter son histoire et refuser l'indulgence séduisante de réduire des événements historiques importants à sa propre implication. Son récit est moins motivé par le besoin que les gens comprennent son moi émotionnel que de se situer au sein d'un mouvement politique plus large et d'utiliser son expérience pour faire la lumière sur les expériences de sa génération.

L'autobiographie a donné à Davis l'occasion de reprendre son histoire de vie, que les médias traditionnels avaient grossièrement déformée pendant son incarcération. Ces évaluations de la psychologie pop de Davis se sont reportées aux critiques originales du livre. « S'il y a une Angela Davis séparée de la femme communiste, écrit l'écrivain noir Julius Lester, Davis ne la connaît pas et a peu envie de le faire…. Sa volonté est si forte que, parfois, elle est effrayante. » La recherche de la « vraie » ou « autre » Angela Davis sent le sexisme, tout comme l'hypothèse que sa vie n'a pas été entièrement consommée par la politique - qu'il doit y avoir un intérieur construit autour d'autres désirs.

Il est difficile d'imaginer qu'une telle question soit posée à Malcolm X. « Si ce livre concernait un homme », écrivait Morrison en réponse à un rapport d'un lecteur exprimant son inquiétude quant au manque d’« humanité » dans le manuscrit,

certains problèmes de crédibilité ne se poseraient jamais. La vraie question que vous posez est :  pourquoi elle ne pense pas et ne se comporte pas comme une femelle ?… Comme ça serait bien si Angela était une vraie Jane Fonda et non Jeanne d'Arc.

Pour les critiques masculins de Davis, son manque « effrayant » de désir sexuel ou romantique et sa position inadaptée dans le monde de la politique révolutionnaire l'ont transformée en une figure exotique et ont permis de rejeter ses contributions politiques et intellectuelles. Cette perception n'est pas seulement inexacte - elle écrit intimement sur son amour pour George Jackson, pour commencer -, elle continue également à marginaliser le travail des femmes radicales de l'époque.

L'un des engagements les plus complets avec les idées de Davis peut être trouvé dans le livre primé d’Ibram Xolani Kendi' Stamped at the Beginning (2016), qui utilise sa vie pour comprendre les cinquante dernières années de la lutte contre le racisme. Et pourtant, Kendi interprète mal la politique de Davis pour expliquer ses propres idées. Kendi et Davis partagent « l'antiracisme » comme objectif politique, mais ils veulent dire des choses très différentes par ce mot. Pour Kendi, le racisme est le produit de politiques publiques erronées qui produisent des disparités dans la vie sociale, politique et économique. En conséquence, il voit la résolution de ces disparités dans la prise du pouvoir électoral par les « antiracistes » afin que leurs idées puissent guider la politique publique, en les transformant finalement dans le « bon sens ». Mais cette solution dépend de l'hypothèse essentiellement libérale que changer les idées, sans changer la structure de la société, est la voie de la transformation sociale.

Pour Davis, en revanche, la racine du problème dans la société usaméricaine n'est pas le racisme mais le capitalisme. Le racisme est au cœur de la fonction du capitalisme parce qu'il divise ceux qui ont le plus grand intérêt à le combattre, y compris les travailleurs et les pauvres blancs. Sans aucun doute, le capitalisme rend la vie plus difficile pour ceux qui ne sont pas blancs. Mais de l'avis de Davis, « l'antiracisme » signifie développer une stratégie politique pour tout changer, et pas seulement monter à des positions de pouvoir dans la structure existante. Quand l’organe de la Nation of Islam Muhammad Speaks a demandé à ses lecteurs à Harlem en 1971 de soumettre des questions pour Davis, un certain nombre d'entre eux ont demandé pourquoi elle était communiste. Elle y a répondu dans un article qu'elle a écrit pour Ebony alors qu'elle était emprisonnée en Californie. « Je suis communiste parce que je suis convaincue que les souffrances séculaires des Noirs ne peuvent être atténuées par l'arrangement social actuel », a-t-elle écrit. « Le capitalisme ne peut pas se réformer. Les Noirs plus que quiconque devraient comprendre la vérité de cette déclaration. »

Davis a finalement quitté le Parti communiste, mais pas sa croyance que le capitalisme est à l'origine de l'oppression et de l'exclusion dans la société usaméricaine. C'est une croyance qui a animé son militantisme et son organisation en tant qu'abolitionniste de la prison. Elle a participé à la création en 1997 de l'organisation d'abolition des prisons et de la police Critical Resistance. Elle est également retournée en classe, et a ensuite enseigné dans le programme d'histoire de la conscience à l'Université de Californie à Santa Cruz pendant quinze ans (ceci après que Reagan eut dit, en 1970, qu'elle n'enseignerait plus jamais dans le système californien). En 2018, Davis a fait don à Harvard de son énorme collection de papiers personnels, reflétant, selon ses mots, « cinquante ans d'implication dans des collaborations militantes et savantes cherchant à étendre la portée de la justice dans le monde ».

Le pouvoir de An Autobiography réside dans la compréhension par Davis des forces énormes rassemblées contre les rêves de sa génération d'une nouvelle société et les idées et les actions de sa cohorte qui ont ralenti leur élan vers l'avant. Elle raconte comment la suprématie masculine a sapé le leadership des femmes noires et introduit l'autoritarisme et l'intolérance dans des débats plus généraux sur la politique, la stratégie et les tactiques du mouvement. Aujourd'hui, la lutte pour la libération des Noirs a pris une nouvelle forme et existe dans un contexte tout à fait différent, mais l'agression sans fin contre la vie des Noirs continue de rendre cette poursuite nécessaire.

Une Autobiographie confirme certaines des choses que nous savons, y compris les efforts impitoyables des responsables usaméricains pour enterrer un mouvement. Mais il montre aussi comment le sexisme et le sectarisme démantèlent les coalitions potentielles et sapent les solidarités cruciales. En écrivant sur ses propres expériences, Davis saisit pourquoi tant de ses pairs sont devenus radicalisés. Des centaines de milliers d'USAméricains noirs se sont livrés à des émeutes et à des rébellions dans les années 1960, tentant littéralement d'anéantir le statu quo. L'ampleur de leur lutte, entreprise dans un contexte de résistance mondiale au colonialisme et à la suprématie blanche, a donné aux jeunes radicaux l'impression que le changement révolutionnaire était à leur portée.

« Nous sentions que nous avions l'énergie des étalons et la confiance des aigles alors que nous nous précipitions dans les quartiers de Los Angeles - dans les rues, dans les maisons, les campus, les bureaux – pour conduire, marcher, rencontrer, saluer », écrit Davis au sujet de son organisation précoce avec le SNCC.

Nous avons vécu l'apogée de la fraternité et de la sororité en faisant quelque chose d'ouvert, de libre et au ras du sol pour notre propre peuple. Ce n'était pas une manipulation sournoise de l'establishment, marquée par le compromis et le gradualisme. Il ne s'agissait pas non plus de l'héroïsme individuel d'une personne dont l'indignation avait atteint le point de non-retour. Notre position était publique et notre engagement était envers notre peuple - et pour certain·es d'entre nous, envers la classe.



ANDREA FUMAGALLI
La dictature de la finance et le marché du gaz

Andrea Fumagalli, Effimera, 3/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Andrea Fumagalli (Milan, 1959) est Professeur d’Économie Politique auprès du Département de Science Économique de l’Université de Pavie, Italie. Il fait notamment partie de l’Association Bin-Italia (Basic Income Network), de l’Executive Committee du BIEN (Basic Income Earth Network), du réseau indépendant de recherche Effimera et du réseau San Precario. Ses recherches portent sur la précarité du travail et les transformations du capitalisme. On peut lire de lui en français : La Vie Mise Au Travail – Nouvelles formes du Capitalisme Cognitif (Eterotopia, 2015). Bibliografia

Présentation

Les 12 et 13 septembre 2008, au plus fort de l'effondrement des subprimes aux USA, deux jours avant la faillite de Lehmann Brother (15 septembre 2008), une conférence organisée par UniNomade sur les marchés financiers et la crise mondiale des marchés s'est tenue à Bologne. Les actes de cette conférence (et bien d'autres) seront publiés l'année suivante par Ombre Corte sous la direction d'Andrea Fumagalli et Sandro Mezzadra sous le titre Crise de l’économie globale. Marchés financiers, luttes sociales et nouveaux scénarios politiques [1]. Dans ce recueil d'essais, un texte de Stefano Lucarelli avait pour titre : « Le biopouvoir de la finance ». À l'époque, ce titre semblait plus que jamais approprié pour décrire la domination des oligarchies financières dans la définition des trajectoires d'accumulation du nouveau capitalisme de plateforme, qui allait bientôt émerger des cendres de cette crise.

Aujourd'hui, près de 15 ans après ces événements, nous pouvons dire que nous avons sous-estimé le problème. Certes, notre analyse avait été plus que correcte en soulignant le rôle central et dominant de la finance spéculative dans le nouveau (dés)ordre monétaire international et le déclin tendanciel du dollar comme monnaie de réserve internationale. Mais en attendant, le biopouvoir (qui pouvait aussi donner lieu à une forme de contre-pouvoir, comme la parabole du bitcoin l'a illusoirement laissé croire) s'est transformé en une véritable dictature.

Port de Sabetta sur la péninsule de Yamal en Russie arctique - Aleksandr Rumin/TASS

La financiarisation des matières premières

Ce qui se passe dans la fixation du prix du gaz sur le marché d'Amsterdam le confirme amplement. Déjà dans le passé, il y avait eu des indications de la capacité de la spéculation financière, qui est aujourd'hui de plus en plus l'essence et l'âme des marchés financiers, à fausser de manière presque irréversible les règles mêmes de fonctionnement d'un marché néolibéral. En 2008, par exemple, le prix du pétrole était passé de 70 dollars le baril en décembre 2007 à 142 dollars le baril à l'été 2008, pour retomber à 33 dollars à la fin de l'année : une bulle spéculative qui s'est toutefois dégonflée très rapidement.

Mais ce qui se passe sur le marché du gaz présente des nouveautés qu'il faut souligner. Il y a quelques années encore, la dynamique du marché et le prix déterminé dans l'échange réel entre l'offre et la demande de matières premières constituaient la base sur laquelle se formaient les anticipations sur les produits dérivés (généralement des contrats à terme), ce qui alimentait l'activité spéculative. Le prix sur les marchés réels était la base de la dynamique spéculative et des conventions financières qui alimentaient les décisions spéculatives.

Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit. Ce sont les anticipations de la dynamique future des prix, représentée par la valeur des contrats à terme sur le gaz ou d'autres produits de base, qui déterminent le prix des échanges sur le marché. C'est le cas sur le principal marché pour le commerce de gros du gaz, appelé « Title Transfer Facility » (TTF). Il s'agit d'une plateforme virtuelle (et d'un indice) de la Bourse d'Amsterdam, aux Pays-Bas, où l'on vend et achète du gaz (un peu) et des contrats à terme sur le gaz (beaucoup), c'est-à-dire des contrats pour échanger une certaine quantité de gaz à une date future et à un prix prédéterminé. La logique est donc purement spéculative. Le prix qui est déterminé n'est pas influencé par la demande et l'offre réelles de gaz mais par les attentes futures.

C'est le résultat de la libéralisation du marché de l'énergie, provoquée par le traité de Cardiff de 1996, qui, au nom de la libre concurrence, a éliminé toute forme de réglementation des prix dans le secteur. Le paradoxe est que, contrairement à ce que souhaitent les défenseurs du marché libre, le prix de l'énergie ne découle plus de la rencontre de l'offre et de la demande mais de l'activité spéculative découlant de l'état des anticipations sur l'avenir du marché. Cela dépend en grande partie de facteurs géopolitiques et géoéconomiques qui ont peu à voir avec l'évolution réelle du marché.

Il est avancé que la hausse des prix du gaz écarte les prévisions négatives sur ce qu'il adviendra de l'approvisionnement de cette matière première, en pariant sur sa prétendue rareté future. Contrairement à ce qui s'est passé avec le pétrole en 2008 - dont la pénurie supposée a été déclenchée par la nouvelle que les gisements de Bakou étaient sur le point de s'épuiser - aujourd'hui, la pénurie supposée de gaz est fondée sur une forte instabilité géopolitique internationale et sur les tensions internationales entre les USA, la Chine et la Russie.

La réalité actuelle du marché est, en fait, différente. Le gaz n'est en aucun cas, à l'heure actuelle, une ressource naturelle rare. Selon le rapport « Natural Gas - Supply and Demand » d'ENI publié le 26 juillet 2022 dans la World Energy Review, les réserves actuelles sont suffisantes pour répondre à la demande croissante pendant plus de 59 ans.  En outre, il convient de mentionner que la production de biométhane à partir de l'utilisation de fumier animal augmente de façon spectaculaire.  Au 31 décembre 2021 (dernières données disponibles), les réserves mondiales s'élevaient à 202 179 milliards de mètres cubes : elles étaient de 172 742 milliards en 2005. 40 % de ces réserves se trouvent au Moyen-Orient, 33 % en Russie et en Asie centrale, 8 % en Afrique et en Amérique du Nord et seulement 2 % en Europe. En 2021, la production mondiale était de 4 050,35 milliards de mètres cubes. La consommation a été plus faible, à 4027,04 milliards. Nous sommes donc en présence d'une offre excédentaire qui devrait conduire à une baisse du prix, ou du moins à ne pas l'augmenter.

Mais ce n'est pas ainsi que cela s'est passé, bien au contraire. Au cours de l'année 2021 (c'est-à-dire avant l'invasion russe de l'Ukraine), le prix du gaz TTF coté à la bourse d'Amsterdam a augmenté de 402 %. Les experts justifient cette tendance par le fait qu'il y a eu une augmentation de 4,6 % de la consommation de gaz en raison de l'hiver long et froid des premiers mois de 2021, qui a entraîné une plus grande utilisation du chauffage, suivi d'un été prolongé et chaud qui a provoqué une plus grande utilisation des dispositifs de refroidissement, accompagné de l'augmentation de la demande de gaz naturel liquéfié avec la flambée conséquente des prix de ce dernier, et enfin par l'augmentation de la consommation de gaz en Asie en raison de la reprise économique. Ces facteurs contribuent certainement à réfuter la prétendue rareté de la matière première, mais ne sont pas suffisants pour suggérer un déficit d'approvisionnement à venir.

En 2022, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a été la goutte d'eau classique qui peut faire déborder un vase déjà plein, ajoutant encore plus d'incertitude et d'instabilité. Et nous savons comment la spéculation se déchaîne dans ces situations. Toutefois, il convient de noter que d'éventuelles restrictions de l'approvisionnement en gaz de la Russie vers l'Europe sont également le corollaire des sanctions européennes. L'interdiction d'exporter des composants technologiques vers la Russie, qui sont nécessaires à la maintenance des gazoducs et des usines d'extraction de gaz, mine en fait la capacité de production russe, réduisant ainsi les revenus de la vente de gaz. Les coûts qui en résultent pour la Russie sont, dans l'ensemble, inférieurs à ceux que les pays européens risquent de payer avant de pouvoir se libérer de leur dépendance à l'égard du gaz russe.


En Inde, le prix de la bonbonne de gaz de 14 kg vient de passer le cap des 1000 roupies (12€), à comparer avec le revenu mensuel moyen de 178€. Mais les ménages à faibles revenus (moins de 100€ par mois) ont droit à des subventions pour l’achat de 12 bonbonnes par an. La solution ?


Aux USA, en revanche, le prix du gaz naturel par ménage, mesuré en kWh, fixé sur le marché Henry Hub, le point de distribution pour les USA, situé en Louisiane, est passé de 0,0094 $ en janvier 2021 à 0,0134 $ en décembre (soit une augmentation d'environ 42 %). Il s'agit d'une augmentation beaucoup plus faible qu'à Amsterdam (+402%, comme nous l'avons vu), car les contrats à terme sur les matières premières jouent un rôle beaucoup moins important sur le marché du gaz usaméricain. Cela est dû au fait que les produits dérivés sont négociés sur un marché différent puisqu'ils sont principalement cotés à Chicago et non en Louisiane. Et en effet, à la fin du mois d'août 2022, le prix sur le marché usaméricain Henry Hub est de 0,043 $ par kWh, contre un prix moyen mondial de 0,75 $kWh et un prix européen d'environ 0,136 $, soit plus de trois fois plus. Cela confirme qu'en Europe, le prix auquel le gaz est négocié est le résultat de la financiarisation du marché et de la dictature de l'activité spéculative.

Cui prodest ? (À qui profite le crime ?)

L'activité spéculative profite à beaucoup de gens. Tout d'abord, aux grands fonds spéculatifs qui, en créant la bulle haussière, peuvent obtenir de fortes plus-values, pour se retirer au moment opportun, comme cela s'est produit avec d'autres conventions spéculatives (par exemple, celles sur les obligations d'État grecques et italiennes en 2011). Mais elle est particulièrement pratique pour les grandes entreprises énergétiques. Celles qui peuvent profiter des contrats standard à long terme avec les producteurs de gaz brut (comme Gazprom) bénéficient de conditions extrêmement avantageuses avec un prix bloqué bien inférieur au prix de vente actuel. Celles qui n'ont pas ce privilège peuvent toujours acheter du gaz sur le marché usaméricain à un prix beaucoup moins élevé.

Il n'est pas surprenant que pour le seul premier trimestre 2022, selon les données de l'ARERA (Autorité de régulation de l'énergie, des réseaux, de l'environnement), les factures d'électricité aient augmenté de +131% par rapport à la même période en 2021, le gaz de +94%. Les bénéfices supplémentaires auxquels renoncent les entreprises énergétiques en raison de la différence entre les coûts de production et le PUN (acronyme de Prezzo Unico Nazionale, c'est-à-dire le prix de référence de gros de l'électricité achetée sur la Bourse italienne de l'électricité - IPEX) valent, selon les estimations d'Assoutenti (Association usagers), la somme énorme de 27,9 milliards d'euros pour le seul premier trimestre de 2022. Le ministère de l'économie porte ce chiffre à 40 milliards. Le gain est évident.

Penser à limiter l'activité spéculative avec un décret n'est pas possible. Mais certaines interventions pourraient utilement être introduites. Par exemple, le découplage du marché du gaz des marchés de l'électricité et des énergies renouvelables. À Amsterdam, le prix du gaz au TTF est fixé par le système d'enchères au prix marginal (Sistem Marginal Price), qui conduit en fait au prix le plus élevé parmi ceux proposés. La particularité de l'enchère marginale réside dans le fait que, pour fixer le prix de l'énergie, peu importe la source à partir de laquelle elle a été produite (renouvelable, gaz, charbon, nucléaire) ; en effet, à la fin de l'enchère, tous les intermédiaires paieront ce qu'ils ont acheté au prix marginal, c'est-à-dire au dernier prix accepté - évidemment, le plus élevé de ceux proposés.

Enfin, il est paradoxal que le volume des transactions sur le gaz négocié à Amsterdam représente une part dérisoire du total européen (3-4% : données de l'ARERA) mais indique qu'Amsterdam est le marché européen dominant pour l'achat et la vente de titres à terme. Étant donné que le marché du TTF est géré par Gasunie, une société néerlandaise qui contrôle une grande partie du réseau de méthane aux Pays-Bas, ainsi que certains gazoducs européens (bien qu'elle appartienne à Intercontinental Exchange (ICE), un géant des plateformes financières, qui possède également Wall Street), les Pays-Bas peuvent bénéficier d'avantages économiques et financiers qui conduisent le pays à augmenter sa balance commerciale et ses paiements au détriment d'autres pays européens comme l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. Une raison plus que suffisante pour expliquer l'opposition néerlandaise à l'introduction d'un écart de prix (price gap) au niveau européen.

Au-delà de ces considérations, la financiarisation du gaz illustre comment aujourd'hui la détermination des prix dépend de moins en moins des échanges réels et matériels du bien en question, mais de plus en plus de variables extra-marchandes de type financier. C'est la mort des échanges traditionnels du marché libre, au grand dam des économistes libéraux. La théorie de l'offre et de la demande, principale base de la microéconomie néoclassique, perd son sens. La dictature de la finance montre ici toute sa puissance.

Note

1-     Parmi les nombreux textes italiens qui, au cours de ces années, ont abordé le thème de la crise financière, la plupart d'entre eux avec une orientation mainstream, celui-ci est celui qui a fait l'objet du plus grand nombre de traductions : en anglais, allemand, espagnol, portugais, turc, coréen, japonais. [et évidemment pas en français, NdT]