13/08/2023

ILANA M. BLUMBERG
Dégradation, abus et cruauté : ce que doit subir une femme juive qui divorce en Israël

Ilana M. Blumberg, Haaretz, 11/8/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Ilana Blumberg (1970) enseigne la littérature anglaise à l’université Bar-Ilan. Elle a étudié à la Midresha [Institut d’études religieuses pour femmes] Lindenbaum, Matan et Elul, et a enseigné à l’Institut Drisha. Elle est l’auteure, plus récemment, des mémoires “Ouvre ta main : Enseigner en tant que juive, enseigner en tant qu’Américaine”.

« Soyez aussi passive que possible » : lorsque mon mari et moi avons pris la douloureuse décision de divorcer, le comportement du rabbin du tribunal religieux de Jérusalem a profané ma foi. Pour les femmes, en particulier, la liberté de dissoudre un mariage est contrôlée par des fonctionnaires menaçants, manipulateurs et méprisants

Photos Ohad Zwigenberg et Andrey Popov/ Shutterstock, photoshoppées par Anastasia Shub

Il y a trois mois, j’ai divorcé devant le tribunal rabbinique de Jérusalem et j’ai pu constater par moi-même une dimension de la vie israélienne qui va à l’encontre du judaïsme religieux auquel je souscris. Le divorce est douloureux et privé, et je préférerais de loin ne pas rendre publique une affaire aussi intime. Mais à la lumière de l’attaque du gouvernement contre les droits des femmes, en particulier dans sa décision d’étendre les pouvoirs des tribunaux rabbiniques au calcul des pensions alimentaires, et de la tentative, inscrite dans le récent budget, de supprimer entièrement le mécanisme de surveillance externe par lequel les citoyens peuvent déposer des plaintes, je ne peux pas rester silencieuse, en particulier en tant que femme pratiquante. L’union de la religion et de l’État est une idée abstraite. Mais maintenant que j’ai vu à quoi elle ressemble dans la pratique, je suis convaincue que chaque Israélien doit savoir ce qu’il en est pour une femme dans ce pays d’accéder à un droit fondamental du statut personnel.

 

Mon mari et moi nous étions mariés en 2002, dans une vieille et majestueuse synagogue du Lower East Side de New York, avec un professeur et rabbin bien-aimé, un talmudiste d’origine européenne dont l’érudition était légendaire. Il nous a demandé de signer un contrat prénuptial, comme on le conseille régulièrement aux couples juifs des USA, afin d’éviter qu’une femme ne devienne une aguna (“femme enchaînée” en hébreu), c’est-à-dire une épouse à qui son mari refuse un guet, un acte religieux de divorce.

Avant notre mariage, nous avions également demandé un certificat de mariage civil, ce qui m’a semblé être un détail technique. Le mariage juif était clairement le “vrai truc”, le moment où j’ai commencé à porter une alliance et où j’ai senti que mon statut avait changé de manière monumentale.

 

Des années plus tard, après avoir déménagé en Israël, nous avons pris la douloureuse décision de divorcer. Je savais qu’en tant que juive pratiquante, quel que soit l’endroit où je vivais, je subirais ce changement par le biais d’un événement rituel juif nécessitant un guet. Mais en Israël, même si je l’avais voulu, je ne pouvais pas divorcer en dehors du Grand-Rabbinat.

 

Il existe quelque chose qui ressemble à un divorce civil. Nous sommes passés par là en mai, en arrivant au tribunal des affaires familiales avec un accord que nous avions conclu avec un médiateur. Dans une salle d’audience délabrée, avec un emblème en plastique représentant des rameaux d’olivier et une menorah suspendus de travers au banc, une juge a lu avec nous le document de dix pages pour s’assurer qu’il était fondamentalement juste et que nous comprenions tous les deux tout ce que nous avions signé.

 

Pourtant, ce document juridique ne constituait pas une preuve de divorce aux yeux de l’État. Nous étions toujours les bénéficiaires légaux l’un de l’autre en cas de décès et les plus proches parents l’un de l’autre en cas d’urgence. Tout organisme gouvernemental nous considérerait comme mariés. Si nous voulions déclarer nos impôts séparément ou si je voulais bénéficier de l’une des aides accordées aux chefs de famille monoparentale, nous devions divorcer religieusement, par l’intermédiaire du rabbinat. Cela vaut pour tous les Juifs, religieux ou laïques, et il en va de même pour les membres des communautés non juives d’ici.

 

J’ai donc payé et pris rendez-vous pour que nous présentions notre accord tamponné aux tribunaux rabbiniques. On nous a remis une feuille qui précisait que si nous ne nous habillions pas modestement, nous ne pourrions pas mener à bien la mission pour laquelle nous avions pris rendez-vous. Deux amis m’ont dit de m’attendre au pire. Une amie religieuse, avocate, m’a dit que le tribunal n’était pas tendre avec les femmes. Une amie divorcée, également religieuse, l’a décrit comme
“très dur”.

 

On nous avait dit d’amener chacun·e un membre de la famille ou un·e ami·e proche qui pourrait attester de notre identité. Une amie très chère a immédiatement accepté de m’accompagner et, ensemble, nous avons réfléchi à ce que pourrait être leur norme en matière de “tenue modeste” : une jupe, certes, mais des manches longues étaient-elles nécessaires ? Les pieds nus dans des sandales étaient-ils autorisés ? Mon amie, qui se couvre les cheveux depuis 25 ans, se demandait si sa casquette de base-ball habituelle ne poserait pas problème. Après tout, ils pourraient me refuser l’entrée.

 

Mon mari est arrivé avec son ami et un homme nous a dit d’attendre notre tour dans le couloir. Cela ressemblait à n’importe quel autre rendez-vous bureaucratique, sauf que plus tôt dans la matinée, j’avais passé 15 minutes à arracher mon anneau en or d’un doigt qui était moins mince qu’il ne l’était 20 ans plus tôt.

Ils nous ont fait entrer, mon mari et moi, dans une salle beaucoup plus grande et confortable que celle du tribunal des affaires familiales. Mais cette fois-ci, il n’y avait aucune femme d’autorité. Il n’y avait qu’un rabbin âgé à la barbe grisonnante, assis devant un grand bureau. Sans nous regarder dans les yeux et sans même se présenter, il a exigé de savoir si nous étions là pour divorcer. Il nous a demandé si nous avions des enfants et, lorsque mon mari a répondu que nous en avions trois, il nous a dit que nous faisions fausse route. « Vous devriez continuer », a-t-il dit avec véhémence. « Continuez ensemble. On ne comprend pas pourquoi vous voulez divorcer ». Il n’avait pas de dossier sur notre situation particulière, mais seulement sa propre certitude que le divorce était une erreur.

Un juge d’un tribunal rabbinique montre un exemple de “guet”, acte religieux juif de divorce, à Jérusalem.

 Il a demandé à mon mari son nom et où il travaillait. Puis il a aboyé, toujours sans le regarder dans les yeux : « Vous n’allez pas à la synagogue, mais si c’était le cas, comment vous appellerait-on là-bas ? ». Mon mari a répété son nom, insistant sur le fait qu’il portait le même nom à la synagogue que dans la rue. Il a ajouté qu’il allait régulièrement à la synagogue. « Vous ne devriez pas divorcer », a répété le rabbin.

 

Quel était le nom du rabbin ? Il n’en avait pas, car il était, simplement et suprêmement, l’État et la halakha (la loi religieuse juive). Ce n’est qu’après coup que j’ai fait des recherches en ligne sur sa signature. Le site web du rabbinat contenait un psak din, un jugement, dans lequel le rabbin avait déclaré au plaideur qui s’était opposé à la procédure que dans les plus de 1 000 affaires qu’il jugeait chaque année, aucun couple ne recevait un guet automatiquement et qu’il posait toujours exactement la même série de questions pour confirmer leur intention. En d’autres termes, ce n’était pas la première fois qu’il harcelait les personnes demandant le divorce, une pratique qu’il justifiait par une nécessité halakhique. Plus inquiétant encore, il a déclaré qu’il cherchait à éviter de causer à un couple les cicatrices psychologiques qu’il aurait pu subir s’il n’avait pas pleinement intériorisé l’importance de sa décision.

 

Pourtant, il ne parlait pas comme s’il était quelqu’un qui s’inquiétait le moins du monde des séquelles psychologiques. « Vous n’avez pas besoin de terminer ça aujourd’hui. Sortez, rentrez chez vous, faites shalom bayis, la paix à la maison, et ensuite, si vous le voulez toujours, vous pourrez revenir ». J’ai été stupéfaite, étant donné qu’en Israël, il est pratiquement impossible pour deux personnes d’aller demander le divorce sur un coup de tête. Nous avions suivi une médiation et payé pour un accord juridique écrit ; nous étions allés au tribunal des affaires familiales et nous nous étions assis devant un juge qui avait lu l’accord de dix pages avec nous. Pourtant, on nous demandait maintenant de ne pas agir de manière irréfléchie.

 

En fait, après 20 ans de mariage, il nous avait fallu beaucoup de courage pour décider de divorcer, et l’idée que nous n’avions peut-être pas fait assez d’efforts ou que nous ne nous étions pas suffisamment souciés de nos enfants nous insultait tous les deux. Il semblait que nous étions nous-mêmes de mauvais enfants, que nous avions pris une mauvaise décision et que ce rabbin avait le pouvoir de nous permettre ou non de faire la chose gênante que nous voulions faire. J’ai commencé à douter de la possibilité de sortir divorcée.

 

J’ai imaginé que le rabbin se sentait halakhiquement obligé de confirmer que nous étions arrivés au divorce en dernier recours, et je pouvais respecter cela. De la même manière qu’un rabbin peut décourager un converti potentiel d’assumer le fardeau du judaïsme afin de s’assurer de sa certitude, peut-être ce rabbin ressentait-il si profondément la gravité de notre situation qu’il voulait lui aussi s’en assurer. Mais il ne l’a pas dit. Il ne nous a pas regardés dans les yeux et n’a pas dit : « Je suis désolé que vous soyez ici aujourd’hui». Il ne nous a pas demandé avec inquiétude ce qui nous amenait là. Nous étions une nuisance, une parmi tant d’autres qui attendaient dans le hall. Et nous n’étions pas de sa tribu (« Vous n’allez pas à la synagogue », bien que nous y allions tous les deux).

 

Le rabbin était occupé à abuser de son pouvoir, créant un scénario dans lequel, s’il n’aimait pas mes réponses, j’aurais pu facilement devenir une aguna : une femme dont la vie est laissée en suspens jusqu’à ce que son mari décide - s’il le fait un jour - de lui accorder le divorce. Tout ce que je savais de la loi juive m’avait appris que les tribunaux rabbiniques étaient là pour prévenir les cas d’agunot, et non pour les créer. Le rabbin avait cruellement pressé mon mari, lui disant d’attendre une semaine ou deux, avant de lui demander : « Êtes-vous ici de votre plein gré, sans aucune contrainte ? »

 

Même dans l’anxiété du moment, mon esprit s’est immédiatement tourné vers d’autres scénarios : et si j’avais été une femme maltraitée qui avait finalement trouvé le courage de demander à son mari de la libérer ? Et si j’avais eu un mari vengeur ou dominateur, qui cherchait n’importe quelle excuse pour ne pas mener à bien le divorce ? Y avait-il une chance que la décision du rabbin prenne en compte mes propres désirs ou besoins ? Si un homme simple, bien intentionné et peu instruit s’asseyait devant ce rabbin, comme beaucoup l’ont certainement fait, il pourrait être facilement convaincu que la bonne chose à faire, d’un point de vue religieux, est de refuser le guet à sa femme, ou au moins de le retarder.

 

Le rabbin ne m’a posé qu’une seule fois des questions sur ma position. « Pourquoi veux-tu divorcer ? », m’a-t-il dit d’un ton sec. « Je ne comprends pas. Qu’y a-t-il de si grave dans cette situation ? » Étant donné ce que j’avais déjà observé, je ne pensais pas lui devoir une réponse. Je me suis tournée vers le seul moyen dont dispose une femme dans ces conditions : le silence.

 

Lorsqu’il a appelé nos témoins, il leur a demandé de donner nos deuxièmes prénoms en hébreu et les noms hébraïques de nos pères. Eux aussi étaient troublés par la question, par son ton et par le sentiment évident qu’il pouvait nous refuser tout ce qu’il voulait. Finalement, comme ils ne connaissaient pas les noms hébreux de nos pères, nous avons fourni l’attestation nous-mêmes.

 

Mais alors que je commençais à penser que nous étions sauvés, le rabbin s’est tourné vers mon mari et lui a dit, dans une dernière tentative : « Tu sais, tu dois vouloir ce divorce de tout ton cœur. Si ce n’est pas le cas, ce ne sera pas casher. Le veux-tu de tout ton cœur ? »



Des"Servantes écarlates" manifestent devant le tribunal rabbinique de Tel-Aviv, en mai.

 Lorsque deux bonnes personnes divorcent après plus de 20 ans de mariage, qui peut dire qu’elles le veulent de tout leur cœur ? Je savais avec une certitude totale que l’homme avec lequel j’étais assise ne profiterait jamais de l’inégalité du système halakhique et ne capitulerait jamais devant les manipulations de ce rabbin. Mais dans la fraction de seconde de silence qui a suivi sa question impossible, le rabbin est revenu à la charge pour lui dire explicitement qu’il pouvait me refuser le divorce. « Tu n’as pas besoin de donner un guet ».

 

Quelques heures plus tard, je me tenais avec l’homme qui allait devenir mon ancien mari devant trois hommes - des rabbins ? des témoins salariés ? - qui tenaient mon destin entre leurs mains et qui m’ont dit de tendre les mains et de me tenir « comme un arrêt sur image », « aussi passive que possible ». Je savais que c’était aussi l’exigence halakhique, de recevoir plutôt que d’accepter. Pourtant, la halakha, qui aurait pu être expliquée, était secondaire. Pour ces hommes, il était naturel que la femme dans la pièce renonce à toute sa subjectivité.

 

Ils m’ont dit de marcher en cercle avec le guet sous le bras. « Sous l’aisselle », répétait l’un des hommes. Ayant grandi dans un monde halakhique, je savais que les actions qui peuvent sembler étranges et exagérées ont souvent une signification halakhique - dans ce cas, j’étais en train “d’acquérir” le guet, qui devait devenir mien pour compléter la cérémonie. Ce n’était pas le cas du couple qui est sorti immédiatement après nous. La jeune femme portait un jean moulant et l’homme une kippa qui lui tombait directement sur la tête. « Cérémonie ridicule », a-t-il commenté avec dégoût, tandis que la femme essuyait ses larmes et se dirigeait vers le couloir.

 

Je ne savais pas si elle pleurait à cause du divorce ou de la nature dégradante de toute cette expérience. Je ne savais pas si quelqu’un lui avait fait remarquer qu’elle portait des vêtements qui auraient pu lui valoir d’être mise à la porte.

 

Depuis ce jour de mai dernier, Israël m’a semblé différent. « J’avais l’impression d’être en Iran » [sic], ai-je dit à ma meilleure amie, sans aucune exagération. Mon propre destin n’était pas entre mes mains. Au lieu de cela, c’étaient trois hommes tout à fait ordinaires et anonymes qui me donnaient des ordres à leur guise. « Sois aussi passive que possible ». « Arrêt sur image » « Tu n’es pas obligé de lui donner un guet ».  Ces phrases me reviennent à des moments étranges, tourbillonnant dans mon esprit alors que je fais la queue au supermarché, que je renouvelle le passeport de mon fils ou que je prépare le déjeuner.

 

Le terme “cérémonie ridicule” me revient aussi. C’est ce à quoi ressemble la pratique juive lorsque ses autorités ne se donnent pas la peine de l’expliquer, alors même qu’elles obligent les étrangers à la respecter. L’occasion d’expliquer la tradition juive est perdue et dégradée.

 

La terrible ironie est que le rabbinat israélien n’a aucune valeur religieuse, non seulement pour cet autre couple, mais aussi pour moi, une juive pratiquante et engagée qui a fait venir sa famille des USA pour vivre en Israël, notamment pour que mes enfants puissent apprendre et vivre la Torah dans le cadre le plus vivant que je connaisse. Pourtant, le rabbinat israélien profane ma foi. Il utilise son pouvoir pour menacer, contraindre et réduire les femmes au silence.

 

Il faut dire que je ne me laisse pas facilement intimider. J’ai la chance d’avoir reçu une excellente éducation, tant religieuse que laïque. Je suis professeure et je sais parler en mon nom. Je suis en bonne santé et économiquement indépendante. De plus, contrairement à de nombreuses femmes qui demandent le divorce, je n’ai jamais été dans une relation abusive. Mon ancien mari m’a incitée à écrire cet essai et déposera lui-même une plainte contre le tribunal rabbinique. Les femmes qui disposent d’un tel pouvoir sont les moins vulnérables dans de tels cas. Lorsque j’ai raconté mon histoire à une avocate qui travaille sans relâche pour les agunot, elle m’a dit : « Tu t’en es tirée à bon compte ». Je lui ai demandé comment les tribunaux pouvaient continuer ainsi, pourquoi les femmes ne déposaient pas constamment des plaintes. Elle m’a répondu : « Les femmes qui réussissent à divorcer ne veulent pas regarder en arrière. Lorsqu’elles franchissent la porte du rabbinat, elles ne veulent tout simplement pas se souvenir du traumatisme, même si cela signifie qu’il n’y a pas de réparation pour ce qu’elles ont subi et qu’il n’y a pas de changement ».

 

Plus tard, j’ai fait des recherches sur le divorce juif en dehors d’Israël. Le site web du tribunal rabbinique du Conseil rabbinique de Chicago, ma ville natale, indique explicitement que pendant la procédure, aucune question indiscrète ne vous sera posée, que votre vie privée sera respectée, que vous serez traitée avec compassion et respect et que le tribunal comprend que parfois, malheureusement, le divorce est la fin nécessaire d’un mariage juif. Une amie me raconte qu’à New York, le chef du tribunal rabbinique lui a souhaité bonne chance après qu’elle a reçu son guet.

 

Il apparaît que dans une société civile où le divorce religieux est facultatif, les rabbins doivent respecter une norme élémentaire de respect, tant pour les femmes que pour les hommes. Cependant, dans un État qui oblige ses citoyens à divorcer par l’intermédiaire de ses tribunaux religieux, ces derniers n’ont pas besoin d’agir avec respect, car ils ont autre chose : le pouvoir. Et le pouvoir sans entrave est le contraire de la justice, de l’équité et de la démocratie.

GIANFRANCO LACCONE
Le consommateur idéal n’existe pas

Gianfranco Laccone, climateaid.it, 10/82023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Il y a quelques jours, j’ai été frappé par le titre d’un article de quotidien : « Ceux qui ont peur sont les consommateurs idéaux ». Une affirmation péremptoire suivie d’un discours très discutable, pour ne pas dire incorrect, qui visait à identifier la capacité à lire et à comprendre la réalité, en la manipulant pour son propre usage et sa propre consommation, dans un groupe dominant, en la considérant capable d’induire un changement dans la “consommation” par la peur d’un avenir sombre déterminé par le changement climatique. J’ai souri en considérant que l’auteur de l’article lui-même, après tout, appartient à l’une des élites dirigeantes, qui pense manifestement d’une manière différente de celle qu’il décrit, et utilise l’un des moyens habituels de communication des élites (de quelque parti que ce soit).

 


-Purée, vous bouffez tout ça ?
-Vous savez, on vient d'acheter un nouveau WC

Altan


Ce que je veux dire, c’est qu’une lutte de pouvoir entre groupes est évidente sur la planète aujourd’hui, qui n’a pas grand-chose à voir avec les résultats scientifiques.  Les conclusions scientifiques sur la gravité du changement climatique étaient acceptées par une minorité, même parmi les chercheurs, il y a encore vingt ans ; aujourd’hui, données à l’appui, le changement climatique est presque unanimement considéré comme un processus auquel nos actions ont donné une impulsion défavorable. Dans notre mode de vie, il est important de considérer l’accélération des phénomènes atmosphériques et des changements induits : paradoxalement, il est relativement plus important de comprendre à quelle vitesse nous devrons changer nos habitudes et quelle est la cause sur laquelle nous pouvons intervenir, que de déterminer si la planète se dirige vers un climat torride ou une nouvelle ère glaciaire.

 

Des phénomènes extrêmes vont se succéder dans des régions où cela ne s’est jamais produit jusqu’à présent, mettant à rude épreuve les habitudes sociales et les productions diffuses, à commencer par la production agricole. Enfin, nous avons pris conscience - mieux vaut tard que jamais ! - que dans un monde fini, il ne peut y avoir de consommation infinie, c’est pourquoi nous devrons agir simultanément dans plusieurs domaines : régénérer les outils de la vie (mieux prendre soin de son alimentation, en équilibrant la consommation et la santé, faire de la prévention par une vie moins stressante) ; réduire les résidus de la consommation qui ne peuvent être utilisés par d’autres êtres vivants (plantes, animaux, micro-organismes) ; et toujours réutiliser les matériaux rares récupérés. La réduction du CO2 dans l’atmosphère ne peut être obtenue uniquement en remplaçant les combustibles fossiles par d’autres systèmes renouvelables, mais aussi en réduisant l’impact de la consommation que la société de marché a généré.

 

Depuis l’avènement de la société industrielle, la consommation des produits est l’objectif explicite de toute production et le consommateur dans les plans commerciaux est devenu un stéréotype “idéal”. Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte que la consommation totale n’existe pas, car ce que nous n’utilisons pas, nous le retrouvons partout (voir le plastique), ce que nous utilisons mal et en grande quantité, nous le retrouvons même dans la graisse de notre organisme, et ce qui s’avère toxique au fil du temps tue le vivant, souvent de manière subtile et discrète.

 


L'idéal, c'est quelque chose qui expire après ma mort
-Altan

 

Au contraire, le consommateur est une personne en chair et en os, qui change en fonction des habitudes, des possibilités, de la culture, et si, par la peur ou la manipulation, on peut obtenir un consensus, la “peur” dans un régime de marché ne peut pas pousser à la consommation. Le ressort de la consommation est l’idée d’amélioration, et pour ce faire, nous ne pouvons que stimuler les valeurs positives. La peur engendre les spéculations.

 

Le changement des habitudes et des comportements à partir de la période de la pandémie est quelque chose de très complexe, une phase que l’humanité a traversée au cours de différentes périodes historiques, lorsque de petites réalités autosuffisantes sont nées par opposition à de grandes agrégations administratives, souvent organisées en société de castes. Aujourd’hui, un changement similaire est en cours (évidemment avec des formes adaptées à la réalité actuelle), qui produira une consommation réduite par rapport à celle d’aujourd’hui, éventuellement organisée en circuits courts. Ce sera le déclin (sans regrets) de nombreux événements (tourisme de masse, méga-concerts), devenus de plus en plus ingérables.

 

Ce n’est pas une conspiration qui en est la cause, mais les conditions mêmes dans lesquelles fonctionne le marché qui développent les changements socioculturels ; par exemple, si la circulation et l’approvisionnement dans les mégapoles deviennent problématiques, il n’y a pas d’autre moyen que de raccourcir les circuits et de favoriser l’autoconsommation à commencer par l’énergie, en développant le marché local pour une masse de besoins aujourd’hui liés aux circuits internationaux. Tous les produits ou services ne prendront pas ces caractéristiques mais, à mon avis, nos habitudes changeront beaucoup : la voiture de mes petits-enfants ne sera plus un symbole de statut comme elle l’était pour ma génération, aussi parce qu’il y en aura certainement moins (elles coûteront plus cher) alimentées par d’autres énergies que les combustibles fossiles.

 

L’erreur de considérer la consommation induite par la peur de la catastrophe est de croire que les règles de la consommation sont toujours les mêmes en tout temps et en tout lieu. Au contraire, les consommateurs changent de peau et, de plus en plus, ils peuvent choisir de devenir producteurs de ce qu’ils consomment. Le cas le plus frappant, qui commence à peine à se développer, est celui du “prosommateur” d’énergie, la personne qui produit seule ou avec d’autres l’énergie qu’elle consomme et qui peut décider comment et quand le faire non seulement pour elle-même mais aussi pour d’autres, influençant ainsi le système de production d’une nouvelle manière. Cet aspect est encore peu étudié, surtout en Italie où il est pratiquement inexistant, en attendant la création du système des Communautés d’ énergie renouvelable (CER).

 

Le changement social produit par ce changement de rôles ne reçoit que peu d’attention de la part de tous les acteurs du système (syndicats, associations de consommateurs, associations patronales et commerciales, administrateurs et gouvernements), qui se disent en paroles extrêmement intéressés, mais qui, en pratique, se montrent engagés dans la défense des privilèges, petits ou grands, qu’ils ont obtenus au fil du temps, au lieu d’ouvrir de nouvelles voies au bien-être collectif et à la coopération. Les plus attentifs semblent être les bureaux de marketing et les instituts de sondage qui, cependant, analysent les changements à des fins individuelles et souvent très limitées.

 

Enfin, une question que nous nous posons tous : les “Persuadeurs clandestins” existent-ils ? Je me souviens que c’était le titre du livre publié en 1957 par Vance Packard, une balise du consumérisme, qui nous apprenait comment, pour induire des comportements d’achat de masse et d’uniformisation, les flatteries et les sirènes de la vie tranquille de la classe moyenne usaméricaine passaient par des messages publicitaires directs mais aussi des messages “subliminaux”, précurseurs du marché des fake news d’aujourd’hui. Près de quarante ans après cette première alerte, en 1995, deux auteurs britanniques, Tim Lang et Yiannis Gabriel, écrivent “The Unmaneageable Consumer. Contemporary Consumption and its Fragmentations” [Le consommateur ingérable. La consommation contemporaine et ses fragmentations], constatant que, loin d’une homologation totale, la fragmentation des typologies et de l’idée même de consommation s’était produite au fil du temps, créant un fossé divergent entre les rêves des industriels et des détaillants et ceux des consommateurs eux-mêmes. Mais même dans ce cas, les auteurs ont montré que si les consommateurs continuaient à rêver de gérer la consommation, la réalité produisait des situations dans lesquelles c’était exactement le contraire qui se produisait sans que ceux qui géraient l’offre ne puissent orienter les comportements.

 

Aujourd’hui, les dynamiques entre les différents produits sont encore plus divergentes et contradictoires, et les changements dans l’organisation industrielle et commerciale correspondent également aux différentes caractéristiques anthropologiques des consommateurs. Rappelons que le monde de la consommation n’est pas motivé par la peur de quelque chose, mais par l’aspiration à une vie meilleure.

 

C’est dans cette réalité que l’intelligence artificielle (IA) est introduite, et pour comprendre ces changements, il est nécessaire d’étudier les comportements réels et de ne pas se limiter aux sondages ou, pire, aux likes sur certains médias sociaux.  


 

 

12/08/2023

RAÚL ZIBECHI
Un camp de concentration appelé El Salvador

Raúl Zibechi, La Jornada, 11/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le philosophe italien Giorgio Agamben a probablement fait preuve d’euphémisme en affirmant que le paradigme de la vie contemporaine n’est pas la ville, mais le camp de concentration. Si nous observons ce qui se passe dans différents coins de l’Amérique latine, nous sommes confrontés à un saut qualitatif et quantitatif dans l’expansion des camps d’enfermement.


Le président salvadorien, Nayib Bukele, a décrété le bouclage de tout un département (équivalent des provinces ou des états dans d’autres pays) agro-pastoral, habité par 160 000 personnes et situé dans le centre-nord du pays. Il s’agit de Cabañas, assiégé par 8 000 militaires et policiers qui seraient à la chasse d’une petite bande criminelle.

Pour de nombreux Salvadoriens, le siège actuel rappelle les opérations de “terre brûlée” lancées par l’armée contre les guérillas pendant la guerre civile qui s’est intensifiée dans les années 1980. Aujourd’hui, dans le cadre de l’état d’urgence, des municipalités et des villes se sont retrouvées en état de siège, mais c’est la première fois que tout un département est bouclé.

L’état d’urgence est en vigueur depuis mars 2022, accepté par un parlement et un pouvoir judiciaire soumis à la volonté du président. Durant cette période, plus de 70 000 personnes ont été arrêtées et emprisonnées, enfournées dans des prisons de haute sécurité où leur humanité est systématiquement violée, comme l’attestent les photos et vidéos diffusées par le gouvernement lui-même. Six organisations de défense des droits humains ont publié un rapport dans lequel elles affirment que cet État policier a fait 5 490 victimes de violations des droits humains en seulement 15 mois, soit une moyenne de 12 violations par jour.

Il s’agit notamment d’arrestations arbitraires, de menaces, de blessures, d’agressions et de viols, ainsi que de la mort de 173 personnes détenues par l’État. Le gouvernement multiplie les actions. Une récente réforme judiciaire autorise les procès de masse de groupes allant jusqu’à 900 personnes, au mépris des garanties légales minimales.

Un éditorial de l’Asociación de Radiodifusión Participativa de El Salvador (Arpas), basé sur un rapport du journal El Faro, affirme que le gouvernement de Bukele « négocie une réduction des homicides et un soutien électoral au parti Nuevas Ideas en échange d’avantages pour les membres des gangs et leurs familles ». Il ajoute que certains analystes considèrent que le pacte de Bukele avec les gangs n’est pas comme les trêves des gouvernements précédents, et pourrait être une « alliance stratégique pour la gouvernabilité » (Arpas, 4/22).

El Faro affirme, sur la base de documents officiels, que Bukele négocie depuis des années avec la Mara Salvatrucha 13 (MS-13) pour obtenir un soutien électoral à sa candidature, en libérant les chefs de gangs (El Faro, 3/9/20). De telles alliances sont courantes dans le monde entier et sont en fait créées avec un double objectif : stabiliser la gouvernance et détruire les organisations de la société, cet objectif étant peut-être le plus cher aux gouvernements d’aujourd’hui.

Dans une période de soulèvements et de révoltes populaires dans toute l’Amérique latine, attiser le crime organisé contre les peuples en lutte semble être une excellente “affaire” pour ceux d’en haut. Il est très probable que le gouvernement Lasso en Équateur et les gouvernements mexicains qui ont lancé la « guerre contre la drogue » ont eu et ont encore de tels accords avec le crime organisé, même s’ils sont mieux protégés de la couverture médiatique.

La militarisation et les attaques contre les peuples visent à libérer les territoires afin que le capital puisse transformer les biens communs en marchandises. Au Salvador, le Cabañas a été l’épicentre de la résistance à l’exploitation minière transnationale et une région d’intérêt pour les grandes entreprises qui cherchent à exploiter l’or et l’argent. Entre 2000 et 2017, des entreprises canadiennes et australiennes se sont heurtées à l’opposition des communautés concernées.

En Cabañas, les dirigeants communautaires font état de persécutions, de menaces, de harcèlement judiciaire et de surveillance. Plusieurs dirigeants ont été assassinés et emprisonnés ces dernières années. On peut conclure que le siège de Cabañas vise à affaiblir la résistance des communautés, qui savent très bien que l’exploitation minière finirait par porter un coup définitif à leur survie, car la crise de l’eau qui touche toute l’Amérique centrale s’aggrave au Salvador.

Dans le couloir sec de l’Amérique centrale, les longues sécheresses, les tempêtes et les pluies diluviennes aggravent la pauvreté en affectant les cycles de production de la terre. Près de 70 % du territoire salvadorien souffre d’une sécheresse importante ou grave. Les migrants de cette région, peuplée de 10 millions de personnes, peuvent être considérés comme des réfugiés climatiques.

Bukele boucle la boucle de la guerre de dépossession contre le peuple : il a créé un État policier, militarisé de grandes parties du pays, déplacé des populations et ouvert de nouveaux territoires à l’accumulation par dépossession. Un pays transformé en camp de concentration, que les autres classes dirigeantes veulent imiter.


Les Sept cercles de l’enfer : Bukele visite le tout nouveau “Centre de confinement du terrorisme » « digne du premier monde » (dixit le directeur nommé… Osiris Luna), qui, avec une capacité d’enfermement de 40 000 personnes, promet d’être la plus grande prison du monde. Plus de 70 000 personnes ont été emprisonnées en 18 mois dans ce pays comptant 6,3 millions d’habitants.