01/10/2023

GIDEON LEVY
Jafer remballait son étal au marché d’Hébron lorsqu’une policière israélienne lui a tiré dessus, lui fracassant le visage

Gideon Levy, Haaretz, 30/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Le visage de Jafer Abou  Ramouz a été brisé lorsqu’une policière des frontières, sans raison apparente, lui a tiré à bout portant une balle métallique à pointe éponge. Ce marchand de vêtements se tenait alors près de son étalage. Il a fallu plus d’un mois à ses enfants pour s’habituer à son nouveau visage.

 

Jafer Abou  Ramouz chez lui avec son fils d’un an, deux mois après qu’une policière des frontières lui a tiré dessus à bout portant. Photo : Alex Levac

 

Trois photos. Sur l’une d’elles, un homme musclé et séduisant, vêtu d’un tee-shirt bleu et le sourire aux lèvres, porte son fils d’un an dans les bras. Sur la seconde, le visage du père est brisé, horriblement défiguré : Son nez est écrasé, ses yeux sont exorbités, la chair est à vif, tout est couvert de caillots de sang. Le visage évoque un homme mort. Cette photo a été prise il y a deux mois. Sur la troisième image, son visage se rétablit, mais il est encore tordu et marqué, il lui manque quelques dents et son nez est de travers. Cette photo a été prise cette semaine.

 

Voici ce qui se passe lorsqu’une policière des frontières, qui s’ennuie ou qui cherche de l’action, ou encore qui est vicieuse ou négligente dans l’exercice de ses fonctions, tire une balle en métal à bout éponge d’une distance illégalement proche de quelques mètres, directement sur le visage d’un vendeur de vêtements sur le marché animé d’Hébron, alors qu’il se tient innocemment à côté de son stand.

 

Les autorités d’occupation ferment le marché du quartier de Bab Al Zawiya, avec ses centaines d’étals, chaque fois que les colons de la ville célèbrent un jour saint juif et veulent se rendre sur la tombe du juge biblique Othniel Ben Kenaz, qui se trouve à côté du marché. C’est ce qui s’est passé le 27 juillet, jour de jeûne de Tisha B’Av [9ème jour du mois d’Av], lorsque les colons d’Hébron se sont rendus en masse sur la tombe.


Jafer Abou  Ramouz à l’hôpital, après avoir été blessé par balle.

 

Ce matin-là, Jafer Abou  Ramouz s’est rendu comme d’habitude au marché de Bab Al Zawiya pour ouvrir son stand, dont les revenus permettent à sa famille de vivre depuis six ans. Il est arrivé à 8 heures, comme d’habitude, a sorti la marchandise de son stand fermé à clé et l’a exposée, comme d’habitude. Rien ne laissait présager ce qui allait se passer quelques heures plus tard, le neuvième jour du mois hébraïque d’Av, désigné comme jour de jeûne en mémoire des tragédies qui ont frappé le peuple juif en ce jour.

 

Abou  Ramouz ne vend que des chemises pour hommes, à 20 shekels [=5 €] pièce ; les bons jours, il en vend 20. Le marché était calme, malgré sa proximité avec un complexe de la police des frontières et avec la colonie de Tel Rumeida. Le travail se déroule normalement. Aucun des centaines de marchands du marché ne se doutait que c’était Tisha B’Av, jour où tous les stands doivent être fermés et où les Palestiniens doivent se faire discrets, afin que les colons puissent observer leur commémoration sans entrave. Cette procédure se répète non seulement pour Tisha B’Av, mais aussi pour d’autres fêtes juives, selon le bon plaisir des colons.

 

La journée s’est déroulée comme toutes les autres jusqu’à ce que, peu après 16 heures, les forces de la police des frontières fassent irruption sur le marché et ordonnent aux marchands de fermer immédiatement leurs stands - c’était le jour sacré de Tisha B’Av. Les enfants qui travaillent sur le marché ou qui y traînent ont commencé à jeter des pierres sur les troupes israéliennes, ce qui fait également partie de la routine de l’occupation ici.

 

Comme les autres, Abou  Ramuz, 49 ans, qui a sept enfants et n’a jamais eu d’ennuis avec les autorités, a commencé à remballer ses marchandises et à fermer son stand. Il a vu quatre agents de la police des frontières poursuivre des enfants qui lançaient des pierres en montant et en descendant les escaliers qui mènent au marché, et leur tirer des gaz lacrymogènes. Des images tournées par l’un des marchands montrent les magasins et les stands en train de fermer et le marché en train de se vider. Sur la vidéo, quatre agents de la police des frontières, dont une femme, observent les événements sans rien faire, fusils au poing, bien sûr.


La police des frontières au marché d’Hébron, quelques minutes avant que Jafer Abou  Ramouz ne soit abattu d’une balle au visage.

 

Soudain, l’un d’entre eux ouvre le feu sur une cible inconnue sans raison apparente, un rire bref est entendu en arrière-plan et la vidéo s’arrête. Ce n’est pas ce tir qui a décidé du sort d’Abou Ramuz. Le coup de feu de la vidéo a été tiré quelques minutes avant celui qui l’a touché, mais on ne sait pas exactement pourquoi, ni si quelqu’un a été blessé par ce tir. Dans le clip, que nous avons fait écouter à Abou  Ramuz, celui-ci identifie les quatre soldats comme étant ceux qu’il a vus dans la rue avant d’être abattu, parmi lesquels se trouve la policière qui lui a tiré dessus, comme des témoins oculaires le lui ont dit par la suite.

 

Abou Ramouz et sa famille vivent au cœur de la ville très peuplée d’Hébron, dans le quartier d’Al Hares ; se rendre chez lui a pris beaucoup de temps cette semaine en raison de la circulation très dense - rien d’inhabituel dans le centre de la ville. Leur logement est petit et modeste, mais de bon goût - Jafer l’a construit lui-même et il a décoré les murs et les plafonds d’ornements.

 

Une photo encadrée de sa fille Jouri portant une robe de fin d’études - en l’occurrence pour marquer la fin du jardin d’enfants - est accrochée dans le salon. Jouri, six ans, qui est maintenant en première année, est rentrée à la maison pendant notre visite. Vêtue de son uniforme d’écolière, les cheveux tressés, elle a embrassé les joues des invités.

 

Pendant des années, Jafer a travaillé en Israël, distribuant des boissons non alcoolisées dans les magasins de Jérusalem-Ouest. Il n’a jamais eu d’ennuis.

 

Il a été abattu vers 16h30 - il ne se souvient pas de l’heure exacte. Il se tenait devant son étalage ; la rue était calme, dit-il, il n’y avait pas de jets de pierres. Soudain, il a senti un coup puissant au visage et a entendu un bruit d’explosion. Il a commencé à perdre connaissance et s’est assis par terre, tandis que du sang suintait de son visage. Il y a un an, il a eu une crise cardiaque et prend depuis des anticoagulants, ce qui a probablement aggravé l’hémorragie. Sa première pensée a été qu’on lui avait tiré dessus à balles réelles et que sa vie était sur le point de s’arrêter. Il affirme que les agents de la police des frontières se trouvaient à 4 ou 5 mètres de lui avant de lui tirer dessus.

 

Face à face entre colons et Palestiniens à Hébron, en novembre dernier. Photo : MUSSA ISSA QAWASMA/Reuters

 

Cette semaine, un porte-parole de la police israélienne a fait la déclaration suivante à Haaretz : "Sans faire référence à une affaire ou à une autre, nous noterons que les forces de sécurité étaient en train de protéger les fidèles sur la tombe d’Othniel Ben Kenaz dans les allées d’Hébron. Au cours de l’activité, un trouble de l’ordre a commencé, dans lequel des pierres, des bouteilles en verre, de la peinture et des pneus ont été lancés dans une tentative de pénétrer le cercle de sécurité. Face à la violence des troubles et au risque de blessures pour les forces de l’ordre, des moyens de dispersion de la foule ont été utilisés. Nous constatons que l’événement que vous décrivez n’est pas connu [de la police]".

 

L’événement n’est pas connu. Sans faire référence à une affaire ou à une autre. Enfin, la perturbation : la fermeture du marché pour la commémoration des colons constitue un ordre, la résistance naturelle à la fermeture est une perturbation de l’ordre.

 

Les personnes présentes sur le marché ont immédiatement embarqué Abou  Ramouz dans une voiture privée et l’ont emmené à l’hôpital Alia de la ville. La photo prise à ce moment-là montre ses vêtements ensanglantés et son visage bandé. Les témoins oculaires ont raconté qu’après la fusillade, les agents de la police des frontières ont poursuivi leurs activités normalement, comme si rien ne s’était passé. Ils sont passés de l’autre côté de la rue et ont continué à veiller à la fermeture du marché avant la grande commémoration. Quelqu’un a photographié l’étal d’Abou  Ramouz après qu’il a été transporté à l’hôpital - le sol devant l’étal est taché de sang.

 

Son fils Youssouf, âgé de deux ans, est maintenant blotti dans ses bras. Lorsque le personnel d’Alia a constaté la gravité de la blessure, il a appelé une ambulance pour l’emmener d’urgence à l’hôpital Ahli, plus avancé et mieux équipé. Il a été immédiatement emmené au bloc opératoire - une opération de quatre heures pour tenter de sauver son visage fracassé. Il a reçu six transfusions sanguines et a passé sept jours en soins intensifs, jusqu’à ce qu’il soit suffisamment rétabli pour sortir de l’hôpital.

 


Jafer Abou  Ramouz avec son fils à Hébron, il y a un an.

 

Il est rentré chez lui le visage bandé. Ses deux filles aînées, âgées de 12 et 15 ans, devaient changer le pansement tous les jours et voyaient - avec effroi - le visage défiguré de leur père. Seuls ses deux fils aînés, âgés de 19 et 22 ans, lui ont rendu visite à l’hôpital ; les autres enfants ne l’ont vu qu’à son retour à la maison. Les petits ont tressailli de peur. Il leur a fallu plus d’un mois pour s’habituer à sa nouvelle apparence.

 

Le chemin vers la guérison complète est encore long. Lorsque les plaies auront cicatrisé et que la douleur se sera estompée, il subira d’autres opérations pour corriger son nez, ses dents et ses mâchoires. En attendant, il ne peut manger que des aliments liquides ou mous. Les douleurs restent vives, même deux mois après l’incident. Et deux mois après avoir été abattu, il n’est toujours pas retourné à son étal de marché - il se dit incapable de travailler - et la famille vit de petits prêts accordés par des personnes bienveillantes. Elle n’a aucun revenu. Dernièrement, il a commencé à s’inquiéter que ses yeux aient également été touchés par la balle, car les choses lui semblent de plus en plus sombres. Il n’a cependant pas les moyens de consulter un ophtalmologiste.

 

Jafer Abou  Ramouz semble un homme brisé, une personne dont le monde s’est effondré en un clin d’œil, bien qu’il n’ait rien fait de mal.

 

28/09/2023

GIDEON LEVY
La kippa tricotée des intégristes de Yom Kippour à Tel-Aviv a provoqué un désastre en Israël

Gideon Levy et Tomer Appelbaum (photos), Haaretz, 27/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En écoutant les protestations sur le “pogrom” sur la place Dizengoff de Tel Aviv le jour de Yom Kippour, la “sainteté du jour” et l'offense aux “sentiments des fidèles”, il est impossible de ne pas se rappeler les offenses quotidiennes qu'ils commettent contre nous, les personnes de gauche laïques. Mais en Israël, les laïcs n'ont pas de sentiments. Seuls les religieux ont des sentiments qui ne doivent pas être offensés.

Leurs sentiments ont été offensés ? Sur cette place, il est soudain apparu que nous avions nous aussi des sentiments. Leurs valeurs ont été profanées ? Les nôtres ont été profanées il y a longtemps. En outre, une grande partie du mal qui nous a été fait, à nous, les démocrates laïques, a été causée par les plaignants de la place Dizengoff.

Des fidèles et des opposants sur la place Dizengoff de Tel-Aviv, dimanche dernier

 Lorsque je vois des Israéliens en kippa tricotée et en chemise de shabbat d'un blanc éclatant, avec leurs franges rituelles qui pendent sur les côtés et leurs armes qui dépassent par derrière, organiser des services de prière au cœur de cette place laïque, cela me heurte profondément. Cela me rappelle qu'eux et ceux qui leur ressemblent sortent chaque vendredi soir (et d'autres nuits) pour se déchaîner contre leurs voisins bergers en portant ces mêmes vêtements festifs du shabbat, munis des mêmes armes, soutenus maintenant par des gourdins et des barres de fer.

Même si la plupart de ceux qui prient sur la place ne prennent pas une part active à ces déchaînements, il est raisonnable de supposer qu'ils les soutiennent, au moins par leur silence. Les émeutiers sont leur propre chair et leur propre sang. Ils viennent du même village, de la même yeshiva, de la même yeshiva pour femmes ou du même lycée. Cette prise de contrôle des espaces publics de Tel-Aviv par les colons et leurs complices me heurte, tout comme leurs actions me font beaucoup de mal.

Pendant des années, Israël a été façonné à leur image. Pendant des années, Israël a été entraîné dans leur sillage, jusqu'à ce qu'ils fassent finalement pencher la balance par la violence, la tromperie, l'extorsion, les menaces et la fraude. Sans eux, nous serions peut-être une démocratie. Au lieu de cela, à cause d'eux, nous sommes un État raciste d'apartheid.

Rosh Yehudi, l'organisation à l'origine de ce service de prière pur et innocent sur la place, est une preuve décisive du lien étroit entre la religion et la prise de contrôle par la force des territoires occupés. Dans la vallée de Shiloh, ils le font par la violence ; sur la place Dizengoff, de manière édulcorée. Mais les objectifs sont les mêmes.

Dans la vallée de Shiloh, il n'y a plus personne pour les arrêter. Sur la place Dizengoff, il y a soudain eu des gens pour les arrêter. Il ne faut pas pleurer sur le mal qui leur a été fait, ils ne méritent même pas des larmes de crocodile. Le mal qu'ils nous ont fait est bien plus grand.

Aucun acte de “fraternité” du type de ceux qu'ils préconisent, aucun dialogue et aucune étude commune de la Torah ne peuvent masquer le fait qu'ils sont coupables, avec le soutien de tous les premiers ministres israéliens et des forces de défense israéliennes, d'avoir transformé ce pays en un État d'apartheid. S'il n'y avait pas eu de droite religieuse, nationaliste, messianique et raciste, il n'y aurait pas eu de colons. Et s'il n'y avait pas eu de colons, il n'y aurait pas eu d'occupation depuis longtemps. C'est aussi simple et vrai que ça.

Des manifestants se heurtent à la police, dimanche soir à Tel Aviv

Lorsqu'ils viennent sur la place Dizengoff, ils apportent avec eux leur idéologie arrogante et nationaliste. Et le comble de leur audace, c'est qu'ils sont venus sur la place au nom de la liberté, du libéralisme et de la démocratie. Les colons et leurs complices, les membres de Rosh Yehudi et leurs partisans, sont la communauté qui prive par la force leurs voisins palestiniens de ces valeurs. Et maintenant, ils essaient de faire progressivement la même chose à Tel Aviv. Ils n'ont pas le droit de bénéficier du libéralisme. Ils en sont les ennemis.

Voir des membres du mouvement Garin Torani - de jeunes juifs religieux qui se déplacent en groupe dans les quartiers de la ville - au cœur de Tel-Aviv me heurte également. Quiconque a visité ces dernières années les villes palestiniennes qui sont devenues des villes mixtes judéo-arabes en 1948 sait ce que les membres de ce mouvement ont l'intention de faire : judaïser, provoquer, organiser une prise de contrôle par la force et, en fin de compte, pousser les habitants à partir.

Allez à Ramle, à Lod ou à Acre et vous verrez. Là-bas, ils heurtent de nombreux sentiments. Et maintenant, il est bon et nécessaire de les bloquer à Tel Aviv. On trouve de tout dans le mouvement Garin Torani, sauf de bonnes intentions.

Oui, la kippa tricotée est devenue un symbole qui suscite la résistance. Beaucoup de ceux qui la portent en portent la responsabilité. C'est le symbole que portent de plus en plus d'officiers de Tsahal et de hauts fonctionnaires de l'administration “civile” israélienne en Cisjordanie, ainsi que de nombreux juges, journalistes et hommes politiques - trop nombreux.

La kippa tricotée fait de son porteur un suspect jusqu'à preuve du contraire. La kippa tricotée a entraîné un désastre pour Israël. Et cela doit être dit.

GIANFRANCO LACCONE
La convivance, cette inconnue
Réflexions sur la dernière AG de l’ONU

Gianfranco Laccone, Comune-Info, 26/9/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les signes de changement se multiplient : nous devons en prendre note et essayer de trouver la meilleure façon de convivre sur la planète, nous, les animaux, les plantes.

Raoul Dufy, Paysage avec le bâtiment du Siège de l’ONU, Aquarelle sur papier, 1952

 La 78ème session de l’assemblée générale de l’ONU qui vient de s’achever nous donne l’occasion de réfléchir à partir du thème de la discussion de cette année (« Rétablir la confiance et raviver la solidarité mondiale : accélérer l’action menée pour réaliser le Programme 2030 et ses objectifs de développement durable en faveur de la paix, de la prospérité, du progrès et de la durabilité pour tout le monde ») et de la manière dont il a été diversement interprété par les différents pays.

La donnée la plus importante, malheureusement, est la nouvelle baisse de crédibilité de cette institution, qui est passée au second plan, même dans les chroniques internationales, après le G20 quelques jours plus tôt. Lors de ce dernier, les signes d’un changement dans les relations entre les pays étaient devenus évidents (la non-invitation de l’Ukraine par l’Inde - le pays hôte -, compensée par l’absence physique de la Russie et de la Chine) ; le communiqué final a minimisé le conflit en Europe, considéré comme une guerre parmi d’autres dans le monde, réitérant, mais en les rendant plus vagues, les concepts de souveraineté et d’autodétermination.


Bref, la confusion est grande sous le ciel : les USA - vainqueurs de l’affrontement avec l’URSS - ne parviennent pas, trente ans après, à affirmer une hégémonie, le “KO technique par abandon” essuyé en Afghanistan ayant été un signal contraire, et leur concurrent économique mondial - l’UE - est en crise, flanqué d’autres “puissances émergentes” qui discutent même entre elles d’une éventuelle monnaie commune. Un autre signal, encore peu souligné, a été l’admission de l’Union africaine (UA, qui regroupe 55 États du continent) au sein du G20, à laquelle une partie du groupe (Australie, Canada, Argentine, Mexique, Corée du Sud, Arabie saoudite et Turquie) s’est fermement opposée. L’Afrique commence à ne plus être un fantôme dans le système des relations mondiales, non seulement en raison de la présence de personnes originaires d’États africains à la tête de nombreuses institutions internationales, mais aussi en raison d’une subjectivité qui, bien que très difficilement, commence à prendre forme.


Hassan Karimzadeh

Mais la situation n’est pas excellente : un système de relations se met en place qui privilégie les relations bilatérales ou sur des espaces délimités, sur les relations globales des grands systèmes qui ont échoué même dans la tentative de gouvernance commerciale à travers l’OMC, sur laquelle tous les partisans de l’économie de marché avaient misé il y a trente ans pour parvenir à une coordination du système mondial. L’actuelle “guerre des céréales” sur la mer Noire en est la démonstration la plus claire : l’OMC (Organisation mondiale du commerce) est née après l’Accord sur l’agriculture et le commerce des denrées alimentaires, qui complétait ainsi le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), en transférant les règles des transactions financières au marché des produits agricoles et en initiant un mécanisme de régulation des différends qui tendrait à éviter que les guerres commerciales ne se transforment en véritables conflits.

En Ukraine, en revanche, un différend de nature territoriale (non contrôlé par l’ONU et “oublié” par ceux qui sont aujourd’hui “intéressés” par le conflit) s’est transformé en un affrontement plus large avec l’invasion de la Russie, entraînant dans son sillage tous les instruments (embargos, restrictions au transfert de capitaux, limitations de la liberté, déportations, violations des droits humains et des accords) que les mécanismes mis en place au cours des trente dernières années auraient dû permettre d’éviter ou de résoudre rapidement. Par un effet boule de neige, les conséquences ont atteint les endroits les plus éloignés et les populations les plus diverses, mises dans le même panier par le marché mondial. Un marché qu’il est impossible de redimensionner, même avec les politiques autarciques les plus strictes, et dans lequel on ne sait pas comment surmonter l’autonomie insuffisante des États individuels (on revendique l’autonomie locale, mais on se rend compte ensuite qu’une agrégation supranationale avec des pouvoirs souverains est nécessaire pour résoudre les problèmes).

L’Union européenne et tous les pays du continent ne sont pas sortis grandis d’une session de l’ONU que tous les analystes ont jugée “léthargique” et qui a vu des jeux politiques se dérouler ailleurs sur les questions débattues.

Ils n’ont pas brillé par l’innovation, même terminologique, et l’impression est qu’ils répètent l’occidentalisme hégémonique à travers une “démocratie de façade”, qui est la cause principale de l’impasse onusienne. Sur le changement climatique, enfin, on attend les résultats des élections de 2024 aux USA pour voir où finira ce qui reste des objectifs de l’Agenda 2030.


Calvi, 2012

La réaffirmation de la nécessité de l’aide à l’Afrique m’a semblé du même mauvais aloi, comme si cela n’avait pas toujours été le cas (plus correctement défini comme colonialisme), et posait le même problème aux néolibéraux au gouvernement un peu partout (en Europe et ailleurs) que l’aide aux zones défavorisées : ne pas “gaspiller” les ressources dans les endroits considérés comme des zones sinistrées et les allouer plutôt là où c’est plus commode. Il aurait peut-être été plus d’actualité de parler de coopération à haut niveau, de dialoguer avec les structures qui guident les économies du monde, sachant au passage que certaines d’entre elles, comme l’OMC, sont dirigées par une femme (nigériane) qui était auparavant numéro deux de la Banque mondiale.

Mais plus encore, j’ai été frappé par la manière dont les parties impliquées dans le conflit ukrainien se sont renvoyé la balle. Dans un précédent article, j’avais souligné la difficulté d’utiliser l’embargo comme une arme contre l’ennemi : souvent, dans un système de relations multilatérales, les politiques contre “l’ennemi” se retournent comme un boomerang. Les Européens, les Italiens en premier lieu, le savent bien en ce qui concerne le prix du pétrole et du gaz, après le blocus du commerce avec la Russie.

En ce qui concerne le commerce des céréales, la liste des principaux pays producteurs comprend la Chine, l’Inde et la Russie, suivies de l’UE, des USA, du Canada, ainsi que de l’Australie et de l’Ukraine. En revanche, si l’on dresse la liste des pays exportateurs dans le monde, c’est la Russie qui arrive en tête, suivie de l’UE (France, Roumanie et Allemagne), du Canada, des USA et de l’Ukraine.

Bref, aucun pays africain n’est sur le terrain dans ce conflit, qui voit plutôt toutes les puissances économiques directement impliquées dans le conflit gérer le commerce des céréales. Les pays africains, en revanche, sont les principaux importateurs, au premier rang desquels l’Égypte, victimes d’un conflit dans lequel ils n’ont aucune possibilité d’intervenir. 

Pour l’Égypte aussi, on peut parler d’un cas exemplaire, en raison des effets secondaires (imprévus) qui se produisent quelques décennies après le début des “politiques de développement”. Après avoir été à l’époque impériale romaine le grenier de l’empire grâce aux providentielles crues alluvionnaires annuelles du Nil, elle a perdu cette prérogative depuis les années 1960, suite à la construction du barrage d’Assouan et à la transformation économique. La “révolution verte” a permis la généralisation de l’irrigation et la production de fruits, légumes, céréales et textiles à haut rendement pour l’exportation, ainsi que la création d’un système industriel. Bref, les choses ont suivi un autre chemin et aujourd’hui tout embargo alimentaire pose des problèmes à ce grand pays très peuplé du fait de l’approvisionnement réduit de la céréale de base de son alimentation.

Mais, à mon avis, l’aspect le plus évident est l’eurocentrisme de la vision des politiciens continentaux : bien qu’ils évoluent sur des plans différents (du lorgnage allemand vers la réforme des relations multipolaires, à l’intervention française complexe visant à répondre aux carences du système social mondial, à celle au nom de l’UE qui a posé la nécessité d’avoir un plus grand équilibre des relations internationales et moins de distances sociales à côté de la solution aux conflits de guerre), toutes les interventions finissent par poser le “problème” des migrants, allant même jusqu’à demander, dans l’intervention italienne, un engagement international des Nations Unies elles-mêmes pour cette lutte.

Qu’en dire ? Face aux guerres qui semblent se multiplier dans le monde et à l’incapacité des “occidentaux”, symptôme de leur hégémonie mondiale réduite, à faire de leur conflit russo-ukrainien un problème plus important que d’autres conflits, à commencer par ceux du Moyen-Orient, le déplacement de l’attention vers les migrations, qui sont clairement un problème dérivé des autres (changement climatique, guerres, crise économique) a reçu un accueil froid - pour ne pas dire sceptique - de la part de l’assemblée.

Car si les problèmes sont autres, il faut les résoudre en commençant par les guerres pour éviter les situations de “crise humanitaire”, et si le problème est spécifique parce que les autres ne peuvent pas être résolus, la première réponse à donner est de faciliter et de rendre le voyage légal et transparent : créer des bureaux spéciaux dans les ambassades, fournir des documents avant le départ (garantir la sécurité), fournir les moyens de transport (et ainsi revitaliser ce secteur en crise perpétuelle) pour atteindre les pays d’arrivée.

Mais peut-être que cette façon de penser n’appartient qu’à quelques privilégiés : quelques rêveurs, les aliens trouvés au Pérou, et… le Pape.

 

Discours de Bassolma Bazié, Ministre d'État, ministre de la Fonction publique, du Travail et de la Protection sociale du Burkina Faso, à la 78ème  AG de l'ONU

 

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
NO FUTURE : ces lendemains qui ne chantent plus


 Luis E. Sabini Fernández, 26/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La notion de futur s’est considérablement modifiée.

Je suis assez âgé pour le savoir par expérience et pas seulement intellectuellement.

L’avenir révolutionnaire que le socialisme en général et le marxisme en particulier, critiquant la religion chrétienne qui plaçait la félicité dans “l’au-delà” et la revendiquant pour notre en-deçà, pour notre avenir même sur terre (sur la Terre), malgré son apparente prétention à des améliorations concrètes de la vie humaine, n’a pas cessé d’être une revendication post vitam.

 

 Le laboureur rouge, de Boris Zvorykin (1872-1945), 1920 : “Dans les champs sauvages, sur les décombres du féodalisme et du capital, nous labourerons notre champ”.

La description même de l’URSS comme “paradis des travailleurs” révèle son caractère de mauvais coup (comme un jeu de bonneteau). Elle a probablement été faite en toute mauvaise conscience, car au moins les échelons supérieurs de la nomenklatura le savaient : en URSS, la condition de la classe ouvrière était un néo-esclavage. Et de ce côté-là, l’accès au paradis était définitivement inaccessible.

Mais il y avait tout un peuple qui était plein d’espoir. C’est ainsi que la présence, l’existence de l’URSS a été vécue, grosso modo, entre les années 1950 et les années 1980 (avant, dans les années 1920, le feu révolutionnaire ne traversait aucun paradis et plus tard, dans les années 1980, les concessions tactiques successives à l’establishment ont mis fin à l’espoir du feu et à l’espoir du paradis).

La référence au futur (“socialiste”) exprimait le caractère d’un alibi idéologique, bien qu’en général les personnes qui adhéraient à de telles “convictions” (par exemple tous les membres des partis communistes et même socialistes), ne se percevaient guère comme l’objet d’une temporalité fallacieuse.


 

Le crash du futur socialiste

1956 est une année clé pour la “chute de ces engagements”, celle d’un socialisme naïf et massifié (certainement pas pour l’intelligentsia, qui a longtemps été impliquée dans des débats et des luttes à la vie à la mort).

Car pendant près de 40 ans, la liturgie officielle soviétique a ignoré les “accidents” de l’anarchisme, du trotskisme, du conseillisme et autres “malformations”, les considérant comme des anomalies qui n’altéraient pas le corpus (sacré) révolutionnaire.

Le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) a alors mis en évidence le caractère endogène du mal. D’un certain mal (et non de tous les maux, comme la droite traditionnelle a immédiatement tenté de l’exploiter en disculpant, comme s’ils n’existaient pas, le colonialisme, le racisme, le militarisme classique, bref le capitalisme).

C’est lorsque le 20e congrès du PCUS a révélé que Staline était un assassin, un dictateur omnipotent. 

1956 a été la première démolition de l’aspiration socialiste à l’avenir (que l’on appelait encore “le futur” [1]).

Le marxisme avait commis un abus intellectuel, un outrage psychique en logeant les rêves de manumission dans “l’avenir”. Et il a commis, en outre, une vulgaire répétition de l’appel des prêtres chrétiens à tolérer les iniquités du présent pour trouver le bonheur dans le futur.

La prétention scientifique à connaître “le futur” a alors fonctionné comme un alibi idéologique.

Car, stricto sensu, on ne peut pas connaître, ni même percevoir, l’avenir.

C’est le scientisme socialiste qui a imposé cette revendication, en modifiant notre propre localisation temporelle et spatiale : le passé était reconnaissable et séparable de toute rêverie passée. Il était certes difficile de le reconnaître, de le retrouver. Le travail historique, la recherche documentaire, pouvaient nous rapprocher asymptotiquement de lui, de ce que nous avions vécu. Notre présent s’évanouissait de seconde en seconde, notre passé devenait de plus en plus insaisissable.

Mais cette temporalité ne commence pas avec le socialisme. C’est l’optimisme bourgeois qui a développé l’idée de futur, un futur toujours meilleur.


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Edward Bellamy, combinant ses origines usaméricaines et l’expansion irrésistible des idées socialistes en Occident dans la seconde moitié du XIXe siècle, a écrit un roman utopique – Cent ans après ou l’An 2000 - d’un techno-optimisme radical, soutenant une société de rêve basée sur de nouveaux gadgets technologiques qui rendraient la vie agréable et enviable : véhicules motorisés tels que les hélicoptères, sermons religieux par téléphone, lave-vaisselle et autres appareils électroménagers, cartes de crédit. Bellamy l’a publié en 1892, alors que tous ces nouveaux gadgets, aujourd’hui banalisés, commençaient à faire leur apparition.

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Ce conte utopique, d’une simplicité candide, est l’une des dernières versions de la grande saga utopique de la modernité avec une charge entièrement positive. Il est très significatif qu’avec la création de l’Union soviétique en 1917, ce genre ait presque disparu dans sa version optimiste et positive. En 1920, Evgueni Zamiatine écrit Nous autres, dans la toute nouvelle URSS, qui raconte une société aux habitations vitrées, c’est-à-dire à la vie quotidienne sans secrets, et à l’esprit plutôt étouffant. Au bout d’un certain temps, il est emprisonné par son ami Joseph Staline. Mais ce dernier sera “magnanime” : il sera emprisonné pendant “seulement” 6 ans, puis exilé (de nombreux récalcitrants et dissidents commenceront dans les années 1930, lorsque Zamiatine sera finalement condamné, à “payer” leurs “déviations” (ou trahisons de la “dictature du prolétariat”), d’un emprisonnement beaucoup plus long et sévère, ou carrément de leur vie.

Notre temporalité, que nous avions l’habitude de décrire comme passé-présent-futur, comptait tout au plus deux membres ou instances tangibles, concrètes : notre présent et le passé que nous construisions ou défaisions au fur et à mesure. L’avenir n’était pas là. Il n’a jamais existé. Notre réalité a toujours été celle que nous abandonnions, en entrant dans notre présent, qui devient invariablement un passé continu (les rythmes, psychologiquement, peuvent varier et l’on peut sentir un présent continu à certains moments et à d’autres, un présent très fugace).

L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a porté un coup fatal à l’idée même de futur. L’option politique a été radicalement rejetée, dans un certain sens, par Francis Fukuyama [2] dans un essai dans lequel il soutenait que l’avenir était déjà arrivé et qu’il s’agissait du système démocratique, de libération des capitaux, sans aucune perspective de changement politique en vue. Même si, des années plus tard, il tentera de faire l’autocritique de son opinion très hâtive, il est clair que l’idée d’un futur socialiste est entrée dans une crise irréversible.

La notion toxique de futur socialiste (qui devait servir d’aspiration, de stratégie de vie) en tant que “nécessité historique”, en tant qu’avenir inévitable, a très clairement révélé son invraisemblance, et sa projection politique a été mortellement blessée.

Le système de pouvoir fonctionnait d’une manière radicalement différente, dépouillé de cette image politiquement chargée d’un futur socialiste, affirmant le présent comme source de pouvoir et de satisfaction. Le monde dans lequel nous vivons, qui nous occupe, nous contraint, nous conditionne par une perpétuelle présentification, nous façonne. Nous percevons que c’est précisément ce qui est valable aujourd’hui, dans notre moment historique.

Cette présentification de nos sociétés s’est opérée par le biais d’une hybris technologique qui a permis à nos sociétés de plus en plus modernisées de répondre à toutes les nouveautés et possibilités offertes par les déploiements technologiques : aujourd’hui, on peut voyager plus vite et dans plus d’endroits ; le tourisme est une activité de loisir de plus en plus permanente et structurée dans nos vies.

Nous avons éliminé les saisons de notre alimentation et nous pouvons manger (presque) indifféremment, n’importe fruit ou légume, pendant les douze mois de l’année (l’accès matériel, c’est autre chose...).

Il en va de même pour la couverture énergétique, qui s’étend à de plus en plus de régions.

Bien sûr, tout cela a un coût, celui d’une usure planétaire de plus en plus importante. Mais compte tenu de la complexité des interrelations techniques, économiques, financières et de travail, il est très difficile de percevoir clairement, par exemple, les coûts environnementaux du fait que presque tout le monde a “presque tout” (et le téléphone portable en premier lieu, incarnation de la présentification consumériste de notre monde actuel).


Le téléphone portable : un élément clé de la vie au présent perpétuel

Le passé et l’avenir ont été mis en crise par une “présentisation” sans clémence et incessante. Le passé avec ses souvenirs, le futur avec ses projets.

Comment prétendre se souvenir de mon père, de ma sœur, de cette autre petite amie, de cette maison confortable, alors que nous avons assez de mal à vivre au jour le jour ! 

Car notre temporalité ne naît pas d’elle-même. Mais de tout l’attirail technologique qui est censé nous assister”.

Toutes les aides, toutes les choses que nous considérons comme des aides, mais qui en réalité nous conditionnent. Mais, bien sûr, sans nous le dire. L’hétéronomie devient très claire avec les adolescents, ceux qui sont déjà entrés dans la roue de la communication cybernétique, soutenue, permanente, mais ils ne sont que des apprentis et des consommateurs. Mais elle nous concerne et nous gouverne tous.

Tout le monde a déjà vécu cette anecdote triviale qui consiste à dire à son amie, à sa cousine ou à son père que l’on a envie d’une pizza et, quelques heures plus tard, son téléphone portable lui propose un flot de pizzerias toutes plus alléchantes les unes que les autres.

Cela révèle que le téléphone portable n’est pas comme les anciens objets technologiques qui nous entouraient de manière inerte. Le téléphone portable agit.

Il contre-agit (à proprement parler, il contre-attaque). C’est de l’intelligence artificielle. Et il n’y a même pas de dialogue socratique, celui qui, même sans être égalitaire, est à la recherche de la vérité. Non, il y a une panoplie innombrable d’invitations, dont beaucoup sont accessibles pour l’utilisateur du téléphone portable, ou plutôt c’est lui qui est “accédé”.

La situation actuelle, avec les “formes cachées de propagande” [3], comme le disent les personnes interrogées dans The Social Dilemma [4], est grave (au sens médical du terme ; elle peut causer la mort). Il ne s’agit pas ici des prouesses des bots, de la 3G, de la 4G, de la 5G, des vitesses de transmission, du téléchargement et d’autres inventions éblouissantes (et toxiques), mais des résultats sociaux qui sont de plus en plus clairs : les utilisateurs sont modifiés, défiés, interrogés à partir, par exemple, d’applications mobiles. Le résultat décrit dans The Social Dilemma (Le dilemme social) est le suivant : « chaos massif, indignation, manque de civilité, manque de confiance les uns envers les autres, solitude, aliénation, plus de polarisation, plus de piratage électoral, de populisme, de diversion et d’incapacité à réfléchir aux vrais problèmes ».

Les personnes interrogées dans cette docufiction, qui ont tous été à un moment donné des personnes clés des hauts-lieux du numérique actuels (anciens employés de Google, Twitter, Facebook, etc.), parlent de “monstres numériques hors de contrôle”. La description d’un futur par Jaron Lanier est frappante, au vu des affrontements croissants, des difficultés de compréhension qu’il voit poindre aux USA : “guerre civile, dans 20 ans au max”. “Nous détruirons notre civilisation par une ignorance délibérée”. Il précise : « nous pourrions ne pas être en mesure de résoudre la question du climat, nous pourrions dégrader les démocraties du monde et les faire tomber dans une sorte d’autocratie dysfonctionnelle, nous pourrions ruiner l’économie mondiale, nous pourrions ne pas survivre ».

Même l’auto-protagonisme déplaisant que cet USAméricain attribue aux USA et à leur peuple, ainsi qu’à leur nombrilisme (impérial, délibéré ou non), doit être considéré comme une part de vérité. Car si les USA ne sont pas seuls et n’ont pas réalisé leur rêve impérial de 1945, ils s’en sont pas mal rapprochés. Et c’est particulièrement visible dans les profils technologiques qui nous gouvernent, dans les modalités consuméristes qui nous ravagent.

Les personnages de cette docufiction posent bien le diagnostic final en écartant toute attitude de rejet primitiviste et absolu ; l’un des protagonistes (Tristan Harris) affirme clairement que ce qui a envahi nos vies est “à la fois une utopie et une dystopie".

Le dilemme social ne donne en tout cas aucune piste pour sortir du merdier.

Un autre personnage fait remarquer, de manière conciliante, qu’“il faut accepter que les entreprises veuillent faire de l’argent”, ce qui signifie que le problème et la solution ne transcendent pas ce que nous appelons le capitalisme. Mais sa description est essentielle : « le malheur, c’est qu’il n’y a pas de lois, pas de règles, pas de concurrence et que les entreprises agissent comme une sorte de gouvernement de facto ». Bref, une dictature. Parce qu’une entreprise, un dirigeant, une église qui agit pour son seul intérêt, sans rendre de comptes, c’est de la dictature.

Le problème est que c’est ainsi que le grand capital a agi dans tous les temps et circonstances “nécessaires” : c’est ainsi que l’extractivisme “originel” s’est développé à partir de 1492 ; c’est ainsi que la pétrochimie s’est développée, en pleine hybris, empoisonnant la planète entière ; c’est ainsi que la médecine, le Big Pharma, s’est développée, au-dessus de toutes les lois, générant l’iatrogénèse.

Jonathan Cook explique bien l’historique de cette question : « Les graines de la nature destructrice trop évidente du néolibéralisme d’aujourd’hui ont été plantées il y a longtemps, lorsque l’Occident “civilisé et industrialisé” a décidé que sa mission était de conquérir et d’assujettir le monde naturel en adoptant une idéologie qui fétichisait l’argent et transformait les humains en objets à exploiter ». [5]

Cook dit bien “néolibéralisme”. Dans toutes les Amériques, comme en Europe, c’est la catégorie conceptuelle de base, le cadre culturel dans lequel nous évoluons.

Et avec l’effondrement du socialisme, nous n’avons pas seulement perdu un rêve malheureux, nous avons aussi perdu, semble-t-il, la capacité de rêver, car je relève ici une autre observation de Cook lui-même, aussi révélatrice que la précédente : « l’idéologie qui est devenue une boîte noire, une prison mentale, dans laquelle nous sommes devenus incapables d’imaginer une autre façon d’organiser notre vie, un autre avenir que celui auquel nous sommes destinés en ce moment. Le nom de cette idéologie est le capitalisme ». Fukuyama reloaded. Le dilemme social ne va pas jusque-là.  

La notion de futur a donc pratiquement disparu. Et on ne peut que s’s’en réjouir : les mirages sont toujours de mauvais maîtres.

Sauf que la notion de no-future est si dévastatrice.

Parce que si l’idée d’un futur connaissable devient facilement oppressive, l’idée de ne pas avoir d’avenir est encore plus radicalement terrifiante.

 


No Future, par Maria Llovet, 2010

 

 Notes

[1] J’ai connu les effets du 20ème Congrès dans ma famille. Un oncle très imbu de lui-même et de son communisme, après avoir d’abord nié l’existence du 20ème  congrès, puis expliqué avec condescendance qu’il s’agissait de versions de “la presse bourgeoise”, a un jour pris une cuite qui a duré des mois (ayant retrouvé sa sobriété grâce à des mains très amicales, il est devenu un antistalinien fervent, comme tout son parti : il a perdu la plate-forme mais pas la ferveur, désormais “accroché au pinceau”).

[2] La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, dans lequel l’auteur considère que la lutte des classes, et donc, de manière hégélienne, l’histoire - en tant que lutte des idéologies - est terminée.

[3] Voir ce que Vance Packard a écrit il y a plusieurs dizaines d’années. Et ce qui s’est passé depuis.

[4] Docufiction usaméricaine réalisé epar Jeff Ortowski. Avec Tristan Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff et d’autres. Septembre 2020. Visible sur Netflix ou ici gratuitement

[5]  Pourquoi le monde part en couilles