04/08/2022

HAARETZ
Le Fonds national juif blanchit le vol des terres palestiniennes

Haaretz, Éditorial, 4/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rien n'illustre mieux le mode opératoire du projet de colonisation des territoires occupés depuis 1967 que la séance que tiendra ce jeudi le conseil d'administration du Fonds national juif d'Israël (connu en hébreu sous le nom de Keren Kayemeth LeIsrael, KKL).

Manifestation contre la politique du Fonds national juif en Israël et dans les colonies, cette année. Photo : Émile Salman

Le conseil d'administration doit voter sur une allocation de 61 millions de shekels [=17,8 millions €] pour l'achat de terres palestiniennes dans la vallée du Jourdain. Cela fait partie d'un accord que le ministère de la Défense fait pression pour conclure (comme l'a rapporté Hagar Shezaf). Pourquoi le ministère de la Défense devrait-il être impliqué dans les transactions foncières du FNJ ? Pourquoi le ministère chargé de préserver la sécurité nationale fait-il pression sur une institution nationale pour qu'elle achète des terres en Cisjordanie ? Et pourquoi le JNF est-il impliqué dans le "rachat" de terres dans les territoires occupés comme si l'État d'Israël n'avait jamais été fondé ?

Les terres en question sont des terres palestiniennes privées qu'Israël a fermées par injonction militaire en 1969 et qui ont ensuite été données aux colons pour qu'ils les cultivent dans les années 1980, selon le mauvais vieux système. Depuis lors, elles sont utilisées pour la culture de dattes destinées à l'exportation, qui est en hausse. En 2018, certains de leurs propriétaires palestiniens ont adressé une pétition à la Cour suprême, demandant l'annulation de l'injonction militaire et le départ des colons. C'est ainsi que le ministère de la Défense s'est retrouvé dans un imbroglio juridique.

« Je ne savais pas », a affirmé l'État pour sa défense lors des audiences sur la pétition. Il ne savait tout simplement pas comment les colons avaient commencé à exploiter les terres palestiniennes privées, ni comment l'État ou le département des colonies les avaient attribuées. La présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, s'est interrogée à juste titre : « Étant donné que vous n'êtes pas en mesure d'expliquer comment la terre a été donnée à qui elle a été donnée, cela leur donne-t-il le droit d'y rester pour toujours ? ». Le ministère de la Défense le pense, apparemment. Plutôt que d'annuler l'injonction militaire et de faire partir les colons, le ministère a décidé de faire en sorte que le JNF achète les terres aux Palestiniens. Et en fait, le JNF, via sa filiale Himnuta, a signé un contrat pour acheter un millier de dunams [= 100 ha], par étapes.

Mais après l'achat de 411 dunams, la transaction a été interrompue en raison de critiques, car l'achat de terres en Cisjordanie est un sujet controversé au sein du JNF, dont le conseil d'administration comprend des représentants de la gauche. Selon des sources du JNF, le ministère de la défense a récemment repris contact avec l'organisation, lui demandant de conclure la transaction. Ce que le conseil d'administration votera jeudi est également lié à un compromis mystérieux dont il est impossible de rendre compte en raison d’une ordonnance de non-publication. Ainsi, les différentes branches du mouvement de colonisation et les opérations d'acquisition de terres dans les territoires se poursuivent sous le couvert de l'obscurité.

Si Israël veut vivre et prospérer, un changement fondamental est nécessaire, y compris le démantèlement d'institutions nationales comme le JNF. En attendant, on ne peut qu'espérer que le conseil d'administration ne dispose pas d'une majorité en faveur de cet accord, ce qui blanchirait le vol. Nous espérons également que le tribunal ordonnera au ministère d'annuler l'ordre, de retirer les colons des terres et de les rendre à leurs propriétaires palestiniens.   

 

 

5 questions à Kadda Benkhira, poète algérien

Milena Rampoldi et Fausto Giudice, 4/8/2022

Italiano: 5 domande a Kadda Benkhira, poeta algerino
Español 5 preguntas a Kadda Benkhira, poeta argelino

Nous avons publié Humeurs/Umori, un recueil bilingue (français/italien) de poèmes de Kadda Benkhira, un poète algérien qui a bien voulu répondre à nos questions.


Comment es-tu devenu poète ?

Je crois que mon goût pour la poésie a commencé à l’école primaire. L’instituteur, pour nous familiariser avec la langue française, nous donnait souvent un poème à apprendre par cœur et à réciter le lendemain en classe. Mais il n’y a pas que la récitation. J’avais aussi pris l’habitude de fréquenter chaque week-end un grand souk ou il n’y avait pas que des denrées à vendre, mais aussi des joueurs de flûte qui faisaient danser des serpents, des chanteurs…. Moi, ce qui m’intéressait dans cet endroit très vivant, c’était surtout ces gens qui avaient la manière de raconter des histoires sur divers sujets et de les rendre très attachantes, ils avaient aussi l’art de réciter des poèmes dans une langue populaire très limpide…plus tard, je me suis mis à écouter de la poésie classique arabe et à lire en français tous les recueils de poésie que je rencontrais… Voilà comment je suis devenu poète.

Le fait d’écrire en français- « un butin de guerre » selon Kateb Yacine –ne diminue-t-il pas la portée de tes poèmes en Algérie ?

Oui ça diminue la portée de mes poèmes en Algérie, Mais j’aimerais dire que « ce butin de guerre », quelle que soit son importance, finira bien par disparaitre, D’ailleurs, il ne se passe pas un jour sans que la langue de mes ancêtres gagne une petite parcelle de terrain qu’on lui a confisqué. Tranquillement, elle va reprendre toute sa place le plus naturellement du monde. Et qu’est-ce qu’il y a de plus beau, de plus noble, de plus naturel pour un peuple que de retrouver sa langue !...

Dans la constitution algérienne, l’arabe est, dès l’indépendance, décrété langue nationale et officielle. Quant au français, il est considéré comme langue étrangère.

Il ne faut pas oublier que la barbarie coloniale française est restée en Algérie 132 ans. On ne peut ôter cette langue de notre patrie comme on ôte un vieux clou d’une planche, il faut du temps et beaucoup de patience…

Aujourd’hui les jeunes Algériennes et Algériens, dans leurs majorité, préfèrent et de loin, l’anglais au français.

D’ailleurs, la prochaine rentrée scolaire, le gouvernement a décidé de commencer l’enseignement de l’anglais à partir de l’école primaire… « Si le français, disait le président, est un butin de guerre, l’anglais est une langue internationale. » c’est très clair…

J’ai aussi remarqué que les jeunes commencent à s’intéresser sérieusement à d’autres langues comme l’espagnol, l’italien, le turc…

Pour ma part, je continuerai à utiliser le français qui est (comme toutes les autres langues) un moyen de communication. Et je suis sûr que mes poèmes seront traduits en arabe. Ainsi, je retrouverai les lecteurs que le « butin de guerre « m’a fait perdre…

Vois-tu, un écrivain (ou un poète), même si sa patrie n’a jamais été colonisée, sa langue ne peut le faire connaitre que dans son pays. S’il veut franchir ses frontières, s’il veut devenir célèbre, il doit absolument faire appel à cette très honorable dame nommée : TRADUCTION…

Est-ce qu’il y a aujourd’hui en Algérie, une « scène poétique », des échanges, des rencontres entre poètes et autour de la poésie ?

Oui ! Il y a de plus en plus d’espaces destinés à la poésie. Et je dois dire que c’est la poésie arabe qui a la part du lion. Je crois que c’est normal. Dans tous les pays du monde, c’est la langue du peuple qui est la plus sollicitée…

132 ans de colonialisme barbare ne sont pas arrivés à briser cette langue. Sûrement parce qu’elle tire sa force du Coran…

Oui ! La poésie en arabe reste le genre adopté par le plus grand nombre d’écrivains, avec de nombreuses publications (recueils de poésie, journaux, revues…).

C’est ce que disent les spécialistes.

Plus généralement, quelle place la poésie occupe-t-elle dans l’Algérie d’aujourd’hui ?

Une place très honorable. Et là je parle de toute la poésie : arabe, amazighe et francophone…

Quel peut et doit être le rôle du poète dans la société ?

Le rôle du poète, partout dans le monde, doit être plein de noblesse et d’humanité. Toujours prompt à dénoncer tout ce qui ne tourne pas rond sur terre ! Tout ce qui fait du mal à l’humanité ! Et pas seulement ! Il doit aussi défendre la faune et la flore !...

Hélas ! Tous les poètes ne sont pas nobles et humains.

Certains ont tellement usé leurs langues sur des choses rugueuses et malsaines qu’ils n’arrivent plus à les retenir dans leurs bouches.

GIDEON LEVY
Kafr Qassem : les Israéliens refusent d'être hantés par les fantômes des massacres passés. Qu'est-ce que ça signifie pour l'avenir ?

Gideon Levy, Haaretz, 3/8/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Faire une bombe d'une taupinière. Pas la bombe que nous aurions dû souhaiter, mais une bombe bien plus dangereuse - la publication des minutes du procès de Kafr Qassem n'a même pas fait sourciller. Les médias, à l'exception de Haaretz, ont à peine commenté, le public a baillé, l'affaire est morte. Cela se produit à chaque fois : Les organisations de soldats remuent ciel et terre, la censure militaire interdit et ensuite, on n'entend qu'un bâillement. Le bâillement est toujours la bonne partie : ceux qui rendent public le sombre passé suscitent pour beaucoup des sentiments de fierté et de soutien, ou des déclarations tristement ridicules sur le manque d'autres choix. La guerre, quoi.

Rim Ammar, dont le grand-père paternel a été l’une des victimes du massacre de Kafr Qassem. Photo : Tomer Appelbaum

La procédure se répète : Tantoura ou Kafr Qassem, le massacre des prisonniers en 1967 ou le massacre de Lod en 1948, Jénine, Jénine ou le meurtre des adolescents sur la plage de Gaza - rien n'entame le sentiment de totale justesse des Israéliens, ou du moins leur autosatisfaction, du côté de la gauche sioniste comme de la droite. Ces dernières semaines, il s'agissait à nouveau de Tantoura et de Kafr Qassem. Même s'il était encore possible de discuter de Tantoura, pour Kafr Qasem les documents ont résolu la vérité qui aurait dû résonner. Si à Tantoura il était encore possible de tout mettre sur le dos de Teddy Katz et d'Alon Schwarz, le chercheur et le réalisateur du film, à Kafr Qassem la vérité officielle était exposée, tranchante et douloureuse.

Pour qui, exactement ? Les Arabes connaissaient la vérité depuis toutes ces années, et pour eux, la publication des documents n'était pas une nouvelle, ni un réconfort tardif. Les Juifs n'ont pas voulu savoir pendant toutes ces années et ne veulent pas savoir, même après qu'on leur a jeté la vérité au visage. Il était également possible de faire confiance aux médias israéliens qui sauraient une fois de plus choyer leurs consommateurs en cachant et en obscurcissant la vérité. En quoi avons-nous besoin de Kafr Qassem maintenant ?

Peut-être est-il possible de comprendre le détournement de notre regard des taches du passé héroïque telles qu'elles nous ont été racontées, mais ce passé n'est pas terminé, pas plus que le déni et les excuses fallacieuses. Quiconque n'a pas été ému par les révélations sur Kafr Qassem ne l'est pas non plus par les coups de pied donnés à un manifestant de 15 ans à Al Mughayyir, 66 ans plus tard. C'est pourquoi ignorer Kafr Qassem est si grave.

Le massacre de citoyens israéliens, après la création de l'État, avant une guerre et non au milieu de celle-ci - pour lequel personne n'a été puni sérieusement, personne n'a accepté de responsabilité, personne n'a pensé à offrir des réparations et seuls quelques-uns étaient prêts à s'excuser - ne suscite même pas de gêne morale. Le meurtre de personnes innocentes, dont les enfants sont ici parmi nous, ne nous intéresse pas, nous, les Juifs israéliens supérieurs. Nous ne pleurons que nos propres morts, et nous pleurons beaucoup. Dans l'État juif, seul ce qui arrive aux Juifs est considéré comme important.

Même aujourd'hui, tout n'a pas été publié : Le tristement célèbre plan Hafarperet ("Taupe") est toujours classé secret. Pourquoi ? Sa publication constitue également un "risque pour la sécurité". L'ennemi va savoir, les vents vont hurler. Alors, chers censeurs, ôtez toute inquiétude de vos cœurs, même les guerriers du passé peuvent dormir en paix. Leur bonne réputation ne sera jamais entachée. Personne en Israël ne s'offusquera d'un plan diabolique d'expulsion des Arabes israéliens. Tout peut être publié. À l'exception de quelques gauchistes bornés, personne n'en perdra le sommeil. Permettez la publication de Hafarperet et de toutes les autres vérités dérangeantes. Aucune tache du passé du pays ne peut assombrir le sentiment de satisfaction des Israéliens, qui n'a pas de frontières.

Il y avait un plan de transfert en 1956 ? De nombreux Israéliens déplorent qu'il n'ait pas été mis en œuvre. C'est trop tard ? Pas nécessairement. Combien d'Israéliens s'offusqueraient aujourd'hui d'un transfert de population sous les auspices de la prochaine guerre ? Il faut trouver le moment opportun, l'obscurité appropriée et la bonne excuse - et cela pourrait très bien arriver. Après cela, nous pouvons compter sur les médias : Ils le dissimuleront à la conscience du public, cette fois encore.

Quiconque ne s'émeut pas des révélations du passé ne s'émeut pas non plus de ce qui se passe dans le présent, et ne lèvera pas le petit doigt face à ce qui pourrait bien se produire dans le futur. La crainte des Arabes israéliens d'un nouveau transfert ne s'est pas seulement atténuée depuis Tantoura, elle s'est même renforcée, et à juste titre. L'apathie israélienne absolue à l'égard des ombres du passé contribue largement à alimenter cette peur paralysante. 

 
Une cérémonie commémorative marquant en 2006 le 50e  anniversaire du massacre de Kafr Qassem. Photo : Nir Kafri