Gideon Levy &
Alex Levac (photos), Haaretz, 5/1/2024
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Un missile
des FDI tiré sur le centre d’un camp de réfugiés de Cisjordanie a tué six
jeunes et en a blessé sept. L’armée a d’abord refusé aux ambulances l’accès au
site, et la police des frontières a frappé les blessés à coups de pied et de
poing. Quelques jours plus tard, les troupes ont de nouveau envahi le camp
L'endroit près duquel le missile a
explosé la semaine dernière, dans le camp de réfugiés de Nur Shams. Il a été
tiré par un drone directement sur un groupe de jeunes qui, dit-on, ne faisaient
rien de mal.
Au cours des
derniers mois, même avant le 7 octobre, le camp de réfugiés de Nur Shams*,
situé à la périphérie orientale de Toulkarem, dans le centre de la Cisjordanie,
a été dans le collimateur des Forces de défense israéliennes. Il ne se passe
pas une nuit sans qu’une incursion d’une violence inouïe n’ait lieu ; les
routes d’accès et les rues à l’intérieur du camp ont depuis longtemps été
détruites par les bulldozers.
Depuis le
début de la guerre, les FDI ont intensifié ses frappes et se sont mises à tuer
depuis les airs au moyen de drones. C’est ainsi qu’a commencé, dans la nuit de
mardi à mercredi de la semaine dernière, une horrible série d’assassinats
aveugles et de mauvais traitements infligés aux blessés, qui a duré jusqu’au
début de cette semaine. Il ne faut pas longtemps pour que l’inspiration du
comportement des FDI dans la bande de Gaza passe en Cisjordanie : ce qui est
permis à Khan Younès l’est aussi à Nur Shams.
Le quartier
d’Al Mahajar (“la carrière”) se trouve sur le flanc nord du camp, de part et d’autre
de l’autoroute menant à Toulkarem. Al Mahajar est considéré comme relativement
calme : jusqu’à la semaine dernière, les FDI y effectuaient rarement des
raids, pas même lors de leurs incursions nocturnes dans le quartier Al Manshiya
du camp, de l’autre côté de la route principale. Mais quelqu’un dans l’armée a
décidé de faire entrer cette zone tranquille dans le cercle de la violence et
de la résistance - et quel meilleur moyen que de tirer un missile, tard dans la
nuit, directement sur un groupe de jeunes qui, selon des témoins, se tenaient
innocemment dans le quartier. Six d’entre eux ont été tués d’un seul coup et
sept autres blessés, certains ayant ensuite subi des violences physiques.
Lundi
dernier, les rues du camp se sont remplies d’enfants : il n’y a pas d’école
ici le jour de l’an. Nur Shams ressemble à Gaza, avec ses ruelles étroites et
ses ordures qui jonchent le sol. À côté de l’endroit où le missile est tombé,
en face de l’épicerie locale, des techniciens de la compagnie de téléphone
palestinienne s’affairent à réparer les poteaux et les lignes endommagés. Le
cratère que le missile a creusé dans la route a déjà été comblé.
Le fils de
la famille Shehadeh, Mohammed, 25 ans, qui marche à l’aide d’une béquille, nous
attend dans la maison des réfugiés. Enseignant à l’école primaire, il a été
blessé au bassin par des éclats d’obus. Il a rapidement été rejoint par son
cousin et meilleur ami, Awas Shehadeh, 23 ans, gardien de but de l’équipe
nationale de football de Palestine et titulaire d’une maîtrise en éducation
physique du Kadoorie College de Toulkarem. Awas est également le gardien de but
de l’équipe de football Al Quds, basée à Al Ram, juste à côté de Jérusalem. Le
9 octobre, l’équipe devait s’envoler pour le Tadjikistan. Aujourd’hui, sa tête
est bandée et lui aussi peut à peine marcher. Des fragments du missile l’ont
frappé à la tête.
Awas et Mohammed Shehadeh cette
semaine. L’un des soldats a demandé à
Mohammed où il avait été blessé et, lorsqu’il a indiqué l’endroit où il
saignait au niveau du bassin, il a commencé à lui donner des coups de pied à
cet endroit.
Les deux
hommes ont raconté avec force détails ce qui leur est arrivé cette nuit-là,
ainsi que la nuit de samedi dernier. Leurs pères - des frères qui travaillent
tous deux depuis des dizaines d’années en Israël et qui ont demandé à ce que
leur nom ne soit pas mentionné - écoutent.
L’invasion
du camp a commencé vers 23 heures le 26 décembre, dans le quartier d’Al
Manshiya. Les bruits des tirs et des explosions étaient très bien entendus ici
et atteignaient également le village distant d’Atil, où vit Abdulkarim Sadi,
chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains
B’Tselem. Il nous a courageusement accompagnés jusqu’au centre du camp de
réfugiés - il n’est pas facile d’escorter des Israéliens dans ce camp en temps
de guerre.
Revenons à
cette nuit-là : Environ 13 jeunes du quartier sont descendus dans la rue et se
tenaient à côté de l’épicerie. Le quartier est construit sur la pente d’une
colline, d’où l’on peut observer la partie sud du camp, qui était alors pris d’assaut
par l’armée.
Vers minuit,
alors qu’ils étaient là à regarder les événements se dérouler, un missile tiré
par un drone au-dessus de leur tête s’est abattu sur le groupe dans un
grondement de tonnerre. « Ça a été un moment terrible », se souvient
Mohammed. « Une scène de terreur difficile à décrire ». Il a ressenti
un coup violent au niveau de la hanche et s’est écroulé sur le sol. Awas a été
projeté dans les airs et a atterri sur la route, avant de découvrir qu’il
saignait de la tête et du cou à cause des fragments qui l’avaient frappé.
Autour d’eux,
il y avait des morts et des mourants. Deux membres du groupe sont morts sur le
coup, un autre a perdu ses deux jambes, le visage d’un autre a été déchiqueté,
trois autres sont dans un état très grave. Les cris des blessés, qui se
mêlaient à ceux des gens qui s’étaient précipités dans la rue, étaient
insupportables, raconte Mohammed. La plupart des morts et des blessés étaient
plus jeunes que lui et Awas.
Mohammed a
entendu un bruit dans sa tête qui n’a pas cessé de l’accompagner pendant un
certain temps. Il a senti qu’il perdait connaissance. Lui et Awas disent avoir
eu peur que le premier missile soit suivi d’un second, comme cela s’était
produit deux semaines plus tôt à côté du camp, lorsque, alors que les habitants
évacuaient les morts et les blessés, un autre missile a explosé au milieu d’eux.
Adham Shehadeh, 33 ans, leur ami, qui s’est joint à notre conversation, était
allé aux toilettes une minute avant l’explosion du missile et a donc été
épargné. « J’ai été sauvé par un miracle", dit-il dans son hébreu d’ouvrier.
Des techniciens réparent les lignes
téléphoniques endommagées par le missile, cette semaine. « ça a été un
moment terrible », se souvient Mohammed. « Une scène de terreur
difficile à décrire. »
Deux
ambulances ont été dépêchées sur place, l’une du Croissant-Rouge, l’autre d’Al
Shifa, une clinique privée. En attendant leur arrivée, les blessés ont été
aidés par des jeunes du camp, dont beaucoup ont suivi des cours de premiers
secours, qui sont désormais très demandés ici. La première ambulance est
arrivée au bout d’une demi-heure, après avoir été bloquée sur l’autoroute, et a
accueilli les trois jeunes les plus gravement blessés avant de repartir. La
seconde ambulance n’a pas eu d’autre choix que d’entasser trois blessés dans
son espace étroit : Awas, Mohammed et un autre jeune, Mahmoud Rashad, 19 ans,
dont la jambe saignait. Ils ont ensuite été confrontés à un autre problème.
Au bout de
la route qui descend du quartier, un important dispositif de la police des
frontières les attendait. Tirant en l’air, ils ont ordonné à l’ambulancier de s’arrêter,
de couper le moteur et de ne regarder que vers l’avant, selon le témoignage qu’il
a donné à Sadi. L’ambulancier a déclaré que son arrivée dans le camp avait été
organisée par l’intermédiaire de la Direction de la coordination et de la
liaison. La police des frontières a ouvert les portes latérales et arrière de l’ambulance.
Ils ont attrapé Mohammed, qui était assis sur le siège à côté de la porte
latérale, et l’ont jeté sur la route. Mohammed a entendu l’un des hommes dire à
un autre : « Tire-lui une balle dans la tête », et la terreur l’a
envahi. La terreur l’envahit : « Pourquoi ? Je n’ai rien fait ! »,
a-t-il crié, impuissant.
Les soldats
ont menotté Mohammed dans le dos, lui ont fait écarter les jambes pour le
fouiller, lui ont bandé les yeux et lui ont demandé de s’agenouiller sur le
sol, la tête baissée. L’un des soldats lui a demandé où il avait été blessé et,
lorsqu’il a indiqué le point de saignement dans son bassin, a commencé à lui
donner des coups de pied à cet endroit. Chaque coup de pied était accompagné de
jurons. Selon Mohammed, ce fut le début d’une série de coups de poing et de
pied de la part de nombreux agents de la police des frontières, qui se sont
relayés pour le frapper alors qu’il était agenouillé sur le sol. La plupart des
soldats étaient masquées. Quelques-uns l’ont frappé à la tête avec la crosse de
leur fusil. L’un d’eux lui a donné un coup de pied dans les testicules. Un
autre lui a demandé « Tu veux ta jambe ? » en pointant son fusil sur
la jambe de Mohammed.
Entre-temps,
ils ont également vérifié et découvert qu’il avait un casier judiciaire vierge.
Les deux autres Palestiniens blessés attendaient dans l’ambulance, étourdis et
perdant du sang. Lorsque Mohammed a dit à un officier qui l’a interrogé sur
place, par téléphone, qu’il avait été battu, les soldats l’ont puni en le
frappant à nouveau. « Personne n’est propre à Nur Shams, vous êtes tous
des putes et de fils de pute », lui ont-ils dit, comme le disent leurs
copains de Gaza.
Cette
semaine, un porte-parole de la police israélienne a déclaré à Haaretz : « Au
cours des opérations menées par les forces de sécurité pour prévenir le
terrorisme, des terroristes ont lancé des engins [explosifs] dans leur
direction et ont mis en danger la vie de nos forces. Les combattants ont agi
pour préserver la sécurité, ont examiné les suspects et ont permis aux blessés
d’être évacués en ambulance ».
Les ruelles de Nur Shams
Lorsqu’il
cesse de se sentir dans les vapes, il découvre qu’il est dans l’ambulance et
que sa tête a été bandée. « Tu resteras ici jusqu’à ce que tu crèves, tu n’iras
pas à l’hôpital », a menacé l’un des soldats. Un autre a pris un selfie
avec le blessé en guise de souvenir. Ils ont maudit les blessés palestiniens et
se sont moqués d’eux. Ce n’est qu’au bout d’une heure environ que l’ambulance a
été autorisée à partir et qu’elle s’est rendue à l’hôpital Thabet Thabet, une
institution gouvernementale située à Toulkarem.
Samedi soir
dernier, les FDI ont à nouveau pénétré dans le camp de réfugiés. Selon des
témoins oculaires, il y avait environ 200 soldats. Entrant dans les maisons du
quartier d’Al Mahajar, ils ont ordonné à tous les hommes de plus de 14 ans de
se rassembler dans une seule maison, où ils ont tous été ligotés et ont eu les
yeux bandés. Mohammed, qui était sorti de l’hôpital au bout de deux jours,
faisait partie de ce groupe. Une quinzaine d’hommes et d’adolescents ont été
entassés dans chacune des pièces, dans une grande promiscuité. Il a entendu les
soldats : « Ce sont des connards du Hamas, peut-être qu’on va les prendre
et les jeter dans le Jourdain ? » « Non, si on les jette dans le
Jourdain, ils vont revenir. » « Peut-être qu’on devrait leur tirer à
chacun une balle dans la tête ? » « Non, c’est dommage de gaspiller l’argent
que coûte une balle, 10 agurot [quelques centimes] par balle. On les prend et on
les jette à Gaza. » « Il n’y a plus de Gaza. On les emmène dans le
Sinaï. » « Qu’ils aillent se faire voir à Khan Younès, on va raser
toutes leurs maisons ici et on agrandira le pays pour nous ».
Ça a
continué comme ça dans les chambres bondées de 2 h 30 à 10 h du matin, le
dimanche. Quiconque demandait à se soulager se voyait répondre : « Qu’est-ce
que tu crois, que tu es à l’école ? Pisse dans ton froc ».
Cette
semaine, l’unité du porte-parole des FDI a fait la déclaration suivante à Haaretz
: « Dans la nuit du 26 décembre, les forces des FDI, du Shin Bet et de la
police des frontières ont entrepris une opération anti-terroriste dans le camp
de réfugiés de Nur Shams, qui est sous l’autorité de la brigade territoriale
Menashe. Au cours de l’action, les soldats ont identifié des terroristes qui
leur ont lancé des engins [explosifs]. Un véhicule aérien de l’armée de l’air a
attaqué le gang, et six des terroristes ont été éliminés.
« Dans
la nuit du 31 décembre, les FDI ont de nouveau mené une opération dans le camp
de réfugiés de Nur Shams, au cours de laquelle des dizaines de suspects ont été
interrogés. Cinq d’entre eux ont été arrêtés et transférés pour être interrogés
par les forces de sécurité. Certains des suspects ont été détenus pendant
plusieurs heures en raison de la longueur de l’opération et de la nature de l’interrogatoire.
Les forces ont permis à ceux qui le souhaitaient de satisfaire leurs besoins physiques.
Tout au long de l’action, il y a eu des échanges de tirs, ce qui explique que
les forces aient retenu certains des suspects pendant toute la durée de l’opération.
Lorsque les forces ont quitté les lieux, les suspects ont été relâchés ».
Finalement, les soldats sont
partis, laissant les dizaines d’hommes toujours ligotés et les yeux bandés. En
sortant, les troupes ont éclaté quelques pare-brise de voitures. Nous les avons
vus cette semaine, brisés.
NdT
*Le camp de Nur Shams (« Lumière du soleil »), à 3 km de Toulkarem,
comptait 13 519 habitants dont 4 440 enfants en 2022. Il a été établi
en 1952 par des habitants de Haïfa chassés par la Nakba, après que leur premier
campement, près de Jénine, eut été détruit par une tempête de neige. Le camp
est surpeuplé, avec une densité de 64 376 habitants au km2 (à
comparer avec Toulkarem : 2 725, ou Haifa : 4 714)