Yair Auron, Haaretz, 18/3/2016
Traduit par Fausto Giudice
Le professeur Yair Auron (1945) est
un spécialiste israélien des études sur les génocides et de l'éducation en la
matière. Depuis plus de 30 ans, il fait des recherches sur l'attitude d'Israël
à l'égard du génocide d'autres peuples, en particulier les Arméniens. Depuis
2005, il est directeur du Département de sociologie, de science politique et de
communication de l'Université ouverte d'Israël et professeur associé. Il est
membre de Neve Shalom/Wahat as-Salam, le seul village judéo-arabe d'Israël, où
il a fondé le Jardin des sauveteurs. Bibliographie
Un poème publié
par Nathan Alterman pendant la guerre d'indépendance d'Israël critiquant les
violations des droits humains a été salué par le Premier ministre Ben-Gourion,
qui en a même distribué 100 000 exemplaires aux soldats ; d'autres témoignages
de ce genre ont disparu.
Le 19 novembre
1948, Nathan Alterman [1], dont l'influente
« Septième Colonne » – une chronique sous forme de poésie – paraissait chaque
vendredi dans le quotidien Davar, organe du parti MAPAI (précurseur du parti
travailliste) au pouvoir en Israël, publiait un poème intitulé « Pour ça (Al
zot) » :
« En ces jours
de batailles, le ministre de la Défense a remarqué ces choses, et a ajouté à ce
qui est dit ici sa propre autorité, cet acte, qui n'est pas très courant en
matière de guerre, vaut le poids de tout poème, du point de vue de l'efficacité
aussi bien que de la moralité.
Monté sur une jeep, il avait traversé la ville
conquise :
un garçon courageux et doux, un lion de garçon.
Dans la rue, où on s’'était battu,
un vieil homme et une femme
étaient pressés contre le mur : tout ce qu'ils
avaient.
Et le garçon avait alors souri ; avec des dents blanches
laiteuses :
« J'essaierai la mitrailleuse »... Et il a essayé.
Le vieil homme a juste protégé son visage à mains nues
et le mur s’est couvert de sang.
Cet instantané des batailles de liberté si chère,
ils sont plus courageux que ceux-là, alors ils
sifflent.
Notre guerre demande donc une oreille poétique
très bien, chantons pour ça.
Chantons donc maintenant les “Affaires délicates”
qu'il vaut mieux appeler, simplement, massacres.
Chantons les discours qui déguisent toutes les traces
de culpabilité à propos des gars qui “ne font que
jouer”.
Ne nous contentons pas de dire « ce ne sont que des
détails mineurs »
car détails et principes
sont toujours mariés.
Si le public écoute juste les détails ainsi racontés
et n'emprisonne pas les têtes de criminel.
Car les porteurs d'armes, et avec eux, nous aussi ;
que ce soit dans l'action
ou avec une tape dans le dos,
nous sommes contraints par les discours de “vengeance”,
comme on dit.
à des actes criminels très noirs.
La guerre est si cruelle ! Celui qui expose la morale
aura son visage arraché d’un coup de poing!
Mais parce que c'est ainsi
les limites de la décence
doivent être droites et dures comme une masse !
Et à ceux qui ne peuvent chanter que les splendeurs de
la guerre
et qui sont tenus de verser du miel sur chacune de ses
plaies.
qu'on les punisse cruellement et plus encore
et les défère immédiatement devant la cour martiale.
Que le silence qui chuchote “c'est comme ça”
soit frappé et n'ose pas montrer son visage.
La guerre du peuple qui s'est dressé sans peur
contre sept armées ;
les rois de l'Orient
ne craindront pas de dire aussi “Ne l'annoncez point
dans Gath”[2].
ce n'est pas si lâche que ça !
Extrêmement ému
par les vers, David Ben-Gourion, alors président du Conseil d'État provisoire
dans l'État juif naissant, a écrit à Alterman : « Félicitations pour la
validité morale et la puissante expressivité de votre dernière chronique sur
Davar Vous êtes un porte-parole pur et fidèle de la conscience humaine, qui, si
elle n'agit pas et ne bat pas dans nos cœurs dans des temps comme ceux-ci, nous
rendra indignes des grandes merveilles qui nous ont été accordées jusqu'à
présent.
« Je vous
demande la permission de faire imprimer 100 000 exemplaires de l'article –
qu'aucune colonne blindée de notre armée ne dépasse en force de combat – par le
ministère de la Défense pour distribution à chaque soldat en Israël. »
À quels crimes
de guerre se référait le poème ?
Les massacres
perpétrés par les forces israéliennes à Lydda (Lod) et dans le village
d'Al Dawayima, à l'ouest d'Hébron, ont été parmi les pires massacres de toute
la guerre d'indépendance. Dans une interview à Haaretz en 2004,
l'historien Benny Morris (auteur de « La naissance du problème des réfugiés
palestiniens, 1947-1949 ») a déclaré que les massacres les plus flagrants « ont
eu lieu à Saliha, en Haute Galilée (70-80 victimes), à Deir Yassin à la
périphérie de Jérusalem (100-110), à Lod (50), à Dawamiya (des centaines) et
peut-être à Abu Shusha (70) ».
Lod a été
conquise lors de l'opération Dani (9-19 juillet 1948), qui visait également
Ramle. Les dirigeants politiques et militaires ont estimé que la prise de ces
deux villes était cruciale, car la concentration des forces arabes dans ces
villes menaçait Tel-Aviv et ses environs. Concrètement, l'objectif était que
les Forces de défense israéliennes naissantes dégagent les routes et permettent
l'accès aux communautés juives sur la route Tel-Aviv-Jérusalem – qui restait
sous contrôle arabe – et prennent le contrôle des zones vallonnées s'étendant
de Latrun à la périphérie de Ramallah. Cela signifierait un affrontement avec
les unités de la Légion arabe jordanienne, qui étaient déployées – ou censées
l’être – dans la région.
Un autre
objectif de l'opération Dani, menée par Yigal Allon avec Yitzhak Rabin comme
adjoint, était d'étendre les territoires du jeune État juif au-delà des
frontières définies par le plan de partition de l'ONU.
Le 10 juillet,
Lod a été bombardée par l'armée de l'air israélienne, la première attaque de ce
type dans la guerre d'indépendance. Une grande force terrestre avait également
été constituée, comprenant trois brigades et 30 batteries d'artillerie, sur la
base de l'évaluation de l'armée selon laquelle de grandes forces jordaniennes
se trouvaient dans la région.
À leur grande
surprise, les unités de Tsahal n'ont rencontré que peu ou pas de résistance.
Malgré cela, il existe des sources palestiniennes et d'autres sources arabes
qui prétendent que 250 personnes ont été massacrées après la prise de Lod.
L'historien israélien Ilan Pappe affirme que l'armée a tué 426 hommes, femmes
et enfants dans une mosquée locale et dans les rues environnantes. Selon lui,
176 corps ont été trouvés dans la mosquée, et le reste à l'extérieur. Le
témoignage d'un Palestinien de Lod vient étayer ces estimations : « Les
[troupes israéliennes], en violation de toutes les conventions, ont bombardé la
mosquée, tuant tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur. J'ai entendu des amis
qui ont aidé à enlever les morts de la mosquée dire qu'ils ont déplacé 93 corps
; d'autres ont dit qu'il y en avait beaucoup plus d'une centaine. » Il est
clair, cependant, qu'il n'y a pas de chiffres précis et convenus, et les
estimations des deux parties sont tendancieuses.
Les troupes
israéliennes sont allées de maison en maison, expulsant les habitants restants
vers la Cisjordanie. Dans certains cas, des soldats ont pillé des maisons
abandonnées et volé des réfugiés.
Les intentions
de Ben-Gourion à l'égard de Lod restent un sujet de débat. Des années plus
tard, Rabin raconta comment, lors d'une réunion avec lui et Allon, Ben-Gourion,
lorsqu'on lui demanda quoi faire des habitants de Ramle et de Lod, il fit un
geste de la main et dit : « Expulsez-les. » Cette version des événements aurait
dû être incluse dans les mémoires de Rabin mais a été interdite de publication
en Israël, en 1979. Son récit est apparu dans le New York Times à
l'époque, et a causé une furie. Allon, qui participa aussi à la rencontre avec
Ben-Gourion, nia avec véhémence le compte rendu de Rabin. Le 12 juillet, la
Brigade de Yiftah donna l'ordre « d'expulser rapidement les résidents de Lod. Ils
doivent être dirigés vers Beit Naballah [près de Ramle] ».
« Seulement
quelques coups de feu »
En ce qui
concerne Al Dawayima, certains faits sont clairs. Le 29 octobre 1948, au cours
de l'opération Yoav (alias Opération Dix plaies) dans le sud, le 89e
bataillon, une unité de commando,
conquit le village. À ce moment-là, plus de trois mois après le massacre de
Lod, il était évident qu'Israël gagnait la guerre. Maintenant, l'objectif était
d'ajouter plus de territoire, de vider le pays des Arabes autant que possible
et d'entamer des pourparlers d'armistice dans des conditions avantageuses. De
vastes zones au nord, et peut-être même plus au sud, ont été conquises presque
sans bataille. Les FDI ont balayé un village après l'autre.
Al Dawayima,
qui comptait environ 4 000 habitants, situé sur les pentes occidentales des
collines du sud d'Hébron, dans le Néguev (aujourd'hui Moshav Amatzia) fut un
cas d’école. De nombreux villageois, y compris des personnes âgées, des femmes
et des enfants, ont été assassinés par les forces israéliennes. Le village n'a
offert aucune résistance – même ceux qui ont cherché une explication, ou une
justification possible, pour le crime reconnaissent que les FDI n'ont rencontré
que de légères oppositions et que leurs véhicules blindés ont subi « seulement
quelques coups de feu, tirés à partir de quatre fusils », selon Avraham Vered,
l'un des commandants de l'opération.