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14/08/2023

JOSÉ PABLO CRIALES
Élections primaires en Argentine : victoire de Javier Milei, ultra, libertarien et “anarcho-capitaliste”
Portrait d’un clown trumpo-bolsonarien

José Pablo Criales, El País, 13/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

José Pablo Criales est correspondant du quotidien espagnol El País en Argentine.

Enfant battu, ado colérique, le candidat d’extrême droite remporte les primaires en capitalisant sur le ras-le-bol et en fixant l’ordre du jour politique par son histrionisme


Brûler la Banque centrale “mettra fin à l’inflation” ; la vente d’organes peut être “un marché comme un autre” ; les politiciens “devraient être virés à coups de pied au cul”. C’est avec de telles propositions, criées sur des estrades, que l’économiste ultralibéral Javier Milei s’est emparé de l’agenda public argentin. Histrionesque, échevelé, mais en même temps très attentif à son image, le candidat d’extrême droite a imposé sa fureur anti-establishment dans le débat politique depuis la première fois qu’il a foulé un plateau de télévision en 2016. Sa colère a capté la frustration d’une société dégoûtée par la politique : d’animateur de talk-show à candidat à la présidentielle, Milei a été le candidat le plus voté lors des primaires de dimanche. Il a obtenu près de 32 % des voix, devançant le parti péroniste au pouvoir et une droite qui avait commencé à lui demander d’écrire son propre scénario. Milei n’a pas voulu faire de pacte. Son cri de guerre est contre tous les autres : « La caste a peur ».

Fils d’un chauffeur de bus devenu entrepreneur dans le transport et d’une femme au foyer, Javier Milei (Buenos Aires, 52 ans) a grandi dans un foyer violent. « Pour moi, ils sont morts », répétait-il à propos de ses parents en 2018, à l’apogée de sa carrière d’animateur de talk-shows télévisés. Milei avait alors passé une décennie sans parler à Norberto et Alicia, qui l’ont élevé au milieu des coups et des violences verbales. Inhibé à la maison, soutenu uniquement par sa grand-mère maternelle et Karina, sa jeune sœur, il s’est fait connaître pour ses colères à l’école. 

Selon son biographe non autorisé, le journaliste Juan Luis González, il était surnommé El Loco (le fou) à l’école catholique secondaire qu’il fréquentait, en raison de ses accès de colère qui, des décennies plus tard, ont fait de lui l’économiste préféré de la télévision et un député national. Milei a étudié à l’école Cardenal Copello de Villa Devoto, une banlieue résidentielle de la classe moyenne supérieure de Buenos Aires, où il a joué au football en tant que gardien de but dans les divisions inférieures de l’équipe Chacarita Juniors, a chanté dans un groupe qui reprenait les Rolling Stones, et où il n’y a aucun souvenir de petites amies ou d’amis.

Milei peut encore échouer dans sa course à la présidence le 22 octobre, mais il s’est vengé de la solitude de sa jeunesse par les acclamations populaires. Quelque 10 000 personnes l’ont applaudi lundi 7 août lors de la clôture de sa campagne. Le candidat, qui a fait sa carrière politique en menaçant de “virer les politiciens à coups de pied au cul” et en fulminant contre “la caste”, est revenu sur le chemin parcouru depuis qu’il a été le fer de lance de l’arrivée de l’extrême droite au Congrès argentin en novembre 2021. Depuis un an et demi qu’il siège parmi les députés, il n’a promu aucun projet et a tiré au sort parmi ses partisans chacun de ses salaires. Ses fidèles applaudissent ces deux gestes : Milei ne réchauffe pas le banc, il révèle l’inefficacité de la Chambre ; il n’est pas un populiste qui partage le gâteau, il dénonce les politiciens et leurs salaires chaque mois plus élevés. Alors que le stade à moitié plein entonnait le chant dont il a fait sa bannière, “Que se vayan todos” [Qu’ils dégagent tous], Milei a remercié six êtres : El Jefe, comme il appelle sa sœur Karina, son pilier affectif et la coordinatrice de sa campagne, et Conan, Murray, Milton, Robert et Lucas, les cinq mastiffs anglais qu’il appelle ses “petits enfants à quatre pattes”.

Économiste, titulaire d’une licence et d’une maîtrise d’universités privées de Buenos Aires, Milei a joué un rôle moteur dans le débat sur la dollarisation face à l’inflation galopante, sur l’ajustement des dépenses publiques qui, en Argentine, maintiennent un État fort auquel aucun politicien n’ose toucher, et sur la lutte contre la criminalité. Mais rien n’a autant fait parler de lui que sa vie privée.

C’est en partie sa responsabilité. Milei préfère souvent s’enliser dans des explications plutôt que de se sortir d’une situation délicate par un oui ou un non. Le biographe González affirme par exemple que Milei étudie la télépathie et dispose d’un médium pour communiquer avec l’aîné de ses mastiffs, mort en 2017, à qui il demande conseil. « Ce que je fais à l’intérieur de ma maison, c’est mon problème », a-t-il répondu dans une interview accordée à notre journal. « Et s’il est, comme on le dit, mon conseiller politique, la vérité est qu’il a enfoncé tout le monde ».

C’est sa réponse classique. En juin de l’année dernière, il a qualifié la vente d’organes de “marché de plus” lors d’un débat radiophonique. « La personne qui a décidé de vous vendre l’organe, en quoi a-t-elle porté atteinte à la vie, à la propriété ou à la liberté d’autrui ? Qui êtes-vous pour déterminer ce qu’il doit faire de sa vie ? », a demandé Milei, et la spirale s’est emballée. Quelques jours plus tard, un journaliste lui demande s’il adhère à une autre théorie qui postule la “vente d’enfants”. “ça dépend”, répond Milei, qui s’empêtre. “La réponse ne devrait pas être négative ?”, lui demande le journaliste. “Si j’avais un enfant, je ne le vendrais pas”, a-t-il répondu. « La réponse dépend des termes dans lesquels vous pensez, peut-être que dans 200 ans, on pourrait en débattre”.

Fin mai, il a frôlé le non-sens en relevant le gant de la dérision. « Javier Milei est un panéliste ébouriffé qui crie sur scène et couche avec huit chiens et sa sœur », a décrit Victoria Donda, ancienne députée de gauche et directrice de l’Institut national contre la discrimination sous l’actuel gouvernement péroniste, « Je n’ai pas huit chiens, j’en ai cinq », s’est-il borné à répondre sur le plateau d’une chaîne de télévision amie qui lui demandait une réponse.

Ce sont des sorties peu communes pour quelqu’un qui devrait être habitué aux chaînes de télévision, où il est arrivé le 26 juillet 2016 lors de l’un des talk-shows télévisés de minuit. « Il pourrait être ministre de la Culture, mais il sera ministre de l’Économie », l’ a présenté l’animateur d’Animales Sueltos, Alejandro Fantino. « Donne-moi la Banque centrale », a répondu Milei avec ironie, et il a monopolisé toute l’heure. Ce fut le moment inaugural de sa nouvelle vie. Milei avait passé des années à travailler dur. Il a été conseiller du général Antonio Bussi, un militaire qui a été gouverneur de la province de Tucumán pendant la dictature, puis député national ; économiste en chef de la Fundación Acordar, le groupe de réflexion d’un ancien gouverneur péroniste de Buenos Aires, Daniel Scioli ; et il a travaillé dans l’entreprise qui gère la plupart des aéroports argentins. Son ancien patron, Eduardo Eurnekian, l’un des hommes les plus riches du pays, est également propriétaire de la chaîne de télévision qui l’a rendu célèbre.

Ses contradictions ne semblent pas gêner un tiers du pays qui fête sa victoire ce dimanche. Il fulmine contre la “caste”, mais la connaît depuis longtemps ; libertarien, il s’oppose à l’avortement et à l’éducation sexuelle dans les écoles ; il a gagné l’affection d’une grande partie de la communauté immigrée, mais la menace d’un traitement différent en interdisant l’entrée des étrangers ayant un casier judiciaire et en expulsant ceux qui commettent des délits dans le pays. « Il m’est arrivé des choses très fortes qui dépassent toute explication scientifique », déclare Milei, qui a grandi dans le catholicisme et connaît bien la Bible. Aujourd’hui, l’un de ses grands conseillers est un rabbin et il dit qu’il “étudie” la possibilité de se convertir au judaïsme.

Il y a un an, beaucoup pensaient que sa campagne n’arriverait pas jusqu’à cet hiver austral. Le 10 juin 2022, par un froid glacial à Buenos Aires, Javier Milei a convoqué son premier grand meeting dans la banlieue de la capitale. Six mois s’étaient écoulés depuis son arrivée au Congrès, sa popularité était en plein essor et il commençait déjà à annoncer qu’il voulait être président. Le rassemblement fut un échec. Un peu plus d’un millier de personnes y assistèrent et les moqueries à l’égard de l’économiste libertarien, qui menaçait de mener une révolution nationale contre la “caste politique” depuis un stade vide au milieu de nulle part, furent intenses. Ce fut aussi le début de sa guerre politique : accompagné seulement de sa sœur et d’un ancien conseiller de presse du gouvernement néolibéral des années 1990, une partie de sa base commence à dénoncer le fait que le parti qu’ils avaient construit dans la boue, La Libertad Avanza, était coopté en faveur du recyclage de politiciens has been.

La justice enquête actuellement pour savoir si l’entourage de Milei a demandé des milliers de dollars en espèces en échange de places sur les listes pour les élections générales d’octobre, mais son parti est plus fort que jamais. Il a également renoué le dialogue avec ses parents. Il aura 53 ans le 22 octobre, jour de l’élection présidentielle. Il pourrait s’offrir le cadeau de sa vie.

La Libertad Avanza: la franchise de Milei :
-Je voudrai une place sur la liste de députés provinciaux
Ça fera 50 000 dollars. Vous ne voulez pas ajouter un maire et deux conseillers ?

 

 

13/08/2023

GIDEON LEVY
Les manifestants de la rue Kaplan doivent se rendre compte qu’il ne s’agit plus d’occupation, mais déjà d’un seul État

Gideon Levy, Haaretz, 13/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Lors des manifestations organisées à Tel Aviv contre la réforme judiciaire du gouvernement, les meilleures personnes d’Israël se trouvent dans la zone délimitée par le bloc anti-occupation - les personnes de conscience qui reconnaissent qu’il n’y a pas de démocratie avec une tyrannie militaire dans son arrière-cour.

Manifestants anti-occupation en mai. Photo : Fadi Amub

Tout cela est très encourageant. Mais il est temps de replier les drapeaux, de changer les slogans et de quitter ce coin de rue. En 2023, lutter contre l’occupation revient à lutter contre les forces de la nature. Tout comme les inondations et les tremblements de terre, l’occupation ne peut plus être vaincue. Elle est là pour longtemps.

 

Avec plus de 700 000 colons (y compris dans les parties occupées de Jérusalem) qui ne seront jamais déplacés et une énorme entreprise consacrée à sa perpétuation, l’occupation ne peut être vaincue.

 

En outre, l’occupation a cessé depuis longtemps d’être une occupation. Qualifier d’occupation ce qui se passe dans les territoires palestiniens revient à la perpétuer, tout comme parler d’une solution à deux États qui ne sera jamais mise en œuvre et que personne en Israël n’a jamais eu l’intention de mettre en œuvre.

 

Par définition, l’occupation militaire est temporaire. Après 56 ans et sans perspective de fin, la situation dans les territoires ne peut plus être considérée comme temporaire. Et si elle n’est pas temporaire, ce n’est pas une occupation. Le caractère temporaire de l’occupation a expiré, et avec lui la possibilité de la définir comme une occupation.

 

Par conséquent, parler de l’occupation lors des manifestations de la rue Kaplan est anachronique. La combattre dans le cadre d’une lutte pour la démocratie n’est pas pertinent. Les manifestants de la rue Kaplan disent qu’ils luttent pour la démocratie. Or, la démocratie, c’est l’égalité avant tout.

 

Cela doit cesser. Cessez de lutter contre la construction de colonies, de rêver à des cartes de retrait délirantes et de penser en termes de “fin de l’occupation”. Il n’y aura pas de fin à l’occupation.

 

La rue Kaplan est l’endroit, l’occasion et le moment de changer de mentalité, de redéfinir l’agenda et de commencer quelque chose de nouveau, quelque chose de beaucoup plus porteur d’espoir et de pertinence. La lutte pour l’égalité des droits, de la mer Méditerranée au Jourdain, devrait commencer rue Kaplan.

 

Une personne, un vote, comme dans la plus modeste des démocraties. Tous les sujets de l’État - environ 15 millions de personnes, de Metula à Eilat et de Rafah à Jénine, toutes soumises à son autorité - doivent être égaux en droits. Sans cela, Israël n’est pas une démocratie.

 

Le bloc anti-occupation défile à Tel Aviv. Photo : Itai Ron

 

Laissez la partie “juive” de la définition de l’État pour les cérémonies de commémoration de l’Holocauste. Il n’y a rien qui puisse être juif et démocratique. Si les manifestants de la rue Kaplan ne comprennent pas cela, alors qui le comprend ?

 

La lutte contre la législation antidémocratique est importante, mais aussi dangereuse. Elle brouille la réalité et l’idéalise : si les projets de loi sont stoppés, Israël sera-t-il une démocratie ? Le véritable coup d’État a été la transformation d’Israël en un État d’apartheid, lorsque l’occupation est devenue immortelle. À côté de cela, l’abrogation du critère du caractère raisonnable n’est rien de plus qu’une mouche gênante.

 

La véritable protestation doit donc se concentrer sur ce coup d’État. Apartheid ou démocratie, telle est la question : il n’y en a pas de plus importante, même si Moshe Radman, l’un des principaux dirigeants et théoriciens des combattants de la liberté, pense que toute la question est simplement “la qualité de vie des Palestiniens”.

 

La section anti-occupation de la rue Kaplan doit être nettoyée, remplacée par de nouveaux drapeaux et de nouveaux slogans partout. Au lieu de parler de l’occupation, parlez d’égalité, de suffrage universel, d’un seul État démocratique. Au lieu d’être contre les colonies, soyez en faveur d’un État de tous ses citoyens.

 

Existe-t-il une démocratie dans le monde qui ne soit pas l’État de tous ses citoyens ? Si ce n’est pas de ses citoyens, alors de qui ? De Dieu ? À une demi-heure de voiture de la rue Kaplan, les gens ne peuvent pas manifester sur quoi que ce soit, de quelque manière que ce soit ; ils ne peuvent pas se défendre, protester ou résister.

 

Cela doit être changé, avant toute autre chose. Cela doit commencer rue Kaplan. Sans cela, Kaplan manque à son devoir. Il ne s’agit pas d’une question qui ne concerne qu’un petit coin de Kaplan ; elle touche au cœur de la raison d’être de Kaplan. Il s’agit de la lutte pour la démocratie pour tous, pour un État démocratique - ni juif, ni palestinien, mais démocratique. Existe-t-il une autre forme de démocratie ?

ILANA M. BLUMBERG
Dégradation, abus et cruauté : ce que doit subir une femme juive qui divorce en Israël

Ilana M. Blumberg, Haaretz, 11/8/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Ilana Blumberg (1970) enseigne la littérature anglaise à l’université Bar-Ilan. Elle a étudié à la Midresha [Institut d’études religieuses pour femmes] Lindenbaum, Matan et Elul, et a enseigné à l’Institut Drisha. Elle est l’auteure, plus récemment, des mémoires “Ouvre ta main : Enseigner en tant que juive, enseigner en tant qu’Américaine”.

« Soyez aussi passive que possible » : lorsque mon mari et moi avons pris la douloureuse décision de divorcer, le comportement du rabbin du tribunal religieux de Jérusalem a profané ma foi. Pour les femmes, en particulier, la liberté de dissoudre un mariage est contrôlée par des fonctionnaires menaçants, manipulateurs et méprisants

Photos Ohad Zwigenberg et Andrey Popov/ Shutterstock, photoshoppées par Anastasia Shub

Il y a trois mois, j’ai divorcé devant le tribunal rabbinique de Jérusalem et j’ai pu constater par moi-même une dimension de la vie israélienne qui va à l’encontre du judaïsme religieux auquel je souscris. Le divorce est douloureux et privé, et je préférerais de loin ne pas rendre publique une affaire aussi intime. Mais à la lumière de l’attaque du gouvernement contre les droits des femmes, en particulier dans sa décision d’étendre les pouvoirs des tribunaux rabbiniques au calcul des pensions alimentaires, et de la tentative, inscrite dans le récent budget, de supprimer entièrement le mécanisme de surveillance externe par lequel les citoyens peuvent déposer des plaintes, je ne peux pas rester silencieuse, en particulier en tant que femme pratiquante. L’union de la religion et de l’État est une idée abstraite. Mais maintenant que j’ai vu à quoi elle ressemble dans la pratique, je suis convaincue que chaque Israélien doit savoir ce qu’il en est pour une femme dans ce pays d’accéder à un droit fondamental du statut personnel.

 

Mon mari et moi nous étions mariés en 2002, dans une vieille et majestueuse synagogue du Lower East Side de New York, avec un professeur et rabbin bien-aimé, un talmudiste d’origine européenne dont l’érudition était légendaire. Il nous a demandé de signer un contrat prénuptial, comme on le conseille régulièrement aux couples juifs des USA, afin d’éviter qu’une femme ne devienne une aguna (“femme enchaînée” en hébreu), c’est-à-dire une épouse à qui son mari refuse un guet, un acte religieux de divorce.

Avant notre mariage, nous avions également demandé un certificat de mariage civil, ce qui m’a semblé être un détail technique. Le mariage juif était clairement le “vrai truc”, le moment où j’ai commencé à porter une alliance et où j’ai senti que mon statut avait changé de manière monumentale.

 

Des années plus tard, après avoir déménagé en Israël, nous avons pris la douloureuse décision de divorcer. Je savais qu’en tant que juive pratiquante, quel que soit l’endroit où je vivais, je subirais ce changement par le biais d’un événement rituel juif nécessitant un guet. Mais en Israël, même si je l’avais voulu, je ne pouvais pas divorcer en dehors du Grand-Rabbinat.

 

Il existe quelque chose qui ressemble à un divorce civil. Nous sommes passés par là en mai, en arrivant au tribunal des affaires familiales avec un accord que nous avions conclu avec un médiateur. Dans une salle d’audience délabrée, avec un emblème en plastique représentant des rameaux d’olivier et une menorah suspendus de travers au banc, une juge a lu avec nous le document de dix pages pour s’assurer qu’il était fondamentalement juste et que nous comprenions tous les deux tout ce que nous avions signé.

 

Pourtant, ce document juridique ne constituait pas une preuve de divorce aux yeux de l’État. Nous étions toujours les bénéficiaires légaux l’un de l’autre en cas de décès et les plus proches parents l’un de l’autre en cas d’urgence. Tout organisme gouvernemental nous considérerait comme mariés. Si nous voulions déclarer nos impôts séparément ou si je voulais bénéficier de l’une des aides accordées aux chefs de famille monoparentale, nous devions divorcer religieusement, par l’intermédiaire du rabbinat. Cela vaut pour tous les Juifs, religieux ou laïques, et il en va de même pour les membres des communautés non juives d’ici.

 

J’ai donc payé et pris rendez-vous pour que nous présentions notre accord tamponné aux tribunaux rabbiniques. On nous a remis une feuille qui précisait que si nous ne nous habillions pas modestement, nous ne pourrions pas mener à bien la mission pour laquelle nous avions pris rendez-vous. Deux amis m’ont dit de m’attendre au pire. Une amie religieuse, avocate, m’a dit que le tribunal n’était pas tendre avec les femmes. Une amie divorcée, également religieuse, l’a décrit comme
“très dur”.

 

On nous avait dit d’amener chacun·e un membre de la famille ou un·e ami·e proche qui pourrait attester de notre identité. Une amie très chère a immédiatement accepté de m’accompagner et, ensemble, nous avons réfléchi à ce que pourrait être leur norme en matière de “tenue modeste” : une jupe, certes, mais des manches longues étaient-elles nécessaires ? Les pieds nus dans des sandales étaient-ils autorisés ? Mon amie, qui se couvre les cheveux depuis 25 ans, se demandait si sa casquette de base-ball habituelle ne poserait pas problème. Après tout, ils pourraient me refuser l’entrée.

 

Mon mari est arrivé avec son ami et un homme nous a dit d’attendre notre tour dans le couloir. Cela ressemblait à n’importe quel autre rendez-vous bureaucratique, sauf que plus tôt dans la matinée, j’avais passé 15 minutes à arracher mon anneau en or d’un doigt qui était moins mince qu’il ne l’était 20 ans plus tôt.

Ils nous ont fait entrer, mon mari et moi, dans une salle beaucoup plus grande et confortable que celle du tribunal des affaires familiales. Mais cette fois-ci, il n’y avait aucune femme d’autorité. Il n’y avait qu’un rabbin âgé à la barbe grisonnante, assis devant un grand bureau. Sans nous regarder dans les yeux et sans même se présenter, il a exigé de savoir si nous étions là pour divorcer. Il nous a demandé si nous avions des enfants et, lorsque mon mari a répondu que nous en avions trois, il nous a dit que nous faisions fausse route. « Vous devriez continuer », a-t-il dit avec véhémence. « Continuez ensemble. On ne comprend pas pourquoi vous voulez divorcer ». Il n’avait pas de dossier sur notre situation particulière, mais seulement sa propre certitude que le divorce était une erreur.

Un juge d’un tribunal rabbinique montre un exemple de “guet”, acte religieux juif de divorce, à Jérusalem.

 Il a demandé à mon mari son nom et où il travaillait. Puis il a aboyé, toujours sans le regarder dans les yeux : « Vous n’allez pas à la synagogue, mais si c’était le cas, comment vous appellerait-on là-bas ? ». Mon mari a répété son nom, insistant sur le fait qu’il portait le même nom à la synagogue que dans la rue. Il a ajouté qu’il allait régulièrement à la synagogue. « Vous ne devriez pas divorcer », a répété le rabbin.

 

Quel était le nom du rabbin ? Il n’en avait pas, car il était, simplement et suprêmement, l’État et la halakha (la loi religieuse juive). Ce n’est qu’après coup que j’ai fait des recherches en ligne sur sa signature. Le site web du rabbinat contenait un psak din, un jugement, dans lequel le rabbin avait déclaré au plaideur qui s’était opposé à la procédure que dans les plus de 1 000 affaires qu’il jugeait chaque année, aucun couple ne recevait un guet automatiquement et qu’il posait toujours exactement la même série de questions pour confirmer leur intention. En d’autres termes, ce n’était pas la première fois qu’il harcelait les personnes demandant le divorce, une pratique qu’il justifiait par une nécessité halakhique. Plus inquiétant encore, il a déclaré qu’il cherchait à éviter de causer à un couple les cicatrices psychologiques qu’il aurait pu subir s’il n’avait pas pleinement intériorisé l’importance de sa décision.

 

Pourtant, il ne parlait pas comme s’il était quelqu’un qui s’inquiétait le moins du monde des séquelles psychologiques. « Vous n’avez pas besoin de terminer ça aujourd’hui. Sortez, rentrez chez vous, faites shalom bayis, la paix à la maison, et ensuite, si vous le voulez toujours, vous pourrez revenir ». J’ai été stupéfaite, étant donné qu’en Israël, il est pratiquement impossible pour deux personnes d’aller demander le divorce sur un coup de tête. Nous avions suivi une médiation et payé pour un accord juridique écrit ; nous étions allés au tribunal des affaires familiales et nous nous étions assis devant un juge qui avait lu l’accord de dix pages avec nous. Pourtant, on nous demandait maintenant de ne pas agir de manière irréfléchie.

 

En fait, après 20 ans de mariage, il nous avait fallu beaucoup de courage pour décider de divorcer, et l’idée que nous n’avions peut-être pas fait assez d’efforts ou que nous ne nous étions pas suffisamment souciés de nos enfants nous insultait tous les deux. Il semblait que nous étions nous-mêmes de mauvais enfants, que nous avions pris une mauvaise décision et que ce rabbin avait le pouvoir de nous permettre ou non de faire la chose gênante que nous voulions faire. J’ai commencé à douter de la possibilité de sortir divorcée.

 

J’ai imaginé que le rabbin se sentait halakhiquement obligé de confirmer que nous étions arrivés au divorce en dernier recours, et je pouvais respecter cela. De la même manière qu’un rabbin peut décourager un converti potentiel d’assumer le fardeau du judaïsme afin de s’assurer de sa certitude, peut-être ce rabbin ressentait-il si profondément la gravité de notre situation qu’il voulait lui aussi s’en assurer. Mais il ne l’a pas dit. Il ne nous a pas regardés dans les yeux et n’a pas dit : « Je suis désolé que vous soyez ici aujourd’hui». Il ne nous a pas demandé avec inquiétude ce qui nous amenait là. Nous étions une nuisance, une parmi tant d’autres qui attendaient dans le hall. Et nous n’étions pas de sa tribu (« Vous n’allez pas à la synagogue », bien que nous y allions tous les deux).

 

Le rabbin était occupé à abuser de son pouvoir, créant un scénario dans lequel, s’il n’aimait pas mes réponses, j’aurais pu facilement devenir une aguna : une femme dont la vie est laissée en suspens jusqu’à ce que son mari décide - s’il le fait un jour - de lui accorder le divorce. Tout ce que je savais de la loi juive m’avait appris que les tribunaux rabbiniques étaient là pour prévenir les cas d’agunot, et non pour les créer. Le rabbin avait cruellement pressé mon mari, lui disant d’attendre une semaine ou deux, avant de lui demander : « Êtes-vous ici de votre plein gré, sans aucune contrainte ? »

 

Même dans l’anxiété du moment, mon esprit s’est immédiatement tourné vers d’autres scénarios : et si j’avais été une femme maltraitée qui avait finalement trouvé le courage de demander à son mari de la libérer ? Et si j’avais eu un mari vengeur ou dominateur, qui cherchait n’importe quelle excuse pour ne pas mener à bien le divorce ? Y avait-il une chance que la décision du rabbin prenne en compte mes propres désirs ou besoins ? Si un homme simple, bien intentionné et peu instruit s’asseyait devant ce rabbin, comme beaucoup l’ont certainement fait, il pourrait être facilement convaincu que la bonne chose à faire, d’un point de vue religieux, est de refuser le guet à sa femme, ou au moins de le retarder.

 

Le rabbin ne m’a posé qu’une seule fois des questions sur ma position. « Pourquoi veux-tu divorcer ? », m’a-t-il dit d’un ton sec. « Je ne comprends pas. Qu’y a-t-il de si grave dans cette situation ? » Étant donné ce que j’avais déjà observé, je ne pensais pas lui devoir une réponse. Je me suis tournée vers le seul moyen dont dispose une femme dans ces conditions : le silence.

 

Lorsqu’il a appelé nos témoins, il leur a demandé de donner nos deuxièmes prénoms en hébreu et les noms hébraïques de nos pères. Eux aussi étaient troublés par la question, par son ton et par le sentiment évident qu’il pouvait nous refuser tout ce qu’il voulait. Finalement, comme ils ne connaissaient pas les noms hébreux de nos pères, nous avons fourni l’attestation nous-mêmes.

 

Mais alors que je commençais à penser que nous étions sauvés, le rabbin s’est tourné vers mon mari et lui a dit, dans une dernière tentative : « Tu sais, tu dois vouloir ce divorce de tout ton cœur. Si ce n’est pas le cas, ce ne sera pas casher. Le veux-tu de tout ton cœur ? »



Des"Servantes écarlates" manifestent devant le tribunal rabbinique de Tel-Aviv, en mai.

 Lorsque deux bonnes personnes divorcent après plus de 20 ans de mariage, qui peut dire qu’elles le veulent de tout leur cœur ? Je savais avec une certitude totale que l’homme avec lequel j’étais assise ne profiterait jamais de l’inégalité du système halakhique et ne capitulerait jamais devant les manipulations de ce rabbin. Mais dans la fraction de seconde de silence qui a suivi sa question impossible, le rabbin est revenu à la charge pour lui dire explicitement qu’il pouvait me refuser le divorce. « Tu n’as pas besoin de donner un guet ».

 

Quelques heures plus tard, je me tenais avec l’homme qui allait devenir mon ancien mari devant trois hommes - des rabbins ? des témoins salariés ? - qui tenaient mon destin entre leurs mains et qui m’ont dit de tendre les mains et de me tenir « comme un arrêt sur image », « aussi passive que possible ». Je savais que c’était aussi l’exigence halakhique, de recevoir plutôt que d’accepter. Pourtant, la halakha, qui aurait pu être expliquée, était secondaire. Pour ces hommes, il était naturel que la femme dans la pièce renonce à toute sa subjectivité.

 

Ils m’ont dit de marcher en cercle avec le guet sous le bras. « Sous l’aisselle », répétait l’un des hommes. Ayant grandi dans un monde halakhique, je savais que les actions qui peuvent sembler étranges et exagérées ont souvent une signification halakhique - dans ce cas, j’étais en train “d’acquérir” le guet, qui devait devenir mien pour compléter la cérémonie. Ce n’était pas le cas du couple qui est sorti immédiatement après nous. La jeune femme portait un jean moulant et l’homme une kippa qui lui tombait directement sur la tête. « Cérémonie ridicule », a-t-il commenté avec dégoût, tandis que la femme essuyait ses larmes et se dirigeait vers le couloir.

 

Je ne savais pas si elle pleurait à cause du divorce ou de la nature dégradante de toute cette expérience. Je ne savais pas si quelqu’un lui avait fait remarquer qu’elle portait des vêtements qui auraient pu lui valoir d’être mise à la porte.

 

Depuis ce jour de mai dernier, Israël m’a semblé différent. « J’avais l’impression d’être en Iran » [sic], ai-je dit à ma meilleure amie, sans aucune exagération. Mon propre destin n’était pas entre mes mains. Au lieu de cela, c’étaient trois hommes tout à fait ordinaires et anonymes qui me donnaient des ordres à leur guise. « Sois aussi passive que possible ». « Arrêt sur image » « Tu n’es pas obligé de lui donner un guet ».  Ces phrases me reviennent à des moments étranges, tourbillonnant dans mon esprit alors que je fais la queue au supermarché, que je renouvelle le passeport de mon fils ou que je prépare le déjeuner.

 

Le terme “cérémonie ridicule” me revient aussi. C’est ce à quoi ressemble la pratique juive lorsque ses autorités ne se donnent pas la peine de l’expliquer, alors même qu’elles obligent les étrangers à la respecter. L’occasion d’expliquer la tradition juive est perdue et dégradée.

 

La terrible ironie est que le rabbinat israélien n’a aucune valeur religieuse, non seulement pour cet autre couple, mais aussi pour moi, une juive pratiquante et engagée qui a fait venir sa famille des USA pour vivre en Israël, notamment pour que mes enfants puissent apprendre et vivre la Torah dans le cadre le plus vivant que je connaisse. Pourtant, le rabbinat israélien profane ma foi. Il utilise son pouvoir pour menacer, contraindre et réduire les femmes au silence.

 

Il faut dire que je ne me laisse pas facilement intimider. J’ai la chance d’avoir reçu une excellente éducation, tant religieuse que laïque. Je suis professeure et je sais parler en mon nom. Je suis en bonne santé et économiquement indépendante. De plus, contrairement à de nombreuses femmes qui demandent le divorce, je n’ai jamais été dans une relation abusive. Mon ancien mari m’a incitée à écrire cet essai et déposera lui-même une plainte contre le tribunal rabbinique. Les femmes qui disposent d’un tel pouvoir sont les moins vulnérables dans de tels cas. Lorsque j’ai raconté mon histoire à une avocate qui travaille sans relâche pour les agunot, elle m’a dit : « Tu t’en es tirée à bon compte ». Je lui ai demandé comment les tribunaux pouvaient continuer ainsi, pourquoi les femmes ne déposaient pas constamment des plaintes. Elle m’a répondu : « Les femmes qui réussissent à divorcer ne veulent pas regarder en arrière. Lorsqu’elles franchissent la porte du rabbinat, elles ne veulent tout simplement pas se souvenir du traumatisme, même si cela signifie qu’il n’y a pas de réparation pour ce qu’elles ont subi et qu’il n’y a pas de changement ».

 

Plus tard, j’ai fait des recherches sur le divorce juif en dehors d’Israël. Le site web du tribunal rabbinique du Conseil rabbinique de Chicago, ma ville natale, indique explicitement que pendant la procédure, aucune question indiscrète ne vous sera posée, que votre vie privée sera respectée, que vous serez traitée avec compassion et respect et que le tribunal comprend que parfois, malheureusement, le divorce est la fin nécessaire d’un mariage juif. Une amie me raconte qu’à New York, le chef du tribunal rabbinique lui a souhaité bonne chance après qu’elle a reçu son guet.

 

Il apparaît que dans une société civile où le divorce religieux est facultatif, les rabbins doivent respecter une norme élémentaire de respect, tant pour les femmes que pour les hommes. Cependant, dans un État qui oblige ses citoyens à divorcer par l’intermédiaire de ses tribunaux religieux, ces derniers n’ont pas besoin d’agir avec respect, car ils ont autre chose : le pouvoir. Et le pouvoir sans entrave est le contraire de la justice, de l’équité et de la démocratie.

GIANFRANCO LACCONE
Le consommateur idéal n’existe pas

Gianfranco Laccone, climateaid.it, 10/82023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Il y a quelques jours, j’ai été frappé par le titre d’un article de quotidien : « Ceux qui ont peur sont les consommateurs idéaux ». Une affirmation péremptoire suivie d’un discours très discutable, pour ne pas dire incorrect, qui visait à identifier la capacité à lire et à comprendre la réalité, en la manipulant pour son propre usage et sa propre consommation, dans un groupe dominant, en la considérant capable d’induire un changement dans la “consommation” par la peur d’un avenir sombre déterminé par le changement climatique. J’ai souri en considérant que l’auteur de l’article lui-même, après tout, appartient à l’une des élites dirigeantes, qui pense manifestement d’une manière différente de celle qu’il décrit, et utilise l’un des moyens habituels de communication des élites (de quelque parti que ce soit).

 


-Purée, vous bouffez tout ça ?
-Vous savez, on vient d'acheter un nouveau WC

Altan


Ce que je veux dire, c’est qu’une lutte de pouvoir entre groupes est évidente sur la planète aujourd’hui, qui n’a pas grand-chose à voir avec les résultats scientifiques.  Les conclusions scientifiques sur la gravité du changement climatique étaient acceptées par une minorité, même parmi les chercheurs, il y a encore vingt ans ; aujourd’hui, données à l’appui, le changement climatique est presque unanimement considéré comme un processus auquel nos actions ont donné une impulsion défavorable. Dans notre mode de vie, il est important de considérer l’accélération des phénomènes atmosphériques et des changements induits : paradoxalement, il est relativement plus important de comprendre à quelle vitesse nous devrons changer nos habitudes et quelle est la cause sur laquelle nous pouvons intervenir, que de déterminer si la planète se dirige vers un climat torride ou une nouvelle ère glaciaire.

 

Des phénomènes extrêmes vont se succéder dans des régions où cela ne s’est jamais produit jusqu’à présent, mettant à rude épreuve les habitudes sociales et les productions diffuses, à commencer par la production agricole. Enfin, nous avons pris conscience - mieux vaut tard que jamais ! - que dans un monde fini, il ne peut y avoir de consommation infinie, c’est pourquoi nous devrons agir simultanément dans plusieurs domaines : régénérer les outils de la vie (mieux prendre soin de son alimentation, en équilibrant la consommation et la santé, faire de la prévention par une vie moins stressante) ; réduire les résidus de la consommation qui ne peuvent être utilisés par d’autres êtres vivants (plantes, animaux, micro-organismes) ; et toujours réutiliser les matériaux rares récupérés. La réduction du CO2 dans l’atmosphère ne peut être obtenue uniquement en remplaçant les combustibles fossiles par d’autres systèmes renouvelables, mais aussi en réduisant l’impact de la consommation que la société de marché a généré.

 

Depuis l’avènement de la société industrielle, la consommation des produits est l’objectif explicite de toute production et le consommateur dans les plans commerciaux est devenu un stéréotype “idéal”. Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte que la consommation totale n’existe pas, car ce que nous n’utilisons pas, nous le retrouvons partout (voir le plastique), ce que nous utilisons mal et en grande quantité, nous le retrouvons même dans la graisse de notre organisme, et ce qui s’avère toxique au fil du temps tue le vivant, souvent de manière subtile et discrète.

 


L'idéal, c'est quelque chose qui expire après ma mort
-Altan

 

Au contraire, le consommateur est une personne en chair et en os, qui change en fonction des habitudes, des possibilités, de la culture, et si, par la peur ou la manipulation, on peut obtenir un consensus, la “peur” dans un régime de marché ne peut pas pousser à la consommation. Le ressort de la consommation est l’idée d’amélioration, et pour ce faire, nous ne pouvons que stimuler les valeurs positives. La peur engendre les spéculations.

 

Le changement des habitudes et des comportements à partir de la période de la pandémie est quelque chose de très complexe, une phase que l’humanité a traversée au cours de différentes périodes historiques, lorsque de petites réalités autosuffisantes sont nées par opposition à de grandes agrégations administratives, souvent organisées en société de castes. Aujourd’hui, un changement similaire est en cours (évidemment avec des formes adaptées à la réalité actuelle), qui produira une consommation réduite par rapport à celle d’aujourd’hui, éventuellement organisée en circuits courts. Ce sera le déclin (sans regrets) de nombreux événements (tourisme de masse, méga-concerts), devenus de plus en plus ingérables.

 

Ce n’est pas une conspiration qui en est la cause, mais les conditions mêmes dans lesquelles fonctionne le marché qui développent les changements socioculturels ; par exemple, si la circulation et l’approvisionnement dans les mégapoles deviennent problématiques, il n’y a pas d’autre moyen que de raccourcir les circuits et de favoriser l’autoconsommation à commencer par l’énergie, en développant le marché local pour une masse de besoins aujourd’hui liés aux circuits internationaux. Tous les produits ou services ne prendront pas ces caractéristiques mais, à mon avis, nos habitudes changeront beaucoup : la voiture de mes petits-enfants ne sera plus un symbole de statut comme elle l’était pour ma génération, aussi parce qu’il y en aura certainement moins (elles coûteront plus cher) alimentées par d’autres énergies que les combustibles fossiles.

 

L’erreur de considérer la consommation induite par la peur de la catastrophe est de croire que les règles de la consommation sont toujours les mêmes en tout temps et en tout lieu. Au contraire, les consommateurs changent de peau et, de plus en plus, ils peuvent choisir de devenir producteurs de ce qu’ils consomment. Le cas le plus frappant, qui commence à peine à se développer, est celui du “prosommateur” d’énergie, la personne qui produit seule ou avec d’autres l’énergie qu’elle consomme et qui peut décider comment et quand le faire non seulement pour elle-même mais aussi pour d’autres, influençant ainsi le système de production d’une nouvelle manière. Cet aspect est encore peu étudié, surtout en Italie où il est pratiquement inexistant, en attendant la création du système des Communautés d’ énergie renouvelable (CER).

 

Le changement social produit par ce changement de rôles ne reçoit que peu d’attention de la part de tous les acteurs du système (syndicats, associations de consommateurs, associations patronales et commerciales, administrateurs et gouvernements), qui se disent en paroles extrêmement intéressés, mais qui, en pratique, se montrent engagés dans la défense des privilèges, petits ou grands, qu’ils ont obtenus au fil du temps, au lieu d’ouvrir de nouvelles voies au bien-être collectif et à la coopération. Les plus attentifs semblent être les bureaux de marketing et les instituts de sondage qui, cependant, analysent les changements à des fins individuelles et souvent très limitées.

 

Enfin, une question que nous nous posons tous : les “Persuadeurs clandestins” existent-ils ? Je me souviens que c’était le titre du livre publié en 1957 par Vance Packard, une balise du consumérisme, qui nous apprenait comment, pour induire des comportements d’achat de masse et d’uniformisation, les flatteries et les sirènes de la vie tranquille de la classe moyenne usaméricaine passaient par des messages publicitaires directs mais aussi des messages “subliminaux”, précurseurs du marché des fake news d’aujourd’hui. Près de quarante ans après cette première alerte, en 1995, deux auteurs britanniques, Tim Lang et Yiannis Gabriel, écrivent “The Unmaneageable Consumer. Contemporary Consumption and its Fragmentations” [Le consommateur ingérable. La consommation contemporaine et ses fragmentations], constatant que, loin d’une homologation totale, la fragmentation des typologies et de l’idée même de consommation s’était produite au fil du temps, créant un fossé divergent entre les rêves des industriels et des détaillants et ceux des consommateurs eux-mêmes. Mais même dans ce cas, les auteurs ont montré que si les consommateurs continuaient à rêver de gérer la consommation, la réalité produisait des situations dans lesquelles c’était exactement le contraire qui se produisait sans que ceux qui géraient l’offre ne puissent orienter les comportements.

 

Aujourd’hui, les dynamiques entre les différents produits sont encore plus divergentes et contradictoires, et les changements dans l’organisation industrielle et commerciale correspondent également aux différentes caractéristiques anthropologiques des consommateurs. Rappelons que le monde de la consommation n’est pas motivé par la peur de quelque chose, mais par l’aspiration à une vie meilleure.

 

C’est dans cette réalité que l’intelligence artificielle (IA) est introduite, et pour comprendre ces changements, il est nécessaire d’étudier les comportements réels et de ne pas se limiter aux sondages ou, pire, aux likes sur certains médias sociaux.