La
mloukhiya est un plat égyptien populaire
qui a a apporté du réconfort à de nombreux membres de la diaspora du Machrek
Manal
Farhan a perdu l'appétit. Nous sommes en novembre 2023, plus d'un mois après l'attaque
du 7 octobre par le Hamas en Israël, qui a tué
1 139 civils et soldats israéliens et pris plus de 200 otages. Les
violences de ce jour-là ont déclenché un siège israélien de la bande de Gaza
qui avait déjà tué plus
de 14 000 habitants (le bilan s'est alourdi de manière astronomique
depuis), détruit des bâtiments et créé une grave crise humanitaire. Farhan, une
USAméricaine d'origine palestinienne en proie à un chagrin intense, a cousu à
la main un drapeau palestinien et l'a accroché à l'extérieur de sa maison de
Logan Square. Elle raconte avoir reçu un appel de la société de gestion
représentant le propriétaire Mark Fishman, lui demandant de l'enlever, faute de
quoi elle
serait expulsée. « J'ai dit :“Je suis Palestinienne et il y a un
génocide”. Ils m'ont répondu que je devais rester neutre », raconte Farhan.
Entre
l'angoisse de l'expulsion et l'horreur des Palestiniens massacrés et démembrés
par des bombes chaque jour sur les médias sociaux, Farhan a eu du mal à manger.
« Lorsque vous subissez un tel niveau de stress, votre corps ne réagit plus à
la faim. La faim devient une préoccupation secondaire », explique-t-elle. Mais
la faim revenait souvent lorsque sa mère Karima préparait la mloukhiya (ملوخية), un ragoût de feuilles de corète d’origine égyptienne et qui
représente aujourd'hui un plat unificateur dans le monde arabe. La Mloukhiya,
le plat national de l'Égypte, est très ancienne. Les racines préarabes de son
nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Les feuilles, également
appelées mauves de jute, se sont répandues depuis l'Égypte à travers le monde
arabe au gré des migrations et des échanges commerciaux. Elle est assaisonnée
simplement avec du sel, de l'ail et du citron, bouillie dans un bouillon de
poulet et souvent servie avec du poulet ou de l'agneau.
Cette humble
soupe, à base de verdure et souvent de bouillon de poule, est devenue un
symbole apaisant de solidarité dans le contexte de la violence à Gaza
En période
de troubles, nous nous tournons vers les plats qui nous rassurent et, ces
jours-ci, les habitants de Chicago - où vit l'une des communautés d'immigrants
palestiniens les plus importantes et les plus anciennes du pays - sont de plus
en plus nombreux à chercher du réconfort dans un bol de mloukhiya. Alors qu'un
décompte estime qu'au moins 186 000 Palestiniens ont été tués par les forces
israéliennes - selon une lettre publiée par des chercheurs dans la revue
médicale britannique The
Lancet -, les USAméricains d'origine arabe cherchent par tous les
moyens à trouver du réconfort et de la solidarité. Dans ce climat, le plat
prend une nouvelle signification politique pour de nombreux Arabes qui le
découvrent pour la première fois. Presque tous les week-ends, des organisations
telles que le Réseau de la communauté palestinienne des USA et les Étudiants
pour la justice en Palestine organisent de grandes manifestations dans le
centre-ville. Le jeudi 22 août, des groupes se sont rassemblés devant l’ United
Center pour protester contre l'exclusion d'un orateur usaméricain d'origine
palestinienne lors de la Convention nationale démocrate. Des groupes autonomes ont
bloqué les rues de Wicker Park, protesté
contre les fabricants d'armes comme Boeing dans le Loop, et ont même teint
la fontaine de Buckingham en rouge
sang, en taguant à la bombe « Gaza saigne ». Aujourd'hui, alors que la
convention nationale du parti démocrate se déroule à Chicago, les manifestants
défilent et perturbent les discours des hommes politicien
·nes, les condamnant pour le financement l'armée israélienne. Ignorer la
réalité politique des personnes qui aiment ce plat reviendrait donc à raconter
une histoire incomplète de la place de la mloukhiya à Chicago.
« Je ne
connais aucun Palestinien qui n'aime pas la mloukhiya », dit Farhan alors que
nous mangeons et discutons de son cas au restaurant
Salam, qui appartient à des Palestiniens, à Albany Park. Le même drapeau
palestinien que Farhan a fabriqué en novembre est toujours accroché à
l'extérieur de sa maison, alors qu'elle continue à se battre contre ce qu'elle
considère comme une expulsion illégale. (Le propriétaire fait valoir qu'un
contrat de bail interdit d'exposer quoi que ce soit à la fenêtre). Les
Palestiniens de Chicago et leurs alliés ont protesté contre l'expulsion,
boycottant le Logan Theater, dont Fishman est propriétaire. Le fait d'être
expulsé ici, à Chicago, pour avoir « exprimé l'amour et la fierté » de son
héritage, comme l'indique le procès fédéral qu'elle a intenté à Fishman, est
une ironie pour Farhan. La maison de sa grand-mère maternelle en Palestine
occupée est aujourd'hui habitée par des colons israéliens. (L'action en justice
de Farhan, qui soutenait que la neutralité n'avait jamais été l'objectif - les
autres locataires pouvaient accrocher des décorations de Noël et de Hanoukka à
leurs fenêtres, selon l'action en justice de Farhan - a été rejetée en mars et
Farhan est en attente d'un appel).
À côté de
photos de cadavres et de décombres, je vois sur les réseaux sociaux des
Palestiniens déplacés qui fabriquent de la mloukhiya à Gaza. « La Mloukhié
est l'un des plats les plus populaires que les habitants de Gaza aiment et
préparent. Habituellement, il est préparé avec du poulet ou du bouillon de
poulet, mais comme aucune source de protéines n'est actuellement disponible,
nous le préparons avec du bouillon de poulet transformé. Comme d'habitude,
c'est fait avec amour, au milieu de la guerre », écrit Renad,
un créateur de contenu de Gaza âgé de 10 ans, dans une légende. Le manque
de poulet est flagrant, la viande étant pratiquement impossible à trouver ou à
acheter en raison du blocus israélien sur la nourriture, les produits d'hygiène
et les médicaments. De nombreuses personnes, en particulier dans le nord de
Gaza, sont mortes de faim. Pourtant, le plat semble conserver sa signification
festive et réconfortante, même au plus profond de l'enfer. « La nourriture
palestinienne est l'un des aspects fondamentaux de la socialisation dans notre
culture... indépendamment du fait que [les réfugiés] ont été déplacés et
dépossédés », explique Lubnah Shomali, directrice du plaioyer à Badil, une
organisation de défense des droits humains pour les réfugiés palestiniens.
Lubnah,
chrétienne palestinienne, a grandi dans la banlieue de Chicago avant
d'installer sa famille, y compris sa fille, mon amie Rachel, en Cisjordanie
pour se rapprocher de leur culture, même si la vie était plus difficile sous
l'occupation. Lubnah explique que les réfugiés s'inspirent souvent les uns des
autres de différentes méthodes de fabrication de la mloukhiya, avec les mêmes
débats que ceux que j'ai entendus à Chicago. « Dans les camps de réfugiés, le
besoin d'accueillir, d'inviter des gens et de préparer des repas persiste »,
explique Lubnah.
Pour les
juifs mizrahim, les juifs d'origine arabe, la mloukhiya fait également
partie de leur mémoire, même si la Nakba a rompu ces liens. Hisham Khalifeh,
propriétaire de la Middle
East Bakery à Andersonville, se souvient d'avoir rencontré un juif mizrahi
de 80 ans à Chicago. « Il avait encore sa carte d'identité palestinienne dans
sa poche », raconte Khalifeh. L'homme voulait parler de la nourriture qu'il
avait aimée en Palestine et de tout ce qui avait changé depuis qu'il avait été
séparé de ses voisins musulmans et chrétiens par la formation d'Israël,
l'apartheid et le nettoyage ethnique. Khalifeh raconte que l'homme lui a dit en
arabe, leur langue ancestrale commune : « Naaoud lil tarikh ». Revenons
à l'histoire.
« Les
Blancs adorent les tacos [et] les enchiladas... mais je me souviens
qu'enfant, je mangeais de la mloukhiya à l'école et que tout le monde disait : “Beurk,
c'est un ragoût vert visqueux” », se souvient Iman, une Chicagolaise palestino-mexicaine.
Iman reconnaît que le mloukhiya fait partie intégrante de Chicago, mais elle
doute que d'autres le voient de cette façon - ce qui ne la dérange pas. « C'est
l'une de ces choses que j'aime tant, mais qui n'a pas encore été revendiquée ou
reprise par la culture blanche ».
Les premiers
Palestiniens sont arrivés à Chicago dans les années 1800, bien avant la
création de l'État d’Israël, selon Loren Lybarger, professeur à l'université de
l'Ohio et auteur de Palestinian
Chicago : Identity in
Exile. Il se souvient d'avoir fréquemment mangé de la mloukhiya chez
des dirigeants de la communauté palestinienne de Chicago au cours de ses
recherches.
La mloukhiya,
plat national égyptien, est très ancienne. Les racines pré-arabes de son nom
signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Un livre de cuisine
syrien du XIIIe siècle répertorie quatre versions différentes,
dont l'une mentionne des oignons carbonisés réduits en pâte et une autre des
boulettes de viande. Ce plat a inspiré des mythes et une ferveur religieuse,
puisqu'il est dit que la
soupe a permis au souverain égyptien du Xe siècle, le calife
fatimide al-Hakim bi-Amr Allah, de recouvrer la santé, d'où son nom. (On
l'appelle aussi parfois « mauve des Juifs », en référence à l'affirmation selon
laquelle les rabbins juifs auraient été les premiers à la découvrir et à la
cultiver). Les
Druzes, un groupe ethno-religieux du Machrek, croyaient et croient toujours
que le calife était Dieu. C'est pourquoi de nombreux Druzes ne mangent pas de mloukhiya,
même aujourd'hui, obéissant ainsi à son ordre. Pour la plupart des gens,
cependant, la mloukhiya n'est plus réservée aux rois ou aux dieux. Mais sa
préparation peut être une affaire digne de la royauté.
« Chacun la
fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure »
Les feuilles
de mloukhiya cuites ont une « qualité visqueuse, semblable aux nopales [raquettes
de figuier de Barbarie, NdT] de la cuisine mexicaine », explique la cheffe
libanaise Sabrina Beydoun. La mloukhiya est un plat réconfortant, quelque chose
de plein et de juste dans les verts profonds, avec une odeur d'herbe et de
terre. « Ma mère la préparait avec beaucoup de fierté », dit-elle. « En
vieillissant, j'y repense avec tendresse et nostalgie ».
Et chacun
aime la mloukhiya à sa façon - les variations et les débats font pratiquement
partie de l'expérience. « Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu
que sa façon est meilleure », dit Beydoun en riant.
Mon amie
Rachel, ancienne joueuse de l'équipe nationale de basket-ball de Palestine,
préfère les feuilles de mloukhiya entières (Beydoun dit que c'est courant chez
les Libanais), tandis que mon autre amie palestinienne, Rayean, a grandi avec
des feuilles moulues. Karima, la mère de Farhan, utilise quant à elle un peu
d'acide citrique comme ingrédient spécial.
La
mloukhiya est préparée différemment selon le foyer et le restaurant
L'équipe
père-fils d'Ahmed et Mohammed Saleh dans leur restaurant, Cairo Kebab
Au Cairo Kebab, le seul restaurant égyptien de Chicago,
la mloukhiya est devenu le deuxième plat le plus demandé par les clients arabes
depuis que l'établissement a commencé à le servir tous les jours en 2023 sur la
célèbre Maxwell Street de Chicago, dans University Village, selon le
copropriétaire Mohammed Saleh. « Les aliments locaux nous ancrent et nous font
devenir ce que nous sommes », explique-t-il. La mloukhiya s'inscrit sans doute
dans une évolution plus large, où les restaurants appartenant à des groupes
ethniques marginalisés servent de plus en plus de plats autrefois relégués à la
maison, en raison à la fois d'une plus grande sensibilisation par les médias,
du désir de ces plats parmi les communautés immigrées qui aspirent à des
aliments familiers, et du fait que les chefs se sentent autorisés à explorer
leurs identités de manière plus approfondie.
« Beaucoup
de nos clients palestiniens ou jordaniens nous demandent un filet de citron ou
de ne pas cuisiner avec de l'ail », explique Mohammed.
Ahmed,
propriétaire et chef cuisinier du Cairo Kebab et père de Mohammed, ajoute qu'à
moins d'avoir déjà mangé la mloukhiya, « les USAméricains la mangent de la
façon dont nous la servons ».
Ahmed
prépare la version du restaurant avec beaucoup d'ail dans du beurre grésillant,
tandis que la famille de Raeyan ne met pas trop d'ail. J'adore le poulet à la
peau croustillante et rôtie, et j'alterne fréquemment entre le mloukhiya à la
cuillère sur le riz et le poulet, et le riz et le poulet à la cuillère dans la mloukhiya.
Certains l'aiment sans peau et bouilli. La plupart de mes amis la mangent avec
du riz ; Ahmed dit que beaucoup préfèrent l'absorber avec du pain, et certains
le mangent nature comme une soupe, avec une cuillère ou en buvant de légères
gorgées dans le bol. Le plus souvent, elle est servie avec un filet de citron
frais.
Khalifeh se
souvient très bien de la mloukhiya aux cailles. Ahmed explique que dans la
deuxième plus grande ville d'Égypte, la ville portuaire d'Alexandrie, la mloukhiya
est souvent préparée avec des crevettes, et certains utilisent du lapin. En
Tunisie, la mloukhiya est séchée et réduite en poudre, ce qui donne un ragoût
soyeux, de couleur presque noire, avec de l'agneau. Les Soudanais, en raison de
leur histoire commune avec l'Égypte, aiment également la mloukhiya. ça s'écrit molokhia, mlokheya,
molokhia..., les différences sont infinies et vertigineuses.
« Lorsque
j'étais enfant en Égypte, la mloukhiya n'était pas seulement un aliment,
c'était un événement », écrit par courriel Eman Abdelhadi, écrivaine
égypto-palestinienne et professeure de sociologie à l'université de Chicago. «
Une journée entière était consacrée aux processus ardus de lavage, de séchage
et de découpage. C'était quelque chose que nous attendions tous avec impatience
». Ahmed raconte que pendant les iftars du Ramadan, un moment de rassemblement
après avoir jeûné toute la journée pendant le mois sacré musulman, de nombreux
clients demandent au moins deux assiettes de mloukhiya au moment de rompre le
jeûne.
Ahmed
Saleh, propriétaire du Cairo Kebab, s'est installé à Chicago en 1990
Pour les
habitants arabes de Chicago qui n'ont pas grandi avec la mloukhiya, Chicago est
souvent l'endroit où ils l'ont goûtée pour la première fois. « Nous n'avons pas
de mloukhiya au Maroc. Mais j'en ai entendu parler parce que nous avions
l'habitude de regarder de vieux films [égyptiens] », explique Imane Abekhane,
employée au Cairo Kebab. « Puis je suis venue à Chicago, j'ai essayé la mloukhiya
égyptienne et j'ai adoré ».
Lorsque j'ai
commencé à enquêter sur le mloukhiya pour cet article, beaucoup de mes amis
arabes m'ont dit que le Cairo Kebab était le meilleur endroit pour le déguster
à Chicago - un bol m'a permis de comprendre pourquoi. Du poulet rôti tendre,
une mloukhiya vert vif équilibrée avec juste assez d'ail et de sel, des
vermicelles dans le riz, et un accompagnement de sauce piquante maison à base
de tomates avec des flocons de piment, du piment rouge et du poivre noir - tout
cela est délicieux. À ma table, Ahmed a préparé la mloukhiya comme on le fait
parfois en Égypte, avec brio et performance, une rivière verte et gluante
cascadant d'une casserole à l'autre avant de s'accumuler dans mon bol. Mohammed
remarque qu'il a vu plus de Palestiniens et d'Arabes venir au Cairo Kebab pour
des plats maison comme la mloukhiya depuis que la dévastation a commencé en
Palestine l'année dernière.
Même si tout
le monde n'est pas d'accord sur la façon de la préparer, tous ceux à qui j'ai
parlé s'accordent à dire que la mloukhiya est un plat égyptien. Mais en raison
de la forte population de Palestiniens à Chicago, la première rencontre avec la
mloukhiya - y compris la mienne - a lieu chez un ami palestinien ou dans une
épicerie palestinienne comme Middle East Bakery, où Khalifeh explique que les
non-arabes viennent souvent après l'avoir vue en ligne, dans le cadre d'un
plaidoyer croissant en faveur de la cuisine et de la cause palestinienne - leur
résistance à l'occupation israélienne. Cela confère à ce plat une certaine
importance politique.
Lorsque
nous avons préparé la mloukhiya, Rachel a utilisé des feuilles séchées que sa grand-mère
lui avait rapportées de Palestine, une expérience que Mohammed Saleh qualifie
de courante. « Lorsque nous allons en Égypte, mes parents ramènent toujours au
moins une valise pleine de produits secs préemballés, dont la mloukhiya »,
explique-t-il.
Les feuilles
congelées et séchées sont également faciles à trouver à Chicago, à Middle East
Bakery, Sahar's International Market ou
Feyrous Pastries and Groceries à Albany Park. Raeyan et Rachel insistent toutes
deux sur le fait que les feuilles séchées - qui ont une couleur plus foncée que
les feuilles congelées - sont meilleures. Ahmed affirme que le séché a ses
mérites, mais que les feuilles congelées préservent mieux le mloukhiya dans son
état d'origine, le processus de séchage lui donnant un goût et une couleur
différents. « Le congelé est aussi proche que possible des feuilles de mloukhiya
récoltées à la main en Égypte », affirme-t-il. Khalifeh, en revanche, est
convaincu que le séché est toujours meilleur, car il a une saveur et une
texture que le congelé ne peut jamais atteindre. L'une de ses tactiques
consiste à mettre un peu de feuilles congelées dans les feuilles séchées, ce
qui permet d'en améliorer la couleur et la consistance. Mais lui et Ahmed
disent tous deux que tout le monde n'est pas capable de faire de la mloukhiya séchée
correctement.
Et peut-être
que quelque chose se perd dans la modernité de la congélation, quelque chose
qui s'échange lorsque l'on renonce à tamiser les feuilles de mloukhiya. « Ma
mère et mes tantes s'assoient par terre, enlevant les tiges et les restes
d'autres récoltes, comme les feuilles de tabac », explique Beydoun. « C'est une
pratique communautaire. C'est une chose poétique à laquelle on assiste. Dans
les feuilles séchées, je vois la survie - un moyen de transporter les plantes
ancestrales pour les diasporas dispersées. La mloukhiya congelée doit être conditionnée.
Mais la mloukhiya séchée peut être transportée ; elle ne dépend d'aucune
entreprise, seulement de ceux qui ont une relation avec la plante.
Cependant,
presque tout le monde s'accorde à dire que les feuilles fraîches sont les
meilleures - si vous pouvez les trouver. Sahar's propose des feuilles de mloukhiya
fraîches cet été, mais « elles partent vite et nous ne savons pas toujours
quand elles arriveront », m'a dit un épicier au téléphone. Hisham m'a également
orienté vers Việt Hoa
Plaza, où j'ai trouvé des feuilles fraîches qui, selon les épiciers, sont
rarement stockées en raison de la popularité croissante de la mloukhiya dans la
cuisine de l'Asie orientale. Selon la Markaz
Review, les agriculteurs japonais ont commencé à cultiver la plante
après que des publicités des années 80 avaient mis en avant la mloukhiya avec
des slogans tels que « le secret de la longévité et le légume préféré de
Cléopâtre ».
« La mloukhiya
est très populaire dans les épiceries japonaises et coréennes », explique Kate
Kim-Park, PDG de HIS Hospitality, qui ajoute que sa version est légèrement plus
collante. « La plante est appelée 아욱 (ah-ohk) en coréen »,
précise-t-elle.
Le chef
Sangtae Park d'Omakase
Yume, dans le West Loop, a de bons souvenirs de la cuisson de la mloukhiya et
de sa dégustation avec ses amis et sa famille. « Je l'ajoute à la soupe miso
traditionnelle [coréenne] ou aux plats d'accompagnement [banchan] en
blanchissant les feuilles et en mélangeant parfois de l'huile de sésame, du
sucre et des flocons de piment rouge coréen », explique Park.
Ahmed
Saleh tient une assiette de poulet et de riz, l'une des nombreuses façons dont on peut savourer la mloukhiya
Il est
également possible de les cultiver soi-même. Iman a décidé de commencer à
planter de la mloukhiya et d'autres plantes utilisées dans la cuisine
palestinienne, comme le thym sauvage (parfois appelé za'atar, comme le
mélange d'épices du même nom) en mars dernier. « J'ai eu le sentiment qu'il
s'agissait d'un acte de préservation et de résistance alors que les gens
essaient d'effacer les Palestiniens », explique Iman. Dans le monde entier, les
cultures indigènes soulignent l'importance de la conservation des semences, et
les Palestiniens ne sont pas différents. Mais planter de la mloukhiya s'est
avéré difficile dans le froid de Chicago. « Le mloukhiya préfère des
températures comprises entre 21 et 32 degrés Celsius et un sol limoneux bien
drainé et riche en matières organiques », explique Luay Ghafari, jardinier
palestinien et fondateur d’ Urban
Farm and Kitchen, ajoutant que les habitants de Chicago doivent commencer à
planter les graines à l'intérieur sous des lampes de culture “quatre semaines
avant la date de la dernière gelée” et les transplanter dans le jardin lorsque
les risques de gelée sont écartés et que le sol s'est réchauffé.
« Il faisait
très chaud, puis il faisait très froid à nouveau, alors je les faisais
constamment entrer et sortir de l'appartement lorsqu'ils étaient de petits
semis », explique Iman. Aujourd'hui, les plants de mloukhiya sont sains et
matures, rien à voir avec les rendements qu'Iman observe dans les champs
palestiniens, mais elle en est fière. Ghafari explique que la mloukhiya est une
plante annuelle qui peut atteindre plusieurs mètres de haut dans des conditions
optimales. « Pendant la saison des récoltes, on la trouve souvent vendue en
grosses balles, car il faut une grande quantité de feuilles pour obtenir des
quantités suffisantes pour la consommation. Mais les plantes cultivées à
Chicago, comme celles d'Iman, ne produisent pas assez de feuilles pour être
consommées autrement que dans de petites marmites de ragoût. La mère mexicaine
d'Iman s'occupe des plantes dans la maison familiale, près de la banlieue. «
C'est ce qui nous unit », dit Iman.
Nancy
Roberts, la mère de Raeyan et traductrice d'arabe, a dactylographié la recette
de mloukhiya de la grand-mère de Raeyan - la recette à partir de laquelle nous
avons cuisiné - qui a été transmise de génération en génération. Il s'agit là
aussi d'une sorte de conservation de semences sacrées.
« J'ai
l'intention de transmettre [les recettes] à mes enfants jusqu'à la libération
», dit Abdelhadi. « Mahmoud Darwich a dit que les occupants avaient peur des
souvenirs, et les Palestiniens ont fait de la mémoire un passe-temps national ».
Après avoir
couru dans la chaleur estivale de Chicago à la recherche d'histoires sur cette
plante, quels étaient mes souvenirs de la mloukhiya ? Ce n'étaient pas
ceux de Rachel, de Raeyan, d'Iman ou de Laith - des souvenirs d'enfance, de
famille, d'héritage. Mais j'étais sur le site en train de construire une
relation avec la mloukhiya.
Une
collègue a dit un jour: « La Palestine tapisse mon esprit ». Je ne l'ai jamais
oubliée, car elle décrivait si bien ces dix derniers mois pour moi. Maintenant,
d'une manière ou d'une autre, la mloukhiya s'était installée là aussi, devenant
une partie de ma mémoire de cette période brutale, s'entremêlant avec la
Palestine, avec Gaza. « C'était très dur aujourd'hui », dit Hisham à voix basse
lorsque je mentionne Gaza au cours de notre entretien, en référence à la frappe
aérienne israélienne qui a eu lieu ce jour-là à al-Mawassi,
une “zone de sécurité” désignée, et qui a tué plus de 100 personnes en l'espace
de quelques minutes, dont la plupart étaient des enfants. Dans tous les
entretiens que j'ai réalisés pour cet article, le génocide est revenu sur le
tapis ou la tension était palpable lorsqu'on en parlait. Dès la, comment écrire
sur la mloukhiya en se limitant à l’aspect nourriture ? Comment la recherche,
la consommation et la fabrication de la mloukhiya ne pourraient-elles pas faire
en sorte que la Palestine occupe mon esprit et entre dans mes rêves ?
Une nuit,
j'ai rêvé que Rachel, Raeyan et moi étions en train de nous affairer dans ma
cuisine pour faire de la mloukhiya, moi tamisant les feuilles avec des mains
tachées de henné, Raeyan remuant près de la cuisinière, Rachel hachant de
l'ail. Mon ami Omar était lui aussi dans la cuisine, en train de regarder.
C'était presque une réplique exacte de la façon dont nous avions regardé quand
nous l'avions cuisiné.
Sauf qu'Omar
ne vit pas à Chicago. Il est à Gaza.
Le jour du
rêve, Omar m'a dit que les bombardements étaient intenses et qu'il ne passerait
peut-être pas la nuit. « J'espère que tu survivras. Qu'Allah te protège
» , lui ai-je répondu. Au lever du soleil suivant, j'ai reçu une réponse. Alhamdulillah.
Dieu merci. Omar était toujours en vie. Depuis des mois, c'est la cadence de
nos messages. Je ne passerai peut-être pas cette nuit. J'espère que vous
vivrez. Qu'Allah vous protège. Alhamdulillah.
Il y a eu
une nuit où, après avoir vu une nouvelle image horrible du corps d'un
Palestinien mutilé par les attaques israéliennes et les armes usaméricaines, il
a été suggéré, j'ai oublié par qui, que nous allions au lac Michigan et que
nous criions. Une fois sur place, nous sommes restés silencieux pendant un long
moment. Ce n'était pas par gêne, mais par crainte que Dieu ait cessé d'écouter
nos cris. Quelle preuve avions-nous du contraire ? Puis, presque à l'unisson,
nous avons crié, le son portant sur l'eau. Et je dois croire que nous avons été
entendus.
Naaoud lil
tarikh.
Revenons à l'histoire. Nataqadam lil houriya. Allons de l'avant vers la
liberté.
Nylah Iqbal Muhammad est une journaliste indépendante usaméricaine écrivant sur
toutes sortes de thèmes, de l’ethnogastronomie et des styles de vie à la
Palestine. Instagram, Substack, Twitter/X.