14/10/2022

HAMID DABASHI
Comment le corps des femmes iraniennes est devenu un champ de bataille idéologique

Hamid Dabashi, Middle East Eye, 28/9/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hamid Dabashi (Ahvaz, Khouzistan, Iran, 1951) est titulaire de la chaire Hagop Kevorkian d'études iraniennes et de littérature comparée à l'université Columbia de New York. Ses derniers livres sont Reversing the Colonial Gaze : Persian Travellers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked : On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said : Remembrance of Things Past (Haymarket, 2020).
@DabashiHamid

Le dévoilement forcé dans les sociétés « démocratiques » est aussi pernicieux que le voile forcé dans n'importe quelle partie du monde musulman

Manifestation contre le président iranien Ebrahim Raisi devant des Nations Unies le 21 septembre 2022 à New York (AFP)

La mort en détention d'une jeune Iranienne, Mahsa (Jina) Amini, a une fois de plus attiré l'attention mondiale sur la question du voile obligatoire en Iran.

Amini était une femme de 22 ans originaire de Saqqez, dans le nord-ouest du Kurdistan d'Iran, qui rendait visite à sa famille à Téhéran. Le 16 septembre, elle a été arrêtée dans les rues de Téhéran par une unité de la soi-disant “police des mœurs”, Gasht-e Ershad, comme on l’appelle et la craint en Iran ; probablement agressée physiquement, elle est tombée dans le coma en détention et est morte. 

Des responsables iraniens, dont le Président Ebrahim Raisi, ont appelé à une enquête sur sa mort. Raisi a également appelé la famille d'Amini en exprimant ses condoléances.

Mais ce fut trop peu, trop tard. Des protestations généralisées ont été signalées dans tout le pays - et des dizaines de personnes ont été tuées - avec la mort tragique d'Amini servant de point de déclenchement d’une colère et une frustration refoulées contre le régime au pouvoir.

Alors que les organes de l'État tentent de minimiser l'incident et d'écraser violemment les manifestations, les journalistes expatriés se sont rassemblés dans des médias comme BBC Persian ou Radio Farda pour comme d’'habitude monter en épingle leurs reportages et présenter l'ensemble de la protestation comme le signe que le régime de Téhéran est sur le point de tomber.

Les Moujahidine du peuple (Mujahideen-e Khalq , MEK) discrédités et les monarchistes entourant le fils de l'ancien Shah Reza Pahlavi se sont joints aux agitateurs professionnels au service des changeurs du régime usaméricains et ont pris le train en marche pour utiliser cet incident à leurs propres fins politiques.

Une forte composante islamophobe de l'activisme de clavier iranien a également abusé de l'occasion pour diaboliser toute l'idée des habitudes vestimentaires des femmes musulmanes. Il faut donc faire preuve d'une extrême prudence pour ne pas confondre cette coterie d'agents provocateurs hors d'Iran avec le véritable soulèvement à l'intérieur du pays. Il y a aussi beaucoup d'Ahmad Chalabi et Kanan Makiya parmi les expatriés iraniens.  

« Moralité » et classe

La terreur que les idéologues, la composante salafiste et talibanesque du régime iranien, exercent sur leurs citoyens ne se limite pas à, mais commence par, la régulation des codes vestimentaires des femmes iraniennes - en particulier les femmes pauvres et de classe moyenne.

Les femmes dans les parties les plus riches et les plus opulentes de Téhéran se soucient très peu de ces codes, et la soi-disant “police des mœurs” qui est elle-même formée principalement de personnes issues de familles pauvres et de la classe moyenne, n'ose pas les approcher.

La dynamique de pouvoir entre les riches et les pauvres - les puissants et les sans-pouvoir - révèle ici une banalité systémique qui définit le tissu même de la société iranienne sous le régime islamique.

Des décennies de sanctions usméricaines contre l'Iran ont exacerbé le terrible fossé entre les très pauvres et les obscènement riches en Iran. Les partisans et les facilitateurs du régime au pouvoir ont amassé des richesses astronomiques grâce à des pratiques commerciales louches et à une corruption profondément enracinée.

Dans un essai publié en 2009, Djavad Salehi Ispahani, un économiste iranien largement respecté basé aux USA, a résumé brièvement la condition post-révolutionnaire : « En Iran, les faits concernant l'évolution de l'égalité sont vivement débattus. Toutefois, les données du Centre statistique iranien montrent que les inégalités ont changé en termes de dépenses des ménages, de niveau d'instruction et d'accès aux soins de santé et aux services de base. Le tableau qui se dégage est mitigé : succès de l'amélioration du niveau de vie et de la qualité de vie des pauvres, et échec de l'amélioration de la répartition globale des revenus."  

Depuis la publication de cet article, les choses ont radicalement changé pour le pire - en partie à cause des sanctions étouffantes des USA.  Alors que le soulèvement social de 2017-2018 – moins de dix ans après la publication de l'article - a été principalement alimenté par les pauvres et pour des raisons économiques, le soulèvement actuel a lié ces problèmes économiques persistants aux préoccupations sociales principalement des classes moyennes concernant le comportement abusif de l'État à l'égard des femmes et le voile obligatoire.

Comme l'a révélé le soulèvement de 2017-2018, les lignes de faille économiques du régime au pouvoir, et les protestations déclenchées par le meurtre d'Amini en détention révèlent les aspirations frustrées d'une génération hautement compétente et connectée avec une conception d'elle-même différente de celle que l'État totalitaire lui permet d'exprimer.    

Du voile obligatoire au dévoilement obligatoire

Malgré la coalescence d'autres questions économiques tout aussi importantes, si ce n'est plus, au cœur de ces manifestations actuelles se trouve le voile obligatoire des femmes iraniennes contre leur gré.

Certes, il y a des millions de femmes iraniennes qui portent le hijab volontairement et fièrement comme signe de leur foi et de leur identité. Mais il y a aussi des millions d'autres femmes qui ne souhaitent pas que cette pratique leur soit imposée violemment.  

Le voile obligatoire qui a été initié peu de temps après que la République islamique a été proclamée était en contestation directe du dévoilement obligatoire, ou kashf-e hijab, que Reza Shah Pahlavi avait imposé aux femmes iraniennes quand il a pris le pouvoir dans les années 1930.


Reza Shah, "libérateur" de la nation iranienne, symbolisée pâr une femme-enfant dévoilée, dans un dessin du magazine Nahid (Venus) du 12 mai 1928

Deux tyrans, Reza Shah et l'ayatollah Khomeini, se sont concentrés sur le maintien de l'ordre dans les corps des femmes comme lieu de leurs idéologies respectives de pouvoir et de domination, les corps des femmes étant le champ de bataille idéologique de leurs pratiques patriarcales.

La première manifestation sociale massive contre le voile obligatoire de la République islamique a eu lieu à l'occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979. Plus de 40 ans plus tard, le régime a lamentablement échoué à imposer à ses citoyen·nes défiant·es sa brutale surveillance policière du corps des femmes.


Téhéran, 8 mars 1979

Ce à quoi nous assistons en Iran avec l'imposition du voile obligatoire est, bien sûr, l'inverse de ce que nous voyons dans une grande partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord où les femmes musulmanes sont systématiquement harcelées si elles choisissent de porter le hijab musulman. Depuis des décennies, pas un seul jour ne passe sans une attaque violente raciste, misogyne et sectaire contre des femmes musulmanes en Europe et aux USA.  

Selon le Southern Poverty Law Center, l'institution très respectée qui documente les crimes de haine, « les groupes de haine anti-musulmans sont un phénomène relativement nouveau aux USA, beaucoup apparaissant après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces groupes diffament largement l'islam et colportent des théories complotistes selon lesquelles les musulmans sont une menace subversive pour la nation. Cela crée un climat de peur, de haine et d'intimidation à l'égard des musulman·es ou de ceux·celles qui sont perçu·es comme tels »

Les femmes musulmanes qui portent le hijab sont la cible principale de toute cette industrie de l'islamophobie car elles sont les plus visibles. Ces crimes ne sont pas seulement le fait d'un gang de gorilles racistes bien financés par des millionnaires islamophobes.


Dans toute l'Europe ainsi qu'aux USA, il y a eu une législation ciblant les femmes musulmanes et leur hijab. Des interdictions totales ou partielles du hijab musulman ont été introduites en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, en Bulgarie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne (dans certaines localités de Catalogne), en Suisse, en Norvège et ailleurs.

Les USA ne vont pas mieux. Dans un article important du Hastings Race and Poverty Law Journal de 2008, Aliah Abdo écrit : « Le premier amendement de la Constitution des États-Unis garantit la liberté de religion, mais le climat sociopolitique et juridique actuel a permis diverses restrictions sur le hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes. »

L'article, intitulé “The Legal Status of Hijab in the United States”, détaille « les restrictions et interdictions affectant le port du hijab dans les milieux éducatifs, l'emploi, l'entrée dans les prisons, les photos de permis de conduire d'État, les compétitions sportives, les aéroports, et devant les tribunaux, notant une tendance alarmante à la fois au niveau international et national."

Le dévoilement forcé en Amérique du Nord, en Europe ou en Inde est aussi pernicieux que le voile obligatoire en Iran, en Afghanistan ou dans toute autre partie du monde musulman. Les deux pratiques, bien qu’opposées en apparence, sont identiques en réalité, transformant le corps d'une femme musulmane en un champ de bataille d'idéologies opposées de contrôle corporel et de biopouvoir. Insister sur le choix de porter le hijab est donc aussi vital en Amérique du Nord et en Europe que le droit de ne pas le porter dans des endroits comme l'Iran ou l'Afghanistan.

Le monde dans son ensemble ne peut plus tolérer l'hypocrisie et la pratique du deux poids, deux mesures en ce qui concerne l'assujettissement des femmes en tant que citoyennes de deuxième ordre dans leur propre pays. Aucun pays européen ni les USA ne peuvent dénoncer le comportement abusif de l'État iranien tout en abritant les formes les plus vicieuses d'islamophobie ciblant les femmes musulmanes dans leur propre pays.  

Un soulèvement mené par des femmes 

Le comportement violent du régime islamiste au pouvoir en Iran est à la fois inquiétant et embarrassant pour les femmes musulmanes en Iran et à l'étranger qui choisissent de porter le hijab, et ce par fierté et identité. Il est impossible d'imaginer une femme musulmane qui choisit de porter le hijab aux USA ou en Europe ou ailleurs en tolérant son imposition violente aux femmes qui ne veulent pas le porter.  

La mort d'Amini en Iran a déjà marqué un soulèvement social massif dans tout le pays, révélant une fois de plus au monde entier le fait que le régime au pouvoir a violemment imposé une jurisprudence draconienne de peur et d'intimidation pour maintenir son emprise tyrannique sur le pouvoir.

L’appareil de propagande, de sécurité, de renseignement et militaire du régime peut ou pas réussir à écraser ce soulèvement comme il l’a fait dans les vagues de révolte précédentes.

Mais le fait indubitable demeure que la République islamique, en tant qu'appareil d'État, n'a pas réussi catégoriquement à générer un iota de légitimité pour elle-même plus de 40 ans après avoir volé les rêves et les aspirations d'un avenir démocratique pour des millions d'Iraniens.

Vers cet avenir démocratique, le résultat positif le plus significatif qui puisse résulter de ce soulèvement est que les femmes le dirigent et en définissent le cours et les conséquences. Mais le terme « femmes » ne doit pas être pris comme un terme générique, car deux intersections sont cruciales : la dynamique de classe et le symbolisme du voile. 

La cause légitime du choix des femmes de porter ou non le hijab doit croiser la dynamique entre la classe ouvrière et la classe moyenne. Quand les femmes voilées et dévoilées, les travailleuses et les femmes de la classe moyenne, se réuniront pour mener ce soulèvement, alors enfin nous aurons une révolution sous les yeux.

Avant cela, méfiez-vous des gadgets et des contrefaçons des changeurs de régime basés aux USA avec un opportuniste de carrière comme porte-parole pour rien d’autre que leurs propres intérêts pathétiques.

Personne ne parle au nom d'Amini sauf les voix fortes mais sourdes d'un soulèvement social massif à la recherche des termes de sa propre émancipation. Posez vos oreilles sur le sol et écoutez attentivement. Les subalternes de par le monde ne parlent pas anglais.  

                             Zan, Zendaji, Azadi Femme, Vie, Liberté  زن، زندگی، آزادی

 

WILLIAM NEUMAN
Les USA ne peuvent pas maintenir la fiction que Juan Guaidó est le président du Venezuela et doivent reconnaître la réalité : il s’appelle Nicolás Maduro

William Neuman, The New York Times, 8/10/2022
Español
Nicolás Maduro es el presidente de Venezuela. Debemos reconocerlo
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

William Neuman est un auteur et journaliste qui a travaillé pour le New York Times pendant plus de 15 ans. Il a été chef du bureau du Times pour la région des Andes de 2012 à 2016, à Caracas, au Venezuela. Il était auparavant journaliste pour le New York Post et son travail a également été publié par le San Francisco Chronicle, le Fort Worth Star-Telegram, le Milwaukee Journal Sentinel et The Independent, entre autres. Il a commencé sa carrière de journaliste alors qu'il vivait au Mexique et a publié des traductions en anglais de plusieurs romans en espagnol. Auteur de Things Are Never so Bad That They Can’t Get Worse: Inside the Collapse of Venezuela.

NdT : la Maison Blanche saura-t-elle entendre ce genre de « voix de la raison » qui lui demandent de reconnaître la réalité du Venezuela, à savoir que son président s’appelle Nicolás Maduro, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas (ce qui semble être le cas de l’auteur) ? -FG

Lorsque les USA ont organisé un échange de prisonniers avec le président vénézuélien Nicolás Maduro la semaine dernière - renvoyant chez eux deux neveux de l'épouse de M. Maduro qui avaient été condamnés pour trafic de drogue en échange de sept USAméricains détenus dans les prisons vénézuéliennes - cela a mis en évidence l'incohérence de la politique usaméricaine envers le Venezuela.


Alors même qu'elle négocie avec M. Maduro, la Maison Blanche continue d'insister sur le fait que Juan Guaidó, un homme politique de l'opposition, est le véritable président du Venezuela. Les USA n'ont pas de relations diplomatiques officielles avec le gouvernement Maduro, et l'ambassade à Caracas est fermée depuis le début de 2019, peu après que le président Donald Trump a reconnu M. Guaidó comme président dans une tentative infructueuse et de longue haleine de forcer M. Maduro à quitter le pouvoir.

Il est temps pour l'administration Biden d'accepter que le gambit de Guaidó a échoué et que la plupart des Vénézuéliens, et la majeure partie de la communauté internationale, sont passés à autre chose. La Maison Blanche a besoin d'une politique vénézuélienne basée sur les faits, et non sur la fiction. Et le fait est que M. Maduro est président du Venezuela et que M. Guaidó ne l'est pas.

Accepter la réalité aura de nombreux avantages potentiels - notamment pour l'opposition vénézuélienne, qui patauge au milieu d'un effort turbulent pour se reconstruire.

Après que M. Trump a annoncé son soutien à M. Guaidó en janvier 2019, des dizaines d'autres pays ont suivi l'exemple de Washington. Mais aujourd'hui, seule une poignée décroissante continue de reconnaître M. Guaidó comme le président du Venezuela et, comme les USA, évite les liens diplomatiques directs avec le gouvernement de M. Maduro.

Et cette liste se raccourcit.

Gustavo Petro, le président de gauche nouvellement élu de la Colombie, a agi rapidement après son entrée en fonction en août pour abandonner la reconnaissance de M. Guaidó par son pays et rouvrir son ambassade à Caracas. Ce changement est crucial car la Colombie a longtemps été l'allié le plus important de Washington en Amérique du Sud et un soutien clé de M. Guaidó.

Le Brésil, autre soutien puissant de M. Guaidó, pourrait être le prochain, si Luiz Inácio Lula da Silva reprend la présidence lors d'un second tour de scrutin plus tard ce mois-ci.

M. Guaidó n'a jamais été président que de nom - il n'avait pas de gouvernement et aucun pouvoir d'action au Venezuela. Il a fait preuve de courage lorsqu'il a défié le régime répressif de M. Maduro, mais il n'a jamais eu de plan viable, au-delà des vagues espoirs d'un coup d'État militaire ou d'une intervention usaméricaine. Et il s'est rallié à l'approche lourde en sanctions de M. Trump, qui a exacerbé la crise économique du Venezuela.

13/10/2022

BILL KELLER
Prison : la réformer ou l’abolir ?
Note de lecture de deux livres sur l'abolitionnisme pénal

Bill Keller, The New York Review of Books, 3/11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Bill Keller (1949) est un journaliste usaméricain. Il a été le rédacteur en chef fondateur de The Marshall Project, une ONG qui suit la justice pénale aux USA. Auparavant, il a été chroniqueur pour le New York Times et en a été rédacteur en chef exécutif de juillet 2003 à septembre 2011. Le 2 juin 2011, il a annoncé qu'il quitterait son poste pour devenir rédacteur à temps plein. Il a travaillé dans le bureau du Times à Moscou de 1986 à 1991, finalement comme chef de bureau, couvrant les dernières années de la guerre froide et de la dissolution de l'Union soviétique. Pour ses reportages en 1988, il a remporté un prix Pulitzer. Il est l'auteur de What’s Prison For? Punishment and Rehabilitation in the Age of Mass Incarceration [À quoi sert la prison ? Châtiment et réadaptation à l'ère de l'incarcération massive]. @billkellernyc

Les prisons usaméricaines sont souvent injustes, inhumaines et inefficaces pour garantir la sécurité publique. Mariame Kaba et Ruth Wilson Gilmore pensent qu’elles devraient être complètement éliminées.

Livres recensés :

We Do This ’Til We Free Us: Abolitionist Organizing and Transforming Justice [Nous faisons ça jusqu'à ce que nous nous libérions : organiser l’abolition et transformer la justice]
par Mariame Kaba, sous la direction de Tamara K. Nopper et avec un avant-propos de Naomi Murakawa
Haymarket, 206 p., 45,00 $ ; 16,95 $ ( papier)

Abolition Geography: Essays Towards Liberation  [Géographie de l'abolition : Essais vers la libération]
par Ruth Wilson Gilmore, sous la direction de Brenna Bhandar et Alberto Toscano
Verso, 506 p., 29,95 $

Lorsque la star de Rythm & Blues R. Kelly a été arrêtée en 2019 pour une variété d'accusations, y compris des agressions sexuelles, des enlèvements et de la pédopornographie, la réponse sur les médias sociaux a été une célébration cathartique. L'activiste anti-prison Mariame Kaba n'en fut pas surprise; Kelly avait été accusée d'avoir eu comme victimes des filles aussi jeunes que quatorze ans sur plus de deux décennies, un bilan de prédation. particulièrement odieux Kaba fut cependant étonné que le chœur punitif comprenne des abolitionnistes de la prison - des personnes qui prônent l'élimination complète des prisons - « proclamant, selon les mots de Kaba, leur joie de voir Kelly enfermé dans une cage pour le reste de sa vie ».


Illustration de Matt Dorfman

On « demande toujours aux abolitionnistes : « Quid des violeurs ? » écrit Kaba dans un essai co-écrit avec Rachel Herzing et recueilli dans sa compilation We Do This ’Til We Free Us. « Dernièrement, la question a été formulée comme suit : ‘Eh bien, vous ne voulez sûrement pas dire que R. Kelly ne devrait pas être en prison ?’ Mais si. »

« Dans tout mouvement pour le changement, il y aura des théories et des visions multiples », écrivent Kaba et Herzing. « Mais un engagement envers les principes de l'abolition des prisons est incompatible avec l'idée que l'incarcération est une solution juste ou appropriée pour les préjudices interpersonnels -jamais » (souligné par les auteures).

À partir de la fin des années 1970, le nombre d'USAméricains incarcérés et détenus, principalement en raison de la guerre contre la drogue et de la peur des Blancs face à l'autonomisation des Noirs, est passé d'une norme d'environ 110 prisonniers pour 100 000 habitants à environ 500. (L'incarcération a légèrement diminué après un pic en 2008, la plus forte baisse étant attribuée à la pandémie de COVID-19.) Les prisonniers sont des Noirs de façon disproportionnée. En 2015, le New York Times a calculé que 1,5 million d'hommes noirs âgés de vingt-cinq à cinquante-quatre ans - que les démographes appellent les années d’âge adulte - étaient effectivement « disparus », c'est-à-dire incarcérés ou morts. Près d'un homme noir sur douze de ce groupe d'âge était derrière les barreaux, comparativement à un homme non noir sur soixante.

Depuis l'explosion de la population carcérale usaméricaine et la montée en puissance des médias sociaux, qui a permis aux images d'USAméricains noirs mourant entre les pattes de la police de devenir virales, la notion utopique d'une USAmérique sans police ni prisons est passée de la frange gauchiste à la périphérie du courant dominant. C'est en grande partie grâce au travail de Kaba et de chercheurs charismatiques comme elle, dont Ruth Wilson Gilmore et Angela Y. Davis, qui soutiennent que ce qu'elles appellent le « complexe carcéro-industriel » ou, pour employer le terme de Kaba, le « système de punitions pénales » (ce que la plupart des gens appellent le système de justice pénale), est trop corrompu pour une simple « réforme »- qu'il s'agit d'un outil d'oppression capitaliste, de racisme et de patriarcat, et qu'il doit être complètement éradiqué, sans exception, «à jamais ».

Communiqué de l’association Tlaxcala/ Release from the Tlaxcala Association/Comunicado de la asociación Tlaxcala

Tlaxcala, 14/10/2022

 

DAVID DAOUD
L'accord d'Israël avec le Liban est un cadeau inestimable pour le Hezbollah

David Daoud, Haaretz, 11/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

David Daoud est directeur de la recherche sur le Liban, Israël et la Syrie à United Against Nuclear Iran (UANI, Unis contre un Iran nucléaire) et chercheur non-résident à l’Atlantic Council.

NdT
Loin de partager les opinions et les engagements de l’auteur, j’ai traduit son article pour son intérêt quasiment anthropologique : il est rare que l’on reconnaisse la victoire d’un ennemi, en l’occurrence le Hezbollah.

Israël espère que l'accord sur la frontière maritime avec le Liban réduira les risques de guerre ou d'affrontements violents avec le Hezbollah. Paradoxalement, l'accord ne fait que les rendre plus probables

Quand Israël et un pays arabe interagissent sans violence, cela suscite naturellement une certaine excitation. Les observateurs intéressés ont tendance à deviner la perspective d'une paix imminente, ou du moins un signe de progrès vers elle, dans tout acte de non-belligérance mutuelle.

Ce sentiment est compréhensible. Comme en témoignent les présidents usaméricains successifs qui, de manière chimérique, mettent en jeu leur héritage de politique étrangère pour parvenir à la paix entre Juifs et Arabes, le désir de voir la fin du conflit israélo-arabe, apparemment interminable, a tendance à l'emporter sur la rationalité.

Mais dans cette catégorie d'interactions arabo-israéliennes bienvenues, et encore moins compréhensibles, les gestes entre le Liban et Israël en particulier – même neutres, purement procéduraux - se voient accorder une signification spéciale, presque mystique. Soulignant l'irrationalité, en particulier ces dernières années, cela a parfois même remplacé l'excitation des gestes de rapprochement entre Israéliens et Palestiniens, dont la discorde a jadis été au cœur du conflit arabo-israélien.

Cette exaltation injustifiée est basée sur deux séries de fictions sur le Liban, en particulier en ce qui concerne Israël – l’une occidentale, et l’autre typiquement israélienne.

Dans l'imagination occidentale, avec un accent sur l'imagination, le Liban a longtemps été perçu comme un bastion levantin de la civilisation raffinée (lire : européenne). Cette conception est fondée sur  ce qui était perçu comme l'européanité des chrétiens maronites du Liban et sur une notion corollaire répugnante et franchement chauvine, sinon carrément raciste – souvent promue par de nombreux chrétiens maronites eux-mêmes : que l'hégémonie culturelle historique maronite au Liban a éclairé et civilisé les Arabes musulmans du pays, qui (selon cette cette pensée) auraient autrement été tout aussi ignorants et barbares que le reste de leurs frères dans la région.

Bref, le Liban mérite une attention et un soin particuliers – il doit être « sauvé », et nous, en Occident, devons le sauver, nous dit-on à satiétéparce que le Liban, contrairement à ces autres pays arabes, est « comme nous ». Autrement, nous disent les mêmes personnes, le Liban deviendra une plaque tournante de l'exportation de drogue et du terrorisme.

ANSHEL PFEFFER
Élections israéliennes : qui bénéficiera de l'accord maritime avec le Liban ?

Anshel Pfeffer, Haaretz, le 12/10/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Benjamin Netanyahou dépeint l'accord comme un signe de faiblesse et un acquiescement au Hezbollah, tandis que le Premier ministre Yair Lapid le salue comme une avancée historique. Tous les deux espèrent que cela fera basculer les élections en leur faveur

Dans son adolescence, Amos Hochstein – le diplomate usaméricain qui vient de négocier l'accord maritime entre Israël et le Liban – était un leader dans la branche jeunesse de Meimad. Ce petit parti religieux de gauche s'est présenté aux élections israéliennes de l'époque (1988), mais n'a pas franchi le seuil électoral. Finissant son service militaire au milieu des années 1990, il quitta Israël pour la terre de ses parents, où il devint un acteur influent dans un parti légèrement plus prospère : les Démocrates.

Amos avec Oncle Joe


Oncle Joe avec les 4 enfants d'Amos dans un gazouillis électoral

Maintenant, en tant que conseiller principal pour la sécurité énergétique mondiale au Département d'État, il est une fois de plus impliqué dans une élection israélienne. Cette fois, cependant, il peut avoir un peu plus d'impact.

À moins de trois semaines du jour des élections du 1er novembre, l'accord avec le Liban est devenu étonnamment la principale question pour faire des news politiques. Mais qui est-ce que ça aide ?

D'une part, le passage quasi unanime de l'accord au cabinet de sécurité (Ayelet Shaked s'est abstenue) est un accomplissement pour le Premier ministre Yair Lapid. D'autre part, cela donne à son principal adversaire, Benjamin Netanyahou, une occasion inattendue de l'accuser, lui et ses collègues, de défaitisme passif face aux menaces du Hezbollah de mettre le feu à la Méditerranée si Israël commençait à pomper du gaz naturel du champ offshore de Karich.

Un navire de stockage et de déchargement de production flottant énergétique dans le champ de gaz naturel de Karich en mer Méditerranée le mois dernier. Photo : AFP

L'équipe de Lapid semble satisfaite du timing du deal, annonçant ce qui est essentiellement un compromis commercial comme une percée « historique ». Les réponses grincheuses de ses collègues du cabinet (et de ses rivaux), qui, tout en votant en faveur, ont dit que ce n'était ni historique ni hystérique, n'ont pas terni l’éclat de l'accord pour le leader de Yesh Atid.

En ce qui le concerne, c'est exactement l'image qu'il veut projeter au public israélien : un premier ministre compétent et efficace qui a réussi à conclure l’accord que deux de ses prédécesseurs – Netanyahuo et Naftali Bennett – n'ont pas scellé, conjurant ainsi la perspective d'une nouvelle guerre avec le Hezbollah.

À quel point l’accord est-il bon ? ça dépend bien sûr de votre position politique. Mais le fait que Netanyahou, malgré toutes ses critiques, n'ait pas menacé une seule fois d'abandonner l'accord s'il devenait premier ministre le mois prochain est révélateur. En attendant, l'intérêt de Netanyahou pour l'accord est purement ce qu'il peut lui apporter dans les trois prochaines semaines.

Frontière maritime : le texte complet de l'accord proposé à Beyrouth et Tel Aviv


L’Orient-Le Jour, 12/10/2022

Une version finale d'une proposition d'accord a été soumise en début de semaine par le médiateur américain Amos Hochstein à Beyrouth et Tel Aviv, afin de résoudre le litige les opposant concernant leur frontière maritime. Ce texte pourrait ouvrir la voie à un accord "historique", ont déclaré mardi des responsables libanais, israéliens et américains. Voici le texte complet de cette proposition finale, dans une version en français non-officielle, traduite de l'anglais par la rédaction de L'Orient-Le Jour. 

[Excellence], J'ai l'honneur de vous écrire dans le cadre des négociations visant à délimiter la frontière maritime entre la République du Liban et l'État d'Israël (ci-après : collectivement les "Parties" et individuellement une "Partie").

Le 29 septembre 2020, les États-Unis d'Amérique ont envoyé aux deux Parties une lettre (pièce jointe 1) à laquelle ils ont joint six points reflétant leur compréhension des termes de référence de ces négociations, y compris la demande des deux Parties pour que les États-Unis servent de médiateur et de facilitateur pour le tracé de la frontière maritime entre les Parties, et la compréhension mutuelle des deux Parties que "lorsque le tracé sera définitivement convenu, l'accord sur la frontière maritime sera déposé auprès des Nations unies".

À la suite de cette lettre, des réunions ont eu lieu sous l'égide du personnel du Bureau du Coordonnateur spécial des Nations unies pour le Liban ("UNSCOL") à Naqoura et, en outre, les États-Unis ont mené des consultations ultérieures avec chaque partie. À la suite de ces discussions, les États-Unis comprennent que les Parties ont l'intention de se réunir dans un avenir proche à Naqoura, sous l'égide du personnel du Bureau du Coordonnateur spécial des Nations unies pour le Liban, dans le cadre d'une réunion facilitée par les États-Unis. Les États-Unis comprennent en outre que [le Liban/Israël] est prêt à établir sa frontière maritime permanente et à conclure un règlement permanent et équitable de son différend maritime avec [Israël/Liban], et acceptent par conséquent les conditions suivantes, à condition qu'elles soient également acceptées par [Israël/Liban] :

SECTION 1

A. Les Parties conviennent d'établir une ligne frontalière maritime (la "LFM"). La délimitation de la LFM est constituée des points suivants, décrits par les coordonnées ci-dessous. Ces points, dans le système de référence WGS84, sont reliés par des lignes géodésiques :

Latitude : 33° 06′ 34.15″ N  Longitude 35° 02′ 58.12″

Latitude E 33° 06′ 52.73″ N Longitude 35° 02′ 13.86″ E 3

Latitude 3° 10′ 19.33″ N Longitude 34° 52′ 57.24″ E

Latitude 33° 31′ 51.17″ N Longitude 33° 46′ 8.78″ E

B. Ces coordonnées définissent la frontière maritime telle que convenue entre les Parties pour tous les points situés au large du point le plus à l'est de la LFM, et sans préjudice pour le statut de la frontière terrestre. Afin de ne pas porter préjudice au statut de la frontière terrestre, la frontière maritime au large du point le plus à l'est de la LFM devrait être délimitée dans le cadre de la démarcation de la frontière terrestre par les Parties, ou en temps opportun après celle-ci. Jusqu'à ce que cette zone soit délimitée, les Parties conviennent que le statu quo près du rivage, y compris le long de la ligne de bouée actuelle et tel que défini par celle-ci, demeure le même, malgré les positions juridiques divergentes des Parties dans cette zone, qui reste non délimitée.

Full Text: Final Version of Israel-Lebanon Maritime Border Deal

A final version of a proposed agreement was submitted earlier this week by the US mediator Amos Hochstein to Beirut and Tel Aviv, in order to resolve the dispute between them regarding their maritime border. This proposal was accepted by both parties, which will present them to their respective parliaments. This is the text.-Tlaxcala

 


Haaretz, 12/10/2022

[Excellency], I have the honor to write you in the context of the negotiations to delineate the maritime boundary between the Republic of Lebanon and the State of Israel (hereinafter: collectively the “Parties” and individually a “Party”).

On September 29, 2020, the United States of America sent both Parties a letter (Attachment 1) to which it attached six points that reflected its understanding of the terms of reference for such negotiations, including the request of both Parties for the United States to serve as mediator and facilitator for the delineation of the maritime boundary between the Parties, and the mutual understanding of both Parties that “when the delineation is finally agreed, the maritime boundary agreement will be deposited with the United Nations.”

Further to that letter, meetings were held under the hosting of the staff of the Office of the United Nations Special Coordinator for Lebanon (“UNSCOL”) at Naqoura, and, in addition, the United States conducted subsequent consultations with each Party. Following these discussions, it is the understanding of the United States, that the Parties intend to meet in the near future at Naqoura under the hosting of the staff of UNSCOL in a meeting facilitated by the United States. The United States further understands [Lebanon/Israel] is prepared to establish its permanent maritime boundary, and conclude a permanent and equitable resolution regarding its maritime dispute with [Israel/Lebanon], and accordingly agrees to the following terms provided that the following is also accepted by [Israel/Lebanon]:

SECTION 1

A. The Parties agree to establish a maritime boundary line (the “MBL”). The delimitation of the MBL consists of the following points described by the coordinates below. These points, in WGS84 datum, are connected by geodesic lines:

Latitude: 33° 06′ 34.15″ N Longitude 35° 02′ 58.12″

Latitude E 33° 06′ 52.73″ N Longitude 35° 02′ 13.86″ E 3

Latitude 3° 10′ 19.33″ N Longitude 34° 52′ 57.24″ E

Latitude 33° 31′ 51.17″ N Longitude 33° 46′ 8.78″ E

B. These coordinates define the maritime boundary as agreed between the Parties for all points seaward of the easternmost point of the MBL, and without prejudice to the status of the land boundary. In order not to prejudice the status of the land boundary, the maritime boundary landward of the easternmost point of the MBL is expected to be delimited in the context of, or in a timely manner after, the Parties’ demarcation of the land boundary. Until such time this area is delimited, the Parties agree that the status quo near the shore, including along and as defined by the current buoy line, remains the same, notwithstanding the differing legal positions of the Parties in this area, which remains undelimited.