“Wiphala, symbole
de victoire sur le fascisme” :
fresque murale inaugurée en mai 2022 avenue Jean-Jaurès à Gentilly
(Val-de-Marne, France)
Au début des années 1960, l'Équateur et la
Bolivie (mais aussi le Paraguay) étaient les pays les plus en retard d'Amérique
du Sud.
Le « tableau économique du sous-développement
» qu'ils offraient était aussi comparable à celui d'autres pays d'Amérique
centrale : proto-capitalisme, pouvoirs oligarchiques, analphabétisme, misère,
pénurie de logements, absence de services de base, formes de travail agricole
essentiellement précaires, ruralité, etc.
Ces pays n'étaient pas encore entrés dans «
la phase de démarrage » que certains analystes considéraient comme une voie
d'avenir, si l’on se réfère à l'idéologie des « étapes de la « croissance
économique » formulée par W. W. Rostow.
En 1809, les premières révolutions
d'indépendance dans les régions hispano-américaines d'Amérique latine éclatèrent
aussi bien à Chuquisaca qu’à La Paz (Haut-Pérou) et à Quito.
Dans ces deux pays, les républiques du XIXe
siècle étaient sous l'hégémonie d'oligarchies foncières (Équateur) et minières
(Bolivie).
Les militaires devinrent des acteurs
permanents de la politique bolivienne, un trait caractéristique que le pays n'a
pas non plus surmonté au XXe siècle.
Aux incessantes dictatures s'ajoutèrent les conflits
territoriaux avec les voisins.
La Bolivie perdit son accès à la mer lors de la guerre du
Pacifique (1879-1884).
En Équateur, la révolution libérale (1895)
scella les querelles politiques du XIXe siècle.
Mais les processus anti-oligarchiques et
nationalistes visant à promouvoir les économies sociales n'ont eu lieu qu'au XXe
siècle : à partir de la Révolution Julienne (1925) en Équateur et en Bolivie
avec les militaires nationalistes entre 1932-1946, et surtout avec
l’impressionnante révolution populaire de 1952, un événement qui, en raison des
profonds changements qu’il a entraîné, se situe entre la révolution mexicaine
(1910) et la révolution cubaine (1959).
C’est grâce au développementalisme [1] des
années 1960 et 1970, où l'État jouait un rôle économique central, le
capitalisme moderne « décolla » en Équateur et partiellement en Bolivie.
Puis vint l'ère Reagan (1981-1989), les
conditionnalités du FMI [2] et la
mondialisation transnationale, qui unifièrent un autre décollage en Amérique
latine : celui du néolibéralisme.
En Équateur, le néolibéralisme fut mis en
place par León Febres Cordero (1984-1988) et fut consolidé par les
gouvernements successifs jusqu'au début du XXIe siècle.
En Bolivie, le néolibéralisme émergea avec
Víctor Paz Estenssoro (1985-1989) qui, paradoxalement, avait été le premier
président « populiste » de la Révolution entre 1952 et 1956.
Dans les deux pays, le néolibéralisme fut
tributaire de l'autoritarisme, de l'effondrement du contrôle de l'État sur
l'économie, de la mise à mal des institutions démocratiques, des passe-droits
des élites riches et des grands groupes économiques, tandis que les conditions
de vie et de travail de la plupart des pays d’Amérique Latine se dégradaient.
C'est la réaction contre ce « modèle » qui
a conduit à la victoire présidentielle d'Evo Morales en Bolivie (2006-2019), de
Rafael Correa en Équateur (2007-2017) et d'un certain nombre de dirigeants
latino-américains représentatifs du premier cycle progressiste de l’Amérique
Latine, largement étudié par les sciences sociales latino-américaines.
Tous ont remis en question le
néolibéralisme et plusieurs ont progressé dans la construction d'économies
sociales.
La Constitution de 2008 en Équateur et
celle de 2009 en Bolivie ont renforcé le cadre historique des nouvelles
économies, fait des avancées en matière de principes et de droits, ont reconnu la plurinationalité et ont
proclamé le Sumak Kawsay [3].
Le Sumak Kawsay (Bien vivre) comme
renouveau de la société quechua, peinture de Juan César Umajinga
Umajinga, Quilotoa, d’après Alfonso Toaquiza de Tigua. Collection
personnelle Joe Quick
Dans les deux pays, les capacités de l’État
ont été restaurées, les services publics essentiels ont été renforcés et
étendus, de même que les investissements étatiques ; des systèmes fiscaux
progressifs redistribuant les richesses ont été rétablis.
En outre, des subventions et des « aides »
pour la population la plus démunie ont été étendues, de même que les intérêts
privés ont dû être assujettis aux intérêts publics et aux droits du travail
ainsi qu’aux droits sociaux et environnementaux, tout cela dans le nouveau
cadre institutionnel.
La Bolivie, dont la majeure partie de la
population est indigène, progressa vers un État plurinational, nationalisa les
hydrocarbures, les mines et autres ressources, et mena des politiques
sans précédent autour de la culture
ancestrale de la coca.
Les acquis sociaux de ces politiques ont été pleinement
vérifiés par des organismes internationaux tels que la CEPAL [4], le
PNUD [5],
l'OIT [6] et
même la Banque mondiale et le FMI.
Cela se matérialisa surtout dans la vie
quotidienne des populations et dans le soutien des citoyens à leurs dirigeants.
Bien entendu, la société s'est également
polarisée, car les oligarchies d'affaires et les élites riches, autrefois
bénéficiaires du néolibéralisme créole, aux côtés de la droite politique, des
médias hégémoniques et des intérêts impérialistes, non seulement ont convergé
dans l’opposition, mais ont également créé un climat de résistance constante et
même de conspiration car ils considéraient le « socialisme du 21e siècle » comme un ennemi.
En Équateur, le « changement de cap »
inattendu du gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021) mit fin à la voie de
l'économie sociale et restaura l’oligarchie néolibérale. À cet effet, il
persécuta le « corréisme» [7],
abandonna l’intérêt pour les ressources économiques, les biens et services
publics, restaura les privilèges des élites traditionnelles et fit en sorte que
le pays retrouve des conditions similaires à celles des dernières décennies du
XXe siècle.
Un solide bloc de pouvoir s’est ainsi mis
en place, consolidé avec le gouvernement de Guillermo Lasso, le banquier élu
président en mai 2021.
En Bolivie, il a fallu un coup d'État,
l'ascension au pouvoir de Jeanine Áñez (2019-2020), la persécution des
dirigeants du gouvernement précédent et la restauration du néolibéralisme à
travers l'autoritarisme, le racisme et la répression, ainsi que de terribles
massacres comme ceux qui ont eu lieu à Sacaba et Senkata, et qui ont été
condamnés par la CIDH [8].
Mais en Bolivie, le retour au néolibéralisme
ne put être consolidé, car avec l’élection de Luis Arce Catacora (2020), a été
rétabli le modèle d'économie sociale qui est devenu le plus prospère d'Amérique
latine, notamment parce qu'il a réussi à surmonter la récession économique de
2015 et celle provoquée par la pandémie de Covid 19.
On a assisté à une croissance constante du
PIB, à l’orientation vers la souveraineté économique, environnementale et
alimentaire, à une redistribution des revenus entraînant une réduction
significative de la pauvreté, un système fiscal progressif et efficace, la
protection du travail et le régime de protection communautaire, accompagné d’un
soutien à la production nationale et en particulier aux petits et moyens
producteurs agricoles, le taux d'inflation le plus bas du monde, ainsi que des
mesures d'industrialisation par substitution des importations, le contrôle du
commerce des importations et surtout une expansion économique basée sur le
marché intérieur et non sur les exportations. La Bolivie a adopté des positions anti-impérialistes et
a expulsé le FMI.
Le président Luis Arce a lui-même écrit
plusieurs ouvrages sur le « modèle économique social, communautaire et
productif » bolivien. C’est un modèle qui mérite d'être étudié en Amérique latine,
non seulement parce qu'il réfute les postulats néolibéraux, mais aussi en
raison de ses réalisations sociales, qu'aucun gouvernement conservateur et à la
solde des patrons n'a atteint dans la région, y compris au Chili, autrefois
modèle des élites patronales.
L’étude de ce modèle devrait être privilégiée dans les milieux
académiques et universitaires, où la théorie économique qui provient des pays
capitalistes centraux continue de dominer, bien qu'elle ne réponde pas aux
réalités historiques de l'Amérique latine. Celles-ci méritent des approches
absolument différents.
NdT
[2] Dans son acception la plus large, le terme de
conditionnalité recouvre à la fois la conception des programmes appuyés par le
FMI — c’est-à-dire les politiques macroéconomiques et structurelles — et les
instruments spécifiques utilisés pour suivre les progrès accomplis vers les
objectifs fixés par le pays en coopération avec le FMI. Selon celui-ci, « la
conditionnalité aide les pays membres à résoudre leurs problèmes de balance des
paiements sans recourir à des mesures qui porteraient atteinte à la prospérité
nationale ou internationale ». Voir https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/02/21/28/IMF-Conditionality
[3]
Sumak
kawsay est un néologisme en quechua créé dans les années 1990 par des
organisations socialistes-indigènes. Créé à l'origine comme une proposition
politique et culturelle, les gouvernements équatorien et bolivien l'ont ensuite
adopté. Le terme fait référence à la mise en œuvre d'un socialisme qui
s'éloigne de la théorie socialiste occidentale et embrasse plutôt le savoir et
le mode de vie ancestral et communautaire du peuple quechua. En Équateur, il a
été traduit par buen vivir ou "bonne vie", bien que les
experts de la langue quechua s'accordent à dire qu'une traduction plus précise
serait "la vie abondante". Voir https://fr.wikiinfo.wiki/wiki/Sumak_kawsay
[6] L'Organisation
internationale du travail ou OIT est depuis 1946 une agence spécialisée de
l'ONU. Sa devise, si vis pacem, cole justitiam, est gravée dans la
pierre de ses locaux. Le Bureau international du travail est le secrétariat
permanent de l'OIT Voir https://www.ilo.org/global/lang--fr/index.htm
[7] Lancé
en 2005, le « corréisme » est un courant politique équatorien composé de
partisans du président Rafael Correa. Ce courant politique est fondé sur un
socialisme revisité qui se définit comme « socialisme du XXIe siècle
».