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10/07/2023

Une enquête de haute technologie suggère que les garde-côtes grecs sont responsables du naufrage du chalutier Adriana (646 disparus)

Katy Fallon, Giorgos Christides, Julian Busch et Lydia Emmanouilidou, The Guardian, 10/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les recherches menées sur le naufrage d’un chalutier ayant fait des centaines de morts contredisent fortement les comptes rendus officiels, tout en constatant l’absence de mobilisation des secours et la falsification des déclarations des survivants.

Un survivant utilise la modélisation 3D pour décrire ce qu’il a vécu la nuit où le chalutier a coulé. Photo : Forensis

Les tentatives des garde-côtes grecs de remorquer un chalutier transportant des centaines de migrants pourraient avoir provoqué le naufrage du navire, selon une nouvelle enquête menée par The Guardian et des médias partenaires, qui soulève de nouvelles questions sur l’incident, qui a fait environ 500 disparus.

Le chalutier transportant des migrants de la Libye vers l’Italie a coulé au large des côtes grecques le 14 juin. Il y a eu 104 survivants.

Les journalistes et les chercheurs ont mené plus de 20 entretiens avec des survivants et se sont appuyés sur des documents judiciaires et des sources des garde-côtes pour dresser un tableau des occasions de sauvetage manquées et des offres d’assistance qui ont été ignorées. De nombreux survivants ont déclaré que les tentatives des garde-côtes grecs de remorquer le navire avaient finalement causé le naufrage. Les garde-côtes ont vigoureusement nié avoir tenté de remorquer le chalutier.

La nuit où le chalutier a chaviré, à 47 milles nautiques au large de Pylos, dans le sud-ouest de la Grèce, a été reconstituée à l’aide d’un modèle 3D interactif du bateau créé par Forensis, une agence de recherche basée à Berlin et fondée par Forensic Architecture, qui enquête sur les violations des droits humains.


Des sacs mortuaires transportant des corps récupérés dans la mer arrivent à Kalamata. Photo : Stelios Misinas/Reuters

L’enquête menée conjointement par The Guardian, la chaîne publique allemande ARD/NDR [voir ici] et le média d’investigation grec Solomon [voir ici], en collaboration avec Forensis, a fourni l’un des comptes rendus les plus complets à ce jour de la trajectoire du chalutier jusqu’à son naufrage. Ils ont mis au jour de nouveaux éléments, tels qu’un navire de garde-côtes amarré dans un port plus proche mais jamais dépêché sur les lieux de l’incident, ainsi que le fait que les autorités grecques n’ont pas répondu, non pas deux fois, comme cela avait été signalé précédemment, mais trois fois, aux offres d’assistance de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Forensis a cartographié les dernières heures avant le naufrage, en utilisant les données du journal de bord des garde-côtes et le témoignage du capitaine du chalutier, ainsi que les trajectoires de vol, les données sur le trafic maritime, l’imagerie satellite et les informations provenant de vidéos prises par des navires commerciaux à proximité et d’autres sources. Les derniers mouvements du navire contredisent ceux des garde-côtes et révèlent des incohérences dans le récit officiel des événements, notamment en ce qui concerne la direction et la vitesse du chalutier.

L’enquête a montré que le chalutier surchargé a commencé à se diriger vers l’ouest lorsqu’il a rencontré l’unique navire des garde-côtes grecs envoyé sur les lieux. Selon plusieurs témoignages de survivants recueillis par The Guardian et les procureurs grecs, les garde-côtes avaient dit aux migrants qu’ils les conduiraient en Italie, ce qui contredit la version officielle selon laquelle le chalutier a commencé à se diriger vers l’ouest de son propre chef. L’enquête a également montré que le chalutier avait viré vers le sud et était resté presque immobile pendant au moins une heure jusqu’à ce que, selon les survivants, une deuxième tentative de remorquage, qui a été fatale, ait lieu.


Des survivants utilisent le modèle 3D du bateau pour décrire ce qui s’est passé dans la nuit du 14 juin. Photo : Forensis

Deux survivants ont utilisé le modèle 3D pour décrire le remorquage lui-même, tandis que trois autres, qui étaient assis à l’intérieur ou sur le pont inférieur du navire, ont décrit avoir été propulsés vers l’avant “comme une fusée”, alors que le moteur ne tournait pas. Cela suggère une tentative de remorquage.

Un autre survivant a déclaré séparément avoir entendu des gens crier qu’une corde était attachée par “l’armée grecque” et a décrit avoir été remorqué pendant 10 minutes peu avant que le chalutier ne coule. « J’ai l’impression qu’ils ont essayé de nous pousser hors des eaux grecques pour mettre fin à leur responsabilité », a déclaré un survivant après avoir examiné la carte des événements et réfléchi à ses souvenirs de la nuit.

Maria Papamina, avocate du Conseil grec pour les réfugiés, l’une des deux organisations juridiques représentant entre 40 et 50 survivants, a déclaré que deux tentatives de remorquage avaient été rapportées à son équipe. Les documents judiciaires montrent également que sept des huit survivants ont déclaré au procureur civil la présence d’une corde, d’un remorquage et d’une forte traction, lors de dépositions effectuées les 17 et 18 juin.


Modèles 3D du chalutier et du navire des garde-côtes. Photo : Forensis

Les circonstances exactes du naufrage ne peuvent être prouvées de manière concluante en l’absence de preuves visuelles. Plusieurs survivants ont déclaré s’être fait confisquer leur téléphone par les autorités et certains ont indiqué avoir filmé des vidéos quelques instants avant le naufrage. Des questions subsistent quant à la raison pour laquelle le navire des garde-côtes grecs sur les lieux, récemment acquis, n’a pas enregistré l’opération sur ses caméras thermiques. Ce navire, appelé le 920, a été financé à 90 % par l’UE pour renforcer les capacités de Frontex en Grèce et fait partie des opérations conjointes de l’agence européenne des frontières dans le pays. Frontex recommande que « dans la mesure du possible, toutes les actions entreprises par […] les moyens cofinancés par Frontex soient systématiquement documentées par vidéo ».


Le  920. Photo : Garde-côtes grecs

Dans des déclarations officielles, les garde-côtes grecs ont affirmé que l’opération n’avait pas été enregistrée parce que l’équipage se concentrait sur l’opération de sauvetage. Mais une source au sein des garde-côtes a déclaré que les caméras n’ont pas besoin d’être utilisées manuellement en permanence et qu’elles sont là précisément pour filmer de tels incidents.

La présence d’hommes masqués, décrits par deux survivants comme attachant une corde au chalutier, est également documentée dans le journal de bord du navire, qui comprend une entrée concernant une équipe d’opérations spéciales connue sous le nom de KEA qui s’est jointe au 920 cette nuit-là.

Selon des sources des garde-côtes, il ne serait pas inhabituel de déployer des KEA - généralement utilisés dans des situations à risque telles que des suspicions de contrebande d’armes ou de drogue en mer - étant donné le statut inconnu du navire, mais une source a déclaré que leur présence suggérait que le navire aurait dû être intercepté pour des raisons de sécurité et de sûreté maritime uniquement.


Une source a qualifié d’“incompréhensible” l’absence de mobilisation d’une aide plus proche de l’incident. Le 920 a été déployé depuis La Canée, en Crète, à environ 150 milles nautiques du lieu du naufrage. La source a déclaré que les garde-côtes disposaient de navires un peu plus petits mais toujours capables, basés à Patras, Kalamata, Neapoli Voion et même à Pylos. Le 920 a reçu l’ordre du QG des garde-côtes de “localiser” le chalutier vers 15 heures, heure locale, le 13 juin. Le contact a finalement été établi vers minuit. Un témoin oculaire a confirmé qu’un autre navire était stationné à Kalamata le 14 juin et qu’il aurait pu atteindre le chalutier en quelques heures. « Il aurait dû s’agir d’une situation où il aurait fallu envoyer tout ce que l’on avait. Le chalutier avait clairement besoin d’aide », a déclaré la source.

Les garde-côtes grecs et Frontex ont été alertés de la présence du chalutier dans la matinée du 13 juin. Les deux agences l’ont photographié depuis les airs, mais aucune opération de recherche et de sauvetage n’a été menée - selon la partie grecque, parce que le bateau avait refusé toute assistance. Les autorités ont reçu un SOS urgent qui leur aurait été relayé à 17h53, heure locale, par la ligne d’urgence pour les petites embarcations Alarmphone, qui était en contact avec des personnes à bord.


Le chalutier en mer avant le naufrage. Photo : Anadolu Agency/Getty Images

Deux des sources des garde-côtes ont déclaré au Guardian qu’elles pensaient que le remorquage était une raison probable du chavirement du bateau. Cette situation n’est pas sans précédent. En 2014, une tentative de remorquage d’un bateau de réfugiés au large de Farmakonisi a coûté la vie à 11 personnes. Les tribunaux grecs ont innocenté les garde-côtes, mais la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un jugement accablant en 2022.

Des allégations ont également été formulées selon lesquelles les déclarations des survivants auraient été falsifiées. Deux séries de témoignages ont été présentées - d’abord aux garde-côtes, puis à un procureur civil - toutes deux vues par le Guardian. Les témoignages de deux survivants de nationalités différentes auprès des garde-côtes sont identiques, mot pour mot, lorsqu’ils décrivent le naufrage : « Nous étions trop nombreux sur le bateau, qui était vieux et rouillé... c’est pourquoi il a chaviré et coulé à la fin ».

Sous serment devant le procureur civil, quelques jours plus tard, les mêmes survivants décrivent des incidents de remorquage et accusent les garde-côtes grecs d’être responsables du naufrage. Le même survivant syrien qui avait déclaré dans son témoignage devant les garde-côtes que le chalutier avait chaviré en raison de son âge et de sa surpopulation témoignera plus tard : « Lorsqu’ils sont venus sur nous, et je suis désolé de le mentionner, notre bateau a coulé. Je pense que la raison en est le remorquage par le bateau grec ».


Survivants du naufrage au port de Kalamata. Photo : Angelos Tzortzinis/AFP/Getty Images

Bruxelles a demandé une enquête “transparente” sur le naufrage, tandis que Frontex, qui a proposé à plusieurs reprises des moyens aux autorités grecques - un avion à deux reprises et plus tard un drone - n’a pas reçu de réponse. Bien que Frontex soit de plus en plus sollicitée pour se retirer de Grèce, le Guardian croit savoir qu’elle envisage des mesures moins radicales, comme l’arrêt du cofinancement des navires des garde-côtes grecs.

Neuf Égyptiens qui se trouvaient à bord du chalutier ont été arrêtés et accusés d’homicide involontaire, d’avoir provoqué un naufrage et d’avoir fait passer des migrants clandestinement ; ils nient avoir commis des actes répréhensibles. Selon les informations du Guardian, les accusés ont déclaré qu’il y avait eu deux tentatives de remorquage, la seconde ayant entraîné le naufrage du bateau. Un frère de l’un des accusés a déclaré que son frère avait payé environ 3 000 livres sterling pour être sur le bateau, ce qui prouve, selon lui, qu’il n’était pas un passeur.

En Grèce et ailleurs, les survivants et les familles des victimes tentent de comprendre ce qui s’est passé. Trois survivants pakistanais ont déclaré avoir pris un vol du Pakistan vers la Libye en passant par Dubaï ou l’Égypte. Deux d’entre eux pensaient qu’ils allaient voler de la Libye vers l’Italie et ont été choqués en voyant le chalutier. « Je n’arrive pas à dormir correctement. Quand je dors, j’ai l’impression que je m’enfonce dans l’eau et que je vais mourir », raconte l’un d’eux.


Un survivant pakistanais du naufrage montre la photo d’un compatriote disparu. Photographie : Forensis

Près de la moitié des quelque 750 personnes à bord auraient été des citoyens pakistanais empruntant une nouvelle route de migration clandestine vers l’Italie. Les autorités pakistanaises estiment que 115 d’entre eux venaient de Gujranwala, dans l’est du pays, une région connue pour ses plantations de riz et ses champs de coton, mais profondément enlisée dans la crise économique pakistanaise.

Ahmed Farouq, qui vit à la périphérie de la ville de Gujranwala, a perdu son fils dans le naufrage de Pylos. Parlant du remorquage présumé, il a déclaré : « Ils voulaient que le bateau coule. Pourquoi n’ont-ils pas d’abord sauvé les gens ? S’ils ne veulent pas d’immigrés clandestins, qu’ils nous expulsent, mais qu’ils ne nous laissent pas nous noyer ».

 

The Pylos Shipwreck - Situated Testimony (long version) from Forensis on Vimeo.

“Des étrangers sur notre propre terre” : des affrontements ethniques menacent de faire basculer l’État indien de Manipur dans la guerre civile


Aakash Hassan à Manipur et Hannah Ellis-Petersen à Delhi, The Guardian, 10/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Plus de 100 personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont été déplacées dans le cadre des violences actuelles qui risquent de diviser l’État en deux.

Des dizaines de maisons vandalisées et brûlées après des affrontements ethniques et des émeutes dans l’État indien de Manipur. Photo : Altaf Qadri/AP

En voyant la fumée s’élever des maisons incendiées à proximité, Nancy Chingthianniang et sa famille ont su qu’il était urgent de s’enfuir. C’était au début du mois de mai et tout autour d’eux, le Manipur - un État du nord-est de l’Inde - avait commencé à brûler, les membres de l’ethnie dominante Meitei s’opposant violemment aux Kukis minoritaires dans le cadre de l’un des pires conflits ethniques que la région ait connus de mémoire d’humain.

Chingthianniang, 29 ans, membre de la minorité kuki vivant à Imphal, la capitale de l’État, où la tribu Meitei domine en nombre et en pouvoir politique, craignait pour sa vie ; elle avait déjà appris que des membres de sa famille et des voisins étaient pris pour cible par des bandes meitei. Tard dans la nuit, cinq membres de la famille se sont entassés dans une voiture et se sont dirigés vers une zone de l’État contrôlée par les Kukis.

Ce voyage est douloureusement gravé dans la mémoire de Chingthianniang. Alors qu’ils s’approchaient d’un camp où les Kukis avaient trouvé refuge, une foule d’une centaine de personnes, toutes issues de la communauté meitei, a encerclé leur voiture et a commencé à la défoncer à l’aide de bâtons et de barres de fer.

Chingthianniang a été tirée du véhicule par les cheveux. Frissonnante, elle se souvient qu’ils ont été exhibés par des femmes de la foule qui ont crié aux hommes de leur groupe : « Allez les violer, on vous laisse ces tribales, violez-les ! »

La foule a commencé à battre brutalement le mari de Chingthianniang, Sasang. « Nous avons essayé de le protéger, de faire écran alors que nous recevions des coups de bâton », raconte-t-elle. « Mais il a été séparé de nous et lynché. Je ne peux pas oublier comment son corps sans vie a été frappé par des barres de fer, même une fois qu’il était mort ».


Nancy Chingthianigng a été attaquée et blessée par une foule à Manipur : Aakash Hassan/The Guardian

La mère de Sasang, qui avait tenté de sauver son fils de la foule, a également été tuée. Poursuivie par les agresseurs meitei, Chingthianniang a couru jusqu’à un camp militaire voisin et, en secouant les grilles, a supplié les soldats de l’aider. Au lieu de cela, ils l’ont repoussée et, tandis que la foule enragée s’abattait sur elle, elle a été battue jusqu’à ce qu’elle perde connaissance.

Elle s’est réveillée quelques jours plus tard dans une unité de soins intensifs, après avoir subi plusieurs interventions chirurgicales à la tête. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on a appris que son mari et sa belle-mère n’avaient pas survécu. Leurs corps sont toujours à la morgue d’Imphal, les proches n’osant pas aller les chercher.

Chingthianniang s’est depuis réfugiée chez sa belle-sœur à New Delhi, où des milliers d’habitants du Manipur ont trouvé refuge pour échapper au conflit qui continue de faire rage. Incapable d’apaiser les traumatismes de cette nuit, elle les revit constamment dans son esprit. « Je me demande comment je vais pouvoir survivre à tout ça », dit-elle, pâle et ébranlée.

Depuis l’attaque de Chingthianniang et de sa famille en mai, le conflit entre les Meiteis et les Kukis au Manipur n’a fait que s’aggraver. Environ 130 personnes, principalement des Kukis, ont trouvé la mort, plus de 60 000 ont été déplacées et des centaines de camps de secours ont été mis en place dans une situation qui a poussé l’État au bord de la guerre civile.


Une histoire de violence

Le Manipur est aujourd’hui divisé en deux zones ethniques farouchement protégées, les basses terres et les vallées étant contrôlées par les Meiteis et les collines par les Kukis. S’aventurer sur le territoire de la tribu adverse est décrit comme une “condamnation à mort”.

Alors que le gouvernement de l’État et le gouvernement central - tous deux contrôlés par le parti Bharatiya Janata (BJP) du premier ministre Narendra Modi - ont insisté sur le fait que la situation “s’améliore lentement”, les personnes sur le terrain racontent une autre histoire. Les couvre-feux et les restrictions persistent dans de grandes parties de l’État et l’internet a été coupé à plusieurs reprises. Des milliers de soldats et de supplétifs paramilitaires ont été déployés, tandis que les deux camps ont formé leurs propres groupes d’autodéfense armés. Cette semaine, les affrontements ont fait huit morts supplémentaires.

Les analystes estiment que les efforts du gouvernement pour ramener la paix dans la région ont largement échoué jusqu’à présent et que les tensions pourraient s’aggraver, risquant de déstabiliser d’autres États de la région instable du nord-est de l’Inde, tels que le Mizoram, le Nagaland et l’Assam. Le gouvernement BJP de l’État de Manipur est dominé par les Meiteis, majoritaires ce qui suscite la méfiance des leaders kukis, tandis que Modi est resté publiquement silencieux sur le conflit. Le seul ministre BJP de haut niveau à avoir visité l’État est le ministre de l’intérieur, Amit Shah. Sa visite n’a guère contribué à apaiser les tensions ethniques.

Les troubles ont été déclenchés par une décision de la Cour d’État du 27 mars, qui a accordé à la communauté dominante des Meitei un “statut tribal”, leur permettant de bénéficier des mêmes avantages économiques et des mêmes quotas que la communauté minoritaire des Kukis pour les emplois publics et l’éducation, et autorisant les Meiteis à acheter des terres dans les collines, où les Kukis vivent en majorité. La décision a ensuite été suspendue par la Cour suprême, qui l’a qualifiée de “factuellement erronée”.

Cette affaire a ravivé une situation déjà tendue dans un État qui n’est pas étranger aux conflits ethniques et aux insurrections depuis son indépendance. Le coup d’État militaire de 2021 dans le pays voisin, le Myanmar, a ravivé les tensions après que des milliers de réfugiés, plus proches des Kukis sur le plan ethnique, ont franchi la frontière pour se réfugier dans l’État de Mizoram, puis dans celui de Manipur, ce qui a fait craindre aux Meiteis que leur communauté ne soit déplacée.

Le 3 mai, une manifestation d’étudiants kukis contre la décision du tribunal a été accueillie avec violence et, quelques heures plus tard, les groupes ethniques ont commencé à s’affronter. Des maisons, des magasins, des églises, des temples et des entreprises ont été détruits et une soixantaine de personnes ont été tuées au cours des deux premiers jours de violence.

Depuis lors, les affrontements et les incendies de villages se poursuivent à un rythme soutenu. Plus de 4 000 armes ont été pillées dans les armureries de la police et les officiers se disent souvent incapables de contrôler l’anarchie qui règne dans les rues, décrite par le vice-ministre indien des Affaires étrangères - dont la maison a été récemment attaquée à l’aide de bombes à essence - comme « un effondrement complet de l’ordre public ».

“Des étrangers sur notre propre terre”

Les deux parties se sont repliées sur elles-mêmes pour tenter de protéger leur territoire. À Leimaran, un village entouré de rizières et contrôlé par les Meiteis, un groupe de “volontaires pour la défense du village” - composé d’environ 150 agriculteurs, enseignants et hommes d’affaires locaux - a pris les armes dans le conflit.

Leur village, qui ne compte que 400 foyers, est situé à quelques kilomètres seulement d’un bastion kuki, ce qui en fait une véritable frontière dans cette lutte ethnique. Les villageois ont installé sept bunkers à l’ouest du village et des hommes armés montent la garde jour et nuit.


Des membres armés de la communauté meitei, derrière un bunker, surveillent les bunkers rivaux des Kukis. Photo : Altaf Qadri/AP

La route entre les deux villages a été barricadée et constitue désormais une zone tampon sinistrement silencieuse, bordée de maisons brûlées et désertes et de voitures et camions calcinés. Des militaires sont postés tous les quelques mètres.

« C’est ainsi que chaque village Meitei se prépare », explique Aheibam Dinamani Singh, 42 ans, professeur dans une école d’ingénieurs du gouvernement local, qui dirige le groupe de défense. « Je suis enseignant, mais pour l’instant, ma priorité est de me procurer une arme et de défendre ma communauté. La situation a atteint un point tel que seules les armes peuvent décider de l’avenir ».

De l’autre côté du poste de contrôle militaire, à quelques kilomètres de là, se trouve le village kuki de Maitain, où une frontière a été construite avec des bunkers et des sacs de sable, et où un groupe similaire d’habitants kukis surveille les ennemis qui étaient autrefois leurs voisins. Comme de nombreux Kukis, les sentinelles soutiennent les appels en faveur d’un État kuki indépendant, arguant qu’ils ne peuvent plus vivre aux côtés des Meiteis. « Nous sommes postés ici jour et nuit et nous continuerons à protéger notre région jusqu’à ce que nous atteignions notre objectif », déclare Hemkholien, 52 ans.

« Ils nous traitent d’étrangers sur notre propre terre. Nous sommes confrontés à une menace existentielle », dit Mawi, 48 ans, qui milite au sein du Conseil Zomi, une association regroupant les Kukis et d’autres groupes tribaux. « Nous avons subi des injustices systémiques au fil des ans de la part de la communauté majoritaire. Comment pouvons-nous vivre avec eux ? »

Mais la tribu meitei affirme que la scission de l’État remettrait en question toute son identité et prévient qu’elle est prête à la combattre à n’importe quel prix.

 

Des manifestants organisent une veillée aux flambeaux pour le retour de la paix, à Imphal, la capitale du Manipur : Aakash Hassan/The Guardian

« La frontière actuelle du Manipur est celle pour laquelle nos ancêtres se sont battus en versant leur sang. Nous ne pouvons pas la laisser être divisée », déclare Samaradra Meitei, 29 ans, un militant meitei qui tient son arme à l’intérieur d’un bunker. « La séparation du Manipur n’est pas acceptable pour nous. Nous nous battrons contre ça et il y aura beaucoup d’effusions de sang ».

Alors que certains ont cherché à donner une dimension communautaire au conflit - les Meiteis étant des hindous, la religion dominante en Inde, et les Kukis des chrétiens, très minoritaires et persécutés par le gouvernement nationaliste hindou du BJP - les personnes présentes sur le terrain insistent sur le fait que les troubles n’ont rien à voir avec la religion.

Le rôle du Myanmar voisin menace également d’attiser la violence, la junte militaire du pays soutenant les Meiteis et les combattants rebelles du Myanmar soutenant les Kukis. Les militants des deux camps reconnaissent que les combats sont alimentés par un afflux au Manipur d’armes - fusils automatiques, grenades et lance-roquettes - en provenance du Myanmar.

La police, les responsables de l’armée et les dirigeants des deux communautés ont confirmé que les militants qui se battent au Myanmar ont également franchi la frontière et lancent des attaques contre les communautés adverses. The Guardian a également constaté la présence de ces militants, armés de fusils automatiques, parmi les volontaires de la défense des villages des deux communautés.

Cette semaine, le ministre en chef du Manipur, N Biren Singh, a déclaré que l’armée commencerait à nettoyer les bunkers et les structures de défense construits par les deux parties dans les collines et les vallées, mais les dirigeants kukis affirment qu’ils s’opposeront à toute mesure de ce type.

« Les gens construisent des bunkers des deux côtés, ils positionnent leurs armes », déclare Jang Kaopao Haokip, 55 ans, un agriculteur kuki dont la maison et tout le village ont été brûlés lors des violences. « New Delhi devrait comprendre qu’il s’agit d’une préparation à la guerre ».

09/07/2023

GIANFRANCO LACCONE
Environnement et marché

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 6/7/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

La théorie économique propose la notion de “défaillance du marché” pour les interventions impossibles à mettre en œuvre par le biais de l'échange marchand, classées en trois catégories : difficulté à trouver un accord potentiellement mutuellement bénéfique entre les parties ; absence de contrôle total sur les biens et les ressources et sur la manière de les utiliser ; manque, incomplétude ou coût excessif de l'information nécessaire à l'échange. Dans chacun de ces cas, il serait difficile pour l'État d'intervenir car, au fil du temps, les positions de propriété sont mobiles entre les particuliers et l'État et les intérêts en matière de protection de l'environnement se déplacent non seulement entre les groupes sociaux d'un même secteur de production, mais aussi entre les différents secteurs de production et les divers groupes sociaux qui y opèrent.

 

 

L'analyse des événements imputables au changement climatique a permis d'identifier des déficiences institutionnelles au niveau global du système “capitaliste de marché” existant, au point que l'économiste Maurizio Franzini écrivait déjà en 2009 : « Notre système est singulièrement dépourvu d'institutions capables de traiter le problème de la prise de décision rationnelle en présence d'événements catastrophiques potentiels [ …]. Il manque également d'institutions capables d'aborder systématiquement le problème de l'équité intergénérationnelle et d'institutions capables de concevoir et d'assurer une répartition équitable des coûts et des bénéfices mondiaux, un problème auquel nous devrons de plus en plus faire face et qui n'est pas seulement pertinent du point de vue de l'équité »[1].

 

Il ne s'agit pas seulement de trouver des outils “techniques” adéquats ou des systèmes de communication et d'information opportuns et capillaires, mais aussi d'inclure les actions relatives à l'environnement dans l'intervention de toutes les administrations (publiques ou privées, centrales ou décentralisées) qui agissent selon une logique moins étroite que celle résultant de la “défaillance du marché” et offrent des solutions moins limitées que celles qui en découlent.

 

Un cas emblématique peut être celui du paiement de redevances pour l'utilisation de certaines zones ou pour la possession de ce que l'on appelle les “droits de pollution”, dont l'insuffisance et l'inadéquation ont été constatées dans presque tous les cas de pollutions à grande échelle à ce jour.

 

Une théorie différente des défaillances du marché ne peut être dérivée que d'une théorie du marché et d'un système de valeurs différents de ceux qui prévalent actuellement, dans lesquels le marché est toujours le centre indépendant de la vie sociale d'une communauté ou d'un État.

 

En 1992, dans une situation moins dégradée que la situation actuelle, le chef du Corps forestier italien de l'époque écrivait : « Nous avons vécu les inondations du Polesine, de Florence, de la Calabre, de la Valteline et de la Ligurie, nous avons suivi la loi 183 et nous avons compris que la question du sol est une question que l'on aborde pour libérer la conscience de la responsabilité. Il n'y a pas d'engagement constant, il n'y a pas de véritable culture de la défense des sols en termes préventifs. Il y a la culture de la réparation des dommages ». [2]

 

Et le groupe responsable de la recherche d'ajouter : « Une chose est la prévention, une autre est la restauration, encore une autre est la reconstruction. […] D'après les recherches effectuées, le patrimoine des travaux réalisés dans le passé dans les bassins de montagne se trouve dans un état de conservation assez satisfaisant, confirmant la qualité de l'exécution, mais pour garantir l'efficacité à l'avenir également, il est nécessaire de mettre en œuvre de toute urgence une action d'entretien soignée et continue, afin d'obtenir, dans les zones d'intervention, le maximum d'effets environnementaux grâce à un travail prudent de rétablissement du milieu naturel»[3].

 

Ces résultats auraient pu être utilisés pour mettre en place des travaux de conservation, même minimes, mais cela n'a pas été le cas. Pourquoi ? Des considérations amènent à penser qu'il ne s'agit pas nécessairement ou uniquement de mauvaise volonté ou de malversation, mais d'un mode de pensée incapable de hiérarchiser les problèmes à moyen et long terme dans l'action.

 

C'est l'idéologie du marché, du profit immédiat et du privilège de l'action à bas prix qui rend difficile la réalisation d'interventions pour la protection de l'environnement ; cet éloignement est plus facile si l'on n'est pas directement concerné et si la responsabilité des interventions est dispersée entre diverses institutions ou même déléguée à l'initiative de particuliers, comme dans le cas de la restauration et de la protection de petits ouvrages ruraux.

 

Si le problème est de réagir aux stimuli du marché, les évaluations à moyen et long terme se limitent aux facteurs ayant une valeur marchande élevée ou capables d'attirer des capitaux à long terme, et la protection de l'environnement ne semble pas appartenir à cette sphère de valeurs.

 

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les preuves scientifiques sont systématiquement sous-estimées, voire ignorées. C'est ce qui s'est passé avec l'affaire de la “vache folle”, dont la propagation de la maladie, qui s'est produite pour des causes qui n'avaient rien de naturel, a été facilitée par la remise en cause délibérée des techniques d'élevage, de sélection des aliments ou de transformation industrielle, et enfin par la réduction des moyens (notamment humains) alloués au système de contrôle à tous les stades.

 

Certains événements liés à l'économie et au marché démontrent qu'il ne s'agit pas d'un problème d'information. On dit que les crises de marché sont générées par une mauvaise information et de fortes asymétries, mais en octobre 1987, lors de la crise de la bourse de New York connue sous le nom de “lundi noir”, on a découvert (plus tard) que les autorités de politique monétaire concernées avaient d'une certaine manière prévu et anticipé la crise.

 

L'exemple des marchés financiers, bien qu'éloigné des problèmes de la protection de l'environnement, ainsi que les cas précédents, montrent l'écart entre les choix concrets des opérateurs et les résultats obtenus par les recherches scientifiques ; mieux que les autres, ce dernier cas montre également la distance entre les cas concrets et ceux prévus théoriquement, soulignant la nécessité de passer à l'analyse des catégories qui guident nos comportements dans les activités sociales et économiques, comportements qui se révèlent être tout sauf rationnels, malgré les déclarations de principe.

 

S'il est vrai que l'économie guide nos comportements même dans des secteurs éloignés de son champ d'action, elle présente des déséquilibres évidents, en particulier pour les évaluations qui devraient guider les comportements à moyen et long terme. Il faut donc trouver ailleurs des catégories, des paramètres, des valeurs capables d'agir efficacement là où “le marché et sa main invisible” ont aujourd'hui échoué et où l'État ne peut pas nécessairement ou exclusivement agir.

 

Comment réussir à mettre en œuvre cette intervention et par quels moyens, c'est la tâche d'une théorie renouvelée du “fait économique”, qui ne soit pas indépendante du “fait social”, mais fonctionnelle à celui-ci et connectée à un système de relations adapté aux besoins de l'époque.

 

Notes

[1]M. Franzini (2009), La crise économique, l'économie “verte” et le changement climatique. Réflexions sur les institutions du capitalisme, “Quaderni di rassegna sindacale”, n° 10, p.161

[2] Ministère des ressources agricoles, alimentaires et forestières, Fondation Sir Walter Becker (1992), Indagine sulle opere di sistemazione idraulico-forestale, p.9

[3] Ministère des ressources agricoles, alimentaires et forestières, (1992), op. cit. p.16

 

MOUIN RABBANI
L’attaque contre Jénine fait partie d’un programme d’accélération de la colonisation de la Cisjordanie, débouchant sur son annexion

 Mouin Rabbani, Jadaliyya, 4/7/2023
Traduit par
Alain Marshal

Mouin Rabbani est un analyste néerlando-palestinien du Moyen-Orient spécialisé dans le conflit israélo-arabe et les affaires palestiniennes. Basé à Amman, en Jordanie, il a été analyste principal pour l’International Crisis Group, responsable des affaires politiques au bureau de l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, directeur pour la Palestine du Palestine American Research Center, directeur de projet pour l’Association des municipalités néerlandaises, bénévole et rédacteur en chef pour Al Haq. Rabbani est actuellement chercheur principal à l’Institut d’études palestiniennes, co-rédacteur en chef de Jadaliyya et rédacteur en chef adjoint du Middle East Report.  @MouinRabbani

Le dernier assaut d’Israël contre le camp de réfugiés de Jénine, le plus important depuis l’invasion de 2002 qui avait détruit une grande partie du camp, a été conçu pour atteindre un certain nombre d’objectifs militaires et politiques. Considérés ensemble, ils visent à rendre la Cisjordanie sûre pour l’intensification de la colonisation israélienne et, à terme, l’annexion formelle.

Un bulldozer militaire israélien nivelle des routes et détruit le centre du camp de réfugiés de Jenine lors d’un raid sur le camp près de la ville de Jenine en Cisjordanie, le 3 juillet 2023. Photo : Nasser Ishtayeh/Sopa Images via Zuma Press Wire/Apa Images

 Comme les précédentes opérations israéliennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, celle-ci est susceptible de dégrader considérablement l’infrastructure organisationnelle palestinienne et, ce faisant, d’infliger délibérément un coût énorme à sa population civile. Pourtant, le succès au niveau stratégique restera flou et insaisissable : il y a peu de raisons de croire qu’Israël réussira aujourd’hui là où il a échoué non seulement en 2002, mais à plusieurs reprises au cours des années qui ont suivi. En effet, l’attaque effective d’Israël, et la réalité qui se déchaîne contre un adversaire palestinien qui s’est enhardi et sophistiqué, démontrent la nature passagère de ses succès antérieurs.

Dans le même temps, la faiblesse d’un mouvement national palestinien en proie à la fragmentation et à la désintégration l’empêche de traduire les échecs d’Israël en avancées. La doctrine de l’ « unité des arènes », proclamée à maintes reprises, reste jusqu’à présent un slogan plutôt qu’un accord de défense collective et, au début de l’année, elle ne s’est pas concrétisée, même dans la bande de Gaza, lorsqu’Israël a assassiné un certain nombre de cadres supérieurs du Jihad Islamique et que le Hamas s’est abstenu de s’impliquer directement dans le processus. La campagne israélienne visant à transformer les Palestiniens d’un peuple unifié en une simple présence démographique politiquement insignifiante se poursuit donc.

Il est tentant de considérer l’invasion israélienne de Jénine comme un produit de la composition et de l’agenda extrémistes du gouvernement israélien actuel. Pourtant, les plans opérationnels correspondants ont été formulés il y a un an sous ses prédécesseurs Bennett-Lapid, ce qui prouve que la politique israélienne à l’égard des Palestiniens est avant tout caractérisée par la continuité et mise en œuvre par des institutions plutôt que par des caprices individuels.

Le catalyseur de cette opération a été l’évolution du paysage de la résistance palestinienne dans le nord de la Cisjordanie. N’étant plus dominés par les factions ou les initiatives individuelles, de nouveaux groupes tels que la Tanière des Lions à Naplouse, recrutés dans toutes les couches de la société et libérés des calculs politiciens des dirigeants établis, ont commencé à lancer des attaques régulières et croissantes contre l’armée d’occupation et les colons israéliens. Leurs activités leur ont valu non seulement une reconnaissance populaire, mais ont également inspiré l’émergence d’autres groupes militants locaux, tels que les Brigades (ou Bataillon) de Jénine. Au fil du temps, ces formations ont à la fois tissé des liens entre elles et avec des groupes paramilitaires affiliés à des organisations établies. 

Agissant en étroite collaboration avec Israël, l’[In]Autorité palestinienne ([I]AP) a intensément œuvré à éradiquer ces groupes. Mais, complètement émasculées par Israël et jamais déployées pour défendre les Palestiniens contre les raids nocturnes de l’armée israélienne ou les pogroms des colons, les forces de sécurité de l’[I]AP n’avaient ni la légitimité, ni l’assentiment de la population, ni souvent la motivation pour accomplir cette tâche. En 2004-2005, le refus catégorique d’Israël de coordonner son redéploiement à Gaza avec l’[I]AP a réduit cette dernière à l’insignifiance politique et a contribué à jeter les bases de la prise de pouvoir ultérieure du Hamas. En Cisjordanie, sa détermination à réduire l’[I]AP à un sous-traitant de l’occupation, associée à l’incapacité du chef de l’[I]AP, Mahmoud Abbas, à dépasser le rôle de collabo obéissant, a eu un impact similaire sur le sort de ceux qui donnaient la priorité à la défense armée de leur peuple.

Alors que les militants palestiniens menaient des attaques de plus en plus audacieuses en réponse aux empiètements incessants d’Israël sur leurs terres et leurs vies, Israël a mené une série d’incursions de plus en plus violentes dans les centres de population palestiniens pour les éliminer. Les forces d’occupation ne faisaient que rarement des prisonniers et tuaient régulièrement et sans discrimination des civils non combattants, tout en infligeant des destructions considérables.

Plusieurs facteurs ont conduit Israël à mettre en œuvre ses plans pour une démonstration de force massive à Jénine. Non seulement ses efforts intensifs dans la ville et son camp de réfugiés avaient rencontré beaucoup moins de succès qu’à Naplouse, mais les Brigades de Jénine et d’autres montraient des signes de sophistication croissante. Plus récemment, en juin de cette année, elles ont installé des bombes en bordure de route nouvellement conçues contre une unité israélienne qui avait envahi le camp de réfugiés de Jénine et immobilisé sept véhicules blindés israéliens, blessant au moins sept soldats. L’unité est restée bloquée pendant des heures et n’a pu être secourue que lorsque des hélicoptères Apache fournis par les USA ont lancé les premières frappes aériennes sur la Cisjordanie depuis deux décennies. Quelques jours plus tard, quatre Israéliens ont été abattus près de Ramallah par deux hommes armés affiliés au Hamas, en représailles au meurtre de sept Palestiniens et à la blessure d’une centaine d’autres lors du raid sur Jénine.

En Israël, la « dissuasion » a un statut sacré, et son application pratique – maintenir les Arabes à leur place – est une obsession depuis l’arrivée des premiers colons sionistes en Palestine à la fin du XIXe siècle. Sa désintégration visible en temps réel représentait un défi politique de taille pour le Premier ministre Benyamin Netanyahou : l’incapacité à assurer la sécurité du projet colonial israélien ne se traduirait pas seulement par un retournement décisif contre lui d’une population israélienne déjà en colère contre son programme législatif autocratique, mais aussi par l’implosion de sa coalition gouvernementale, sans laquelle sa capacité à échapper à une condamnation pour divers actes de corruption s’évaporerait. 

Le maintien de la dissuasion est également important pour les fascistes installés dans son cabinet, tels que le ministre des finances Bezalel Smotrich et le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir. Eux-mêmes des colons fanatiques de Cisjordanie qui réclament sans cesse plus de sang palestinien, ils ont de plus en plus de mal à rejeter la responsabilité de la « détérioration de la situation sécuritaire » sur les Palestiniens ou les autres Israéliens. Compte tenu de leur rôle de premier plan au sein du gouvernement, leur démagogie n’a qu’une portée limitée et est de moins en moins payante.

La politique israélienne à l’égard du peuple palestinien est généralement le fruit d’un consensus institutionnel et d’une planification méticuleuse. Pourtant, à cette occasion, il est tout à fait possible que des considérations partisanes aient joué un rôle et que Netanyahou ait considéré l’assaut contre Jénine en partie comme un apaisement politique pour les partenaires de la coalition opposés à sa récente volonté de reporter certains éléments de son programme autocratique.

Quoi qu’il en soit, l’assaut contre Jénine fait en fin de compte partie intégrante d’un programme politique plus large, qui consiste à rendre la Cisjordanie sûre pour l’accélération rapide de la colonisation israélienne, conduisant finalement à une annexion formelle. Pour ce faire, Israël doit écraser non seulement la résistance des Palestiniens, mais aussi leurs aspirations nationales. Comme l’a formulé Netanyahou fin juin devant la commission des affaires étrangères et de la défense de son parlement, « Nous devons éliminer leurs aspirations à un État ». Ben-Gvir l’a exprimé ainsi : « La terre d’Israël doit être colonisée et.... une opération militaire doit être lancée. Démolissez les bâtiments, éliminez les terroristes. Pas un ou deux, mais des dizaines et des centaines, et même des milliers si nécessaire ». Dans le langage israélien, en particulier dans des cercles comme celui de Ben-Gvir, « terroriste » est un raccourci pour désigner le Palestinien, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme ou d’un enfant, d’un civil ou d’un combattant.

La dernière invasion de Jénine a suivi un schéma prévisible. Des destructions énormes et délibérées, des tirs aveugles, l’utilisation de civils non-combattants comme boucliers humains, l’obstruction délibérée aux soins médicaux pour les blessés, le bombardement intensif d’un hôpital avec des gaz lacrymogènes et le déplacement forcé d’au moins 3 000 habitants. Cette opération a été menée par un millier de soldats d’élite, soutenus par quelque 150 chars et véhicules blindés et par une force aérienne.

Reste à savoir s’il s’agit d’un coup de massue qui sera suivi d’une série de raids moins importants, ou de la première étape d’une offensive plus vaste qui s’étendra à d’autres régions de Cisjordanie et potentiellement à la bande de Gaza. Quoi qu’il arrive, Israël proclamera sa victoire et affirmera qu’il a exécuté l’opération exactement comme prévu et sans le moindre accroc.

Ce que l’on peut d’ores et déjà confirmer, c’est qu’une fois de plus, il existe une forte divergence entre la communauté internationale et l’Occident. En tête de ce dernier, les USA, qui se sont empressés de proclamer qu’ils considéraient l’invasion par Israël d’un camp de réfugiés étrangers comme un acte de légitime défense qu’ils soutenaient pleinement, et de dénoncer comme « terroristes » ceux qui défendaient leur camp en ripostant à des tirs de soldats armés en uniforme. À Londres, le gouvernement et l’opposition ont réagi de manière unifiée aux derniers crimes d’Israël en adoptant une loi parlementaire qui rend illégal le boycott d’Israël ou de ses colonies illégales par les autorités locales. À Bruxelles, l’Union européenne est probablement en train de débattre des dernières touches d’une déclaration exprimant sa profonde inquiétude avant de commander une nouvelle enquête sur les manuels scolaires palestiniens [pour s’assurer qu’ils ne véhiculent pas d’idées de « haine » contre les Juifs – NdT].

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, n’est pas moins lâche. Avec le style d’un petit fonctionnaire du département d’État, il a une fois de plus ondulé à travers une série de platitudes pour éviter de condamner Israël pour des actions qu’il dénonce instantanément si elles sont commises ailleurs. Il convient de rappeler qu’à son poste précédent, M. Guterres a exercé deux mandats successifs en tant que Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés et qu’il ne cesse de faire référence à cette décennie de sa carrière, au point que c’en est barbant. Pourtant, face au bombardement aérien d’un camp de réfugiés densément peuplé et au déplacement forcé de milliers de ses habitants, il n’a apparemment rien vu qui mérite d’être dénoncé.

 Osama Hajjaj

GIDEON LEVY
Comment oses-tu clamer que tu te bats pour la démocratie, Ehud Barak ?

Gideon Levy, Haaretz, 9/7/2023
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

L’ancien premier ministre Ehud Barak pense qu’Israël traverse “la crise la plus grave de son histoire”.

Il y a quelques jours, il s’est de nouveau fendu d’ un article incisif dans Haaretz, cette fois-ci particulièrement dramatique, avec plus de points d’exclamation qu’à l’accoutumée. « Israël ne sera pas transformé en dictature ! », « Nous ne nous rendrons jamais ! », « Nous ne céderons jamais ! », « Cette protestation sera couronnée de succès ! »

Depuis le début de la protestation, Barak est devenu un combattant de la liberté sous stéroïdes. On ne peut qu’être impressionné par sa détermination et lui accorder le respect qui lui est dû.

L’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak participe à une manifestation contre le coup d’État judiciaire dans le nord d’Israël, le mois dernier. Photo : Fadi Amun

En même temps, on ne peut que se demander comment il peut faire cela, comment il ose. Comment un homme d’État et un militaire israélien avec son palmarès, ancien chef d’état-major de Tsahal, premier ministre et ministre de la défense, peut-il parler autant de la démocratie sans rien y comprendre ?

Comment Barak ose-t-il parler de démocratie tout en fermant les yeux non seulement sur la réalité manifestement antidémocratique de l’arrière-cour du pays, mais aussi sur le fait flagrant qu’il a participé à sa formation, pas moins et peut-être plus que la droite ? Un homme d’État israélien comme Barak ne peut pas parler de démocratie tant qu’il parle de démocratie pour les Juifs uniquement, et c’est la seule chose dont Barak parle.

Il y a exactement 25 ans, quelques mois avant qu’il ne soit élu premier ministre, j’ai demandé à Barak lors d’une interview télévisée : « Si vous étiez né Palestinien, comment votre vie se serait-elle déroulée ? Que seriez-vous devenu ? » Il a courageusement donné la seule vraie réponse possible : « Je suppose que si j’avais eu l’âge requis, à un moment donné, j’aurais rejoint l’une des organisations terroristes ». Je l’ai admiré pour sa réponse et pour les conclusions qu’il en tirait.

Dix ans plus tard, le même Barak, en tant que ministre de la défense, a commandé l’opération “Plomb durci”, l’assaut israélien le plus barbare contre la bande de Gaza, qui a fait 1 385 morts parmi les Palestiniens, dont plus de la moitié étaient des personnes sans défense, parmi lesquelles 318 enfants, 109 femmes et 248 agents de la circulation. Cette attaque barbare a constitué un autre sommet de la tyrannie militaire d’Israël sur le peuple palestinien. C’est Barak l’a menée, il ne faut pas l’oublier.

Ehud Barak, alors ministre de la Défense, et Benny Gantz, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, sur une base militaire à la frontière entre Israël et Gaza, dans le sud d’Israël, le dimanche 8 mai 2011. Photo: : Eliyahu Hershkovitz

Mais au-delà de ses mains tachées de sang - elles sont communes à tous les militaires et à leurs donneurs d’ordre - et après l’échec de ses tentatives de trouver une solution politique au conflit, dans lesquelles il a offert aux Palestiniens des conditions bien inférieures à celles fixées par les résolutions des institutions internationales, l’ancien ministre de la défense du gouvernement de Benjamin Netanyahou est devenu l’une des figures de proue du mouvement de protestation de 2023. Il s’agit d’un nouveau chapitre de la glorieuse carrière de Barak, qui lui vaut aujourd’hui beaucoup d’honneurs et de reconnaissance.

Mais Barak est aussi l’un des plus grands meneurs en bateau de ce mouvement. Son identification temporaire avec les jeunes Palestiniens qui luttent contre la tyrannie militaire nommée Israël a été oubliée depuis longtemps, et il travaille maintenant, avec une détermination partagée par la droite et la gauche, à faire disparaître la question, à la nier et à l’étouffer.

Le fait qu’il n’y ait pas de démocratie tant que cette tyrannie perdurera a depuis longtemps été balayé de la conscience d’Israël. Barak et ses semblables en sont la cause. Ils ont créé la fausse image qui permet aux gens de descendre dans la rue avec pathos, en se battant pour la démocratie pour un seul peuple et en se sentant si bien, dans un pays où deux nations de taille égale vivent dans un état d’apartheid.

On lit Barak avec incrédulité. Une démocratie parfaite est sur le point d’être détruite par Netanyahou et ses associés. Un régime de liberté et d’égalité qui a tant caractérisé Israël est sur le point d’être brisé par les méchants de droite. Une dictature se profile à l’horizon. Barak conclut : « C’est le combat le plus important auquel nous ayons jamais participé ». Voici une autre phrase directe et honnête du soldat le plus décoré d’Israël : C’est en effet le combat le plus important auquel tu aies jamais pris part.

Tu as fui la lutte vraiment décisive, bande de lâches, et vous continuez à le faire. Vous n’avez ni le courage ni l’intégrité nécessaires pour entreprendre le combat décisif. Au lieu de cela, vous essayez d’occulter cette lutte avec les manifestations hebdomadaires de la rue Kaplan, en la fuyant tous ensemble, gauche et droite confondues.

Si tu étais né Palestinien, Ehud Barak, est-ce que tu serais allé rue Kaplan ? Est-ce que tu aurais placé un espoir quelconque dans ces manifs ?

Carlos Latuff, 2010