Omar
G. Encarnación, The New York Review of Books, 16/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
NdT
Qualifier de séparatistes les partis
et mouvements autonomistes/indépendantistes/régionalistes/nationalistes est un
choix que je ne partage pas mais que je respecte. Rappelons tout de même
l’origine religieuse du terme : il désignait au XVIIème siècle les
dissidents de l’Église anglicane d’État. Et son acception postmoderne macronienne, inscrite dans la loi «confortant les principes républicains », dite loi contre le séparatisme (musulman/islamiste).
Les prochaines élections anticipées en
Espagne pourraient être décidées par les partis séparatistes imprévisibles du
pays.
Les dirigeant·es de
la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) votent en faveur d’un référendum sur
l’indépendance, Lleida, Catalogne, Espagne, 28 janvier 2023. Photo : Marc
Trilla/Europa Press/Getty Images
Fin mai, le Premier ministre Pedro
Sánchez a annoncé que les Espagnol·es se rendraient aux urnes le 23 juillet
pour élire un nouveau gouvernement national. Il s’agissait d’une annonce
surprise - les élections n’étaient pas prévues avant décembre - précipitée par
les lourdes pertes que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) de Sánchez
venait de subir lors des élections locales et régionales du même mois. Si l’on
se fie à l’histoire, le prochain scrutin déclenchera de nombreuses turbulences
politiques. Lors des dernières élections nationales, ni le PSOE ni son ennemi
juré, le Parti populaire (PP) conservateur, n’ont été en mesure de remporter
une victoire suffisante pour former un gouvernement à eux seuls, faisant d’autres
forces politiques, notamment les principaux partis séparatistes de Catalogne et
du Pays basque, des faiseurs de rois potentiels.
Les partis séparatistes espagnols sont
suffisamment fluides sur le plan idéologique pour soutenir les gouvernements de
l’ensemble du spectre politique. Ils ont également le potentiel de briser un
gouvernement national, comme ils l’ont fait il y a cinq ans lors de la crise
séparatiste catalane, la période politique la plus précaire de l’Espagne depuis la fin de la dictature franquiste. En octobre
2017, une coalition de partis séparatistes en Catalogne a organisé un référendum sur l’indépendance que la Cour constitutionnelle espagnole avait déjà déclaré
inconstitutionnel. Le Premier ministre Mariano Rajoy du PP a réagi de manière
excessive en envoyant la Garde civile pour empêcher les gens de voter, en
dissolvant le gouvernement régional de la Catalogne et en plaçant la région
sous l’autorité directe de Madrid. Après la destitution de Rajoy à la suite d’un
scandale de corruption touchant l’ensemble de son parti, Sánchez, nouvellement
installé au poste de premier ministre, a ouvert des négociations avec la
Catalogne, mais a rejeté les appels en faveur d’un référendum sanctionné par l’État.
En représailles, les séparatistes
catalans ont retiré leur soutien à la coalition gouvernementale de Sánchez, ne
lui laissant d’autre choix que de dissoudre le parlement et d’appeler à de
nouvelles élections. Sánchez a remporté ces élections en 2019 et a pu former un nouveau gouvernement de coalition avec Podemos,
un parti populiste de gauche, et sans le soutien des séparatistes. De nombreux
observateurs, y compris l’auteur de ces lignes, n’ont pas perdu de vue que, dans leur quête de revanche,
les séparatistes catalans étaient prêts à prendre le risque de laisser le
gouvernement tomber entre les mains d’un parti qui les aurait traités avec plus
d’hostilité que Sánchez n’aurait jamais pu le faire. Avant le référendum, il
avait approuvé la réécriture de la Constitution espagnole pour transformer l’Espagne
en une “nation de nations” en renforçant l’autonomie régionale dans tout le
pays. Mais rien de tout cela ne comptait pour les séparatistes catalans, dont
la position de victimes de Madrid attirait l’attention de la communauté
internationale sur leur projet.
Malgré leur réputation bien méritée de
perturbateurs et de fauteurs de troubles politiques, les partis séparatistes
ont également apporté des contributions significatives à la démocratie
espagnole. Ils ont introduit les libertés politiques pendant l’entre-deux-guerres,
ont mené la résistance au régime autoritaire de Franco et ont assuré le succès
de la transition vers la démocratie dans les années 1970. Ce qui est moins
apparent, mais tout aussi important, c’est que ces dernières années, ils se
sont imposés comme des remparts contre l’extrême droite. La force du
séparatisme explique en partie pourquoi l’Espagne a résisté au malaise
politique connu sous le nom de recul démocratique, qui se produit généralement
dans les jeunes démocraties à la politique polarisée lorsque les dirigeants
élus s’attaquent au système électoral, sapent l’autonomie des tribunaux et
politisent l’armée. La démocratie espagnole n’a pas encore cinquante ans et ses
niveaux de polarisation sont parmi les plus élevés au monde, mais au niveau
national, la robustesse des partis séparatistes et leur souci des droits des
minorités constituent un contrepoids puissant à l’illibéralisme.
*
L’Espagne est un État unitaire très
décentralisé. Elle fonctionne selon un système de “communautés autonomes”,
chacune ayant ses propres droits et compétences administratives. L’Espagne
diffère en cela des États fédéralistes classiques, comme les USA, où chaque
sous-unité a la même relation avec l’État central. La Catalogne et le Pays
basque ont été les premiers à recevoir l’autonomie en 1979 ; en l’espace de
cinq ans, l’ensemble du pays a été divisé en dix-sept communautés et deux
villes autonomes en Afrique du Nord (Ceuta et Melilla). La Catalogne, le Pays
basque et la Galice sont les régions les plus autonomes, en raison de leur
statut de “régions historiques”, qui reconnaît que leurs revendications
nationales sont antérieures au régime franquiste. Ces trois régions possèdent
un patrimoine linguistique unique, mais la Galice, berceau de Franco, se
distingue par l’absence d’un mouvement séparatiste fort. Au contraire, dans l’ère
post-franquiste, les privations économiques et l’héritage franquiste bien ancré
se sont conjugués pour faire du PP, qui promeut vigoureusement le nationalisme
castillan, la force politique dominante de la région. À l’exception de la
région méridionale de l’Andalousie, les quatorze communautés restantes ont été
créées au terme d’un processus lent, qui a consisté à demander l’autonomie à
Madrid et à organiser un référendum.
La décentralisation espagnole peut
sembler aléatoire (le processus a été baptisé café para todos, ou
café pour tous), mais il s’agit d’une réalisation capitale. Entre le milieu du
XIXe siècle et le milieu des années 1970, les tentatives de
partition de l’Espagne avaient fait échouer tous les efforts de
démocratisation. Une tentative de fédéralisation de l’Espagne a condamné la
Première République (1873-1874). La Seconde République, en place entre 1931 et
1939, s’est effondrée pendant la guerre civile espagnole, en grande partie
parce que la droite s’est opposée à toute tentative de décentralisation du
pays, craignant qu’elle ne soit le prélude à l’éclatement de l’Espagne. L’une
des principales missions du régime autoritaire de Franco était d’éradiquer
toute trace de distinction culturelle sur le territoire national espagnol afin
de rendre le fédéralisme ou tout autre type de décentralisation inutile, voire
tout à fait superflu. Les partis séparatistes, qui ont été les principaux
moteurs de la tentative d’instaurer le fédéralisme en Espagne, ont été parmi
les principales cibles de ce génocide culturel ; le fait qu’ils aient survécu à
la dictature franquiste témoigne de leur profond enracinement dans la société.